Rapport d'information
de la mission d'information commune préparatoire
au projet de loi de révision des lois « bioéthiques » de juillet 1994

TOME II
Auditions - volume 3

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la mission d'information
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- M. Henri CAILLAVET, ancien ministre (mercredi 4 octobre 2000)

- M. Francis KERNALEGUEN, professeur à la faculté de droit et des sciences politiques de Rennes (mercredi 4 octobre 2000)

- M. Dalil BOUBAKEUR, Recteur de l'Institut musulman de la Grande Mosquée de Paris (mercredi 8 novembre 2000)

- M. Michel TUBIANA, président, et Mme Monique HÉROLD, responsable de la commission santé-bioéthique de la Ligue des droits de l'homme (mercredi 8 novembre 2000)

- M. Gilbert SCHULSINGER, Grand Maître honoris causa de la Grande Loge de France
(mercredi 15 novembre 2000)

- M. le Pasteur Olivier ABEL (mercredi 22 novembre 2000)

- M. le Grand Rabbin René SIRAT (mercredi 22 novembre 2000)

- M. Alain BAUER, Grand Maître du Grand Orient de France (mercredi 6 décembre 2000)

- M. le Révérend Père Patrick VERSPIEREN (mercredi 6 décembre 2000)

- Mmes Chantal LEBATARD, présidente du département sociologie-psychologie-droit des familles et Monique SASSIER, directrice des études et de l'action politique de l'Union nationale des associations familiales (mercredi 13 décembre 2000)

Suite des auditions (volume 4)
Sommaire des auditions


Audition de M.  Henri CAILLAVET,
ancien ministre

(Extrait du procès-verbal de la séance du 4 octobre 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président.

M. Bernard Charles, président. - Nous recevons maintenant M. Henri Caillavet, ancien collègue, ancien ministre et membre du comité consultatif national d'éthique, qui vient d'ailleurs d'être renouvelé dans ses fonctions.

M. le Ministre, au nom de notre mission, je vous remercie d'avoir accepté de répondre à notre invitation. Chacun connaît votre engagement en faveur de la liberté et du rationalisme. Moi qui suis comme vous des terres du Sud-Ouest, j'ai été, dans ma jeunesse, frappé et imprégné de ce message, de ces voix fortes d'une philosophie radicale. Je suis donc très heureux, à titre personnel, de vous accueillir aujourd'hui.

Vous avez présidé la commission pour la transparence et la pluralité de la presse. Vous avez impulsé, avec d'autres, la création de la commission nationale informatique et libertés. Vous menez également un combat pour le droit de mourir dans la dignité. Dans la préface du livre de Sacha Geller sur la question des mères porteuses, vous posiez la question de savoir si la liberté existerait s'il n'y avait pas, dans le devenir même de l'humanité, de mutations de civilisation.

Nous avons la mission de réfléchir à la révision des lois bioéthiques. Notre cadre de réflexion est celui que le Conseil d'État a pris pour analyser les lois de 1994 et nous n'excluons pas de réviser certains aspects de la loi de 1988 qui est l'une des premières lois bioéthiques que nous ayons votées.

Nous vous auditionnons en tant que grand témoin : les membres du comité consultatif national d'éthique ont l'habitude de réfléchir sur des problèmes très divers et, à ce titre, votre expérience est intéressante. Aussi, je souhaiterais que vous rappeliez aux membres de la mission dans quel contexte s'est inscrite votre réflexion sur la notion de consentement présumé telle qu'elle résulte de la loi de 1976 relative au prélèvement d'organes, dite loi Caillavet. Je vous demanderai également de nous faire part de votre appréciation des lois de 1994 qui ont créé le registre national informatisé des refus de prélèvement d'organes, registre que nous venons d'ailleurs d'évoquer au cours de la précédente audition.

Puis, plus largement, je souhaiterais que vous donniez votre point de vue sur l'organisation du débat éthique en France. En 1990, nous avons pu craindre la mise en place d'un ordre éthique. Cette crainte, je le crois, est dissipée aujourd'hui. Je voudrais donc savoir ce que vous pensez globalement de la réflexion bioéthique dans notre pays et de la nécessité d'une réflexion européenne et mondiale sur ce sujet.

Avant de vous donner la parole, je vais demander à notre rapporteur M. Alain Claeys de vous résumer dans quel esprit il souhaite que s'instaure le dialogue entre nous.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Monsieur le ministre, je ne vous poserai pas de questions précises sur tel ou tel aspect de la loi. J'ai plutôt envie de vous poser quelques questions de caractère général et, également, d'avoir des précisions sur une note personnelle que vous avez fait ajouter à l'avis du comité consultatif national d'éthique lorsque a été abordée la réanimation néonatale.

Mais revenons aux questions d'ordre général car vous êtes sûrement un des hommes politiques qui a le plus réfléchi sur ces sujets. Aujourd'hui, y a-t-il encore des avantages, ou des inconvénients, à faire sur le plan national des lois bioéthiques ? À votre avis, l'Europe peut-elle progressivement harmoniser les choses ? Et, puisque l'Europe ou les déclarations que l'on peut faire au sein des différentes instances européennes ramènent au droit national, le principe de subsidiarité peut-il être durablement maintenu ?

Devant cette mission, je voudrais également que vous puissiez nous parler de votre conception de la dignité humaine : que serait pour vous une vie devenue indigne d'être vécue ? Cette question, y compris pour le législateur, doit être posée à un moment ou à un autre.

Le dernier point sur lequel je souhaiterais que nous revenions est la volonté témoignée par cette petite note additive que vous avez voulu apporter à l'avis adopté le 14 septembre dernier sur la réanimation néonatale.

Pour ceux qui ne seraient pas au courant, vous mettiez en comparaison les efforts consentis dans les sociétés riches pour certains prématurés et les conditions de vie désastreuses de millions d'enfants vivant démunis de tout. Nous pouvons partager ce constat, mais pourquoi cette note à ce moment-là et dans ce cadre-là ? Auriez-vous rédigé la même note concernant les efforts consentis dans notre société, par exemple pour la procréation médicalement assistée ?

Si j'aborde ce sujet, c'est que notre mission, qui a voulu traiter le sujet thème par thème pour suivre très scrupuleusement les recommandations de son président, a parfois été perturbée lorsque nous avons ouvert le champ de notre réflexion et voulu sortir du contexte national pour comprendre ce qui se passait dans d'autres pays où les droits et les pratiques sont différents. N'est-il pas réducteur de dire aujourd'hui que nous allons réviser nos lois bioéthiques alors que nos équipes de recherche travaillent dans un cadre européen avec des partenaires dont les droits sont totalement différents ?

M. Henri Caillavet. - Je commencerai en vous remerciant de m'avoir accueilli ici. Pourquoi me suis-je occupé de ces problèmes ? Je suis un rationaliste. Je devrais même dire que je suis athée, matérialiste ; je pense qu'il n'y a pas de finalité dans l'univers, et surtout pas à ma vie. Je ne crois certainement pas qu'il puisse exister un rapport privilégié entre la créature et le créateur, à supposer qu'il existât. Cela m'amène à penser que la dignité est l'élément essentiel de l'individu. Mais qu'est-ce que la dignité et comment peut-on la protéger ?

La dignité est une convenance personnelle : un homme peut se trouver digne ou indigne, alors qu'un autre le trouvera parfaitement digne ou totalement indigne. Il m'apparaît que tout homme, sans exception, est recouvert d'une tunique de dignité. En cela, je suis humaniste et il faut protéger cette tunique de dignité. C'est en cela que nous devons être antiracistes et nous battre d'une manière permanente, avec assiduité et conviction, pour la liberté.

Ce cheminement m'a conduit à déposer un certain nombre de textes législatifs, le premier étant relatif à la greffe d'organes. Pourquoi la greffe d'organes ?

Au cas où vous ne le sauriez pas, je suis franc-maçon. Je viens même de fêter mon jubilé de 65 ans de maçonnerie. Je suis un homme engagé dans l'ordre maçonnique. Nous comptons des professeurs de faculté de médecine et de nombreux médecins parmi nous. Ils ont beaucoup travaillé sur les problèmes posés par la greffe d'organes. Je n'ai donc fait que reprendre les matériaux qui m'étaient donnés par mes frères et je les ai « monumentés » en loi.

Le hasard faisait également que je connaissais personnellement M. le professeur Hamburger, un homme très estimable, un homme de haute futaie. Celui-ci m'avait dit : « Monsieur Caillavet, vous avez quelques audaces. Essayez de trouver un texte. Nous manquons de greffons ». J'ai donc rédigé ce texte qui n'est pas exceptionnel, semble-t-il, mais qui avait au moins une valeur pertinente, si je puis dire, en ce sens que j'accordais la présomption de don à l'ensemble de la délivrance des organes. Tout individu qui, conscient, n'avait pas dit non, était donneur. Le don était la règle.

J'ai donc, à ce moment-là, développé cette argumentation. Mme Simone Veil était alors ministre de la santé. Il y a eu de longs débats. Après avoir été traité d'arlequin de cimetières et de dépeceur de cadavres, le texte a été voté à l'unanimité par le Parlement.

Mais il est certain qu'il y avait une certaine contradiction dans le texte de M. Caillavet de 1976, qui est le texte adopté, car l'article premier dispose : « la présomption de don » et, à l'alinéa 2, il est recommandé de prendre toutes dispositions pour écouter tout sachant : la famille, etc. Cet alinéa 2 renie l'essentiel, c'est-à-dire la présomption de don, puisque pour pouvoir faire appel à un donneur, on est amené à discuter avec la famille.

Cette contradiction, vous la retrouvez dans le texte des lois bioéthiques. Je m'étais à l'époque de leur discussion permis d'intervenir auprès du rapporteur et de souligner cette contradiction. Il m'avait répondu qu'il ne fallait pas trop toiletter le texte, et il avait raison car la loi était difficile à monumenter. Dans l'ensemble, c'est une loi très convenable.

Pour ce don d'organe, vous savez qu'en présence d'un mineur vivant, il faut l'intervention du tuteur, à l'évidence, et heureusement. Mais, actuellement, je pense qu'il faut étendre le don entre mineurs ou entre vivants majeurs. En effet, aujourd'hui, seul un frère ou une s_ur peut bénéficier d'un don. Mais pourquoi pas un demi-frère et une demi-s_ur ? Le comité d'éthique en a d'ailleurs discuté. Pourquoi également ne pas l'accorder au bénéfice d'un enfant adopté par adoption plénière ? De même, pourquoi ne pas l'accorder à des enfants issus de jumeaux ou de jumelles monozygotes car vous êtes alors en présence d'enfants qui ont une très grande communauté biologique. C'est le cas de ma femme, qui est jumelle monozygote ; mes neveux ont une parenté très proche de celle de mes propres fils.

Je pense donc qu'il faut étendre le champ du don. Je ne sais pas si vous pourrez le faire. Je ne suis plus législateur, je ne fais que livrer ma pensée, que j'ai d'ailleurs déjà soutenue devant le comité d'éthique.

Entre conjoints, on a le droit de faire un don en cas d'urgence. Mais pourquoi seulement s'il y a urgence ? Il faut tout de même supprimer cette notion d'urgence, ce n'est pas un impératif !

Et pourquoi seulement les conjoints ? Pourquoi le don ne serait-il pas possible entre concubins ? Après tout, le mariage, s'il est un témoignage d'amour, est surtout un contrat civil. En fait, il n'est qu'un contrat civil, c'est d'ailleurs la raison pour laquelle on peut le rompre. En revanche, quand le contrat est solennisé par un acte religieux, il devient alors définitif ; on ne devrait plus y porter atteinte.

Mais, pour le commun des mortels, pour moi tout au moins qui suis marié civilement, ce contrat peut être défait. Et si je vis en concubinage, il me paraît évident que le concubin pour avoir les mêmes droits pour le don, qu'il soit pacsé ou non. Je vous surprendrai peut-être car je suis assez singulier parfois et, malgré l'âge, je n'arrive pas à m'assagir. Je dois dire que peu m'importe que le couple soit homosexuel. Si deux femmes s'aiment et vivent en concubinage, et que l'une d'elles a besoin du don d'un organe, pourquoi ne pas leur accorder le droit de donner ?

Cela pose beaucoup de problèmes, des problèmes de société, des problèmes de culture. Peut-être suis-je trop en avance sur mon temps, mais j'avoue que ne suis pas choqué par ce que je vous dis et je l'ai défendu.

Vous citiez tout à l'heure le livre de Sacha Geller au sujet des mères porteuses. J'ai été président de l'association des mères porteuses. Cent trois enfants, que je connais, sont nés de mères porteuses. La première chambre du tribunal de Paris a jugé illégitime le but de cette association. J'y ai souscrit. Ce n'est pas moi, législateur et avocat de métier, qui vais me mettre en contradiction avec une décision de justice. Nous avons donc dissous notre association. Mais les mères porteuses existent à nos côtés : on porte pour autrui en Belgique, on porte pour autrui en Grande-Bretagne ; aux États-Unis. Pour me combattre, on m'a dit qu'il y allait avoir une commercialisation du corps. Les mêmes arguments ont été avancés pour parler de la commercialisation du don d'organes. Mais cette commercialisation ne s'est pas faite, puisque tout est encadré.

Il est vrai qu'il y a eu des abus, des dérives, des déviances, j'en conviens, mais ils ont été sanctionnés. Quelques Turcs, c'est vrai, ont vendu à des notables anglais ou à des notables saoudiens, un organe - heureusement, qu'il était en double - mais les professeurs de médecine qui se sont livrés à cette débauche en Angleterre ont été sanctionnés, suspendus et radiés. Nous pouvons donc dire, aujourd'hui, qu'il n'y a pas de commercialisation du corps. Il n'y a pas de commercialisation des organes tout comme il n'y en avait pas pour les enfants portés par une femme qui le faisait pour le profit d'autrui.

Pourquoi ai-je été, dans cette aventure, si audacieux ?

Voici un homme. Il ne peut pas avoir d'enfants mais peut permettre à sa femme d'être inséminée par un donneur anonyme - il préfère qu'il soit anonyme plutôt que de le connaître. Elle est mère et il est père, même s'il n'est pas le père génétique, le père biologique.

Voici une femme. Son utérus n'est pas porteur. Il expulsera nécessairement un mois ou deux après le début de sa grossesse. Pourquoi ne pas permettre à cette femme, qui a ce besoin d'amour d'enfant, de donner un ovocyte, de le faire féconder par son conjoint ou son compagnon et de faire en sorte qu'une femme qu'elle connaît, le plus souvent une amie ou une parente, porte cet enfant ? Nous aurons deux mères, bien sûr : la mère qui porte, avec qui l'enfant aura une correspondance puisqu'il sera nourri par elle, qu'il va l'entendre, subir ses stress, etc. Mais l'enfant sera biologiquement celui de la femme qui a donné l'ovocyte. Ce besoin d'amour et cette satisfaction d'enfant me paraissaient recevables. C'est pour cela que je me suis battu en faveur des mères porteuses.

J'ai souscrit ensuite, bien évidemment, à une décision de justice que je trouve injuste. Je puis vous dire cependant qu'aujourd'hui, d'après les renseignements que nous avons, il doit y avoir environ 8 000 enfants nés de mères porteuses aux États-Unis et 1 700 à 1 800 en Grande-Bretagne, et à peine 400 en Belgique.

J'accepte la philosophie de chacun d'entre vous. Je viens comme témoin et je vous expose ce pour quoi je me suis battu, pour quelles raisons et comment je me suis battu. Si j'ai tort, c'est à vous de le dire. La loi ne m'a pas couvert. Je mène donc mon combat, solitaire mais avec conviction.

Lorsqu'on parle de la greffe d'organes, on en arrive au consentement, puisque consentement il doit y avoir. Au sein du comité d'éthique, nous avons eu un très long débat au sujet du consentement dit « éclairé ». C'est beaucoup plus complexe qu'on ne le croyait. Nous avons d'ailleurs rendu un rapport très long ; nous avons imaginé toutes les situations, et Dieu sait s'il y en a !

Le principe, c'est que le docteur doit informer son malade, sauf s'il le juge en état de fragilité, auquel cas il lui faut faire appel à son représentant. Le docteur ne doit jamais retenir d'information ; il doit la moduler, en tenant compte de la psychologie de l'individu qu'il a en face de lui, mais il doit lui expliquer ce qu'il veut faire, les soins qu'il recevra et les résultats qu'on en peut espérer. Cela signifie qu'il lui faut mettre son malade en situation de réception.

Ce qui n'est pas acceptable, c'est que le docteur informant un patient, au prétexte de soins, se livre à des recherches. Cela est inacceptable. J'affirme que c'est une faute pénale, pas simplement déontologique. On a triché, on a trahi. Nous sommes là dans une zone difficile à aborder, surtout quand il s'agit de légiférer. Pour le moment, nous discutons ; le professeur Dubernard et moi sommes peut-être en opposition sur tout, mais nous pouvons converser.

M. Jean-Michel Dubernard. - Pas sur tout.

M. Henri Caillavet. - Peut-être pas sur tout, mais sur l'essentiel !

Il est vrai que nous pouvons en débattre mais, après, il faut légiférer, il faut écrire, et quand vous en serez à cette étape, je souhaite bien du plaisir au législateur parce qu'écrire est beaucoup plus difficile que de parler.

Quoiqu'il en soit, il faut que le consentement soit « éclairé » : le médecin n'a pas le droit de retenir l'information. Il doit la donner et elle doit évoluer : elle est modulable. Il faut donc tenir compte de cette réalité telle que la société aujourd'hui la tolère car l'information médicale d'il y a cinquante ans n'est pas celle d'aujourd'hui. Nous sommes bien obligés de tenir compte de l'évolution des techniques et des technologies, de tout l'appareillage sophistiqué qui permet à des docteurs d'intervenir alors qu'ils ne le pouvaient pas et d'informer dans de meilleures conditions leurs patients, ce qu'ils ne pouvaient faire autrefois, sinon par bonté, par compassion ou par relation personnelle.

Vous m'avez parlé des « avantages » d'une loi bioéthique. Vous êtes législateur. D'après ce que j'ai cru comprendre, vous ne voteriez la réforme qu'après les élections municipales. C'est catastrophique ! Pourquoi ?

Nous avions la chance de voir émerger non pas un droit éthique, mais une forme nouvelle de l'éthique par rapport au droit. Auparavant, le juriste était bloqué dans son système ; aujourd'hui, il est éclairé par une philosophie nouvelle : l'éthique. C'est très important. Or tout retard que nous accumulons fait que nous perdons de ce crédit, en France et surtout par rapport à nos partenaires européens. Je ne parle pas des Américains qui sont dans un isoloir particulier, ni même des Anglais...

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Ils évoluent un peu.

M. Henri Caillavet. - Oui, mais avec beaucoup de lenteur. Nous pouvons toutefois prendre acte, avec satisfaction, de quelques avancées.

Il est dommage que cette émergence éthique à laquelle nous sommes attachés ne puisse pas être mise en _uvre parce que le droit apparaît trop strict, trop étroit tandis que l'éthique ouvre. Il est bon que le juriste puisse aussi avoir un soubassement moral éthique à sa disposition pour faire progresser la loi. C'est en cela que les lois de bioéthique sont une nécessité.

On nous propose le tout génétique, comme on nous a proposé le tout atomique. On ne peut pas nous proposer le tout bioéthique, j'en conviens, mais les lois bioéthiques sont indispensables, ne serait-ce qu'au titre de l'expérimentation car elles contiennent des paragraphes très précis sur lesquels nous sommes d'accord, sur lesquels, en tout cas, en ma qualité de membre du comité national d'éthique, je donne mon accord. Il est vrai que la loi Huriet, du nom d'un de nos collègues qui siège au comité d'éthique et qui est sénateur, fait obligation de renseigner la personne que l'on va soumettre à une expérimentation. Il faut l'éclairer. On n'a pas le droit de tricher avec elle. On n'a pas le droit de tromper quelqu'un qui n'est pas compétent et que l'on soigne. A fortiori lorsqu'il s'agit d'une personne qui accepte de se livrer à une expérimentation. Il faut en dire les dangers, les avantages et ce qu'on attend d'elle.

Les lois sur la bioéthique précisent ainsi un certain nombre d'éléments. Mais la science évoluant aujourd'hui plus vite que les m_urs et que la loi, le législateur se retrouve en difficulté. Nous avons le sentiment d'être obligés de rattraper l'événement qui est déjà là. Vos opérations, professeur Dubernard, étaient impossibles à concevoir il y a seulement vingt-cinq ans. C'est donc un événement majeur, qui engendre des demandes, de nouvelles formes ouvrant de nouvelles perspectives : que peut-on faire avec un greffé ? Que faire des greffons ? Que proposer ? Qu'allons-nous faire avec les cellules souches et les interventions sur l'embryon ?

Le débat sur le clonage thérapeutique de l'embryon est ouvert actuellement au comité d'éthique. Je ne sais pas ce qu'il en résultera. Pour ma part, je vous le dis tout de suite, j'y suis favorable. Je défendrai mon point de vue. J'aurai des cellules totipotentes dont je pourrai me servir. Ne me parlez pas des embryons congelés, des embryons surnuméraires, même s'il n'y a pas de projet parental. Les biologistes et les généticiens que nous avons consultés nous ont dit qu'il vaudrait mieux des embryons vivants, c'est-à-dire non congelés.

Il est facile de dire au législateur de prendre des embryons congelés car ils sont sans avenir, qu'il n'y a plus de projet parental et qu'ils sont surnuméraires. On peut en faire ce qu'on veut parce que, aujourd'hui, on n'a pas le droit d'intervenir sur l'embryon. C'est interdit, absolument interdit, sauf pour finalité médicale et à condition de ne pas porter atteinte à l'embryon ! Comprenne qui pourra !

Mme Yvette Roudy. - C'est ce que nous disions tout à l'heure.

M. Henri Caillavet. - Moi, je ne comprends pas. Nous sommes là encore face à un débat essentiel. Allons-nous oublier de nous lancer dans cette aventure, qui est une nouvelle frontière médicale ?

En réalité, le débat débouche sur la qualification de l'embryon : qu'est-ce qu'un embryon ? Est-ce, virtuellement, aléatoirement, un humain ou ne sont-ce que, je ne veux pas dire des « matériaux biologiques », mais des amas de cellules sur lesquels l'homme peut prélever en vue de mettre en _uvre des thérapies géniques, nouvelles, susceptibles peut-être de protéger ceux qui seraient atteints de mucoviscidose ? Le clonage est thérapeutique. À ce moment-là, il n'est pas reproductif, entendons-nous bien.

Sur le clonage reproductif, le comité d'éthique a donné un avis à l'unanimité. Tout le monde est de cet avis. Quand je dis tout le monde, en fait, nous ne savons pas ce qui se fait en Chine ni au Pakistan. Nous savons que les Américains ont tenté un clonage sur un embryon polyploïde, qui donc allait être expulsé. Ils se sont arrêtés, pour la bonne raison qu'il y a eu expulsion à huit semaines.

Ne devrions-nous pas aller plus loin ? À mon avis, ce serait dangereux ; dangereux aujourd'hui, en l'an 2000. Mais en 2100, je n'y serai plus et vous non plus, ils feront ce qu'ils pourront ou ce qu'ils voudront. La société aura évolué, elle aura encore cheminé, elle ne sera plus la même et ce que nous disons ce soir paraîtra comme un archaïsme remarquable, comme lorsqu'en 1951, je proposais à l'Assemblée nationale l'avortement. Je fus fusillé, c'est d'ailleurs pourquoi je n'ai pas fait une belle carrière ministérielle : on me traitait d'avorteur !

Tout cela pour dire que la vie va plus vite que nous, et c'est tant mieux !

Donc, le comité d'éthique va ouvrir ce débat et il vous transmettra son avis si vous le demandez.

Pour me résumer, il m'apparaît sage, d'une part, de « conscienciser » la science et, d'autre part, que vous n'hésitiez pas en tant que législateurs à faire progresser la société.

Par ailleurs, je vous parlerai de la dignité. Pourquoi, dans cette note du comité national d'éthique, n'ai-je pas voté le texte ? Ce n'est pas que je n'ai pas voulu le voter. Je siège aux côtés d'un homme éminent, M. Boué, professeur de médecine - les professeurs de médecine sont tous éminents comme les avocats sont tous remarquables, les professeurs sont tous exceptionnels et les députés vraiment inimaginables !

M. Bernard Charles, président. - Jusque-là tout va bien !

Mme Yvette Roudy. - Et les femmes ?

M. Henri Caillavet. - Les femmes sont rarement sénateurs, pas assez souvent députés. Vous ne pourrez pas esquiver ce débat sur l'embryon. Vous serez obligés de définir ce qu'est un embryon. Cela vous posera un problème métaphysique : si vous êtes croyant, à l'évidence, vous n'avez pas le droit d'intervenir car c'est la créature de Dieu. C'est Dieu qui a créé, c'est lui qui donne la vie, c'est donc lui qui doit la reprendre. C'est pour cela que nous avons des prêtres en exercice, certains adhèrent le savez-vous à l'Association pour le droit de mourir dans la dignité. Bref, vous aurez donc ce débat sur l'embryon.

Le comité d'éthique ne va pas l'esquiver non plus. Je demanderai à M. le président Sicard d'avoir l'honnêteté de mettre ce débat en discussion. Comme nous avons déjà eu un débat, qui a été très long - deux ans - sur l'euthanasie à l'issue duquel j'ai obtenu, à la force du poignet, l'exception euthanasique, qui ne me convient pas, par rapport à la dépénalisation de l'euthanasie que je souhaitais. Mais je suis réaliste, j'ai été homme politique, donc, je m'adapte au terrain. Je suis un peu radical ! (Sourires.) Quand cela va trop d'un côté, il faut se reporter sur l'autre ; bref, il faut tenir le cap, comme M. le Premier ministre vient de le dire. Tenons le cap !

Il est vrai que nous serons amenés à ouvrir ce débat sur la nature de l'embryon. Nous ne pourrons et n'avons pas le droit de l'esquiver. Actuellement, nous travaillons sur les cellulaires souches embryonnaires, qu'allons-nous décider à l'égard de l'embryon ? Nous sommes bien obligés de répondre.

Le texte du comité d'éthique sur les détresses néonatales est remarquable mais je l'ai rejeté parce qu'il ne me convenait pas. Rédigé pour l'essentiel par le professeur Boué, il est très descriptif et abrite à peu près tous les cas possibles. Mais il n'est pas normatif. Or j'entends être normatif. Je vais être brutal. Un mongolien, chez moi, n'aurait pas vécu : ce n'est pas une tare si lourde qu'on ne puisse y faire face, mais il n'aurait pas vécu ; ma femme ne l'aurait pas accepté et moi non plus. Il faut être clair. Je ne suis pas venu ici pour parader. Si, après une gestation de vingt-quatre semaines, un enfant doit naître avec des séquelles, même légères, je ne comprends pas pourquoi le laisser vivre. Même s'il retrouvait son autonomie respiratoire, s'il doit vivre dans un circuit lent et lourd, s'il reste lourdement atteint, pourquoi le laisser vivre ? Tant d'individus normaux sont aujourd'hui appauvris par notre société, n'ont pas la possibilité de s'exprimer et sont, en quelque sorte, les victimes de notre régime social et capitaliste ! C'est la raison pour laquelle j'ai protesté sous cette forme.

En toute hypothèse, je n'aurais pas accepté de voter ce texte parce que, précisément, il ne propose rien, il décrit. Le rôle du comité d'éthique n'est pas de faire des descriptions. Vient un moment où il doit émettre un avis. C'est d'ailleurs notre force de n'avoir à donner qu'un avis, jamais conforme et de pouvoir présenter la voie moyenne que nous, nous avons choisie. C'est pour cela qu'avec M. Michel Bornancin, car nous étions deux, nous avons refusé de voter ce texte.

Vous m'avez également demandé dans quelle relation se trouvait le comité d'éthique par rapport aux autres comités. Il faudrait des lois internationales. Si nous parvenions déjà à avoir des lois européennes, ce serait une grande avancée. L'histoire du brevet dont nous avons débattu est assez scandaleuse. On brevette même le virtuel. Il faut être Américain pour cela ! C'est un pays démocratique, je ne le conteste pas, mais dans certains domaines, il est assez affolant.

Les comités éthiques ont été créés à l'image du comité français qui avait été mis en place par M. François Mitterrand car, et je le dis pour un ou deux amis qui sont en face de moi, M. François Mitterrand avait sur ce sujet écouté M. Caillavet. Je peux donc dire que je suis un peu à l'origine de la discussion puis de la constitution de ce comité d'éthique, comme j'ai été le coauteur, pour ne pas dire le fondateur, du tribunal de l'informatique qui est devenu la commission nationale de l'informatique et des libertés. J'en ai rédigé le premier texte. J'en ai été le rapporteur. J'ai rapporté le fichier des Juifs, celui des homosexuels, celui des Mormons aussi. Je me suis battu, il est vrai, pour beaucoup d'éléments de liberté.

Pour revenir au comité d'éthique, je dirai qu'il faut de plus en plus organiser des rapports permanents pour dégager une jurisprudence commune. C'est indispensable. Même si je ne suis pas docteur, j'ai tout de même la fréquentation des humains, et d'après ma longue expérience d'homme et ma longue carrière, les lois bioéthiques sont sages et utiles. Il vous appartient de les faire progresser.

M. Bernard Charles, président. - Je vous remercie, cher ami. Nous passons maintenant aux questions.

M. Jean-Michel Dubernard. - À mon tour de vous remercier d'être présent parce que vous êtes un monument.

M. Henri Caillavet. - Eh oui, c'est ça !

M. Jean-Michel Dubernard. - Vous êtes un monument. Vous nous avez sauvés non pas nous, les médecins, mais des malades que nous opérions. Vous nous avez apporté énormément. C'est donc très important pour moi de vous rencontrer ce soir et de vous voir si dynamique et tonique, même si je ne suis pas d'accord avec tous vos propos. En particulier, j'ai tendance à me méfier de ces comités d'éthique qui risquent de devenir trop puissants et sont influencés par les lobbies, on le sait.

M. Bernard Charles, président. - L'ordre éthique !

M. Jean-Michel Dubernard. - Vous avez raison. Mais l'éthique n'est autre que la science de la morale, si je puis me permettre de la définir, et l'ordre éthique n'est pas loin de l'ordre moral et il faut que nous restions très vigilants, surtout actuellement quand le niveau des plus hautes autorités de ce type de comités n'est pas celui de ceux qui les ont précédés. Je n'en dirai pas plus.

Je vous ai dit ce que je pensais de vous et de ce que vous avez apporté à la transplantation, mais vous devriez vous engager à forcer les choses parce que la loi Caillavet promettait beaucoup. Avant la loi Caillavet, nous allions voir les familles, nous leur annoncions le décès de la personne, qui s'était souvent produit dans des conditions accidentelles, horribles, et nous demandions s'ils nous autorisaient à prélever des organes.

M. Henri Caillavet. - La réponse était alors négative.

M. Jean-Michel Dubernard. - Parfois négative, parfois positive. Parfois, c'étaient des amis et quand la réponse était non, c'étaient des ennuis pendant des années. Après la loi Caillavet, nous annonçons aux proches que la personne est décédée et nous les informons que nous allons prélever des organes et leur demandons si, de son vivant, il était opposé au prélèvement. C'est idéal. Or, aujourd'hui, après une phase assez positive, la loi n'est pas appliquée. On continue à demander l'autorisation. Sans parler des greffes de parties visibles du corps, comme les mains, par exemple, pour lesquelles il était logique de demander l'autorisation, je m'aperçois maintenant, de ma position d'observateur, puisqu'en tant que transplanteur je n'ai plus à être impliqué dans la demande, que même pour les reins, les c_urs et les foies, on demande, parce que c'est beaucoup plus facile.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Tout le monde n'est pas médecin. Il faudrait expliquer, la distinction que fait la loi entre celui qui implante et celui qui demande l'autorisation. Il existe une étanchéité. C'est important.

M. Bernard Charles, président. - Le transplanteur ne peut pas être celui qui va voir la famille pour l'informer.

M. Jean-Michel Dubernard. - Schématiquement, il y a ceux qui vont faire la greffe, ceux qui font le prélèvement, ceux qui sont chargés de la réanimation du donneur durant la période avant sa mort. Ce sont des personnes indépendantes de ces trois groupes qui vont demander l'autorisation.

La loi Caillavet a donné tant d'espoir aux malades. Je connais les structures philosophiques dont elle est issue, même si je n'y participe pas. Je sais que le professeur Hamburger, qui est un des grands maîtres, a joué un rôle clé dans cette affaire, qu'il était l'un de vos proches. Je sais aussi que l'on vous a accusé d'être manipulé par lui et les médecins. Mais je sais aussi que cette loi n'était pas une loi hypocrite, comme on a pu le dire, elle était faite dans l'intérêt des malades. Elle n'est pas appliquée aujourd'hui. Je pense que vous devez vous battre. Commencer à vous battre, c'est convaincre ces jeunes gens au moment de la révision de la loi bioéthique - si elle vient en discussion, car elle a déjà deux ans de retard - d'appliquer les principes que vous aviez si bien définis il y a vingt-six ans.

Mme Yvette Roudy. - Ceux de la présomption de don ?

M. Jean-Michel Dubernard. - C'est le consentement présumé. Cela signifie que l'on informe la famille qu'on va faire un prélèvement et on lui demande si de son vivant, puisque les gens ne sont pas tous inscrits sur les registres, la personne était contre. Cela laisse une marge de liberté à la famille pour faire ce qu'elle pense utile.

Mme Yvette Roudy. - Moi qui suis profane, j'aimerais comprendre. D'après mes souvenirs, nous étions restés sur l'idée de présomption de don. Le principe était qu'a priori, la personne qui vient de mourir aurait donné ses organes. Mais, en même temps, on s'en assure auprès de la famille, selon la connaissance qu'ils ont de la philosophie de la personne qui n'est plus là.

Nous sommes bien dans cette logique ?

M. Bernard Charles, président. - C'est cela.

Mme Yvette Roudy. - Pourtant, en tant que praticien, vous nous dites que cela ne marche pas.

M. Jean-Michel Dubernard. - Elle n'est pas appliquée.

Mme Yvette Roudy. - Pourquoi n'est-elle pas appliquée ?

M. Jean-Michel Dubernard. - Parce que l'on continue à demander l'autorisation.

M. Bernard Charles, président. - En fait, c'est une demande d'autorisation qui est faite.

Mme Yvette Roudy. - On ne tient pas compte du principe de présomption de don. On pense qu'il faudrait qu'il ait un écrit.

M. Jean-Michel Dubernard. - La notion de consentement présumé n'est pas appliquée. Je pense donc que nous avons besoin de votre aide, que les malades en ont besoin. Moi, je suis en fin de carrière... Mais eux ont besoin que les principes de la loi Caillavet soient appliqués. Même si ces principes sont repris dans la loi de 1994, ils ne sont toujours pas appliqués, peut-être encore moins.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Pour aller dans le sens de notre collègue, en quoi le législateur pourrait être plus précis ?

M. Henri  Caillavet. - Je vais vous le dire. Si je suis législateur, je supprime l'alinéa 2 qui fonde l'autorisation familiale. Il existe un registre des refus sur lequel vous pouvez vous inscrire dès que vous avez dix-huit ans. L'inscription faite dans ce registre est révocable. Ce registre apporte la preuve matérielle - il n'est plus nécessaire d'écouter autrui - que vous ne voulez pas donner vos organes. A contrario, si vous n'êtes pas sur le registre, personne ne peut contester votre engagement. Vous, le législateur, supprimez cet alinéa et la loi devient telle qu'elle devait être et telle qu'elle a été pensée.

M. Jean-Michel Dubernard. - C'est important : nous tenons, du concepteur du principe de consentement présumé, la solution pratique qui paraît indispensable, qui pourtant fait peur à un certain nombre de médecins qui craignent que cela freine le don, alors que c'est un principe qui devrait être appliqué.

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Pour ma part, le registre du refus me semble dépassé. Vous venez de le dire vous-même, il faudrait aller plus loin. Je me demandais si, dans le cadre de la révision des lois bioéthiques, il ne serait pas bon d'impulser une autre forme d'appel au don d'organes. On a évoqué un signe distinctif qui serait beaucoup plus parlant. Le Cercle bleu, par exemple, travaille là-dessus. Nous savons bien que, parfois, le temps de vérification sur le registre est trop long. Ne serait-il pas temps d'apposer un signe sur la carte d'identité ou sur le permis de conduire, indiquant l'acceptation ou pas du don d'organes ?

Les articles parus dans la presse et mon expérience dans des services de neurochirurgie appuient cette question : n'est-il pas temps d'aller au-delà du registre de refus, de passer à une autre étape ?

Mme Martine Aurillac. - Ma question porte sur le même sujet. Le registre ne marche pas. Les gens ne sont-ils pas suffisamment informés pour que cela marche ? Sans doute, faudrait-il faire quelque chose en ce sens.

M. Henri Caillavet. - Je comprends votre étonnement et je le partage. Mais je tiens avant tout à remercier M. le professeur Dubernard de m'avoir traité de monument. Je ne sais pas dans quelle commune je vais pouvoir le faire ériger, mais je lui demanderais de venir inaugurer ma stèle et ce, de mon vivant pour que je puisse apprécier la qualité du discours !

Je reviens à votre proposition. Si dans toutes les préfectures et sous-préfectures, on reliait le registre des refus à l'ordinateur central, nous aurions une certitude parce que tous les hôpitaux et toutes les cliniques sont aujourd'hui équipés d'ordinateurs.

Mais vous avez raison l'une et l'autre : nous manquons de pédagogie. Lorsque l'on sait que le don est un geste de générosité et de fraternité et puisque nous manquons cruellement de greffons, que des personnes n'y voient plus alors qu'elles pourraient y voir, que d'autres vont mourir parce qu'elles manquent de reins, il faudrait mettre en place une pédagogie plus systématique et permanente. Nous devrions faire en sorte que les enfants, qui sont réceptifs, sachent qu'ils sont donneurs d'organes pour sauver quelqu'un. Donner, c'est sauver une vie.

M. Dubernard parlait, à juste raison, des difficultés que j'avais rencontrées lors de la rédaction de cette loi. Ainsi, il a fallu que je révise mon texte concernant les globes oculaires car les ophtalmologues sont venus me voir en disant que le globe oculaire n'était pas un organe. C'était la pire des difficultés. Si vous préleviez les yeux, la famille poussait des cris parce que, psychologiquement, la vie, la lumière, c'est l'_il. C'est une stupidité, mais nous devons en tenir compte. C'est un bon exemple pour lequel la pédagogie serait nécessaire.

Peut-être pourrait-on imaginer une marque... Cela me rappelle pourtant de mauvais souvenirs mais, en effet, pourquoi ne pas envisager une marque placée, comme vous le suggériez, sur la carte d'identité ou le passeport lorsqu'on vous les délivre. Mais c'est au gouvernement et à son équipe administrative d'imaginer un dispositif. Nous leur donnons la matière, c'est à eux de prendre leur décision.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je suis d'accord avec M. Caillavet lorsqu'il propose d'enlever le dernier alinéa, mais celui-ci se justifie chaque jour par l'inefficacité du registre du refus.

M. Henri Caillavet. - Quand vous posez un article de principe selon lequel le don est présumé, il y a présomption de don. Même si le registre ne fonctionne pas, si vous n'avez pas la preuve que la personne refuse, c'est que vous pouvez prélever.

M. Jean-Michel Dubernard. - Pour répondre à Mme Benayoun-Nakache, je dirai que les gens, nous tous, les Français, aimons les questions simples. Nous sommes dans le système du consentement présumé. C'est une bonne notion. Il ne faut pas en changer. Nous devons développer l'information et améliorer le fonctionnement du registre du refus : si une personne est contre le don, elle l'exprime et son choix sera respecté. Point final.

En ce moment, il règne une immense confusion entre les donneurs et ceux qui ne le sont pas. Plus personne n'y comprend rien et le résultat, ce sont des gens qui meurent.

Je suis, vous le voyez, tout à fait d'accord avec vous sur cet aspect. En revanche, je suis très inquiet lorsque je vous entends parler des donneurs vivants, à plusieurs titres.

Tout d'abord, n'oublions pas qu'il y a risque pour le donneur. Certains en meurent : un sur trois mille. Ce risque de mort existe, mais il n'y a pas que lui ; il peut aussi y avoir des complications psychologiques. Ce dernier risque est aussi très sérieux pour le donneur et encore très mal documenté sur le plan scientifique.

Ensuite, il y a le risque pour le receveur d'être soumis à des pressions dont celles que nous évoquions tout à l'heure, au sein de la famille ou du couple. Nous connaissons tous des cas de personnes qui ont donné puis qui, après un divorce, demandent des indemnités. Nous constatons que plus on s'éloigne de la proximité génétique, même si les résultats sont aussi bons, j'en conviens volontiers, plus le risque de dérapage vers le commerce d'organes est présent.

Le commerce d'organes, je suis désolé d'avoir à le dire, existe de façon organisée et structurée en Inde, et dans d'autres pays : au Moyen-Orient, en Iran notamment. Et dans les pays de l'Est, il est aussi organisé et structuré. Aux États-Unis, il est organisé, mais les paiements sont indirects, ce qui fait que l'on ne s'en aperçoit pas.

Le risque de dérive commerciale est extraordinaire. Vous avez parlé de dignité. Mais le corps est le véhicule de la dignité humaine. Mon propos est un peu solennel mais à partir du moment où vous vendez une partie de votre corps, la dignité humaine est détruite. Vendre ses organes me semble la forme ultime de la prostitution. Une prostituée loue une partie de son corps, mais elle ne le vend pas.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Nous nous basions sur le périmètre qui a été défini par Henri Caillavet, qu'il a tout de même cerné.

M. Jean-Michel Dubernard. - Je comprends bien, mais alors pourquoi pas l'ami, la cousine de l'ami et ainsi de suite ?

M. Henri Caillavet. - M. Dubernard a peur de l'homme qui a vu l'homme qui a rencontré l'homme. Psychologiquement, il a raison, cela posera problème. Pour autant, il est dommage de ne pas permettre un don quand on peut en être assuré.

M. Alain Calmat. - Je m'associe à ce qu'a dit Jean-Michel Dubernard et à la fierté que nous avons à entendre notre ami Caillavet ce soir. L'ensemble des collègues qui appartiennent au même groupe politique que moi en sont d'accord.

Je ne reviendrai pas sur les greffes, cela a été très bien discuté jusqu'à présent. Henri Caillavet nous a parlé des problèmes concernant l'embryon et je voudrais l'interroger à ce sujet de manière plus précise. On sait très bien aujourd'hui que l'embryon peut avoir deux origines : une origine de deux gamètes et une origine nucléocytique. C'est tout à fait nouveau et cela ne répond plus à la notion, comme en Allemagne, de début de la vie définie comme la rencontre de deux gamètes.

Nous avons dès lors deux types d'embryons. Les uns sont-ils sacrés et les autres ne le sont-ils pas ? Quel est votre avis sur cette affaire ? C'est très important, en effet, pour savoir si on ne pourrait pas se servir du type d'embryon issu du nucléocyte pour évacuer complètement le problème religieux ? Pouvons-nous l'évacuer ainsi ou pas ? Nous ne savons pas encore faire des embryons humains par nucléocyte, mais nous le saurons assez rapidement, dans une dizaine d'années ou quelques dizaines. J'aimerais donc que vous me précisiez ce qu'est pour vous un embryon. Peut-on imaginer faire un sort différent selon la provenance de l'embryon ?

Par ailleurs, à quel moment considère-t-on qu'un individu ou un f_tus est suffisamment anormal pour estimer qu'il doit être éliminé, sachant que la thérapie génique saura d'ici assez peu de temps sinon guérir, du moins permettre à ces individus de vivre dans des conditions de vie dignes ?

Mme Yvette Roudy. - Nous sommes toujours heureux de revoir Henri Caillavet aussi tonique, aussi dynamique et aussi « futuriste », pourrait-on dire. Je reviens sur un point qui me trouble. Tu as dit que l'on ne peut plus rien faire des embryons congelés et qu'il ne fallait pas que l'on vienne nous raconter que l'on pourrait faire des expériences sur le stock. J'avais compris, pour ma part, que l'embryon congelé pouvait être décongelé et implanté. Si cette opération est possible, je pensais qu'il était aussi possible de s'en servir pour faire de la recherche. Je pensais que notre porte de sortie serait de pouvoir dire que puisqu'il y en a en stock, il n'était pas utile d'en demander.

Le comité national d'éthique auquel j'ai appartenu pendant trois ans, a proposé une définition de l'embryon qui m'embarrassait beaucoup, disant que c'était une personne potentielle. Je n'aimais pas entendre ce terme de « personne ». Le comité d'éthique est-il toujours sur cette définition ?

M. Henri Caillavet. - Je ne suis pas savant, mais je vais essayer de répondre.

J'ai lu dernièrement dans une revue anglaise qu'en partant de neurones de souris et en les cultivant, ces neurones se sont diversifiés et ont donné naissance à des tissus musculaires. C'est totalement futuriste. Il est vraisemblable que la discussion que nous avons ce soir sera dépassée dans cinq ans ou dans dix ans. L'embryon n'aura pas la même structure, ni juridique ni éthique.

Pour moi, quand il y a fusion de gamètes puis l'apparition de cellules, je suis en présence d'une vie incertaine, aléatoire, virtuelle, qui peut se développer si les conditions de son évolution le permettent. Mais à quel moment peut-on dire qu'il y a danger quant il y a apparition d'une tare ?

Les biologistes et les généticiens disent que jusqu'à quatorze jours, il y a une indifférenciation totale. Ce n'est qu'à partir du quatorzième jour qu'il y a tendance à la formation des troncs d'organes. Aujourd'hui, un certain nombre de biologistes et de généticiens, voire de philosophes, disent qu'allonger le délai - qui me semble-t-il n'est pas assez allongé - pour l'avortement à douze semaines risque de permettre de faire de l'eugénisme. Je vais être brutal mais si, au douzième jour, je m'aperçois que je vais avoir un enfant anormal génétiquement, héréditairement frappé, soit grâce au liquide amniotique ou au sang, ce n'est pas de l'eugénisme, c'est au contraire venir au secours d'une population menacée. Dans ces conditions, je ne suis pas du tout favorable à une minoration des délais. Il ne faut pas aller jusqu'à l'infanticide, à l'évidence, mais les Anglais sont à cinq mois et nous serons à douze semaines.

Il est vrai qu'aujourd'hui nous sommes concernés par une évolution récente et rapide de la science. Notre ancien président, M. Jean-Pierre Changeux, a bien attiré notre attention au moment de son départ sur les difficultés que nous allions rencontrer en tant que membres du comité d'éthique face aux problèmes posés par l'embryologie.

En ce qui concerne l'embryon, je ne suis pas compétent pour répondre mais, dans le milieu philosophique que je fréquente, nous comptons nombre de professeurs de médecine, de généticiens et de médecins. Ils nous disent - j'ai parlé de manière trop elliptique tout à l'heure - qu'un embryon congelé peut être décongelé, puis nidé et que l'on parvient assez souvent à obtenir une naissance. Ces embryons sont surnuméraires parce qu'ils sont en surnombre, pour la procréation médicale assistée, à laquelle je suis tout à fait favorable, ajouterai-je pour répondre à une question précédente de M. Claeys. C'est toutefois une situation assez exceptionnelle.

Quoi qu'il en soit, d'après nos amis généticiens, un embryon vif vaut mieux qu'un embryon congelé. Pour cela on devrait pouvoir prélever directement dans l'ovaire des ovules que l'on féconderait aussitôt. Ce serait alors des embryons non altérés par la congélation qui n'est pas toujours de qualité. Actuellement cette opération est illégale.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Si vous permettez, je suis d'accord avec cette distinction, peut-être vous a-t-on mal écouté tout à l'heure, mais il ne faut pas comprendre qu'aucune recherche n'est possible sur des embryons surnuméraires. Il y a une recherche possible.

M. Henri Caillavet. - La recherche sur l'embryon.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Sur l'embryon.

Et, deuxième thème, qui est différent et qui pourrait produire des possibilités thérapeutiques extraordinaires, vous créez des embryons pour la recherche.

M. Henri Caillavet. - C'est cela. Mais il faut une loi qui l'autorise.

M. Alain Claeys, rapporteur. - La proposition du Conseil d'État ou du comité d'éthique concernant l'utilisation de l'embryon surnuméraire permettrait de faire un certain nombre de recherches car on ne peut pas l'utiliser actuellement.

M. Henri Caillavet.  Non, on ne peut pas. C'est interdit, sauf s'il y a une possibilité thérapeutique et à condition de ne pas porter atteinte à l'embryon.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Ce qui exclut toute recherche.

M. Henri Caillavet. - Absolument. C'est sans doute pour cela que des membres du comité souhaiteraient que vous puissiez ménager cette nouvelle possibilité lors de la révision de la loi bioéthique.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Très précisément, quelle est votre position ? Apparemment, vous voulez aller au-delà des embryons surnuméraires, mais êtes-vous favorable à la création d'embryons pour la recherche ?

M. Henri Caillavet. - Absolument.

Mme Yvette Roudy. - Thérapeutique.

M. Henri Caillavet. - Thérapeutique évidemment.

M. Alain Calmat. - D'après les dernières nouvelles des États-Unis, on peut prélever une cellule d'embryon et, à partir de cette cellule, recréer d'autres embryons. On ne porte pas atteinte à l'embryon qui va être implanté vraisemblablement pour devenir un f_tus. Nous pouvons faire deux opérations sur un embryon : nous pouvons à la fois faire de la recherche sur une cellule et, éventuellement, la cloner, et avoir un clonage reproductif.

M. Henri Caillavet. - Tout à fait.

M. Bernard Charles, président. - Chers amis, nous allons clore notre audition en remerciant Henri Caillavet d'être venu et de nous avoir apporté ses impressions, ses stimulations, ses réflexions. Monsieur Henri Caillavet, nous vous remercions.

Audition de M. Francis KERNALEGUEN
professeur à la faculté de droit et des sciences politiques de Rennes

(Extrait du procès-verbal de la séance du 4 octobre 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président.

M. Bernard Charles, président. - Nous recevons aujourd'hui M. Francis Kernaleguen, professeur à la faculté de droit et des sciences politiques de Rennes et membre du centre de recherches juridiques de l'Ouest.

Monsieur Kernaleguen, notre mission procède à ces auditions en vue de la révision des lois bioéthiques de 1994. Vous avez mené de nombreuses réflexions sur l'éthique, en étudiant particulièrement la notion de consentement. Vos réflexions nous ont d'ailleurs aidés dans l'élaboration d'autres lois dans lesquelles le consentement était l'objet de nos préoccupations. Vous envisagez ce problème à travers le pouvoir médical et la circulation de l'information au sein des groupes familiaux.

Les progrès scientifiques et médicaux peuvent donner l'impression que le corps humain est devenu un réservoir à matériaux, à organes ou un objet d'expérimentation lorsque la personne se prête à des recherches biomédicales. L'évolution de certaines thérapies - je pense aux thérapies cellulaires - peut aussi renforcer cette impression. Nous souhaitons donc connaître votre avis et vos impressions sur le respect du droit à l'intégrité physique et l'assurance qu'existe vraiment un consentement libre et éclairé des personnes concernées, consentement que nous avions requis dans la loi de 1988 pour les personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales.

Dans votre réflexion, la famille est un acteur très présent même si, vous le précisez à juste titre, la vie privée ne se confond pas entièrement avec la vie familiale.

Vous avez été membre d'un comité d'éthique régional : s'agit-il d'un comité d'éthique comme il s'en est créé dans les régions ou d'un CCPPRB ? Cette dénomination est un peu compliquée, j'y ai contribué puisque ne voulant pas parler de « comités d'éthique » pour ne pas donner à croire que l'on mettait en place un ordre éthique avec un échelon supérieur représenté par le comité national, nous avions fini par trouver ce nom très spécifique. Nous ne voulions pas non plus que ces comités se substituent à des comités scientifiques, qui jugeaient l'opportunité des recherches. Ils étaient là pour voir si les éléments de la loi, notamment le consentement libre et éclairé et tous les processus d'information de la personne qui se prête à des recherches médicales ainsi que le processus global de la recherche, étaient respectés.

Si vous avez des avis sur la loi de 1988, bien sûr, nous sommes tout à fait disposés à les entendre.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation car nous abordons aujourd'hui tous les problèmes relatifs au don et à l'utilisation des produits du corps humain et, par conséquent, le problème du consentement et son corollaire qu'est l'information. En fait, les questions sont simples : à quoi consent-on exactement lorsque l'on accepte de donner ses organes ou de participer à une recherche ? En tant que législateurs, nous avons à concilier - ce sera le fil conducteur de nos travaux - deux intérêts légitimes : d'une part, le droit de chaque personne au respect de son corps ; d'autre part, le droit de chacun à se voir soigner, à bénéficier de toutes les avancées de la recherche et de la médecine et, au besoin, à se voir attribuer un organe. Il y a donc une ou des frontières à trouver entre l'intérêt thérapeutique et la recherche scientifique.

Pour lancer la discussion, je prendrai trois sujets : le prélèvement sur f_tus, le consentement ou l'autorisation du prélèvement sur personne vivante et le prélèvement sur personne décédée.

Concernant le prélèvement sur f_tus, j'avais eu l'occasion d'aborder ce sujet avec mon collègue Claude Huriet à l'occasion des travaux que nous avons effectués au sein de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques. Nous avions alors remarqué que les prélèvements sur embryon et f_tus en vue d'une greffe ne se voyaient pas appliquer le régime du consentement parental, comme si le f_tus expulsé appartenait de plein droit à la communauté médicale. Les questions qui me viennent à l'esprit sont les suivantes : à un moment où l'on parle de réviser les lois bioéthiques, faut-il prévoir explicitement ces cas dans la loi ? Faut-il, par exemple, préserver une faculté de refus à la femme ayant à subir une interruption volontaire de grossesse ? D'autres questions se posent sans doute sur ce thème, mais celles-ci devraient déjà nous permettre de connaître votre sentiment à ce propos.

Deuxième thème : le consentement et l'autorisation du prélèvement sur personne vivante. Les termes de la loi de 1976 précisaient qu'il devait s'agir d'une personne « jouissant de son intégrité mentale », formule permettant d'exclure le prélèvement sur un majeur privé de discernement. La loi de 1994 a élargi le champ des donneurs à la personne vivante majeure faisant l'objet d'une mesure de protection légale. La même notion avait été retenue dans la loi de 1988 sur la recherche biomédicale sans finalité thérapeutique pour celui qui s'y prête. Quelle formule vous semble la plus protectrice, sachant que les malades mentaux ne font pas systématiquement l'objet d'une mesure de protection ?

Troisième et dernier thème : le prélèvement sur personne décédée. Afin de donner plus d'autorité à des déclarations exprimées sur le registre national des refus, l'Académie nationale de médecine propose de prévoir que désormais le refus soit exprimé sur ce registre. Qu'en pensez-vous ?

M. Francis Kernaleguen. - Pour commencer de manière un peu générale, avant d'en arriver à vos questions plus spécifiques, effectivement, le consentement éclairé est une exigence commune à la loi et aux conventions internationales, ce qui suppose une information préalable. Sur la question de l'information, il existe une jurisprudence de la Cour de cassation et du Conseil d'État qui se développe, depuis trois ans à peu près, et qui a invité sérieusement le corps médical à reconsidérer la qualité de l'information qu'il donnait, les modalités d'information et, de la même manière, la preuve de l'information donnée.

De ce point de vue, j'ai l'impression que l'évolution de la jurisprudence dans les derniers arrêts de la Cour de cassation va trouver un point d'équilibre relativement satisfaisant, que la loi pourrait éventuellement consacrer, mais sur la question de l'information, nous constatons des avancées intéressantes.

L'information une fois donnée, le consentement doit être recueilli. Ce peut être un consentement présumé - c'est l'hypothèse des prélèvements sur personne décédée - un consentement oral, un consentement écrit - c'est le cas le plus fréquent - et, parfois, un consentement recueilli par un juge ou un notaire dans l'hypothèse de la procréation assistée.

Les exigences de la forme du consentement et de son recueil sont en relation très directe avec l'importance de la situation considérée. La question est peut-être de savoir, cela rejoint une partie de vos interrogations, qui doit être informé, qui est le destinataire de l'information et quel est le détenteur du pouvoir de décider, de consentir. La plupart des textes visent « la personne concernée », selon l'expression utilisée. On comprend que c'est la personne qui est directement intéressée. Elle n'est pas la seule concernée puisqu'elle est en général en situation familiale, donc, des proches sont aussi concernés de manière moins directe, disons indirecte. Dans la loi française, c'est, en général, la personne concernée, et elle seule, qui consent. La famille n'est pas appelée à participer au consentement ni, par voie de conséquence, à l'information.

C'est une disposition assez sage. Il me semble que dans les relations familiales, la pratique habituelle est de partager l'information et aussi de partager la discussion qui mène à la décision. Il n'est pas forcément nécessaire que la loi vienne « border » cette pratique familiale, la question se réglant à un autre niveau, non celui du droit médical mais celui du droit conjugal, si je pense, par exemple, au divorce.

L'exemple type est celui du mariage. On demande aux deux futurs époux de passer un examen médical prénuptial. La loi ne contraint pas à communiquer à l'autre les résultats. Dans la pratique, c'est ce qui se fait la plupart du temps. La liberté laissée de ne pas communiquer a une sanction : soit on n'informe pas mais on renonce à son projet de mariage s'il y a une difficulté, soit on informe pour continuer vers le mariage. La liberté ici est raisonnable. Elle fait confiance aux personnes. À mon avis, c'est un choix pertinent de la loi française. En même temps, je pense qu'il n'y avait pas d'autre solution opportune.

Pour prendre un exemple dans le domaine qui vous intéresse, en matière d'interruption de grossesse, le pouvoir de décision ultime appartient à la femme, et à elle seule, alors pourtant qu'elle n'est pas seule concernée - un compagnon ou un conjoint l'est aussi. Mais le Conseil d'État, de manière raisonnable, a opté pour la moins mauvaise solution : elle consiste à dire qu'au bout du compte, quand il faut que quelqu'un décide, c'est la femme, et elle seule, qui doit le faire, quitte à ce qu'ensuite des questions de droit conjugal se posent.

Dans le cas général, le consentement est exprimé par la personne concernée elle-même, et elle seule, et c'est à elle de mesurer la part d'information qu'elle communiquera à son entourage et sa famille, sachant très bien, par exemple, qu'en matière de don d'organe prélevé sur une personne vivante, par définition, ce don s'inscrit dans un domaine familial, les informations circulent donc forcément.

Pour les personnes protégées, soit des mineurs, soit des majeurs soumis à un régime de protection légale - les personnes dites « incapables » au sens de la loi - le consentement est exprimé par la personne habilitée à consentir à leur place, en termes d'autorité parentale ou en termes de régime de protection - je pense à la tutelle, par exemple. Mais le code de déontologie médicale prévoit expressément qu'une information adaptée doit être donnée à la personne concernée - donc, au mineur et au majeur protégé - et que, dans la mesure du possible, il doit être tenu compte de son avis, non pas le suivre mais en tenir compte.

C'est une solution pertinente sachant qu'ensuite, on peut trouver des situations dans lesquelles la personne incapable a un droit de veto. Je pense au cas des mineurs pour le prélèvement de moelle osseuse. S'il est possible de prévoir un prélèvement de moelle osseuse, le refus du mineur empêche l'intervention, quels que soient les avis exprimés par ailleurs.

En matière d'IVG sur des mineurs, la question a été de savoir quoi faire dans l'hypothèse où l'opposition entre les représentants de l'incapable et l'incapable lui-même se fait dans l'autre sens, c'est-à-dire quand ce n'est pas le mineur qui refuse une intervention que le représentant souhaite, mais l'inverse, quand le mineur souhaite une intervention que le représentant refuse. La loi n'était pas été très explicite . Dans la pratique judiciaire, il s'est trouvé des juges, notamment des juges des enfants, qui, par le biais de l'assistance éducative, ont trouvé un moyen de permettre de passer outre à l'opposition des parents. Cela rejoint une question plus large : faut-il prévoir, dans le cas d'une incapacité générale, je pense aux mineurs mais il pourrait en être de même pour des majeurs en tutelle, des zones franches dans lesquelles l'incapacité ne produirait pas d'effet ?

En matière de contraception, il est, par exemple, très simple pour la mineure de contourner l'obstacle de l'autorité parentale. Il lui suffit de passer par le Planning familial, où l'anonymat et la gratuité garantissent une espèce de zone franche qui se trouve à l'écart de l'autorité parentale.

On pourrait imaginer une majorité spéciale, mais je crois que ce choix de droit étranger n'est pas très pertinent.

En revanche, pour les personnes protégées, l'idée est sans doute de circonscrire le domaine dans lequel les actes prévus sont possibles et d'y mettre des conditions particulières. Par exemple, le don d'organe par prélèvement sur personne vivante est interdit pour les majeurs protégés. Pour les mineurs, le don est possible dans un domaine très limité : celui du don de moelle osseuse pour un frère ou une s_ur. Il s'agit donc d'un domaine beaucoup plus circonscrit qu'en droit commun.

Reste la question du conflit d'intérêts éventuel ou du problème des tous jeunes enfants et a fortiori des f_tus. Que peut-on dire des parents qui souhaitent soit un examen, soit un prélèvement concernant un f_tus ou un jeune enfant qui ne peut pas exprimer un avis ?

Nous avons rencontré dans le comité de bioéthique de Rennes un problème ponctuel, un peu différent, mais montrant bien la problématique. Il s'agissait d'un tout jeune enfant, âgé de quelques mois, susceptible d'être adopté, qui pouvait présenter des anomalies génétiques susceptibles de révéler éventuellement une maladie à l'âge de quarante ans. La question était de savoir s'il fallait permettre de pratiquer l'examen génétique avant l'adoption, en vue de l'adoption. La réponse quasi unanime a été de dire, d'une part, que cela n'avait pas de sens de permettre à des parents potentiels d'avoir une idée de ce qui pourrait arriver à un moment où ils ne seront plus concernés mais où la personne elle-même, et personne d'autre, le sera et, d'autre part, que cela n'a pas trop de sens de considérer que pour accueillir un enfant, il faille avoir la certitude qu'il est exempt de vices. On touche ici à une préoccupation des lois bioéthiques.

Cela étant, quand il existe une protection légale pour le mineur comme pour le majeur protégé, il n'y a pas trop de difficultés. On peut trouver, en améliorant légèrement le système, des protections suffisantes. La difficulté réside, dans l'hypothèse, qui n'est pas rare, des personnes majeures qui ne sont pas soumises à un régime de protection et qui, cependant, sont atteintes de troubles mentaux faisant craindre pour elles ou douter de leur lucidité.

La question se pose dans tous les domaines, notamment sur le plan patrimonial. Les familles répugnent pour des raisons qui sont parfois honorables, parfois moins honorables, à mettre sous tutelle ou même sous curatelle, un majeur qui pourtant devrait relever de ce régime. La question est beaucoup plus large que celle-là mais ici elle est plus aiguë parce que, effectivement, on peut craindre que cette personne, ne bénéficiant pas d'une protection légale et étant renvoyée à son seul consentement, puisse être exposée davantage que les autres. On peut supposer qu'en raison de son trouble, ce seul consentement n'est pas une protection suffisante. Faut-il revenir à la solution antérieure, à savoir dire qu'il faut la soumettre à un régime de protection spéciale, ou imaginer un régime intermédiaire instituant pour les personnes en cause soit une procédure légale, par exemple, devant un comité d'experts, soit des mesures d'accompagnement particulières ? On risquerait, à mon sens, de créer une discrimination difficile à justifier. Comment dire que telle personne doit suivre une procédure que le droit commun, n'impose pas de suivre aux majeurs non incapables ? Je vois là une difficulté d'articulation et, finalement, d'acceptation.

Pour répondre à vos questions plus spécifiques, en ce qui concerne le f_tus, faut-il demander à la mère ou aux parents leur accord pour disposer, je vais employer un terme grossier, excusez-moi, mais on parle du « produit » de l'avortement ? Faut-il s'adresser à la mère qui, seule, à le pouvoir de demander et d'obtenir l'IVG ? Vaut-il mieux associer dans ce consentement le mari ou le compagnon, disons, le père potentiel ? C'est déjà une première question.

Mme Yvette Roudy. - Le consentement pour l'utilisation du produit de l'avortement ?

M. Francis Kernaleguen. - Oui, s'il faut demander, à qui faut-il le demander ?

Ensuite, plus simplement, faut-il demander ? Il y a une certaine ambiguïté - je ne sais si je serai suivi par tout le monde - à recourir à l'interruption de grossesse, ce qui veut dire que concrètement, on a décidé que l'on n'est pas en présence d'un projet parental ou d'un enfant, et, une fois l'interruption de grossesse opérée, traiter le produit non comme un déchet hospitalier mais comme si cela avait été un enfant qui ne serait plus. Je ne suis pas psychanalyste, je n'ai donc pas la réponse, mais la question se pose tout de même. On est dans l'ambigu.

Pour les personnes décédées, en revanche, je vois bien les possibles difficultés. Aussi la présomption de consentement est-elle une bonne chose. D'après ce que je sais du CHU de Rennes, quand les familles sont interrogées sur ce que pensait le défunt et s'il aurait consenti ou non à un prélèvement, leur réponse est assez souvent plus leur propre sentiment que celui du défunt. On peut avoir le cas inverse aussi.

J'ai quatre enfants, deux d'entre eux sont d'accord pour un prélèvement, deux autres non. Il est vrai que je me disais, en attendant mon audition, que je respecterais leur choix, cela va de soi. Mais que se passerait-il si, leur choix étant un refus, celui-ci avait pour conséquence de mettre en danger la vie de quelqu'un qui est dans la chambre d'à coté ? Un problème de conscience se poserait à moi. En même temps, je n'imagine pas refuser de respecter la parole de mes enfants. Il y a là un véritable problème. Le registre de refus est une facilité de ce point de vue. Quand quelqu'un s'y est inscrit, la famille n'a plus rien à dire, et je n'ai plus mon problème moral à régler.

M. Jean-Michel Dubernard. - Je n'ai pas très bien compris, vous n'avez pas dû répondre complètement à la deuxième question posée par le rapporteur concernant les prélèvements sur personnes vivantes.

M. Bernard Charles, président. - Nous pouvons y revenir.

M. Jean-Michel Dubernard. - La question qui se pose est de savoir si ce consentement est libre dans la mesure où, toujours dans le cas du don d'organe, des pressions, qui sont des pressions affectives très précises, ne manquent pas de s'exercer qui ne sont pas sans conséquences parfois à terme. Tous les transplanteurs connaissent des histoires de frère donneur qui fait chanter ultérieurement le frère receveur, lui demandant des avantages en échange de son don ou ne cessant de lui rappeler qu'il lui a fait un don magnifique.

M. Bernard Charles, président. - Ou des disputes au moment de l'héritage où l'on entend le donneur dire qu'il a donné bien plus que de l'argent. Je croyais que c'était assez exceptionnel.

M. Jean-Michel Dubernard. - C'est exceptionnel mais les cas qui arrivent à notre connaissance sont probablement plus exceptionnels que les autres. En tout cas, il y a tout cet environnement qui fausse la notion de choix ou qui permet de l'interpréter de manière différente.

Concernant le consentement des personnes décédées, peut-on mettre exactement sur le même plan le choix de donner des organes et le choix de ne pas les donner, c'est-à-dire le consentement explicite et le consentement présumé associé à un refus ou à un registre des refus ?

M. Bernard Charles, président. - En d'autres termes ?

M. Jean-Michel Dubernard. - Il y a deux choix, le consentement explicite : « J'ai décidé de donner mes organes » et l'autre choix : « J'ai décidé de ne pas donner mes organes en mettant mon nom sur un registre des refus », registre qui n'est d'ailleurs jamais rempli car, pour le moment, c'est un véritable échec en termes de pourcentage. Ce registre a malgré tout l'avantage d'exister. Mais le choix de donner et celui de ne pas donner peuvent-ils être mis exactement sur le même plan quand on est face au don d'organe d'une personne décédée entourée d'une famille qui, d'ailleurs, peut aussi influencer la décision, comme vous l'avez très bien dit ?

M. Francis Kernaleguen. - Je pense que le choix de donner doit être respecté absolument.

Pour ce qui est du choix de ne pas donner, je vous ai dit tout à l'heure le problème que j'aurais, mais je ne vois pas très bien comment faire. C'est la raison pour laquelle je souhaiterais plutôt que l'on exprime une volonté de son vivant mais, en même temps, je trouve qu'il est assez sain qu'une solidarité puisse exister. Désormais, je porte une carte de donneur, mais pendant longtemps j'ai dit que j'allais le faire, sans le faire. On est assez négligent.

On note tout de même une augmentation de la prise de conscience dans la population. Somme toute, les oppositions sont moins virulentes et moins nombreuses que par le passé. Nous sommes peut-être dans une période de transition.

M. Jean-Michel Dubernard. - Les oppositions étaient relativement faibles jusqu'à il y a dix ou douze ans. Elles ont considérablement augmenté ensuite. À l'heure actuelle, elles représentent 30 %. De nombreux facteurs sont à l'origine de cette évolution : le scandale d'Amiens, pseudo scandale monté par la presse, la crise économique, etc.

Mais le fond du problème est celui-ci : doit-on imposer ?

La logique apparente, au premier degré, est de dire qu'il faut s'en tenir au consentement explicite mais seul un tout petit pourcentage de personnes porte une carte de donneur d'organes et on tue la transplantation. Tuer la transplantation, ce n'est pas vraiment un problème, sauf que ce sont les malades qui en subissent les conséquences.

Quand on dit que tout le monde est présumé donneur, sauf si l'on a exprimé la volonté contraire, il y a cette notion de choix et de non-choix que l'on peut mettre à des niveaux différents sur le plan moral. Il y a aussi les gens qui sont plutôt contre et qui n'ont pas fait l'effort d'aller s'inscrire sur le registre. Ce n'est pas si simple. Si l'on me demandait comment s'inscrire sur le registre, je dois avouer que...

M. Bernard Charles, président. - Oui, c'est une difficulté.

Mme Yvette Roudy. - Nous parlions du consentement libre et éclairé de la personne avant sa mort et de l'impression que pouvait avoir la famille. C'est un problème délicat. Cela nous semblait une question difficile à poser à la famille endeuillée et, en même temps, on nous avait dit qu'il fallait faire très vite pour les transplantations. Nous avions donc pensé à ce registre, mais il est vrai que celui-ci ne donne pas satisfaction.

Nous n'avons que des impressions personnelles. Je pense, pour ma part, que l'opinion publique ne sait pas suffisamment ce que cela peut représenter. Elle ne sait pas que l'on a besoin de dons d'organes. Aux dernières informations, on manquait d'organes. Si l'on prévoyait des campagnes régulièrement, comme on le fait pour les dons de sang...

M. Bernard Charles, président. - Quand vous faites campagne pour les dons de sang, vous n'êtes pas plus entendu.

Mme Yvette Roudy. - Oui, mais cela, c'est lié à d'autres raisons. C'est à cause du sida et des peurs de transmission.

On pourrait développer l'instruction civique en faisant davantage appel à la solidarité : une fois que l'on n'est plus là, on peut encore être utile et même en n'étant plus là, on peut aider la vie à continuer. Il y a une manière d'expliquer.

M. Jean-Michel Dubernard. - Cela se fait.

Mme Yvette Roudy. - Dans nos textes, si nous le voulons, nous pouvons préconiser des campagnes d'informations nationales.

M. Jean-Michel Dubernard. - C'est déjà fait.

Mme Yvette Roudy. - Mais je n'en vois pas.

M. Jean-Michel Dubernard. - C'est déjà dans le texte, mais ce n'est pas appliqué.

Mme Yvette Roudy. - Concernant le f_tus, je n'ai pas bien compris ce que vous disiez. Que fait-on de ce produit, car ce n'est pas un déchet hospitalier ? C'est autre chose, c'est un produit organique.

Ne faites-vous pas de différences en fonction de l'âge pour savoir si et à qui l'on peut demander ce qu'il faut en faire ? Si c'est quelques semaines, on a légiféré sur l'IVG. À partir d'un certain moment, on dit que ce n'est plus possible, mais jusqu'à telle ou telle date, c'est encore possible. De toute façon, le débat métaphysique sera toujours là, avec cette phrase terriblement ambiguë : « À partir du commencement de la vie... ». Ne nuancez-vous pas votre réflexion en fonction de l'âge ? En fait, faut-il demander ce que l'on en fait, dans la mesure où il y a rejet ? L'acte lui-même prouve que l'on n'en veut pas. Venir en plus demander à la femme ce qu'elle veut que l'on en fasse, je trouve que cela ajoute au traumatisme. On ne ménage rien.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Ce qui vient d'être dit résume bien la situation : la loi doit-elle rester en l'état ? Le législateur de 1994 n'avait rien prévu. Faut-il, sur ce sujet, préciser les choses ?

Mme Yvette Roudy. - Pour moi, non.

M. Roger Meï. - Je n'ai pas bien compris à qui appartient le f_tus après un avortement qu'il soit volontaire ou non. Je crois que ce sujet est au c_ur de ce dont nous discutons parce que la génétique va donner de plus en plus d'importance au f_tus ou aux premières semaines de la vie d'un être humain.

M. Francis Kernaleguen. - Lorsqu'on considère un f_tus, il faut avoir à l'esprit la position des personnes qui en sont à l'origine. Ils ont pu adopter une attitude parentale - c'est l'hypothèse de la fausse couche - et il n'y a pas de doute que pour les parents, le f_tus a été un enfant qu'ils attendaient. J'imagine que pour ceux-là, il est assez normal qu'ils aient leur mot à dire. En revanche, s'il s'agit de personnes qui ont quitté la position parentale, qui ne l'ont pas acceptée, la question ne se pose pas dans les mêmes termes et il n'y a rien à demander. Les choses sont claires.

M. Bernard Charles, président. - Quelle est la loi en matière d'état civil ?

M. Francis Kernaleguen. - En matière d'état civil, la loi est raisonnable : quand un enfant est mort-né, on peut désormais le faire mentionner à l'état civil. C'est, pour les parents, une manière de vivre le deuil d'un enfant qui, pour eux, est un enfant. C'est indiscutable. Mais pourquoi interroger des personnes pour qui ce n'est pas un enfant puisqu'ils n'avaient pas adopté la position de parents ?

Mme Yvette Roudy. - Faut-il répondre à des questions que l'on ne nous pose pas ? Faut-il tout encadrer ?

M. Francis Kernaleguen. - Si c'est le législateur qui me pose la question à moi, citoyen, je répondrai que je suis partisan du moins de loi possible.

Mme Yvette Roudy. - Il y a toujours la tentation d'encadrer plus que nécessaire.

M. Alain Claeys, rapporteur. ─ Je ne suis pas loin de partager votre sentiment sur le f_tus, mais dans le domaine du don et de l'utilisation des produits du corps humain, quelles seraient selon vous les quelques avancées réalisables à l'occasion de la révision des lois bioéthiques, compte tenu de l'expérience des cinq dernières années, même si des décrets sont parus tardivement ? Quelles seraient les pistes sur lesquelles vous pensez que le législateur devrait travailler ?

M. Francis  Kernaleguen. - Une question se pose, mais je crois savoir qu'elle avance, c'est celle de l'étude ou de la recherche sur l'embryon. Manifestement quelque chose est à faire en ce domaine. Toutes les discussions que l'on a pu entendre pendant cinq ans démontrent qu'entre l'étude et la recherche, « il a parfois une feuille de papier à cigarette » et qu'il n'est pas tout à fait évident de savoir ce qui est permis et ce qui est interdit.

M. Bernard Charles, président. ─ Oui, on avait mis « étude » dans la loi.

M. Francis Kernaleguen. - C'est certainement un point à éclaircir, quitte à permettre des recherches. C'est une question de choix du législateur, mais il faut y réfléchir.

M. Alain Claeys, rapporteur. ─ Mais sur le consentement ?

M. Francis Kernaleguen. - Sur le consentement à propos de la procréation assistée, j'avais été très surpris que, dans le même temps où l'on retirait aux juges des fonctions qui n'étaient pas des fonctions de juge pour les confier aux greffiers je pense aux questions de nationalité -, on a demandé aux parents ayant recours à une procréation assistée avec tiers donneur, d'aller exprimer leur consentement devant le juge. C'était paradoxal. Pour moi, c'était vraiment une bizarrerie, d'autant plus que les juges se sont interrogés sur leur rôle : devaient-ils se comporter comme un enregistreur, un notaire, par exemple, ou devaient-ils évaluer et apprécier, donc éventuellement refuser de recueillir ce consentement ?

Cela étant dit, avec le recul, je m'aperçois que le choix du législateur entre juge et notaire est très simple : le juge est gratuit, le notaire ne l'est pas.

M. Bernard Charles, président. - Tout à fait.

M. Francis Kernaleguen. - Ma réaction de processualiste, qui consiste à dire que l'on demande au juge de remplir une tâche qui ne relève pas de sa fonction, s'efface un peu, même si je pense que le greffier aurait été largement suffisant. En même temps, la solennité du passage devant le juge se comprend. On voit la même chose dans le don d'organes.

M. Bernard Charles, président. - Que pensez-vous du consentement libre et éclairé de la loi de 1988 ? Nos travaux se fondent sur les lois de 1994, mais nous n'excluons pas d'examiner aussi certains aspects de la loi de 1988 sur les personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales. Dans cette loi, la notion de consentement libre et éclairé avait fait l'objet d'un long débat parce que se posait la question de l'expérimentation sur des gens plongés dans le coma, l'expérimentation de produits à visée psychiatrique sur des mineurs ou des adultes placés sous curatelle, etc. Vous avez analysé cette loi. Selon vous, sur quels points le système fonctionne-t-il bien ? Les CCPPRB font-ils leur travail sans blocage ? Nous constatons des blocages qu'il faudrait essayer de lever sur d'autres points que le consentement libre et éclairé, mais quelle est votre opinion à ce sujet ?

M. Francis Kernaleguen. - Sur le consentement, il n'y a pas trop de blocages. Le blocage est autre. La lourdeur du recours au comité a pour effet de dissuader de déposer des dossiers et, peut-être même de les détourner ailleurs, je ne veux pas trop dire où, mais peu importe...

M. Bernard Charles, président. - Dans d'autres pays ?

M. Francis Kernaleguen. - Notamment.

On constate aussi que certains projets de recherche, que l'on refuse de réviser, sont, en fait, soumis au comité d'éthique - je parle de ce que je sais de celui du CHU de Rennes. C'est une manière détournée, quand on est à la marge, de savoir si c'est de la recherche ou pas. C'est évidemment moins lourd à tous égards, et l'on espère ainsi avoir l'aval d'une pseudo autorité.

Concernant le consentement, j'ai l'impression qu'il est vécu comme une contrainte très lourde par les promoteurs de recherches. En même temps, c'est une nécessité. Je ne vois pas que l'on puisse céder sur ce point.

M. Bernard Charles, président. - D'un autre côté, j'ai vu un encart, dans une revue, relatif à un stage pour savoir comment « attirer » les personnes qui se prêtent à l'expérimentation biomédicale. Nous avions voulu encadrer cela dans la loi pour éviter un glissement qui aurait pu se produire. Cela engendre certes un peu de lourdeur, mais cette lourdeur invite malgré tout à la discussion et à l'explication.

M. Francis Kernaleguen. - C'est la question non pas de la rémunération mais de l'indemnisation, qui peut être une manière d'inciter ou d'appeler des consentements, sans doute libres et éclairés mais aussi intéressés.

M. Bernard Charles, président. - Malgré le fichier pour éviter que l'on participe à plusieurs recherches. Cela a été un des points difficiles à régler de la loi.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Avez-vous travaillé sur la question des tests génétiques ? Pensez-vous que les personnes qui veulent aujourd'hui refuser de tels examens, de tels tests, sont suffisamment protégées ?

M. Francis Kernaleguen. ─ Vous parlez des tests génétiques en général, y compris les tests en vue d'une recherche de filiation, par exemple ?

M. Alain Claeys, rapporteur. - Tout à fait.

M. Francis Kernaleguen. - La question suppose que l'on ait réglé la position de la jurisprudence sur la prise en considération, après le décès d'une personne, du refus qu'elle avait exprimé de son vivant. C'est l'affaire Montand, par exemple, mais ce n'est pas la seule hypothèse. Il me semble, mais sur ce point je pense être assez minoritaire parmi les juristes, que dans la loi bioéthique, on parle du consentement de la personne - et la personne, pour les juristes, est la personne vivante parce qu'après le décès, il n'y a plus de personne qui peut intervenir ; il y a un cadavre, il n'y a plus de corps.

Le consentement est là pour protéger le corps, le corps d'une personne vivante. Le refus le protège et le juge peut tirer les conséquences du refus, ce qui est un bon équilibre. Mais, après le décès, les questions ne se posent plus, à mon sens, dans les mêmes termes et il y a à peser les intérêts légitimes en présence. L'intérêt d'un enfant qui cherche ses origines n'est pas moins légitime que celui d'une personne qui refuse, même après son décès, une recherche.

Cela étant, si l'on prend le cas particulier auquel j'ai fait allusion, ce qui s'est passé, c'est qu'en première instance, l'intéressé avait refusé l'examen, le juge ayant tiré de ce refus, plus d'autres indices, une paternité, qu'il avait déclarée.

La famille a fait appel. Si la famille fait appel, cela veut dire qu'elle prétend, peu importe les raisons, que l'intéressé n'est pas le père de l'enfant requérant. Dans ce cas, on ne peut pas à la fois souhaiter une décision dans un sens et ne pas prendre les moyens permettant de prendre cette décision. Au bout du compte, si en appel la Cour de Paris avait décidé qu'elle ne pouvait pas passer outre au refus de l'intéressé, elle aurait rendu la même décision que celle du tribunal de première instance.

Il y a peut-être une question de respect de la personne, une médiatisation qui n'était pas très opportune, pour dire les choses rapidement, mais il me semble qu'il n'est pas anormal que l'on pèse les intérêts légitimes des personnes en présence, sachant qu'il existe déjà des garde-fous importants dans la loi. J'aurais donc tendance à dire que l'on ne peut pas raisonner de la même manière à l'égard d'une personne décédée qu'à l'égard d'une personne vivante.

Cependant, sur ce sujet, je pense que l'opinion la plus répandue va plutôt dans le sens inverse.

Mme Yvette Roudy. - Il faut trancher entre le droit de l'enfant de connaître ses origines et le refus de répondre du père supposé. Tant qu'il y a refus du père supposé, qu'il est vivant, ce sont deux personnes. Mais, une fois mort ? Pouvez-vous nous redire votre position ?

M. Francis Kernaleguen. - Ma position, minoritaire, est la suivante : du vivant de la personne, nul ne peut passer outre son refus. Le juge peut ordonner l'examen mais si la personne refuse, il n'y a pas moyen de passer outre. Cela me paraît satisfaisant, quitte à ce que le juge tire les conséquences du refus, en se fondant, par exemple, sur d'autres indices. Il n'est pas question de passer outre du vivant de la personne. C'est une question de protection du corps humain. C'est conforme aux grands principes de la loi bioéthique.

En revanche, quand la personne est décédée, et si la question de la filiation continue à être discutée et contestée, ce qui était le cas dans l'affaire à laquelle je faisais allusion, on ne peut à la fois dire : « Je conteste la filiation déclarée, mais j'interdis que l'on se donne les moyens de trancher la question ».

Mme Yvette Roudy. - Vous trancheriez donc en disant que l'enfant a le droit de connaître ses origines ?

M. Francis Kernaleguen. - Le juge doit peser les intérêts en présence pour savoir lequel doit prévaloir : la volonté exprimée du vivant de la personne ou le souhait d'un enfant d'avoir accès à ses origines. Il faut laisser une marge de man_uvre au juge. Cela s'est fait dans deux affaires, à Paris mais aussi à Aix.

M. Roger Meï. - Je ne sais si cette question entre dans le champ de la loi mais elle m'a été posée à plusieurs reprises, aussi je vous la soumets : que pensez-vous des cartes d'identité génétique avec un code barre ?

M. Francis Kernaleguen. - C'est sûrement pratique, mais c'est dangereux. À l'évidence, à terme, on finira par y arriver mais je crois qu'il faudra s'entourer de garanties très importantes. C'est une question de liberté publique classique parce qu'il est évident que les risques de dérive sont vraiment considérables.

Honnêtement, j'en vois bien l'utilité mais il faut être extrêmement prudent. J'imagine bien qu'il n'y aura pas moyen de résister pendant un siècle à la pression mais il faudra faire preuve d'une prudence extrême et de garanties absolument importantes, au-delà de ce qui est habituel, parce que les dangers sont considérables.

M. Bernard Charles, président. - Nous vous remercions.

Audition de M. Dalil BOUBAKEUR,
Recteur de l'Institut musulman de la Grande Mosquée de Paris

(Extrait du procès-verbal de la séance du 8 novembre 2000)

Présidence de M. Roger Meï, vice-président,

puis de M. Bernard Charles, président.

M. Roger Meï, vice-président. - Nous recevons M. Dalil Boubakeur, Recteur de l'Institut musulman de la Grande Mosquée de Paris, que j'ai le plaisir de saluer à nouveau, puisque nous avions déjà eu l'occasion d'évoquer avec lui certains problèmes lors du travail entrepris avec le professeur Mattei. Nous sommes aujourd'hui engagés dans le processus de révision des lois de 1994. Avant de céder la parole au rapporteur, je tiens, monsieur le Recteur, à vous souhaiter la bienvenue. Nous pensons solliciter les représentants de toutes religions. C'est dans cette démarche que s'inscrit votre audition. Vous êtes le premier à répondre à notre invitation et je vous en remercie.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je m'associe très sincèrement, monsieur le Recteur, aux remerciements que vous a adressés le président. Cette mission d'information, mise en place par le président de l'Assemblée nationale, est l'aboutissement de toute une série de travaux ainsi que de divers rapports, dont ceux du Conseil d'État et de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques. Elle est la préfiguration de ce que sera la commission spéciale lorsque le gouvernement aura déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale le projet de loi modifiant une partie des lois de 1994. Cette mission d'information travaille depuis plusieurs mois et nous avons décidé, collectivement, d'adopter une démarche véritablement citoyenne.

Votre présence marque une nouvelle étape dans nos travaux, celle durant laquelle nous allons accueillir les représentants des familles spirituelles et philosophiques. Nous considérons, en effet, que tout débat éthique comporte une part relevant de la morale personnelle. La simple observation que le sentiment religieux ou philosophique fonde pour une grande part la morale individuelle ne pouvait que conduire la mission à entendre un représentant de chaque confession ou courant philosophique, même s'il s'exprime à titre personnel.

La deuxième raison de votre présence est que les différentes familles spirituelles ou philosophiques ont déjà choisi de s'exprimer dans le débat public qui entoure la révision des lois sur la bioéthique. C'est votre cas, monsieur le Recteur. Vous n'avez pas manqué de le faire à l'occasion de la discussion et de l'adoption des lois de 1994 ; l'importance des questions soulevées par l'évolution des connaissances scientifiques qui justifie leur révision, ne pouvait laisser les confessions indifférentes.

La mission veille à ne pas limiter son information sur les évolutions scientifiques, médicales et techniques à un éclairage donné par les scientifiques, les médecins ou les techniciens. Dès le début de nos travaux, nous nous sommes efforcés d'élargir notre approche en recevant des généralistes à côté de spécialistes.

C'est la raison pour laquelle il nous importe d'entendre, de vive voix, l'appréciation portée par les différentes familles spirituelles sur ces évolutions, au regard des positions qui sont traditionnellement les vôtres et que vous avez eu l'occasion d'exprimer.

La troisième raison est que le législateur, représentant légitime de l'ensemble du corps social, est dans son rôle en s'attachant à garantir le pluralisme de son information.

Cette introduction vous indique, monsieur le Recteur, l'état d'esprit dans lequel nous nous trouvons au moment où nous vous recevons. Je vous poserai quelques questions simples sur lesquelles vous pourrez revenir dans votre propos liminaire. Résumant ces questions, j'en retiendrai quatre qui me paraissent essentielles.

Tout d'abord, sur le thème de l'embryon, vous avez rédigé une contribution particulière pour l'étude du Conseil d'État, de laquelle on peut dégager deux interrogations. La première concerne le statut de l'embryon dans l'Islam : être vivant au départ, puis humanisé par l'esprit. Quelles conséquences une telle conception a-t-elle à l'égard de l'éventualité d'autoriser la recherche sur l'embryon ? Quelle appréciation portez-vous sur les recommandations du Conseil d'État, sur cette idée d'une protection graduelle ?

Sur la filiation, il serait sans doute utile pour notre mission que vous puissiez rappeler l'appréciation portée par l'Islam sur l'assistance médicale à la procréation. Quels sont les principes de la filiation ?

S'agissant de la médecine prédictive qui est devenue un sujet important aujourd'hui compte tenu des progrès scientifiques, vous avez qualifié le diagnostic préimplantatoire de « viol par effraction éventuelle des secrets génétiques individuels pouvant servir de critères d'eugénisme ». Réprouvez-vous absolument et définitivement cette technique ? Ou, au contraire, souhaitez-vous la fixation de conditions extrêmement strictes, que vous pourriez éventuellement nous préciser ? Plus généralement, quelle appréciation portez-vous sur les tests de dépistage génétique ?

Enfin, sur le statut de la connaissance scientifique, nous voudrions vous demander quels sont les enseignements qu'apporte le Coran pour la conduite des médecins et des chercheurs. Cela peut être un préalable à d'autres questions. Nous souhaiterions que, sur ce thème très général, vous puissiez éclairer notre mission.

M. Dalil Boubakeur. - Je remercie la représentation nationale de bien vouloir associer la réflexion éthique et spirituelle, pour ne pas trop cantonner le religieux dans le culturel, à celle concernant le progrès scientifique et technique dans notre pays et, singulièrement, l'avancée des techniques biomédicales, qui rendent aujourd'hui les sources traditionnelles de la morale plus que jamais précieuses pour éclairer le chemin de la connaissance. Quelle position pouvons-nous exciper de nos textes et de notre réflexion sur la conduite de ces progrès médicaux ?

Je pourrais commencer par dire que, d'une manière générale, la réflexion éthique part de principes classiques de la morale. Même si je parle d'un point de vue spirituel, il y a des principes issus de la raison. Je poserai, par exemple, comme premier principe, le fait qu'est moral ce qui est « réplicable » universellement : c'est le principe kantien de la morale, sur lequel les religions sont d'accord, et qui, pour nous, a une valeur positive.

À côté de cet aspect d'universalité des techniques et des principes applicables à l'être humain, dont l'objectif est le respect de la personne humaine et de la vie, le deuxième principe, qui s'attache à l'évolution de ces techniques et qui touche en particulier la génétique, est évidemment le principe de responsabilité, à l'échelon individuel, à celui de sa génération, mais aussi, comme le dit Jonas, à celui des générations à venir.

Le troisième principe, que j'appellerais celui d'Axel Kahn, est lié à la condition que, dans ces techniques, le bénéfice retiré soit supérieur aux inconvénients. C'est un principe très moderne mais qui, dans certaines écoles de l'Islam, est retenu comme étant une des sources du Bien. C'est la maslaha al amma, l'intérêt général et le bien public, qui sont deux principes de la jurisprudence de l'école malékite de l'Islam dans la tradition de la Sunna. Ce principe, qu'Axel Kahn réfère à des principes éthiques américains : nous connaissons les Anglo-Saxons, leur pragmatisme et leur évaluation moins intériorisée, dirais-je, du Bien et du Mal. Ce principe de bénéfice supérieur aux inconvénients peut donc également servir de base au débat moral.

En ce qui concerne le plan général de la bioéthique, du point de vue de ma tradition, il est clair que le principe du respect de la vie est absolu en toutes circonstances et, pour le dire d'une manière simple, du commencement à la fin de la vie. Cela entoure tout ce qui pourrait toucher à la vie, à ses débuts ou à sa fin naturelle, d'un caractère sacré, intouchable, inviolable. Quoique, en consultant mes textes avec précision, cette notion de sacré s'applique à la vie en tant que création de Dieu et non pas en tant que Dieu lui-même. Dans le sacré de l'Islam par rapport à la vie, ce qui est sacré, c'est ce que Dieu a créé. Je me réfère là à un débat des rationalistes de l'Islam qui avaient discuté, à propos du Coran, s'il était parole de Dieu créée ou incréée, ce qui avait suscité des débats houleux dans la tradition de l'Islam. Au sujet de la vie, le Coran est très clair. Il ne dit pas que la vie est sacrée parce qu'elle est kdous - une émanation de Dieu - mais parce qu'elle est haram - c'est-à-dire qu'il est interdit d'y porter atteinte. J'insiste sur ce distingo, parce qu'il a fait l'objet de discussions théologiques avec nos amis Juifs qui, eux aussi, ont cette attitude vis-à-vis de la vie.

Pour le reste des principes bioéthiques, bien entendu, l'obligation de soins, « la nécessité urgente » supprime l'interdit, ce qui va dans le sens de certaines recherches. Une nécessité urgente permet d'utiliser des produits qui émanent d'animaux interdits
- du porc, par exemple. C'est intéressant dans le cas de greffe de valvules et de xénogreffes. Des recherches sur des animaux licites ayant été faites sans aboutir, l'utilisation du porc revêt un caractère de nécessité urgente. C'est particulièrement important pour le pancréas, qui peut être aujourd'hui à notre portée en tant que cellules exogènes xénogreffées.

Pour ce qui est du don, la réflexion musulmane était, au départ, empreinte de grandes réticences mais, aujourd'hui, les bioéthiciens de l'Islam considèrent que c'est un acte de charité au bénéfice de la vie d'un autre être humain. C'est véritablement un don de vie. Cependant, il faut respecter le principe du don : je donne quelque chose à quelqu'un, il y a un « je », il y a un acte et un complément d'attribution. Il faut que ce lien entre le donneur et le receveur soit respecté, soit par le fait que le donneur accepte soit, à défaut, sa famille ou sa communauté ; chez nous, le donneur n'est pas le seul propriétaire de l'organe, sa famille, puis sa communauté peuvent s'y substituer. Trois instances peuvent donc disposer du corps humain.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - À quel moment, la communauté peut-elle se substituer à la famille ?

M. Alain Claeys, rapporteur. - Si le donneur ne peut pas donner et qu'il n'a plus de famille, la communauté peut le faire.

M. Dalil Boubakeur. - C'est cela, la famille ou la communauté. La communauté a un droit sur le corps, qui était le bien de la personne humaine, laquelle, dans nos textes, aura à répondre de la situation du corps. Pour nous les corps retournent à Dieu. Les humains n'en sont que les usufruitiers.

Pour en arriver aux grandes règles de la procréation, dans un couple légitime, toutes les techniques d'aide à la procréation sont réputées licites, dans le sens où la filiation est légitime à partir d'un père et d'une mère. Je pourrai même dire : à partir d'une cellule maternelle et d'une cellule paternelle. Cela exclut, par conséquent, l'insémination par gamètes inconnus. Avec un tiers inconnu, il n'y aurait pas de famille constituée.

En cas d'interruption de grossesse, le critère retenu est la santé de la mère, qui fait de l'IVG une ITG, interruption thérapeutique de grossesse. Ce principe peut être étendu à tout problème de f_tus malformé, porteur d'une lésion létale, comme on a vu récemment en Angleterre, lorsque la vie du f_tus est gravement compromise. Il faut alors obtenir l'autorisation parentale, dont dépendra la vie du f_tus, en expliquant qu'il y a un danger. Dans ce cas, la responsabilité doit être partagée entre médecin et famille, qui doivent bien s'expliquer sur cette question.

En ce qui concerne l'embryon et son statut, dans le principe général, l'embryon est bien sûr une personne, une promesse de personne, mais nous optons un peu plus volontiers pour la position explicitée par l'Église protestante en disant que ce n'est pas tout à fait une personne constituée et que ce n'est pas non plus un amas de cellules « objectivables ». Nous sommes donc proches de cette conception, qui est importante dès lors que l'on va utiliser les cellules embryonnaires. Ce sujet soulève aussi des problèmes : que signifient des « cellules embryonnaires » ? On parle, bien sûr, de cellules totipotentes d'embryons, qui ne seront pas celles d'une mère et d'un père destinées à une filiation, mais celles d'embryons surnuméraires. Tout cela ne nous dit pas - et nous souhaitons la précision - à quel stade cet embryon reste, ou devrait être, l'objet de ces recherches et des prélèvements de cellules.

Il est certain que, dans nos conceptions religieuses, à partir d'un certain stade nous avons une personne avec l'influx de Dieu, le « souffle de l'esprit », ce qui limite un peu le cas des embryons susceptibles d'être l'objet de recherche, encore que les religions n'ont pas donné explicitement, l'Islam en particulier, de feu vert pour la recherche sur l'embryon ni pour l'utilisation des cellules embryonnaires.

Nous suivons les réflexions de nos frères chrétiens, sans outrepasser le fait que nous savons que l'embryon est un amas de cellules, un « organite » doté d'une potentialité fantastique, et nous ne méconnaissons pas les bénéfices des cellules totipotentes, notamment dans certaines maladies cérébrales. Le principe du bénéfice supérieur à l'inconvénient peut, là aussi, être invoqué.

Avec votre question sur la médecine prédictive et le diagnostic préimplantatoire, nous entrons dans le principe de l'intention : dans quelle intention faisons-nous ces DPI ? Dans une intention d'eugénisme ? Il n'en est pas question. Ou dans une intention de dérive ? Il n'en est pas question non plus.

Mais, comme vous le dites, peut-on les réprouver totalement ? Fixer des conditions serait très délicat. Il faudrait l'encadrer pour éviter les viols de secret de l'embryon ou de la personne. Qui posséderait cette information, la société, les assurances ? On pourrait éventuellement le faire lorsque les conditions inciteraient à penser qu'il y a une malformation, mais je pense qu'il faut que cela reste du domaine médical, et non du domaine de la société. Tout cela mériterait naturellement d'être développé plus longuement, mais je me soumets à vos questions pour y répondre de manière plus détaillée.

Le problème actuel est cet embryon. La réflexion religieuse, je dois le dire, marque une évolution, qui met en balance l'intérêt de l'humanité et le devenir d'un embryon, qui serait éventuellement destiné à disparaître, ou à mourir dans le cas de ces embryons surnuméraires qui, de l'aveu des parents, dans les conditions telles qu'elles sont indiquées dans le nouveau projet de loi, n'auraient pas à survivre.

M. Pierre Hellier. - Vous venez d'évoquer le problème des embryons surnuméraires. J'ai l'impression, mais peut-être vous ai-je mal compris, que du fait que ces embryons surnuméraires étaient condamnés, il y aurait une possibilité de les utiliser ?

M. Dalil Boubakeur. - L'embryon surnuméraire pose un grave problème. Sa présence même est un problème. Son devenir létal - être détruit - ne nous satisfait pas et son utilisation systématique à des fins thérapeutiques ne nous satisfait pas davantage. Nous nous en remettons à la conscience médicale, à la recherche médicale, au cadre médical, parce qu'il ne faut pas oublier que nous allons vers une médecine beaucoup plus performante pour soigner les dégénérescences. Les dégénérescences cérébrales, les myocardies et autres sont un fléau humain. Nous avons l'impression que, si ce n'est déjà fait, la science médicale finira par nous dire avec plus de précision ce que nous ne savons pas actuellement, c'est-à-dire à quel stade l'utilisation est possible. Il est certain que, sur un f_tus de plusieurs mois, ce n'est pas acceptable. Il y a là un problème éthique et un problème religieux. Ma tradition considère qu'il reste sacré jusqu'à plus ample informé. Il s'agit de voir si cette position de droit, de fait, est susceptible d'évoluer. Mais ce n'est pas moi qui évoluerais, bien entendu.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - Vous respectez la vie, parce qu'elle est don de Dieu. À quel moment commence ce don ?

M. Dalil Boubakeur. - La vie est comme ce que Dieu a donné de toute éternité à l'homme. Dieu a tout donné. La vie fait partie, depuis la création d'Adam, de ce don gratuit à l'homme, selon certaines conditions, mais enfin, il a insufflé, de la matière inerte, la vie.

Le problème spiritualiste qui se pose est de savoir si ce don est l'essence de Dieu. Sommes-nous porteurs de cette essence divine ? Sommes-nous une fraction de Dieu ? Sommes-nous à l'image de Dieu ? Quelque chose de Dieu ? Ou ne sommes-nous qu'une création, comme Dieu a créé tout le reste de l'univers ?

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - Oui, mais quand commence la vie, pour vous ?

M. Dalil Boubakeur. - Elle commence à partir de la fécondation... enfin, pour la cellule.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - Donc, les embryons surnuméraires sont une création de Dieu.

M. Dalil Boubakeur. - Ils sont une création de Dieu.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - Donc, dans votre philosophie, ils doivent être respectés.

M. Dalil Boubakeur. - Absolument. Jusqu'à nouvel ordre, ils sont respectés.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - Cela entre donc dans votre philosophie de dire que, dès le départ, c'est une création. La vie est là, donc respectable.

M. Dalil Boubakeur. - C'est une vie. Dans notre conception, ce n'est pas encore une personne, puisque nous avons toute une embryologie selon laquelle au quarantième jour, ou au cent vingtième, selon les traditions, Dieu l'insufflera du souffle de vie. Nous avons deux principes de vie différents : arrouh, qui est la vie elle-même, et nafs, qui est un principe distinct.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je voudrais compléter la question de ma collègue sur les embryons surnuméraires. Je suppose qu'en 1994, au moment de la discussion des lois sur la bioéthique, vous étiez défavorable à ce que sous-entendait le législateur, c'est-à-dire la destruction de ces embryons surnuméraires au bout de cinq ans ?

M. Dalil Boubakeur. - C'est cela.

M. Bernard Charles, président. - Vous réfutez donc l'argument du Conseil d'État sur l'utilisation à des fins de recherche, sous certaines conditions, des embryons surnuméraires ?

M. Dalil Boubakeur. - C'est cela.

M. Roger Meï. - Vous ne recourez donc pas au principe du bénéfice supérieur aux inconvénients pour la personne ?

M. Alain Claeys, rapporteur. - Cela signifierait que vous excluez l'utilisation, pour un certain nombre d'éventuels progrès thérapeutiques face aux maladies neurologiques, des cellules souches embryonnaires ?

M. Dalil Boubakeur. - Oui. Je pense que la position n'a pas varié : l'embryon est exclu de la recherche en tant que personne vivante. La question posée en ce qui concerne le don de cellule pourrait, à l'extrême limite - mais c'est vraiment une position limite - être considérée comme une espèce de don d'organe ou de don de quelque chose à quelqu'un. Il y aurait un don, il y aurait quelque chose de moral. Mais, pour la recherche, le prélèvement automatique est exclu car il n'y a pas don.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - C'est la différence entre le prélèvement et le don.

M. Dalil Boubakeur. - Absolument. Où est la morale en cas de prélèvement ? Où est l'acte charitable ? Vis-à-vis de qui ? Sans principe moral dans l'action sur l'être humain, sur quelque chose de vivant, on ne peut se prononcer.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Mais si l'on applique cette notion d'acte charitable, on peut aller très loin, on peut pratiquement tout couvrir.

M. Dalil Boubakeur. - On ne peut pas tout couvrir. La vie reste un butoir sur lequel on ne peut transiger. Il est interdit, par exemple, de donner un organe vital du vivant de l'individu. Ce qui va le détruire ne peut pas être l'objet d'un don.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - C'est un don assez bizarre tout de même, s'il faut tuer quelqu'un pour donner.

M. Dalil Boubakeur. - Il est précisé dans nos textes que donner un organe unique n'est pas permis.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - Si l'on fait un prélèvement de moelle, par exemple ?

M. Dalil Boubakeur. - Cela peut se faire.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - Même si c'est un prélèvement ?

M. Dalil Boubakeur. - Oui.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - La moelle, c'est bien vital ?

M. Dalil Boubakeur. - Non. Nous sommes tellement liés aux progrès de la médecine que les prélèvements et les dons essaient de léser le moins possible l'individu donneur, sauf en cas de don, de prélèvement sur cadavre.

M. Bernard Charles, président. - Je crois malgré tout que, sur ces sujets limites, tout le monde a des problèmes, quelles que soient l'analyse, la philosophie, la religion. Nous voyons bien que certaines zones sont très difficiles à cerner.

M. Pierre Hellier. - Vous avez bien situé le début de la vie à la rencontre des gamètes, mais vous avez ajouté : « Dieu l'insufflera du principe de vie après ». Mais quand ?

M. Dalil Boubakeur. - Pour nous, c'est le quarantième jour. Pour certains, le cent vingtième. Vous savez, dans les religions, nous n'avons pas de livre de biologie et les textes qui datent du VIIe siècle, en ce qui concerne l'Islam, se réfèrent à des positions morales, religieuses et prophétiques. C'est très symbolique. Nous prenons cela dans une interprétation de nos traditionnistes - nous en avons pour fixer des normes - qui ont un prurit de former des normes et dire des dates et des précisions, ce qui n'est pas l'objet de la religion.

Le quarantième jour est une tradition juive que nous avons reprise. Le cent vingtième jour est la dernière des quatre phases de trente jours chacune. Le Prophète l'aurait dit à des compagnons, qui l'auraient transmis. Moyennant quoi, nous savons que le quarantième jour est un chiffre symbolique : nous sommes d'accord pour dire qu'à ce moment-là, l'embryon ou le commencement de f_tus reçoit la dignité humaine, et en possède déjà les organites sensoriels : ébauche optique...

M. Pierre Hellier. - Je n'essayais pas de vous faire donner un chiffre exact mais de vous faire dire qu'il y avait, finalement, deux sortes de début de vie. C'est un peu cela ?

M. Dalil Boubakeur. - Oui, certains en ont hâtivement conclu qu'une interruption de grossesse avant quarante ou cent vingt jours était licite, ce qui n'est pas le cas. C'est toute l'ambiguïté. Mais je vous comprends, il y a une ambiguïté dans les textes religieux. C'est pourquoi nous sommes à l'écoute, comme vous, nous ne sommes pas fixés sur nos textes théologiques. Nous tenons compte des faits de société. Prenons l'exemple des Saoudiens, qui sont extrêmement littéralistes dans le cadre de l'Islam. Ils étaient absolument opposés à tout progrès, à tout prélèvement. Or nous nous sommes rendu compte que, dans les faits, ce sont les premiers demandeurs de greffe de rein, etc. Ils vont à Londres, où il y a une intense demande. Alors ? In medio stat virtus.

M. Jean-Claude Guibal. - Dans cette optique, si les critères religieux, théologiques, ne permettent pas de dire quand il est licite d'intervenir sur un être vivant potentiel, comment réagissez-vous, en tant qu'homme de religion et moraliste, au fait que les technologies, la biogénétique, le génie génétique, vont se développer de façon différente selon les pays, leur législation et leur conception ? En fonction de quoi, par exemple, certains pays autoriseront l'expérimentation sur l'embryon pendant que d'autres ne l'autoriseront pas ? En d'autres termes, quelle attitude a le moraliste face aux conflits qui existent entre une morale qui peut être d'origine religieuse mais qui, même pour l'Islam, comme vous le dites, tient compte de l'évolution de la société et de ce que la technologie permet, qui sera utilisé différemment selon les cultures et la conception que l'on se fait de ce que doit être la bonne société ? Où se situe la morale ?

M. Dalil Boubakeur. - Eh, oui ! La morale est-elle de faire tout ce qu'il est possible de faire ? On fait une chose parce qu'on sait la faire. M. Testart posait cette question. Je trouve qu'elle est bien fondée. Mais la morale elle-même n'est pas fixée uniquement dans ce qu'il est possible de faire. Nous avons vu l'intérêt, le bien, le progrès... Le progrès est déjà en lui-même un concept dont il faut définir s'il est moral ou pas. Le progrès est-il moral ? Quand on voit ce qui se passe, ce n'est pas toujours si évident.

Le principe de responsabilité me paraît être une bonne introduction à ces problèmes de génétique, de génie génétique, de diagnostic, de thérapie génique : qu'allons-nous faire ? Nous savons que l'homme n'est pas toujours raisonnable dans l'usage des capacités de modifier la nature des choses. La morale traditionnelle est, malgré tout, le respect des processus naturels. Nous savons bien que ceux-ci ne sont pas parfaits. Il y a une minorité d'anomalies tant par excès que par défaut, comme dans les courbes de Gauss, mais, en gros, cette nature qui a permis à l'humanité de franchir des millions d'années, et 100 000 ans depuis Néanderthal, a un principe en elle que nous jugeons comme bon. De plus, ce qui vient de la Nature est bon car c'est Dieu qui l'a créé.

C'est peut-être une vision optimiste, je le concède, rousseauiste, mais nous avons confiance. L'Islam, c'est la soumission à la loi divine et à la confiance parce que Dieu, qui nous a créés, ne peut nous mener vers le mal, vers la perdition et aussi parce que nous ne savons pas ce qu'il peut advenir en cas de modification. Voilà où se positionne la morale : c'est le respect des processus naturels ; c'est de ne pas modifier, même pour un bien provisoire, un ordre éternel. Nous avons aussi la morale selon laquelle d'un bien peut sortir un mal, et d'un mal peut sortir un bien.

M. Jean-Claude Guibal. - Pardonnez-moi cette question qui vous paraîtra peut-être oiseuse, mais intégrez-vous l'évolution des sociétés dans le processus naturel ?

M. Dalil Boubakeur. - L'un de nos grands sociologues, Ibn-Khaldoun, associe la croissance des sociétés à la croissance d'un être humain : il y a une enfance, un âge adulte, une maturation et peut-être même une mort. Il ne faut pas refuser, se cabrer devant l'évolution naturelle des choses. Nous ne pouvons pas lutter.

Je voulais également dire que la vie humaine, de notre point de vue, n'est pas un tout, ni absolu, ni absurde. Ce n'est pas l'existentialisme de Camus ou de Jean-Paul Sartre, pas même la vie de Berkeley, de Condillac ou des Pragmatiques, mais une vie spiritualisée. Le processus vital n'est qu'un aspect d'un cycle qui nous échappe. Quo vadis, unde venis ? D'où venons-nous et où allons-nous ? Tout le sens de la vie a, à l'origine et à la fin, une explication spirituelle, religieuse, orientée pour un sens. Ce qui compte, c'est notre esprit. C'est cela qu'il faut préserver. Existe-t-il dans l'embryon ? Toute la question est là. S'il y a l'esprit divin, le souffle humain dans l'embryon, celui-ci est sacré. Mais, chers amis, je ne peux, ni en tant que religieux, ni en tant que médecin, vous répondre sur la question de savoir si l'embryon est sacré dans le statut d'une personne humaine.

Le fond de ma conviction est qu'il est sacré en tant que vie, mais il est un peu en état intermédiaire. Il est sacré mais ressent-il ? Y a-t-il une conscience ?... Il y a une promesse de personne, c'est vrai.

M. Bernard Charles, président. - Mais il n'est pas une personne ?

M. Dalil Boubakeur. - Pas encore. Il est une promesse de personne. Encore faut-il savoir jusqu'à quel stade.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je reviens sur le point que vous venez de développer. Vous dites un être humain au départ, puis, humanisé par l'esprit.

M. Dalil Boubakeur. - C'est cela.

M. Alain Claeys, rapporteur. - J'extrais de l'avis du Conseil d'État le passage suivant : « L'idée s'est fait jour que les principes sur lesquels repose la loi actuelle n'obligent pas à une protection uniforme de l'embryon de la fécondation à la naissance, mais à une protection graduelle adaptée à chaque moment du développement vital ». Qu'en pensez-vous ?

M. Dalil Boubakeur. - J'adhère rationnellement à ce propos, sauf que Dieu dispose de la vie.

M. Alain Claeys,  rapporteur. - C'est à partir de ce constat que le Conseil d'État avance l'hypothèse d'une éventuelle recherche sur les embryons surnuméraires.

M. Dalil Boubakeur. - Nous sommes extrêmement réticents à l'égard des recherches sur l'embryon, mais si ce qui motive ces recherches est le bien de l'humanité, il faudra un avis consensuel des Théologiens.

M. Bernard Charles, président. - C'est le premier principe dont vous parliez : le bien est-il supérieur au mal ?

M. Dalil Boubakeur. - Tout à fait. Cela fait partie de notre doctrine: si le bénéfice est supérieur aux inconvénients... mais ce n'est pas aux religieux de le dire. Clairement, le scientifique doit nous dire que le bénéfice pour l'humanité sera celui-ci et l'inconvénient sera celui-là.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Lors de son audition, Mme Nicole Questiaux, qui avait essayé de définir ce qu'était l'éthique, avait fait ce balancement entre le bienfait et l'inconvénient.

M. Dalil Boubakeur. - J'ai trouvé ce principe dans les réflexions bioéthiques d'Axel Kahn, mais je l'ai également trouvé dans nos textes juridiques. Car l'Islam est aussi une religion communautaire. La communauté a ses droits, le droit au bien et à l'utilité générale, à la sauvegarde.

Mme Christine Boutin. - Monsieur le Recteur, lorsque vous parlez de l'utilité ou de l'intérêt général, pouvez-vous considérer que c'est le même concept, la même idée, que le bien commun ?

M. Dalil Boubakeur. - Sur le plan religieux, bien et utilité générale entrent dans le droit au sens où chaque être humain a une série de droits et de devoirs, vis-à-vis de lui-même, vis-à-vis d'autrui et vis-à-vis de Dieu. Il existe donc trois instances fondamentales du droit du croyant.

Le bien est-il l'utile et l'utile est-il le bien ? C'est une profonde question philosophique. Je ne peux vous répondre. Le bien est le principe général de l'Islam, c'est clair, c'est le principe coranique, c'est la vertu, c'est la morale, c'est ce qui agrée à Dieu. L'utile, c'est du droit. Pour nous, la maslaha al amma est un principe de droit qui va permettre de juger des choses même profanes, et non le principe sacré du bien. Le bien, c'est ce qui mène à Dieu, c'est clair. L'utile est ce qui arrange la communauté, sur le plan terrestre, si vous voulez, mais n'a pas le côté transcendant du bien. Pour nous, il y a deux instances : le théologique et le juridique; la vie musulmane est basée sur ces deux principes. Le juridique dit que l'utilité générale peut justifier la transplantation ou le sacrifice - si l'on doit sacrifier, par exemple, des personnes à la guerre - dans un but de sauvegarde de la communauté, en tant que support de la religion de Dieu. Ce sera un bien, mais dans un second temps.

M. Jean-Claude Guibal. - Monsieur le Recteur, dans l'affaire qui nous occupe et en fonction de ce que vous venez de dire, qu'est-ce qui vous sépare des utilitaristes anglo-saxons ? Question subsidiaire : compte tenu de la définition que vous donnez de l'embryon, vous ne seriez pas hostile à la définition d'un statut de l'embryon ?

M. Dalil Boubakeur. - Nous connaissons bien les règles morales des Anglo-Saxons, qui sont fondées sur le fait, le fait lui-même, sans trop se préoccuper de ce qui mène à ce fait. Nous n'en sommes pas là. Notre réflexion veut un sens. Ce sens pour une religion est, bien sûr, théologique ; c'est l'âge théologique si l'on peut dire mais enfin, le sens doit apparaître dans toutes les actions et dans le principe qui les dirige. C'est un sens moral tourné vers la volonté de Dieu ou la soumission à ses principes clairs. Nous ne sommes pas détenteurs, tous, de la vérité divine. C'est pourquoi nous nous interrogeons sur chaque fait. L'Islam est théocentrique.

Ces principes anglo-saxons, et même celui du bénéfice supérieur à l'inconvénient, sont pour nous une vue à long terme, mais ne balisent pas notre démarche. C'est une approche dans la nuit de nos ignorances. Nous ne savons pas où tout cela mène. Nous, nous disons : si c'est bien, puisqu'on nous le dit, la question est recevable à partir du moment où, au loin, apparaît une utilité qui n'a rien de religieux. Lorsque l'on a découvert la pénicilline, il n'y avait rien de religieux. Mais on a recherché si elle ne présentait pas des inconvénients à long terme, tout comme les applications de l'atome, de la génétique.

C'est un guide qui doit orienter une réflexion et je trouve que c'est encore un peu tôt pour nous, compte tenu de la réflexion des Musulmans dans le monde, de donner tout de suite un statut à l'embryon.

M. Bernard Charles, président. - Nous vous remercions, monsieur le Recteur, de votre participation qui alimente notre réflexion. Vous avez vu que nous avons à réviser ces lois et nous aurons à prendre des décisions. Nous nous sommes rendu compte sur certains sujets que les décisions n'étaient pas faciles. Vous venez de nous en apporter encore la preuve, s'il était besoin. Comme dans d'autres domaines, où les scientifiques sont très concernés, il faut que le politique décide. C'est une tâche noble, mais d'une complexité qui est à la mesure du monde actuel.

Audition de M. Michel TUBIANA, président,
et de Mme Monique HÉROLD, responsable de la commission
santé-bioéthique de la Ligue des droits de l'homme

(Extrait du procès-verbal de la séance du 8 novembre 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président.

M. Bernard Charles, président. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir M. Michel Tubiana, président de la Ligue des droits de l'homme - est-il besoin de le présenter ? - ainsi que Mme Monique Hérold, responsable de la commission santé-bioéthique de cet organisme. Je les remercie d'avoir accepté de répondre à notre invitation.

La Ligue des droits de l'homme se présente comme la plus ancienne organisation de défense des droits et libertés. Je rappelle qu'elle a été fondée en 1898 pendant l'affaire Dreyfus et qu'elle a été, depuis lors, de tous les combats pour les libertés. L'article premier de ses statuts donne pour rôle à la Ligue des droits de l'homme de combattre l'injustice, l'illégalité, l'arbitraire, l'intolérance, toute forme de racisme et de discrimination, notamment toute atteinte au principe fondamental d'égalité entre les êtres humains, toute violence et mutilation sexuelle à l'encontre de quiconque et de défendre la liberté en général, et la laïcité.

Notre mission d'information, vous le savez, procède à un certain nombre d'auditions avec l'objectif de travailler à la révision des lois de 1994 relatives à la bioéthique. Lors de son soixante-dix-neuvième congrès en mars 1999, la Ligue des droits de l'homme a adopté une résolution intitulée « Sciences, techniques et droits de l'homme ». Vous y releviez trois risques majeurs : tout d'abord, le risque de l'individu transparent, notamment en raison de l'interconnexion des fichiers, du codage des pathologies dans le secteur médical, du développement et de la diffusion de masse des tests de dépistage des caractéristiques génétiques ; puis le risque du lien social menacé par l'usage des moyens électroniques de communication et par l'interactivité technique - vous soulignez à ce propos que, quel que soit le développement des nouvelles technologies, il faut réaffirmer le rôle des élus et des acteurs représentatifs pour dégager l'intérêt général, et vous devez vous douter qu'au sein de cette Assemblée, nous partageons ce point de vue ; enfin, le risque d'aggravation des discriminations. Ces préoccupations sont au c_ur de nos travaux portant sur la révision des lois précitées. Nous sommes donc très heureux de vous entendre aujourd'hui.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Cette mission d'information, créée à l'initiative du président de l'Assemblée nationale, est une préfiguration de ce que sera la commission spéciale, lorsque le Gouvernement aura déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale le projet de loi modifiant les lois de 1994, ou pour être plus précis, une partie des lois de 1994. Notre mission fait suite à de nombreux rapports - ceux d'autres commissions, de l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques, et celui du Conseil d'État. Aussi, pour organiser notre travail, le président et moi-même avons proposé à nos collègues de travailler dans le périmètre des sujets traités par le Conseil d'État. C'est donc sur ces thèmes que nous souhaiterions vous interroger. Les progrès scientifiques qui se sont déroulés sous nos yeux très rapidement depuis 1994, ainsi que les conceptions et les pratiques sociales qui s'en sont trouvé modifiées, ont des conséquences sur la notion même de droits de l'homme qui fonde notre vie en société. C'est autour de ces deux thèmes que nous souhaiterions organiser notre débat.

Nous avons auditionné la commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) en la personne de M. Pierre Truche et de Mme Nicole Questiaux. Lors de cette audition, il était apparu que le progrès des connaissances scientifiques impose de concilier la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'instrumentalisation avec la liberté individuelle, c'est-à-dire le droit de toute personne de disposer de son corps, avec la liberté du chercheur, qui est un des aspects de la liberté de pensée et de la liberté d'entreprendre. Concilier ces deux exigences parfois contradictoires, et veiller au maintien de cet équilibre est le rôle du législateur et aussi celui du juge. Il faut bien reconnaître, et je prends mes collègues à témoin, que le fil conducteur de nos débats, avec nos différences, reflète ces exigences contradictoires.

Par rapport à ces progrès scientifiques, comment la Ligue des droits de l'homme conçoit-elle cette nécessaire conciliation entre la liberté de pensée, qui passe par le progrès des connaissances scientifiques, et l'enjeu politique des droits de l'homme ? La Ligue exprime cela parfaitement dans la résolution du 28 mars 1999, en souhaitant que l'on ne passe pas insidieusement des droits de l'homme aux droits d'un homme particulier caractérisé par ses gènes ?

Parallèlement aux progrès scientifiques, des changements sont intervenus dans les conceptions et les pratiques sociales depuis l'adoption des lois de 1990 et 1994, notamment en matière de développement des échanges internationaux sous tous leurs aspects, y compris le comportement des personnes. C'est ainsi que l'on a pu parler, lors de nos précédentes auditions, du « tourisme procréatif » et de l'internationalisation des entreprises et des laboratoires : des chercheurs ne pouvant pratiquer certaines expériences dans un pays pourraient les réaliser dans un autre. Les conceptions sociales ou culturelles ont évolué et l'on a pu opposer une éthique anglo-saxonne, utilitariste, à une éthique « continentale ».

Au vu de ces changements et des nouveaux rapports qui se tissent à l'échelle internationale, quelle appréciation la Ligue des droits de l'homme porte-t-elle sur l'harmonisation des différentes législations bioéthiques nationales, en particulier en Europe ? Au regard du décalage entre le rythme de cette harmonisation et celui des comportements individuels et collectifs, quelle voie semble la plus efficace pour préserver les droits de l'homme comme fondement de la société ?

Renforcer l'harmonisation, avec les compromis qu'elle suppose entre des conceptions différentes, ou préférer la subsidiarité, comme c'est le cas aujourd'hui, puisque chaque société choisit son éthique et laisse les individus libres de choisir entre ces différentes éthiques, au cas par cas, en se déplaçant d'un pays à l'autre, est un choix qui se posera très rapidement au niveau européen.

La deuxième illustration de ces conceptions et de ces pratiques sociales qui se modifient est le développement du phénomène de judiciarisation. La semaine dernière, nous avons évoqué la décision que la Cour de Cassation est sur le point de prendre sur la reconnaissance et l'indemnisation du préjudice de vie d'un enfant handicapé, compte tenu de l'existence de tests qui auraient dû permettre de déceler des malformations dès avant la naissance. Quelles sont les conséquences d'un tel phénomène au regard des principales questions en cause dans la révision des lois relatives à la bioéthique ?

Ces deux thèmes sont importants à nos yeux. Il me semble que, jusqu'à présent, nous n'avons pas suffisamment exploré le second, celui des conceptions et pratiques sociales nouvelles.

Sans doute aurez-vous aussi à vous exprimer sur la différence, que nous voyons poindre dans nos débats et dans nos publications, entre les droits de l'homme et ceux de l'enfant, sur la médecine prédictive et d'autres sujets que nous pourrons aborder lors des questions.

M. Michel Tubiana. - Avant d'aborder le sujet, je vous indique que nous avons inclus dans nos statuts, depuis le mois de juin 2000, la défense de la dignité de l'être humain au regard de la bioéthique et de génétique, parce que cela nous paraît relever pleinement des droits de l'homme. Je constate d'ailleurs, nous y reviendrons en parlant de l'harmonisation, que cette question est vécue de manière extrêmement variée en Europe. Si j'en crois mes homologues anglais d'associations de défense des droits de l'homme, c'est une préoccupation très française, d'ailleurs très fortement partagée Outre-Rhin et en Italie. Il y a donc, y compris au sein des organisations de défense de droits de l'homme, des étiages extraordinairement variés de la perception de cette question en Europe.

Je suis tout à fait d'accord avec votre président lorsqu'il rappelle le principe fondamental selon lequel il appartient à la représentation nationale de statuer sur ces questions. Il faut donc qu'elle soit éclairée par des instances de cette nature, comité d'éthique ou autres. La démocratie ne supporte les avis d'experts que lorsque les experts ne donnent que des avis. C'est votre responsabilité politique que de décider à l'issue d'un débat démocratique. C'est, en tout cas, l'idée que nous nous faisons de l'exercice de la démocratie. Ce n'est pas pour nous une clause de style ou une manière de vous flatter, nous pouvons émettre des critiques vis-à-vis de la représentation nationale, de son mode de fonctionnement ou de ses insuffisances, mais, en l'occurrence, nous ne sommes pas de ceux qui pensons que la délocalisation des pouvoirs soit, en ce domaine, satisfaisante pour la démocratie.

Nous avons beaucoup apprécié en 1994, et même si nous regrettons le retard qui a été pris, bien que cela ait été inévitable, que ces lois ne soient, pour partie, que provisoires. Je dis, d'ores et déjà, que nous souhaitons qu'elles ne soient que provisoires car, à l'évidence, l'évolution des sciences et des techniques, des m_urs et des conséquences qui en découle est telle, qu'il paraît extrêmement difficile de vouloir légiférer pour une durée indéfinie et graver la loi de manière définitive en ce domaine.

À quelques nuances près, nous nous inscrivons dans la perspective de l'avis rendu par la CNCDH, avis auquel Monique Hérold a beaucoup participé au quotidien, et qui a donné lieu à de multiples débats, ainsi que dans celle de l'avis du Conseil d'État. Nous regardons effectivement cette affaire au travers de la problématique de la dignité de la personne humaine et de ses droits, en ayant conscience que la deuxième problématique s'inscrit autour d'une question de conflits de droits. Le Conseil constitutionnel a l'habitude de trancher des conflits de droits entre la sûreté - terme que la Ligue préfère à celui de sécurité - et les libertés publiques ou individuelles. Nous trouvons trace de cette gestion des conflits de droits dans nombre de ses décisions. Le législateur lui aussi arbitre des conflits de droits. Nous avons donc, d'une part, à poser quelques principes et, d'autre part, à gérer des conflits de droits.

Sur le plan des principes, je ne vais pas innover, je n'ai pas grand chose à ajouter à la résolution de la Ligue ni à l'avis de la CNCDH. Nous estimons en effet qu'il convient de laisser tout cela en dehors du domaine marchand, ce qui nous a amenés à participer ce matin à la conférence de presse du professeur Jean-François Mattei à propos de la question de la brevetabilité des gènes et de la directive communautaire de 1998. Nous sommes extraordinairement inquiets sur ce point et nous redoutons que cette question continue à être traitée de la manière dont elle l'est actuellement par la Commission européenne et avec l'approbation tacite de l'Office européen des brevets.

Je ne sais pas si vous avez lu cette directive. Tout d'abord, j'ai rarement lu un langage aussi abscons. C'est invraisemblable. Si on veut rapprocher les citoyens de l'Europe, il faudrait commencer à élaborer des textes compréhensibles. Ensuite, l'interprétation de la directive peut déboucher, du fait des dispositions contradictoires qu'elle contient - j'aurais presque envie de faire un procès d'intention à son rédacteur - sur la possibilité de breveter les gènes, ce qui, pour nous, est insupportable.

Une réunion de l'Office européen des brevets doit se tenir du 23 au 29 novembre prochains. Nous allons saisir l'Office européen mais aussi le ministre de tutelle de l'Office français, M. Christian Pierret si j'ai bonne mémoire, de façon à ce que le Gouvernement français agisse. Il n'est pas acceptable pour nous de voir cette directive prospérer !

M. Alain Claeys, rapporteur. - À ce propos, je crois savoir que le Président de la République et le Gouvernement ont saisi la Commission européenne et que des avis devraient être rendus.

M. Michel Tubiana. - Des avis seront peut-être rendus mais, selon les informations dont nous disposons, je dirai, pour employer une expression anglaise, que le « feeling » de la réunion de l'Office européen confirme nos inquiétudes. Nous avons l'impression que cela fonctionne en roue libre, de manière purement utilitariste et que, quelles que soient les saisines qui ont été faites, nous serons confrontés à cette problématique.

Mme Monique Hérold. - Vous ne pouvez ignorer que l'Office européen des brevets a déjà rendu applicables depuis le 1er septembre certaines dispositions de cette directive.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Pour que le débat soit clair pour tous, il faut préciser que le Comité d'éthique européen s'apprête à s'exprimer sur le sujet la semaine prochaine. Si je comprends bien, vous pressentez des éléments qui vous inquiètent.

M. Michel Tubiana. - Je ne peux pas répondre sur le Comité d'éthique européen, mais sur la pratique de l'Office européen nous sommes plus qu'inquiets.

Mme Monique Hérold. - Pour ma part, j'attends avec impatience ce que dira le Comité d'éthique européen. Je ne suis pas a priori inquiète ; je pense qu'ils réaffirmeront les principes.

M. Alain Claeys, rapporteur. - C'est donc plutôt le fonctionnement de l'Office qui vous inquiète ?

Mme Monique Hérold. - Surtout le fait qu'il soit déjà passé en force.

Mme Christine Boutin. - Nous avons entendu, dans le cadre de cette mission, un professeur de droit qui nous a dit que le danger n'était pas si grand. Malgré cela, je pense qu'il y a effectivement un danger, et j'entends bien aujourd'hui votre inquiétude. Cela m'amène à formuler le souhait de pouvoir organiser une réunion contradictoire sur cette question entre vous-même et ce professeur de droit. Je vous avoue que je n'y comprends plus rien. Or, nous aurons à prendre position et nous devons donc pleinement connaître les enjeux de cette affaire.

M. Michel Tubiana. - Je suis tout à fait prêt à participer à une telle réunion, mais vous allez assister à un affrontement de juristes sur l'interprétation d'un texte qui, je regrette de ne pas l'avoir apporté, comprend des dispositions tout à fait contradictoires sur la possibilité de breveter le gêne humain.

Mme Christine Boutin. - Je prends le risque d'assister à un débat de juristes, car cette question est fondamentale.

M. Michel Tubiana. - Je suis d'accord avec vous. J'affirme, en tout cas, que lorsqu'un texte est rédigé de cette manière, il convient de le préciser.

M. Bernard Charles, président. - Madame Boutin, nous prenons acte de votre proposition sur laquelle nous réfléchissons. Avoir une réunion contradictoire, pourquoi pas, mais à un moment donné, nous allons nous retrouver face à nos responsabilités.

M. Pierre Hellier. - Je me souviens de l'intervention de ce juriste, qui paraissait tout à fait sûr de son fait et qui avait mis en doute la position du professeur Mattei. Il ne comprenait pas l'agitation, disait-il, faite autour de ce texte.

M. Michel Tubiana. - Bien que cela ne concerne pas directement votre mission, la question se pose de la même manière pour l'ensemble du vivant. La technique qui consiste pour les firmes pharmaceutiques à aller puiser dans la pratique médicinale de telle ou telle population, trouver la plante dotée d'effets thérapeutiques, puis synthétiser la molécule et la breveter, au point que la tribu amérindienne qui est à l'origine du produit en serait presque à payer des royalties à l'entreprise pharmaceutique, pose de sérieuses questions. C'est une démarche à l'égard du vivant qui est une réification de celui-ci et, passez-moi ce barbarisme, une « marchandisation » du vivant, qui n'est absolument pas acceptable.

Pour en revenir à la question de la judiciarisation et à celle de l'internationalisation, j'ai dit tout à l'heure que nous n'étions pas favorables à ce que les experts aient le pouvoir. Nous ne le sommes pas non plus à ce que les juges fassent autre chose que trancher des conflits à partir de lois édictées par le législateur. Nous ne sommes pas des tenants d'une Cour suprême à l'américaine. À notre avis, il n'est pas souhaitable que la Cour de Cassation dise la loi. Qu'elle ait à l'interpréter, c'est évident, mais ne faisons pas supporter aux juges une responsabilité qui n'est pas la leur, même s'il est vrai que la Cour est souvent amenée à combler des vides qui résultent, mesdames et messieurs, de la carence du législateur.

M. Bernard Charles, président. - Ou de sa prudence excessive.

M. Michel Tubiana. - « Prudence excessive » est un langage plus diplomatique. Il n'est pas question pour nous que la Cour de Cassation se substitue à la volonté du législateur.

Quant à l'harmonisation internationale des législations, j'ai peur que le problème soit en fait dépassé. Nous venons de le voir à propos de la brevetabilité des gènes. Nous ne pourrons pas éviter une confrontation internationale sur ce terrain. Que signifierait qu'une partie de l'Europe ait une législation blanche, qu'une autre en ait une grise et que les États-Unis en aient une qui ait la couleur du billet vert ? Nous nous retrouverions dans des situations ingérables dont, compte tenu des rapports de forces, nous ne sortirions pas vainqueurs. Il faudrait que l'Europe parvienne à dégager une position commune. Il ne s'agit pas de porter atteinte à un quelconque principe de subsidiarité mais, si nous n'adoptons pas cette démarche, je crains que nous n'en soyons réduits au plus petit dénominateur commun qui, pour nous, serait peu acceptable.

Enfin, sur les droits de l'homme et de l'enfant, une des illustrations les plus évidentes des conflits de droits est sans doute la question des prélèvements post mortem. C'est le droit de quelqu'un à disposer de son corps et d'obtenir ensuite le respect de sa volonté. On observera que le législateur est déjà largement intervenu en ce domaine : par exemple, la réglementation des quotités en matière d'héritage est une limite posée à l'autonomie de la volonté du défunt. N'y a-t-il pas un conflit de droits entre l'expression de la volonté du défunt et les dispositions de la Convention ratifiée par la France qui confère à l'enfant le droit de connaître ses origines ? C'est le genre de débat, comme celui relatif à l'accouchement sous X, qui peut être infini. Les contradictions de droits sont manifestes. Nous avons tendance à trancher dans le sens de la CNCDH, et à dire qu'il y avait un droit du vivant, en l'occurrence le droit d'un vivant à connaître son origine par rapport à une volonté de quelqu'un qui, certes, disposait de son corps mais qui, post mortem, ne devrait pas causer un préjudice plus grand que celui qu'il causerait s'il était vivant.

Je m'explique. Aujourd'hui, lors d'un procès en recherche de paternité, avant d'ordonner un recours à l'expertise génétique, le juge commence par se fonder sur les éléments extrinsèques à l'aspect médical, qui résultent de ce que les témoins vont pouvoir dire ou produire, à savoir des lettres et des témoignages. Il examinera s'il existe un ensemble d'éléments qui laisserait à penser qu'une relation amoureuse ait pu donner lieu à une naissance. Une fois ces éléments réunis, il pourra ordonner l'expertise génétique. Dans l'hypothèse où l'homme refuse de se prêter à cette expertise, le juge n'a aucune possibilité de l'y contraindre. En revanche, il a la possibilité de tirer les conséquences du refus et d'estimer qu'il dispose d'éléments qui laissent à penser que l'enfant est de cet homme. La solution n'est pas satisfaisante car le doute subsistera, mais il nous paraîtrait en tout cas invraisemblable de contraindre un homme à se plier à cette expertise.

Après le décès d'une personne, en revanche, il ne faudrait pas qu'elle puisse, en l'absence de tout élément génétique, opposer post mortem une force d'inertie supérieure à celle qu'elle déployait de son vivant : après le décès, nous aurons manifestement beaucoup plus de difficultés à réunir les faisceaux de présomption. Par conséquent, entre le droit de quelqu'un à disposer de son corps, à ne pas le voir traité n'importe comment, et le droit de l'enfant à connaître ses origines - et cela ne se pose pas seulement en termes financiers, même si c'est souvent le cas, la question revêt aussi un aspect humain - la recherche des origines par des enfants qui sont nés par accouchement sous X est un problème fort complexe.

M. Roger Meï. - Et par don du sperme ?

M. Michel Tubiana. - Que ce soit sur la question de l'accouchement sous X ou sur celle du don de sperme, la difficulté est la même. Je ne vous raconte pas les débats qui ont eu lieu au comité central de la Ligue des droits de l'homme entre ceux qui s'opposent à l'atteinte aux droits des femmes que constituerait la rupture de l'anonymat et ceux qui privilégient le droit de l'enfant à connaître son origine. Pour ma part, je finis par avoir tendance à dire qu'il ne faut pas injurier l'avenir et que toute problématique qui consiste à sceller la vérité et à la détruire n'est absolument pas satisfaisante. Nous ne savons pas ce qu'une femme voudra vingt ans après.

Mme Christine Boutin. - Je suis d'accord avec vous. Tout est possible.

Mme Yvette Roudy. - Lui demandera-t-on ?

M. Michel Tubiana. - C'est notre avis mais cela suppose de ne pas détruire des preuves.

M. Bernard Charles, président. - C'est cela le problème.

M. Michel Tubiana. - C'est la raison pour laquelle nous avons fini par conclure que, si une femme souhaite maintenir son anonymat, celui-ci ne doit pas être violé. Mais nous ne pouvons plus fonctionner comme aujourd'hui, où il n'y a plus aucun dossier qui permette de retrouver la mère. Il faut organiser la conservation de ces éléments de preuve et mettre en place un système permettant aux enfants de déposer une demande auprès du Conseil général, qui se chargerait de rechercher la mère et de lui demander si elle accepte que soit dévoilée son identité. Si elle est d'accord, le problème est réglé. Si elle ne veut pas, il l'est aussi. Mais, en aucun cas, nous ne pouvons injurier l'avenir en détruisant les preuves. Le raisonnement est le même pour le don de sperme.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - J'ai des responsabilités dans un Conseil général. Avec la nouvelle loi, nous constatons, de plus en plus, que les femmes qui accouchent sous X laissent des lettres, parfois même de véritables volumes à leur enfant.

M. Michel Tubiana. - Vous observerez que je n'ai pas fait état d'arguments utilitaristes, c'est-à-dire d'arguments médicaux, sur le terrain génétique, héritage ou autre.

Mme Monique Hérold. - Bien que je sois tout à fait d'accord avec l'intervention de mon président, j'attire votre attention sur le fait que, si la femme refuse une deuxième fois de répondre à une demande, ce sera tout de même ressenti comme un second abandon. Il y a là un aspect particulièrement douloureux que nous ne pouvons pas traiter aussi rapidement. Je le pense trop profondément pour ne pas le dire.

La révision périodique des lois de 1994 était prévue au bout de cinq ans. Ces cinq ans seront largement dépassés puisque j'ai cru comprendre que la révision n'interviendrait pas avant le premier trimestre 2001. Néanmoins, il ne s'agit pas pour la loi de courir après le progrès scientifique. Il est essentiel de poser des principes intangibles dans le cadre desquels on puisse agir. Pour illustrer mon propos, je prendrai tout simplement l'exemple du clonage reproductif. Indiscutablement, et cela a fort bien été dit par le Président de la République, il y avait tout ce qu'il fallait dans les principes adoptés en 1994 pour rejeter le clonage reproductif. Cela me paraît être le rôle essentiel du législateur. Nous en reparlerons si vous le souhaitez.

Je préciserai quelques points en ce qui concerne la judiciarisation et ce qui se passe en ce moment à la Cour de Cassation. J'ai été totalement effondrée lorsque j'ai appris qu'aux États-Unis, les enfants attaquent leurs parents pour avoir été mis au monde. J'ai l'impression qu'il y a là une dérive sur laquelle il serait extrêmement dangereux de s'engager. Cela va beaucoup plus loin que la demande faite par une femme à la suite d'un non-diagnostic de rubéole.

M. Bernard Charles, président. - Mais c'est une pente naturelle.

Mme Monique Hérold. - C'est une pente naturelle tout à fait dramatique. Je n'avais pas prévu de parler de la médecine prédictive ; je voudrais dire simplement qu'elle ne doit, en aucun cas, permettre une forme déguisée d'eugénisme. Il est tout à fait bien d'avoir étendu le remboursement de la sécurité sociale au test de la trisomie 21 ; il ne faudrait pas pour autant que la pression sociale soit telle que, si demain devait vivre un trisomique 21 par la volonté de ses parents, ce dernier puisse les attaquer et que la société puisse dire qu'elle n'a pas à en prendre soin puisque, de fait, il aurait pu ne pas naître et qu'il n'est là que par la volonté de ses parents. L'équilibre est extrêmement difficile à trouver. Vous en êtes tous conscients. En conséquence, il n'est nul besoin d'insister.

M. Bernard Charles, président. - C'est ingérable ?

M. Michel Tubiana. - C'est gérable dès lors que l'on refuse la judiciarisation.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Mais comment ?

M. Michel Tubiana. - Faites la loi !

M. Bernard Charles, président. - Non, ce n'est pas possible.

M. Michel Tubiana. - Vous n'empêcherez jamais les juges d'interpréter. Je ne sais ce que sera le jugement de la Cour de Cassation. Je ne dispose pas d'éléments particuliers, mais il tombe sous le sens qu'il ne peut être autre qu'une confirmation de l'arrêt de la Cour d'appel, d'autant plus que cela ne laisse pas les parents dans une situation financière difficile puisqu'ils ont été, pour leur part, indemnisés du préjudice qui résulte de la faute médicale. C'est parfaitement logique.

Au-delà de cette affaire, si, comme le disait Monique Hérold, des principes sont définis dans la loi, la judiciarisation sera considérablement limitée. Les débats sur la procréation assistée par implantation de cellules mères ou autres, résultaient en fait de la faille existant dans la législation et la réglementation. Nous aurions pu collectivement dire le droit sur ce point, mais les choses n'étaient sans doute pas mûres. Il faut reconnaître que certains débats sont passés sous silence car ce sont des débats qui déchirent. En même temps, je pense que le refuge contre la judiciarisation, c'est la loi.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je suis tout à fait d'accord avec vous, lorsque vous suggérez que l'on pose des principes et que l'on gère les conflits de droits, et avec Mme Hérold, qui dit que le législateur n'a pas à courir après les progrès de la science. La grande difficulté, ce sont les pratiques que l'on autorise en fonction d'une connaissance scientifique à un moment donné. En fait, quand y a-t-il judiciarisation ? Il y a judiciarisation lorsque l'on porte un avis, un regard par rapport non pas à la connaissance scientifique qui existait à l'instant où l'on a mis en place des pratiques, mais à une connaissance scientifique au moment où se passent les choses. C'est là que réside la difficulté pour le législateur : il court toujours, même s'il essaie d'être en avance. C'est un vrai problème.

M. Michel Tubiana. - Je ne peux pas méconnaître la pertinence du propos, mais je pense que la marge que vous évoquez est réduite si la loi est bien faite.

Mme Yvette Roudy. - Vous nous avez donné votre avis sur le clonage reproductif. Sur ce point, je pense que l'accord est quasi général. Le clonage thérapeutique pose plus de problème. Je prends le cas de ce couple qui eu un deuxième enfant en se disant qu'il leur permettrait de guérir leur premier enfant. Certaines personnes en sont choquées. Personnellement, je trouve que c'est un geste d'amour. Ce sujet donnera lieu à un débat et il faudra que nous tranchions.

M. Roger Meï. - Je reviens sur la recherche de ses origines et sur le don du sperme. Je donne mon sperme. Un couple a un enfant. Ils sont heureux. Un jour, au cours d'une dispute, des choses sont dites. Pensez-vous vraiment que l'enfant puisse avoir le droit de rechercher celui qui a donné le sperme pour qu'il vienne au monde ? C'est difficile.

M. Michel Tubiana. - Autant je n'ai pas employé l'argument utilitaire à propos de l'accouchement sous X qui prévaut en raison de la dimension affective
- encore qu'il aurait une portée - autant, en l'état actuel du développement des sciences, il y a malgré tout l'aspect purement utilitaire d'avoir une carte génétique, une information génétique, sur le donneur. C'est mon premier argument. Le second est que cela me paraît être tout à fait le droit de l'enfant de faire la démarche, tout comme c'est le droit du donneur de refuser.

M. Bernard Charles, président. - C'est le même problème que vous évoquiez tout à l'heure.

M. Michel Tubiana. - Ma position est la suivante : qu'un enfant ait cette démarche ne me paraît pas invraisemblable si les parents ont été assez irresponsables pour en parler. Mais il faut, comme pour la femme, que le donneur qui a donné son sperme de façon anonyme et qui souhaite conserver cet anonymat, puisse le faire. C'est tout à fait logique. Cependant, je ne voudrais pas que l'on fantasme à l'infini sur la question de la paternité ou de la maternité biologique. Dans la recherche d'un enfant vis-à-vis de sa mère dans le cas d'un accouchement sous X, ce n'est pas tant la question de la maternité biologique qui est en cause, que celle du pourquoi de son abandon. C'est la vraie question. Ce n'est pas le problème de la maternité ou de la paternité biologique.

Que quelqu'un entreprenne cette démarche ne me choque pas, que quelqu'un puisse lui opposer le fait qu'il est décidé à conserver l'anonymat, femme ou homme, me paraît être le contrepoids nécessaire dans l'exercice des deux droits, sachant, comme je le disais précédemment, qu'il ne faut surtout pas préjuger de l'avenir, à l'inverse de ce qui se fait actuellement.

Pour répondre aux propos de Mme Yvette Roudy, notre position consiste à dire qu'il faut pouvoir, dans des conditions extrêmement contraignantes et précises, et au cas par cas, utiliser à titre d'expérimentation ou autre les embryons surnuméraires ; mais se pose aussi la question de savoir si l'on fait ou non des embryons. Dans le cas que vous évoquiez, qui peut raisonnablement dire ce qui a primé dans l'esprit des parents entre le fait de soigner leur premier enfant et le fait d'avoir envie d'un second enfant, avec la douleur de penser que leur enfant allait mourir ? Nous atteignons la limite de l'exercice. Nous descendons là dans les tréfonds de l'âme humaine et des ressorts affectifs qui sont tels que légiférer en ce domaine me paraît très difficile.

La vraie question n'est pas tant l'usage des embryons surnuméraires, encore qu'il faille absolument trouver et imposer un cadre extrêmement contraignant en la matière, que celle de la constitution d'embryons éventuellement destinés à cette finalité.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Le Conseil d'État en reste à une utilisation des embryons surnuméraires sous des conditions strictes. Sa position a-t-elle votre assentiment ? De plus, considérez-vous que, sous certaines conditions, on peut aller plus loin et créer des embryons à des fins de recherche ? C'est la question que se pose le Gouvernement.

M. Michel Tubiana. - À votre première question, je réponds qu'aujourd'hui et en l'état actuel des choses, nous nous rangeons à l'avis du Conseil d'État. Mais je dis bien, et j'insiste, en l'état actuel des choses.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Pour que tout soit totalement clair, vous voulez dire « en l'état actuel des recherches » ?

M. Michel Tubiana. - Oui, par exemple.

Mme Monique Hérold. - Si la révision des lois autorisait la recherche sur les embryons surnuméraires, nous aurons déjà fait un très grand pas en avant. C'est la première chose à dire. La seconde, c'est qu'à côté des embryons surnuméraires, il y a des embryons dont, très vite, on se rend compte qu'ils ne seront pas viables. Faut-il pour autant dire qu'ils ont été créés pour la recherche ? Non, parce qu'ils ont été créés pour répondre à un désir parental et qu'ils ne seront pas implantés car l'on sait qu'ils ne sont pas viables. Ceux-ci pourraient aussi...

M. Bernard Charles, président. - Vous parlez de ceux qui résultent d'avortement ?

Mme Monique Hérold. - Non, je parle pour l'instant de l'embryon composé de quelques cellules. Pour ceux qui ne sont pas viables et que le médecin ne va pas garder dans son éprouvette, on devrait pouvoir ouvrir la possibilité d'une recherche, ne serait-ce que pour découvrir la raison pour laquelle ils ne sont pas viables. Ce serait là un élargissement tout à fait important.

Dans cette affaire des embryons surnuméraires sur lesquels on devrait autoriser la recherche, le Conseil d'État dit, si ma mémoire est bonne, que la recherche est possible avec le consentement des parents. Cela constitue une source de difficultés.

M. Bernard Charles, président. - Nous avons déjà abordé le sujet.

Mme Monique Hérold. - Donc, je n'y reviendrai pas.

M. Bernard Charles, président. - C'est si important.

Mme Monique Hérold. - Ils seront conservés cinq ans et, au bout de ces cinq ans, il avait été dit, en 1994, que ces embryons pouvaient être détruits. Je pense qu'il serait bien que, dans les nouvelles lois, l'on demande aux parents d'exprimer annuellement leur désir de conserver les embryons. Cela constituerait une sorte de renversement de la charge de la preuve.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Vous connaissez la difficulté. Beaucoup ne répondent pas, de l'ordre de soixante pour cent.

Mme Monique Hérold. - On peut présumer qu'au bout d'un délai, qui reste à fixer, le silence vaut abandon. Le système dans lequel c'est l'organisme conservant les embryons qui part à la recherche des parents est une véritable affaire de fous. Cela engendrera une espèce d'hypocrisie dans la loi, qui n'est pas souhaitable.

M. Bernard Charles, président. - Sans compter les responsabilités éventuelles. Vous avez raison.

M. Michel Tubiana. - Pour compléter mon propos, je précise que, quand je dis « en l'état actuel des choses », j'ai conscience de deux éléments. Le premier, c'est l'état des recherches ; le second, et je ne pense pas que l'on puisse le méconnaître, c'est l'état de la conscience sociale sur ce problème et sur les risques encourus. En ce domaine, comme en d'autres, je ne crois pas que l'on puisse passer en force. Je ne crois pas que l'être humain est constitué dès lors qu'il y a la création d'un embryon, dès le premier jour de la fécondation. Ce ne sont pas mes options philosophiques - certes, il y en a d'autres - mais j'entends qu'il nous faut tenir compte de l'évolution des conceptions et des choses. C'est le débat sur l'embryon : est-il un être humain potentiel ou potentiellement un être humain ? Nous ne pouvons pas non plus aujourd'hui, sans recul, prendre le risque - car ce sera nécessairement un risque - de laisser les choses aller face à des techniques qui vont finir par s'imposer si le législateur ne les précède pas.

M. Bernard Charles, président. - Et qui, en plus, peuvent créer une judiciarisation.

M. Michel Tubiana. - C'est pour cela que je dis « en l'état actuel des choses ». Sans engager l'organisation que je représente, je serais assez tenté de penser que le droit à la vie et à la santé de n'importe lequel d'entre nous peut justifier le fait que l'on fasse de recherches sur des cellules souches dans un embryon de deux jours ou qui a commencé à se dissocier. C'est pour cela que je dis qu'aujourd'hui, en l'état actuel des recherches, dans le souci d'un nécessaire compromis - en tenant compte du fait qu'il n'est pas possible de passer en force sur ce sujet car il faut que les consciences évoluent - je préfère m'en tenir à la position du Conseil d'État.

Mme Yvette Roudy. - À l'heure actuelle, on fait des procréations médicalement assistées. Chaque fois que l'on s'engage dans ce processus, nous le savons, on a des embryons surnuméraires. Il y a tout de même une certaine hypocrisie de la part de ceux qui procèdent ainsi, à venir nous demander ensuite ce qu'ils doivent faire. Ils fabriquent des embryons et demandent ensuite au législateur ce qu'ils doivent en faire ! Devons-nous vraiment ouvrir complètement ou très largement les possibilités d'accès à ce genre de procréation sans limiter le nombre de tentatives, par exemple, à trois ou quatre ? En plus, trois sont remboursées. C'est donc assez cher.

J'aimerais également avoir votre avis sur le cas très précis de cet enfant né pour aider sa s_ur à vivre. Les parents ont entamé le parcours de la procréation médicalement assistée dans ce but. Il y a eu quatorze embryons. Par sélection, on a choisi celui qui, d'une part, n'était pas atteint de la même maladie que la s_ur et, d'autre part, ne risquait pas de provoquer un rejet. On a fait cela, ce que la loi actuelle n'autorise pas. Au vu d'un cas exceptionnel comme celui-ci, ne pourrait-on pas, au cas par cas, charger une instance d'étudier la demande des parents ?

En pareil cas, ces deux enfants vont être entourés d'amour et d'affection. Cela va peut-être créer des liens nouveaux et un contexte nouveau, mais je ne vois là rien de négatif. J'aimerais savoir ce qu'en pense la Ligue des droits de l'homme.

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Pour compléter les interrogations de Mme Roudy, je me demande, à partir du cas de cet enfant conçu pour soigner sa s_ur, si nous n'allons pas assister à des débordements. Mme Roudy parlait du cas par cas. Pourquoi n'y aurait-il pas aussi le cas de personnes qui souhaiteraient que leur enfant ait les yeux bleus ? Nous pouvons jouer ainsi au docteur Folamour.

Mme Yvette Roudy. - Cela, c'est de l'eugénisme.

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Jusqu'où peut-on aller au cas par cas ? J'ai peur du glissement dont on parlait tout à l'heure. Il faut faire attention, car les parents pourront toujours dire qu'ils sont un cas. Cela me pose problème. J'ai des certitudes, puis, tout à coup, un blocage. J'ai parfois l'impression d'avancer pour reculer. Mais sur ce sujet, je ne suis pas entièrement d'accord avec Mme Roudy, car cela peut aussi être la porte ouverte à une dérive dangereuse.

M. Pierre Hellier. - Vous avez, à plusieurs reprises, employé les termes « en l'état actuel des choses » ou « à l'heure actuelle ». Aussi je voulais savoir à l'heure actuelle, à quel stade faites-vous débuter les droits de l'homme ?

M. Michel Tubiana. - Ma réponse précise sera qu'un homme est constitué à partir du moment où il est viable. Je n'ai pas dit où il est viable tout seul, j'ai dit où il est viable. Mais je n'engage pas la Ligue sur cette définition.

Mme Yvette Roudy. - À six, sept mois, c'est cela ?

M. Michel Tubiana. - À partir du moment où il est viable. Demain, ce sera peut-être quatre mois. Pour un autre enfant, ce sera six mois et trois jours. À partir du moment où on peut le mettre au monde et le faire vivre en dehors du corps de sa mère.

M. Pierre Hellier. - Y compris dans le corps de la mère si elle est décédée et en survie prolongée ? Cela s'est fait !

Mme Monique Hérold. - La crainte de Mme Benhayoun-Nakache correspond à une réalité, celle du tri embryonnaire. Ce tri est convenablement encadré depuis 1994 et je pense qu'il ne faut pas changer les dispositions qui ont alors été adoptées. Je sais que, d'après M. Jacques Testart, il faudrait l'interdire totalement. Je ne reviendrai pas sur sa position. La dérive des yeux marrons vers les yeux bleus, de la fille vers le garçon, et vice versa, me paraît exclue dans notre pays. Je souhaiterais que l'on ne revienne pas sur cette règle.

Quant au cas américain dont vous parliez, je ne sais pas si je vais choquer mais je crois que la naissance d'Adam est un vrai miracle ; que l'on ait fait ce tri embryonnaire puis que l'on ait trouvé un embryon histocompatible, qu'il ait pu être implanté, se développer et naître, c'est miraculeux. Je ne crois pas qu'il faille fantasmer là-dessus, tant était faible la probabilité que cet enfant naisse.

Enfin, je dirais un mot sur la notion du « cas par cas ». Sur ce point, on ne peut pas légiférer. Qui jugerait du cas par cas ? Plusieurs réponses sont possibles. Ces parents avaient la possibilité de saisir le comité consultatif national d'éthique qui aurait donné un avis, de même qu'il en a donné un lorsqu'il a été saisi, très récemment, par une association, au sujet du « fichage » des séropositifs. Il s'est exprimé et son avis a un certain poids. C'était ma première réponse. La seconde consisterait à suggérer le recours à une instance comme cet organisme anglais dont j'oublie toujours le nom...

M. Alain Claeys, rapporteur. - La HFEA.

Mme Monique Hérold. - Oui, une agence de ce type, qui puisse donner une réponse. Il en va de même d'ailleurs pour ce qui est des recherches sur l'embryon car, dans votre introduction, vous faisiez allusion à la liberté de pensée ; je pense donc que vous accepteriez que je parle de la liberté de recherche. Cette liberté de recherche, il n'appartient pas à la loi de la brimer. En revanche, il lui appartient de l'encadrer. C'est exactement ce dont est chargée l'HFEA, de meilleure façon qu'en France. Pour illustrer la situation qui prévaut en France, je citerai le développement de l'ICSI (intra cytoplasmic sperm injection) qui est effectuée en dehors de tout contrôle.

M. Bernard Charles, président. - Tout à fait.

Mme Yvette Roudy. - Contre l'avis du Comité d'éthique.

M. Michel Tubiana. - J'avoue que je ne comprends pas le raisonnement qui a été tenu sur la question de l'eugénisme. C'est un argument qui m'a également été opposé à propos du prolongement du délai d'IVG. Utiliser cet argument, c'est dire implicitement que certaines techniques sont par nature mauvaises. Or, le Conseil d'État et la CNCDH l'ont dit et nous le disons à notre tour : la question n'est pas de se positionner par rapport à la définition d'une technique, mais par rapport à l'usage que l'on en fait. « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme ». Je n'innove pas. C'est vraiment le rôle du législateur de dire ce qui sera possible de faire en matière de tri embryonnaire sous peine de sanctions pénales très lourdes.

Sur le reste de la question, nous n'en avons pas vraiment débattu au sein de la Ligue, si bien que mes propos, comme ceux de Mme Monique Hérold, relèvent de la réflexion à l'état pur. Mais je ne pense pas que l'on puisse se borner à dire que ce soit un miracle, car ce qui est un miracle aujourd'hui sera peut-être tout à fait courant dans cinq ans. Dès lors, il faudra bien se poser la question. Créer un organisme chargé de délivrer les autorisations, pourquoi pas ? Mais cela veut dire qu'il y aura une judiciarisation du problème - je me fais l'avocat du diable - car si vous avez une agence qui autorise, vous aurez aussi un droit de recours. Le texte de la Convention européenne permet un recours effectif pour tous les droits civils, pas seulement pénaux. Qui dit recours dit organisation d'un débat contradictoire, qui sera nécessairement déséquilibré : une commission qui autorise, des parents qui demandent, mais qui s'exprimera au nom de la société et représentera l'intérêt collectif ?

Mme Yvette Roudy. - Alors, comment faire ?

M. Michel Tubiana. - Je ne dis pas que ce n'est pas ce qu'il faut faire, madame Roudy, je dis simplement qu'il faut être conscient de toute la problématique.

Mme Yvette Roudy. - C'est l'État de droit.

M. Michel Tubiana. - Je ne conteste pas l'État de droit, j'aurais du mal à le faire dans ma position, mais pour que celui-ci existe, il faut que les choses soient égales. Une des vraies questions sous-jacentes à ce débat est, à mon sens, celle du pouvoir médical. De qui sera composée cette commission ?

M. Bernard Charles, président. - Nous sommes très ouverts à ce sujet.

Mme Yvette Roudy. - Il n'y a pas de problème.

M. Michel Tubiana. - Dont acte. En second lieu, j'ai du mal à réduire une situation complexe, comme vous l'avez fait tout à l'heure en disant que l'enfant dont vous parliez était né uniquement pour permettre de soigner sa s_ur. J'ai du mal à concevoir cela.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je voudrais revenir sur ce que disait Mme Hérold. Concernant l'ICSI, je me mets parfaitement à la place du législateur ; j'ai d'autant plus de facilité à en parler que je n'étais pas législateur en 1994. En étudiant la loi de 1994, six ans après, on se dit que si le législateur a été extrêmement strict en interdisant, de fait, toute recherche sur l'embryon et en donnant un quasi-statut à l'embryon, il a été, en revanche, fort laxiste en ce qui concerne l'assistance médicale à la procréation. Quand on regarde les chiffres, en 1994, l'ICSI, comme technique d'assistance médicale à la procréation, était inexistante. Va-t-on, six ans après, mettre en accusation le législateur en raison des conséquences d'une technique qui n'existait pas à l'époque et dont on ne connaît pas encore toutes les conséquences aujourd'hui ? J'estime que nous avons un réel problème d'encadrement de l'assistance médicale à la procréation.

Concernant l'agence, je voulais vous poser une question parce que je ne suis pas très à l'aise sur ce sujet. Comme nous avons proposé que l'agence soit très indépendante, nous avons assisté à « une montée au créneau » de la Direction générale de la santé.

M. Bernard Charles, président. - Nous l'avions eue aussi pour l'Agence de sécurité sanitaire des produits de santé. Nous voyons aujourd'hui tous les avantages liés à l'existence de cette agence indépendante, malgré les difficultés.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je comprends votre position lorsque vous dites que la création de cette agence comporte un risque de judiciarisation. Mais il y aura des conflits à gérer et, si le législateur décide de trouver un équilibre pour faire de la recherche, sous certaines conditions, il faudra bien qu'il y ait une instance pour valider les équipes de recherche et les décisions.

M. Bernard Charles, président. - Nous ne pouvons pas faire autrement.

M. Alain Claeys, rapporteur. - La seule question est donc de savoir si cette mission doit être confiée à la Direction générale de la santé ou à une agence indépendante. Je n'ai pas la réponse.

M. Michel Tubiana. - Il est clair que, s'il doit y avoir une agence - et je pense que c'est inévitable - elle ne peut être qu'indépendante. Ce que je vous demande, c'est que, le jour où elle sera mise en _uvre, ce soit effectivement une structure qui puisse fonctionner. Pour faire une comparaison rapide dans un domaine tout à fait distinct, il ne s'agit pas que l'on se retrouve dans la situation de la COB, qui peut se faire censurer par la Cour d'appel au motif que l'organisme ne respecterait pas un minimum d'État de droit.

M. Bernard Charles, président. - Tout à fait.

M. Michel Tubiana. - Il y a deux choses différentes. Le Comité d'éthique est là pour donner un avis et j'aimerais bien qu'il ne soit là que pour donner un avis.

M. Bernard Charles, président. - Nous n'avons pas voulu créer un ordre éthique, quand nous l'avons inscrit dans la loi. Lorsque nous avons créé les comités de protection des personnes par la loi de 1988, nous n'avons pas voulu créer un tel ordre
- j'étais rapporteur de la loi Huriet devant l'Assemblée - et je souhaite améliorer cet aspect. Si nous n'avons pas appelé ces instances « comités d'éthique locaux » mais « comités de protection des personnes », c'est que leur but n'était surtout pas de constituer le premier échelon d'un ordre éthique, aboutissant à une cour d'appel éthique, qui aurait été le Comité national. Nous ne voulions pas un ordre éthique, nous avons été très clairs là-dessus. Nous voulions que ces comités veillent au respect des conditions de protection des personnes imposées par la loi, dont le fameux consentement libre et éclairé.

Nous ne voulions pas non plus qu'ils soient des comités d'experts venant juger si telle ou telle expérimentation était scientifiquement bonne ou pas. Ce n'était pas l'objet de ces comités. Il faut donc faire très attention. Le rôle de l'agence ne serait pas du tout celui d'un comité d'éthique. Elle aurait un tout autre rôle, celui d'encadrer ce que nous ne pouvons pas délimiter par la loi. Nous donnons un cadre, c'est à l'agence de vérifier si ce cadre est bien respecté. Pour ma part, je suis totalement opposé à ce que ce soit la Direction générale de la santé qui traite ce sujet ; complètement opposé, aussi, à la création d'une agence qui se transformerait, par sa composition, en un super comité d'experts. Nous voulons une agence comprenant certes des scientifiques, mais ouverte aussi sur la société civile.

Mme Yvette Roudy. - La composition du Comité d'éthique est sociologiquement intéressante. La composition de la future agence devrait d'ailleurs être revue régulièrement pour que ce ne soit pas toujours les mêmes personnes qui y siègent.

M. Michel Tubiana. - Je ne peux que vous conseiller de prendre des précautions car, à partir du moment où vous donnez un pouvoir de cette nature à une agence, vous ne pouvez reproduire simplement la composition sociologique du Comité d'éthique, car nous entrons dans une fonction juridictionnelle, même si elle n'est pas judiciaire.

Je crains avant tout de voir arriver un jour un couple de parents qui risque, au pire, de n'être assisté par personne, au mieux, d'être assisté d'un avocat - dont les compétences seront nécessairement réduites en ce domaine - et qui va se trouver totalement désarmé face à un groupe de personnes qui, de ce fait, se sentira détenteur d'une vérité et d'un pouvoir. Cela impose, me semble-t-il, une forme d'assistance des personnes et qu'une autre parole puisse s'exprimer, quelqu'un qui soit indépendant, une espèce de « commissaire du gouvernement » au sens des tribunaux administratifs : on les appelle les commissaires du gouvernement, mais ils travaillent en toute indépendance. Il faudrait donc une autorité de cette nature dont la nomination serait entourée de garanties, afin que le couple de parents ne se retrouve pas seul face à la commission, sinon le rapport de force sera déséquilibré entre ceux-ci et une commission censée détenir la vérité.

Mme Yvette Roudy. - C'est en effet une précaution à prendre.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je ne crois pas que cette agence aura à régler des problèmes de tiers. Le vrai problème est de savoir comment évaluer et valider les techniques de l'assistance médicale à la procréation. Valider les équipes de recherche ne me paraît pas compliqué. Le véritable enjeu aujourd'hui - c'est l'enseignement que je tire de l'application de cette loi - est l'encadrement de l'assistance médicale à la procréation. Je suis convaincu que, dans certains cas, compte tenu de la pression du droit à l'enfant, des techniques seront mises au point sans expérimentation préalable. Je crois que le risque est plutôt celui-là. Qu'en pensez-vous ?

Mme Monique Hérold. - Je crois que l'ICSI est un excellent exemple, pas quand il s'agit du spermatozoïde, mais quand il s'agit des spermatides. Cela devient extrêmement grave. Il faut empêcher cela. Une telle agence pourrait au moins exiger au préalable ce que l'on appelle des prérequis. C'est d'une banalité extraordinaire, mais le primate, ça existe ! On ne doit pas se précipiter. Vous dites qu'en 1994, cela n'existait pas. Certes, mais que l'on m'explique comment l'ICSI a pu connaître un tel développement sans contrôle !

Je veux bien que le ministère de la santé proteste et dise qu'en créant une telle agence on le dépouille...

M. Bernard Charles, président. - Cela veut dire que la pression est forte.

Mme Monique Hérold. - ...mais, enfin, ils étaient tout de même en charge de cette affaire. Or ils n'ont rien fait. Cela me permet d'aborder une des questions qui ont été posées sur le déplacement des personnes. Il est vrai que l'ICSI était effectuée en Belgique bien avant. En conséquence, les praticiens ont tendance à rétorquer superbement : pourquoi des prérequis, alors que l'expérimentation s'est faite chez la femme belge et que tout fonctionne très bien ?

À mon sens pourtant, il n'y avait pas le recul suffisant. Il n'appartient pas à un pays comme la France de se baser sur les expériences hasardeuses que peuvent utiliser des médecins belges ou italiens. Si vraiment cette révision doit conduire à quelque chose, c'est à la mise en place d'une agence de type anglais.

Mme Yvette Roudy. - Nous serons amenés à nous prononcer sur l'ICSI. Or, certains des enfants ont actuellement huit ans.

M. Alain Claeys, rapporteur. - En Belgique.

Mme Yvette Roudy. - Certains d'entre eux sont suivis, en dépit des problèmes pouvant résulter la différence entre les enfants qui sont suivis et ceux qui ne le sont pas. Nous avons déjà eu ce débat. Certains pensent qu'ils risquent de se révéler stériles. Pour ce motif, doit-on interdire l'ICSI ? Nous serons confrontés à ce genre de questions. Avez-vous réfléchi à ce sujet ?

M. Michel Tubiana. - Je peux vous répondre personnellement. À mon avis, cela fait partie des contraintes que le législateur doit envisager. Toute technique qui aboutit à la naissance d'un être humain dont on sait qu'il sera imparfait en raison de cette technique, pose un réel problème. C'est jouer à l'apprenti sorcier.

Mme Yvette Roudy. - D'accord.

M. Bernard Charles, président. - Ce n'est pas l'agence qui est alors en cause, c'est bien le législateur.

M. Michel Tubiana. - C'est une question de principe. On ne peut et on ne doit mettre en _uvre des techniques que si elles apportent une réponse parfaite. Il ne faut jamais oublier qu'en l'espèce, on n'est pas en train de soigner, de rétablir une vie, mais de recréer. Certes, on soigne dans la mesure où on trouve un dérivatif pour assurer le fonctionnement normal de la procréation mais, en l'espèce, on recrée quelque chose. Nous sommes comptables des deux côtés de la chaîne, pas seulement d'un seul. Ce n'est plus le serment d'Hippocrate.

M. Pierre Hellier. - L'agence n'aura pas simplement à traiter des problèmes de validation des équipes de chercheurs. Elle aura aussi à réagir au cas par cas et à examiner des situations tout à fait spécifiques. Il ne faut pas se faire d'illusion.

Mme Monique Hérold. - Avant d'en terminer, je voudrais dire un mot sur les autopsies, très précisément sur ce que l'on a coutume d'appeler l'expertise médico-scientifique. Il serait bien que la loi française permette que ces expertises médico-scientifiques reprennent un cours normal alors qu'elles ont chuté de façon considérable sous le fallacieux prétexte de l'avis de la famille. C'est une vraie question, qui se pose aujourd'hui et elle se posera de plus en plus, ne serait-ce qu'en raison de la variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Il devient urgent de prendre position sur ce point.

M. Bernard Charles, président. - C'est un sujet important, en effet. Un mot de conclusion ?

M. Michel Tubiana. - Je dirai un mot - je suis convaincu que vous y avez déjà pensé - sur la question des tests génétiques en matière prédictive, en matière de droit au travail et de recrutement. Nous sommes en totale opposition avec l'utilisation des tests à des fins de ce type. Nous l'avons écrit, mais il vaut mieux vous le préciser. C'est un point qui, plus que les questions de PMA, est très sensible dans la vie des gens.

M. Bernard Charles, président. - Nous vous remercions.

Audition de M. Gilbert SCHULSINGER,
Grand Maître honoris causa de la Grande Loge de France

(Extrait du procès-verbal de la séance du 15 novembre 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président.

M. Bernard Charles, président. - Je suis heureux d'accueillir aujourd'hui M. Gilbert Schulsinger. Vous êtes chirurgien, expert auprès de la Cour d'Appel de Paris depuis 1988, mais c'est en tant que représentant de la Grande Loge de France que nous vous recevons aujourd'hui. Notre mission d'information qui préfigure la commission spéciale chargée d'étudier le projet de loi de révision des lois bioéthiques procède à des auditions de représentants du monde scientifique, médical, des juristes, mais la mission souhaite aussi suivre une démarche citoyenne. C'est la raison pour laquelle nous avons voulu entendre les représentants des différentes familles spirituelles et philosophiques.

Nous souhaiterions que vous nous fassiez part de vos appréciations sur ce que l'on appelle communément « la bioéthique », sur son évolution, tant en France qu'au niveau européen et mondial.

Nos travaux portent sur l'assistance médicale à la procréation, sur le diagnostic prénatal et sur le diagnostic préimplantatoire que les résultats de l'équipe française de notre ami René Frydman ont mis au premier plan de l'actualité.

À propos des dons d'organes, nous sommes aussi particulièrement attentifs à tout ce qui a trait au consentement des personnes, ce fameux consentement libre et éclairé que nous avons inscrit dans la loi de 1988 concernant les personnes qui se prêtent à la recherche biomédicale. Il s'agit aussi du consentement des couples, des donneurs dans le cadre de l'assistance médicale à la procréation.

Voilà à peu près la ligne générale de réflexion que nous suivons.

Avant de vous donner la parole, notre rapporteur, M. Alain Claeys, vous précisera l'esprit dans lequel vous pourrez intervenir.

Je voulais dire une chose importante. J'ai vu ce midi Monsieur le Premier ministre et je me suis fait auprès de lui le porte-parole de l'ensemble de notre mission afin que le projet de loi voie le jour le plus rapidement possible. Notre rapporteur a depuis quelque temps fait de même dans le but d'accélérer les choses. J'ai quasiment obtenu l'accord du Premier ministre pour que ce projet soit discuté après les élections municipales et cantonales.

M. Alain Claeys. - C'est une bonne nouvelle. Lorsque nous aurons réglé les problèmes de vie locale, nous nous intéresserons à la bioéthique... Merci d'avoir répondu à notre invitation. Nous avons souhaité, comme l'a rappelé M. le Président, que chaque famille philosophique ou spirituelle s'exprime avec la plus grande liberté, et qu'à travers votre exposé liminaire, vous puissiez faire part de vos préoccupations. Ceci vaut pour les auditions qui vous ont précédé et, aujourd'hui, pour vous et la Grande Loge de France.

Je voudrais, autour de deux ou trois sujets, vous dire quelques-unes de nos préoccupations. Après votre propos liminaire, nos collègues vous interrogeront.

Selon votre Constitution, la franc-maçonnerie a pour but le perfectionnement de l'humanité par l'amélioration constante de la condition humaine, tant sur le plan spirituel que matériel, en cherchant la conciliation des contraires et l'union des hommes dans la pratique d'une morale universelle et le respect de la personnalité de chacun.

Au vu de ce grand principe, je voudrais que vous interveniez sur les trois problèmes suivants :

1°) les risques de la révolution biotechnologique ;

2°) le problème du statut de la connaissance scientifique ;

3°) votre appréciation concernant les suggestions faites par le Conseil d'État dans son étude Les lois de bioéthique, cinq ans après.

À propos des risques de la révolution biotechnologique, et relativement à la conception universaliste de l'homme, nous avons reçu, la semaine dernière, la Ligue des Droits de l'Homme. Celle-ci exprimait son inquiétude dans une résolution du 28 mars 1999, en souhaitant que « l'on ne passe pas insidieusement des droits de l'Homme au droit d'un homme particulier caractérisé par ses gènes ».

La question qui peut venir à notre esprit est la suivante : Comment peut-on éviter de céder à une forme de déterminisme du tout génétique ?

Concernant la conception universaliste de la loi, au fur et à mesure de nos auditions, nous voyons apparaître deux critiques opposées qui se rejoignent pour mettre en doute l'intérêt d'une loi bioéthique.

Première critique : l'ambition d'une telle loi serait excessive. Elle prétend légiférer dans le domaine de la morale, mais se montre indifférente à certains interdits propres aux différentes familles spirituelles ou philosophiques de notre pays.

Deuxième critique : la force d'une telle loi serait aujourd'hui déclinante. En effet, l'internationalisation grandissante des activités réduit la portée de la législation, car ce qui est jugé contraire à l'éthique ici peut être entrepris dans un autre pays qui n'est pas nécessairement éloigné du nôtre. Lorsqu'on voit l'avis équilibré du Comité d'Éthique européen que préside Mme Noëlle Lenoir, on se rend compte de la difficulté de ce problème d'internationalisation. Ce qui est accepté en Angleterre est combattu en Allemagne, etc.

Les questions qui me viennent à l'esprit par rapport à ces deux critiques contradictoires sont les suivantes : Qu'est-ce qui rend selon vous indispensable une législation bioéthique? Comment renforcer son efficacité ? Est-ce en distinguant mieux ce qui relève de l'affirmation des principes généraux et de la régulation ? Est-ce en renforçant l'harmonisation européenne ? Quelle attitude adopter en cas de divergence avec une norme communautaire ?

À travers ce sujet, nous voudrions avoir votre opinion sur l'utilité d'une législation nationale bioéthique, ce qui vous permettra de nous dire votre sentiment, cinq ans après, sur les lois bioéthiques de 1994.

À propos du statut de la connaissance scientifique, le progrès dans l'ordre scientifique est, pour la Grande Loge de France, une des conditions du progrès sur le plan moral. Est-ce toujours vrai aujourd'hui ? Qu'est-ce qui, dans les progrès actuels ou annoncés de la biologie et de la génétique, aurait tendance à confirmer cette vision ou à l'infirmer ? Enfin, quelles garanties le législateur peut-il apporter en vue de concilier la liberté du chercheur, qui est une des formes de la liberté de pensée, et le rythme nécessairement plus lent suivant lequel la société prend la mesure des innovations scientifiques et en accepte les conséquences ?

À propos de l'étude du Conseil d'État, je rappelle que le périmètre des sujets abordés dans cette étude correspond à celui que nous avons retenu pour organiser nos travaux au sein de cette mission d'information. J'insisterai aussi sur un mot du Président Bernard Charles, qui me paraît important : nous voulons véritablement, sur ce sujet, avoir une démarche citoyenne. C'est sans doute ce qualificatif qui caractérise le mieux les travaux que nous avons conduits depuis plusieurs mois dans cette mission.

Voilà les quelques questions que je souhaitais vous poser avant votre exposé liminaire.

M. Gilbert Schulsinger. - Merci beaucoup. Il a été opportunément rappelé quelle est la vocation de la Grande Loge de France. Elle se résume effectivement à deux propositions : celle longuement énoncée sur l'amélioration de la condition humaine à laquelle nous travaillons, tant sur le plan du bien-être matériel que sur le plan moral, intellectuel et spirituel. Celle qui prône la défense des droits de l'homme et de sa dignité.

Hommes de progrès, francs-maçons de la Grande Loge de France, nous nous inscrivons dans une tradition résolument humaniste. De ce fait, nous considérons que tout ce qui peut s'appliquer à l'homme grâce aux progrès des sciences de la vie n'est légitime qu'en vertu de deux principes :

1°) Considérer la personne humaine toujours comme une fin en soi et jamais comme un moyen.

2°) Rejeter toute théorie ou toute action si les idées qui l'inspirent, ou les connaissances qui en découlent, ne peuvent être appliquées à la communauté humaine tout entière.

Il faut donc voir aujourd'hui l'éthique comme le nécessaire corollaire de la dignité humaine, de tous les êtres humains, sans aucune discrimination ni exclusive. Le progrès scientifique doit obéir à une finalité éthique, ainsi que l'a exprimé le président de la Commission juridique du Comité international de bioéthique, car, dit-il, : « sans cette avancée parallèle, on ne saurait envisager avec optimisme l'avenir de l'humanité ».

En d'autres termes, cette éthique à construire ne peut se fonder que sur l'individu et lui seul, dans sa singularité qui en fait un être unique dans l'universalité du code génétique.

Pour cela, il faut des règles. Nous exprimant, au nom de la Grande Loge de France, en février 1993, devant la Commission des Affaires sociales du Sénat, nous avions souhaité, peut-être dans un utopisme raisonnable, mais un utopisme tout de même, que ces lois soient suffisamment restrictives pour éviter les abus et les trafics, suffisamment souples pour ne pas enfermer la science dans un carcan juridique qui l'étoufferait, suffisamment ouvertes pour se placer dans une éthique nécessairement évolutive au fur et à mesure des avancées de la science.

Cinq ans après le vote de la loi, nous sommes bien dans le cas de devoir repenser certaines situations et décisions, de les moduler face aux nouvelles perspectives que nous offre la recherche sur le vivant. Il en est ainsi de l'interdiction qui avait été faite à propos des recherches sur l'embryon, et qu'il faut revoir aujourd'hui, en présence des incontestables perspectives qu'ouvre l'étude des cellules embryonnaires.

Il est d'autres préoccupations qui, en revanche, n'ont pas été résolues, et qui méritent d'être discutées et encadrées aujourd'hui. En tout premier lieu - si vous le permettez, je m'en expliquerai davantage tout à l'heure à la lumière de vos questions - je pense aux tests génétiques, qu'il s'agisse du diagnostic préimplantatoire ou qu'il s'agisse de tests génétiques faits en matière de médecine prédictive pour les adultes.

Mais il s'agit aussi d'autre chose. Il apparaît aujourd'hui un courant d'idées extrêmement inquiétant car il est relayé par les savants les plus notoires dont nous ne pouvons négliger l'avis. Ils sont effectivement anglo-saxons. Ces savants sérieux ne rejettent pas l'idée d'utiliser le génie génétique pour améliorer non pas la condition humaine mais l'homme quant à ses aptitudes et à ses qualités. Nous serions amenés à une sorte d'eugénisme positif qui ne serait en définitive qu'une version biologique du surhomme, cet « Übermensch » dont nous avons quelques mauvais souvenirs me semble-t-il.

Face au progrès, face à la loi qui veut éviter les dérives de ce progrès, s'ouvre un véritable débat de société. L'égalité des droits, fondement essentiel de notre République, pourrait être battue en brèche par l'inégalité des gènes. Si l'homme devait être assujetti à son destin biologique, il perdrait à la fois sa dignité et sa liberté. Or, la dignité de la personne humaine implique nécessairement la reconnaissance de cette dignité à l'autre et par l'autre. C'est sur cette reconnaissance qu'on doit construire, par-delà la diversité des destins génétiques, une nouvelle solidarité. Je réponds ainsi un peu à l'avance à la question posée précédemment à propos de l'individu.

Il faut aussi dire que la science était autrefois un domaine totalement séparé de la société. Avec les sciences de la vie, depuis environ cinquante ans, la science a fait directement irruption dans la société des hommes. Il convient donc maintenant que des hommes dûment informés - condition essentielle en ce qui concerne la bioéthique - citoyens responsables, s'apprêtent à maîtriser le puissant outil que leur propre génie a forgé.

Voilà très brièvement résumée l'attitude de la Grande loge de France face aux problèmes de bioéthique et aux évolutions de la science. Je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

Mme Yvette Roudy. - S'agissant de l'eugénisme positif, je souhaiterais connaître votre réaction sur le cas d'une famille, aux États-Unis, dont une enfant était profondément handicapée. Cette famille a choisi de donner naissance à un enfant après un tri d'embryons où l'on a sélectionné celui qui n'était pas porteur du gène de la maladie. Dès la naissance de cet enfant, on a procédé à des transfusions sur sa s_ur. Cela relevait d'un choix déterminé en vue de guérir le premier enfant qui était condamné.

J'ai mon avis sur la question, et je sais qu'il n'est pas partagé par tout le monde. J'aimerais connaître le vôtre.

M. Gilbert Schulsinger. - J'approuve totalement ce genre de méthode. Si nous évoquons l'eugénisme positif, nous ne nous référons évidemment pas à une procréation médicalement assistée avec un certain nombre d'embryons, où l'on choisit celui qui n'est pas porteur d'une tare héréditaire, pour donner à ce couple l'espoir d'une descendance souhaitée au lieu de lui infliger un nouveau calvaire.

Mais je me permets de vous dire qu'alors nous parlons plutôt d'eugénisme négatif, c'est-à-dire d'un classement des embryons en vue de supprimer une tare qui obérerait complètement la vie d'un individu à qui on donnerait la vie. C'est tout à fait différent.

M. Pierre Hellier. - Vous êtes donc en accord avec la possibilité de faire des recherches sur l'embryon...

M. Gilbert Schulsinger. - Oui.

M. Pierre Hellier. - Quelle est votre position sur la création d'embryons destinés spécifiquement à ces recherches ?

M. Gilbert Schulsinger. - J'y suis opposé.

M. Jean-Michel Dubernard. - Dans le domaine du clonage, on fait une magnifique distinction, qui n'a aucun sens, entre le clonage reproductif et le clonage thérapeutique. En réalité, c'est la même chose. On produit un embryon dont certaines cellules peuvent être utilisées pour traiter un diabète, une maladie de Parkinson, etc. Ce problème intéresse fortement les Français. Des études montrent que la majorité d'entre eux est favorable au clonage thérapeutique et opposée au clonage reproductif. Mais on sait très bien que la dérive de l'un vers l'autre peut être immédiate. Je souhaiterais connaître votre position sur ce sujet.

M. Gilbert Schulsinger. - L'essentiel des problèmes que nous nous posons sont des problèmes de frontières. C'est pourquoi il est si difficile de construire des lois sur la bioéthique. Il est bien évident que le point de départ du clonage reproductif et du clonage thérapeutique est toujours le même. Comment éviter les dérives? Je crois personnellement qu'aucune loi ne le fera vraiment. Si un jour on se trouvait face à un savant fou, n'importe quoi pourrait se passer, de la même manière qu'un fou serait susceptible, demain, de faire exploser une bombe atomique qui détruirait tout le monde.

Je crois par contre qu'on ne peut pas brider l'évolution de la science. Quand on pense aux problèmes que posent aujourd'hui les transplantations d'organes, non seulement en raison de structures extrêmement difficiles à construire, mais aussi du nombre toujours moindre d'organes transplantables, on trouve tout de même dans le clonage une réponse à de nombreux problèmes, celui d'une opération lourde, d'une part, celui de la recherche d'organes, d'autre part, et, enfin , celui des rejets. Le clonage ouvre des perspectives considérables qui, à mon avis, vont modifier complètement le problème des organes dits « usés ».

Ma réponse à votre question est très difficile à formuler autrement. Je crois qu'il y a des dérives qu'on ne peut pas empêcher. Il faut seulement essayer, dans la mesure du possible, de les prévenir, en faisant en sorte que les scientifiques ne se séparent plus de leur qualité de citoyens, et soient pleinement conscients de leur pouvoir et de leur responsabilité.

M. Jean-Michel Dubernard. - J'envisage le clonage dans la perspective de remplacer des cellules et non pour remplacer des organes.

M. Gilbert Schulsinger. - Je suis d'accord. Il ne s'agit pas de fabriquer des organes avec des clones. Je l'ai dit tout à l'heure en parlant du projet de levée d'interdiction d'études des cellules embryonnaires, nous avons là un terrain extrêmement large pour faire à moindre frais des greffes d'organes. Mais c'est évidemment au niveau cellulaire que je pensais. Il n'est pas question de produire des organismes dont on prendrait le foie, le c_ur ou les poumons, une espèce de sosie, sorte de banque d'organes pour l'homme malade.

M. Jean-Michel Dubernard. - Pour revenir à la question de Mme Yvette Roudy, on peut être choqué par cette famille américaine qui a médiatisé la fabrication d'un enfant.

M. Bernard Charles, président. - C'était vraiment une fabrication.

M. Jean-Michel Dubernard. - Je vais vous raconter une histoire. Lors d'une consultation dans mon service, une dame à qui je demandais combien elle avait eu d'enfants, m'a répondu : « Deux très rapprochés, parce que la première avait besoin d'une greffe de moelle ». J'aurais pu amener cette femme ici à titre d'exemple d'acte d'amour. Quand les députés, et tous les autres, se prennent pour de grands philosophes, on est parfois ramené à une humilité absolue par des gens qui n'agissent que dans l'intérêt d'un enfant.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Ce témoignage vaut tous les développements. Je suis d'accord avec notre collègue. Mécaniquement, la distinction entre clonage humain et clonage thérapeutique n'existe pas. Mais si on parle du clonage thérapeutique aujourd'hui, et même si la presse entretient la confusion, c'est pour interpeller les pouvoirs publics, afin de savoir s'ils autoriseraient la création d'embryons pour la recherche.

L'avis donné par le groupe européen d'éthique est pour le moment de ne pas privilégier cette solution et d'attendre, car d'autres pistes existent, notamment celle des cellules adultes.

Ceci étant, je voudrais avoir votre sentiment sur un autre problème. La loi ne peut pas courir derrière les progrès scientifiques. On l'a bien vu à travers la loi de 1994. Celle-ci n'avait pas prévu l'ICSI, en termes de technique d'assistance médicale à la procréation. Jugez-vous réaliste ce que propose le Conseil d'État, c'est-à-dire une loi qui élargit un peu le domaine de la recherche, mais qui est complétée par un dispositif central indépendant permettant à tout moment, entre deux révisions de la loi, de porter un jugement actualisé sur des équipes de recherche, des techniques d'assistance médicale à la procréation, comme cela peut se passer en Angleterre? Ce qui implique aussi un suivi des patients, qui n'existe peut-être pas de manière aussi efficace en France qu'outre-Manche.

Une loi rénovée peut-elle s'accompagner de la création d'une agence indépendante placée bien sûr sous l'autorité publique ?

M. Gilbert Schulsinger. - Je serai presque plus catégorique que vous. Je crois que c'est devenu indispensable. Le législateur ne peut pas courir après la science. Je crois que celle-ci va trop vite pour ne pas être réappréciée de façon quasiment continue, d'une part, relativement aux problèmes qu'elle pourrait poser elle-même, afin de juger des conditions réelles de sa mise en _uvre, d'autre part, en fonction des progrès appréhendés en temps réel.

Je suis tout à fait en faveur de ce que propose le Conseil d'État dans son étude que j'ai lue attentivement.

M. Alain Claeys, rapporteur. - La Grande Loge de France a-t-elle débattu des différences entre les législations nationales ? Comment appréciez-vous cette difficulté, y compris en Europe où nous sommes confrontés à des législations tout à fait diverses, avec interdiction presque totale en Allemagne et « pragmatisme » très développé en Angleterre ?

M. Gilbert Schulsinger. - Nous sommes là devant un des grands problèmes qui se posent à nous. Nous pouvons toujours adopter des textes qui imposent des limites à l'utilisation de certains procédés. Si ces derniers sont employés hors de nos frontières, il y aura inévitablement des dérives.

La vocation de l'Europe n'est-elle pas d'essayer, dans ce domaine aussi, d'unifier un peu ses réglementations ? L'Europe se fait dans des douleurs de gestation particulièrement importantes, depuis déjà un certain nombre d'années. Parfois, on arrive, progressivement, à un petit accord. Je ne sais pas combien de temps il faudra pour que l'Europe se fasse effectivement, mais je crois en tout cas que sur le plan de la bioéthique, des accords devront être trouvés entre les pays membres.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Et à propos de la médecine prédictive ?

M. Gilbert Schulsinger. - Il y a beaucoup de pour et de contre. Il est très important de se dire qu'aujourd'hui nous sommes en mesure de développer les outils permettant de prévenir une maladie inscrite dans les gènes et susceptible de se développer plus tard. C'est le bon côté des choses.

Mais il y a aussi le mauvais côté. Supposons que la médecine prédictive devienne une technique de médecine préventive, et qu'on fasse systématiquement des tests génétiques pour savoir quelles prédispositions a tel individu à telle maladie...

Je vais prendre un exemple typique parce qu'il est malheureusement fréquent : celui du cancer du sein. Sans envisager forcément de test génétique systématique au titre des examens de santé, on pourrait le demander pour une jeune femme dont la mère, la grand-mère ou la tante auraient des antécédents de cette maladie. On lui ferait un test génétique qui indiquerait une prédisposition à ce cancer dont elle n'aurait pas le moindre symptôme et dont on pourrait lui dire : « il surviendra dans huit ans, dans dix ans... ». Cela permettrait peut-être de mieux la surveiller, mais je demande que l'on se penche sur le problème humain que cela pose. Est-il possible de plonger dans l'angoisse durant tant d'années une personne à qui on dit : « vous allez faire un cancer du sein, qui peut-être ne se déclarera pas »?

C'est probablement moins dramatique pour d'autres affections qu'on soigne mieux aujourd'hui. Il est peut-être moins traumatisant de dire à quelqu'un qu'il va faire un infarctus à 45 ans que de lui dire qu'il va avoir un cancer.

Mme Yvette Roudy. - La maladie d'Alzheimer est aussi concernée par la médecine prédictive. Elle survient en principe à un âge avancé, alors qu'on a déjà eu la possibilité de se réaliser et d'exister.

M. Bernard Charles, président. - On ne peut pas éluder ce qui vient d'être dit concernant l'aspect moral d'une médecine prédictive systématisée.

M. Pierre Hellier. - Je ne fais pas la même analyse. Déjà aujourd'hui, lorsqu'une personne a des antécédents familiaux de cancer du sein ou du côlon, on la met dans un groupe séparé, puisqu'on lui propose une surveillance tout à fait particulière. Je pense donc que la quasi-certitude offerte par la connaissance du génome rendra cette approche encore plus utile. Votre exemple n'est pas bien choisi. Nous le pratiquons en effet avec les moyens dont nous disposons. On dit aux personnes : « Il y a des cancers du sein dans votre famille et vous devez être suivie ». Elles sont donc déjà dans un programme spécifique.

M. Gilbert Schulsinger. - Il y a une marge entre le soin qu'on prend de quelqu'un qui a des antécédents, à qui on demande de se faire suivre, et l'affirmation prédictive d'un test génétique positif. Ceci étant dit, ne croyez pas que je sois un adversaire systématique de ces méthodes. Je soutiens seulement que certains aspects psychologiques doivent être pris en compte.

M. Bernard Charles, président. - Nous sommes à peu près tous de cet avis.

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Je voudrais revenir sur un sujet qui me tient particulièrement à c_ur : les dons d'organes. Pensez-vous que la France a une bonne façon de traiter ce sujet et avez-vous pu réfléchir à ce fameux registre du refus qui existe et qui est à peu près la seule manière d'aborder le thème des dons d'organes dans notre pays ?

M. Gilbert Schulsinger. - Je connais les propos des organisateurs de France-Transplant. Je sais qu'ils se plaignent de ne pas avoir suffisamment d'organes. Je ne suis pas certain que la sollicitation qui est faite du don d'organes soit susceptible d'inciter les gens à donner. Il y a là, à mon avis, un réel problème. Se pose aussi la difficulté liée aux religions. Pour certaines d'entre elles, l'intégrité corporelle est quasiment obligatoire, jusque dans la mort. Je ne suis d'ailleurs pas certain que l'argument religieux soit celui qui bride le plus le don d'organes.

Il ne s'agit sans doute pas tant d'un refus que d'une négligence de la part de gens qui ne pensent pas suffisamment aux autres et qui, confrontés à la catastrophe d'un jeune qui meurt, n'envisagent pas le sens du don et refusent.

Je pense qu'il faut une meilleure information, un réveil des solidarités.

M. Jean-Michel Dubernard. - Nous avons reçu ici le sénateur Henri Caillavet. On connaît le rôle des Loges dans cette réflexion. Ce n'est pas l'Établissement français des greffes qui est concerné, mais bien les malades qui meurent de plus en plus nombreux chaque année ou vivent dans de mauvaises conditions.

Il faut savoir à qui appartiennent les organes : soit à la société, soit au donneur, soit à la famille. Nous avons pour notre part une espèce de salmigondis plus ou moins consensuel qui caractérise d'ailleurs souvent le mode de fonctionnement de nos institutions.

La question de l'action de certains lobbies se pose actuellement. Ceux-ci ont tendance à favoriser le prélèvement d'organes chez des donneurs vivants apparentés. On sait que c'est mettre le doigt dans un engrenage qui peut conduire, indirectement et probablement assez vite, à une forme de trafic ou de commercialisation des organes, qui est la forme même de la prostitution.

Pensez-vous que l'élargissement proposé dans l'étude du Conseil d'État a un sens ? Quand je me place du point de vue de mes malades, je dis « oui ». Quand je me situe dans la perspective de la société ou des familles, je m'interroge beaucoup, d'autant plus que ce n'est pas une intervention sans risque.

M. Gilbert Schulsinger. - Bien sûr. Vous n'imaginez pas que je vais vous répondre de façon formelle dans un sens ou dans l'autre. C'est effectivement une réflexion très importante. Il peut y avoir des dérives. La conscience du médecin est peut-être extrêmement importante et prend sans doute, dans des cas comme ceux-là, le pas sur toute législation quelle qu'elle soit.

Bien entendu, il existe déjà des trafics d'organes. Au Brésil, j'ai vu une petite annonce : « Jeune homme, 30 ans, excellente santé, cède son rein, prix à débattre ». Je n'invente rien. Je ne pense pas que nous en soyons là en France. Mais je crois que ces organes se faisant rares, c'est peut-être une raison supplémentaire d'aller plus loin dans les applications pratiques que peut nous offrir aujourd'hui la génétique. Celle-ci n'est-elle pas en mesure, à terme, de résoudre ces problèmes ? Car franchement, je ne vois pas comment on pourrait légiférer sur le sujet en ce moment.

L'élargissement proposé par le Conseil d'État est certes une possibilité, mais je ne crois pas que ce soit une panacée.

M. Jean-Michel Dubernard. - La solution la plus simple n'est-elle pas celle qui existe en Autriche ? Les organes appartiennent globalement à la société et on les prélève sauf si la personne s'y est opposée de son vivant. Nous n'en sommes pas loin en France, mais nous ne l'appliquons jamais.

M. Bernard Charles, président. - Au moment où le drame se produit, il y a toujours un membre de la famille qui dit : « Il n'était pas sûr... ». Le médecin de famille est gêné... La législation n'est pas vraiment appliquée.

Mme Yvette Roudy. - La position de l'Autriche me semble tout à fait raisonnable. En effet, demander l'autorisation aux parents est une chose impossible car ils ne sont pas en état de répondre. C'est pour le médecin une démarche terrible.

À propos du don d'un organe d'un parent, le problème peut surgir. Un parent proche peut être prêt à donner un rein.

M. Gilbert Schulsinger. - Cela se fait.

Mme Yvette Roudy. - Y a-t-il une hiérarchie dans la relation de parenté ? Un cousin éloigné peut-il le faire aussi ? Un ami ? Un conjoint ?

M. Jean-Michel Dubernard. - Non, il faut une parenté directe : père, mère, frère, s_ur, avec une hiérarchie liée à la compatibilité et qui fait qu'on peut trouver chez les frères et s_urs des gènes identiques, ce qui n'est pas le cas pour le père et la mère.

Mme Yvette Roudy. - Et le cousin éloigné ?

M. Jean-Michel Dubernard. - C'est interdit par la loi. Mais un élargissement est proposé au conjoint. Et puis pourquoi pas le cousin, le concubin, la personne liée par un pacs, l'ami, l'ami de l'ami, etc. Quand on connaît les pressions qui existent déjà à l'intérieur des familles en cas de greffe de donneur vivant...

Mme Yvette Roudy. - Quand on s'éloigne dans la hiérarchie, on laisse faire, on n'intervient pas ?

M. Gilbert Schulsinger. - La loi est précise.

Mme Yvette Roudy. - Je n'ai pas beaucoup progressé dans ma réflexion. On a évoqué les pressions et peut-être même les avantages financiers que certains pourraient demander. Pensez-vous que nous devons légiférer ou laisser l'interdiction en l'état, qu'il serait opportun d'élargir et d'autoriser un cousin éloigné, s'il le souhaite... Peut-être que oui...

M. Jean-Michel Dubernard. - Il y a deux aspects. Ou on est rigide et rigoureux et on devrait ne pas faire de prélèvement chez des donneurs vivants apparentés, car il y a un risque : une mort sur trois mille pour les greffes de rein, une sur six cents pour les greffes de foie partiel. Ce n'est pas négligeable et quand on est le « un », c'est du 100%.

Par ailleurs, nous sommes confrontés à des demandes très précises, très fortes, et nous manquons d'organes. Je serais donc partisan de laisser la loi telle qu'elle est sans l'élargir car sinon on va tomber dans les travers de la commercialisation.

Autre élément de réponse : si on élargit la loi, les personnes ne feront plus d'effort pour trouver des reins sur des sujets en état de mort cérébrale.

Il est étonnant que dans ce pays, on soit passé de France-Transplant en 1991 (budget de 7 millions de francs et 7 personnes employées) à l'Établissement français des greffes (budget de 130 millions de francs et plus de 90 employés), et que simultanément le nombre d'organes et de transplantations ait diminué de 30%. Didier Houssin n'est pas responsable de cet état de fait. Il s'agit d'une question de société méritant une réflexion approfondie qui ne peut se tenir ni ici ni au Comité national d'éthique, mais dans vos structures qui ont déjà apporté beaucoup d'éléments dans ce domaine.

M. Gilbert Schulsinger. - Sans doute.

M. Pierre Hellier. - L'intérêt de prélever dans la famille est d'avoir une plus grande histocompatibilité. Je crois donc qu'il n'est pas du tout judicieux d'élargir la loi.

M. Gilbert Schulsinger. - Si je dois donner l'avis de la Grande Loge de France sur ce problème, je pense qu'il ne faut pas pour l'instant élargir la loi selon la proposition du Conseil d'État, ce qui n'empêchera sans doute pas quelques dérives, mais celles-ci seront au cas par cas et n'initieront pas forcément un mouvement de dérive préjudiciable.

Audition de M. le Pasteur Olivier ABEL,

(Extrait du procès-verbal de la séance du 22 novembre 2000)

Présidence de M. Alain Claeys, rapporteur.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Nous sommes dans un processus de révision des lois de bioéthique. Le projet de loi va être déposé très prochainement par le Gouvernement et il est permis d'imaginer qu'il viendrait en discussion en première lecture à l'Assemblée nationale à la fin du premier trimestre 2001, en mars-avril. Dans cette perspective, une mission d'information commune préparatoire au projet de loi de révision a été mise en place à l'Assemblée nationale. C'est au titre de cette mission que nous avons souhaité pouvoir vous auditionner.

Notre mission fonctionne depuis plusieurs mois. Nous avons retenu comme périmètre de travail le même périmètre que l'étude réalisée par le Conseil d'État. Nous abordons l'ensemble des sujets traités par ce dernier. Mais il nous est apparu aussi important de pouvoir auditionner chaque famille spirituelle ou philosophique, sachant que vous avez été amenés les uns et les autres à prendre des positions publiques.

L'actualité nous aide dans cet entretien. Deux éléments montrent bien toute l'étendue de la réflexion qu'impose la révision de ces lois. Un élément d'actualité scientifique, la semaine dernière, et un élément juridique sont venus un peu rythmer notre semaine. L'élément scientifique est cette première naissance en France, après un diagnostic préimplantatoire. L'élément juridique - l'arrêt de la Cour de cassation indemnisant le préjudice de vie d'un enfant handicapé - pose vraiment la question de la place du handicap dans notre société.

Une des questions qui vous concerne, comme elle nous concerne, est de savoir comment concilier des progrès et des aspirations dont les conséquences peuvent être contradictoires.

Une autre question est celle de la place de la loi. Comment voyez-vous la loi dans tout ce processus ? Au cours d'une audition en juin 1999, le pasteur Michel Bertrand avait déclaré que trop de législation engourdit les consciences. Est-ce qu'une loi bioéthique sert à quelque chose ? Si oui, comment doit-on renforcer son efficacité ? Qu'est-ce qui relève de l'affirmation de principes généraux ? Qu'est-ce qui relève de la régulation ?

Dans le même ordre d'idées, on a parfois critiqué « l'éthique institutionnelle ». Quel jugement portez-vous sur l'organisation de la réflexion éthique en France ?

Globalement, quelle est pour vous, sur l'ensemble de ces sujets de réflexion, la place de la responsabilité parentale ? Peut-être aurez-vous l'occasion d'y revenir.

Quelle est votre propre appréciation sur les lois bioéthiques après cinq ans ? Quelle est l'attitude de l'Eglise réformée à l'égard du statut de l'embryon ? Ce sujet sera aussi au c_ur des réflexions entourant la révision des lois bioéthiques.

M. Olivier Abel. - Je dois d'abord rappeler qu'il n'y a pas de magistère chez les protestants. Il n'y a donc pas de représentant officiel. Les protestants son dispersés et sans doute avons-nous, à l'intérieur du protestantisme, « en micro », les mêmes débats que la société française dans son ensemble. Nous sommes chrétiens comme les catholiques ; nous sommes minoritaires comme les Juifs ; nous sommes profondément laïques dans notre histoire. Il y des réflexes idéologiques qui veulent toujours séparer et séparer encore la morale religieuse, par exemple, de l'intervention de la loi. Nous tenons beaucoup en tant que minorité, à ce que la loi n'interfère pas trop.

Nous sommes immédiatement partagés, comme la société française dans son ensemble, sur les questions qui viennent troubler l'opinion publique.

Il existe un risque de dérive juridique. Je suis inquiet personnellement d'une telle évolution. Il faut voir que dans des sociétés comme celle des États-Unis existent des contrepoids. Par exemple, chacun fait intervenir tout de suite ses avocats. Ce sont des réflexes que nous n'avons pas au même degré en France. Si l'on commence à judiciariser, nous n'aurons pas de contrepoids. Nous sommes individualistes, nous sommes aussi associatifs, mais nous n'avons pas ce réflexe de faire immédiatement appel à un cabinet d'avocats. Chez nous, ce n'est pas un geste banal. Tout de suite un procès signifie l'opprobre, la honte.

Au-delà, question fondamentale, nous voyons au travers du deuxième événement, combien les prouesses techniques augmentent l'angoisse a posteriori. Il y a quand même une sorte d'illusion : croire qu'il y aurait une réponse technique à tous les problèmes. Souvent, les réponses aux problèmes soulèvent elles-mêmes de nouveaux problèmes. Le sachant à l'avance, il faut prévoir des procédures de pondération non seulement dans les m_urs, mais aussi dans la morale, tout au moins la morale spontanée qui permet aux gens de « se débrouiller » dans les problèmes quotidiens et dans les dilemmes de leur vie, pour « faire le moins mal possible ».

Cette exigence demande à être soutenue car tous ces pouvoirs sont très forts et très vertigineux.

Autre remarque préalable, nous évoquons ici des sujets compliqués sur lesquels, je dois l'avouer, j'ai beaucoup de désordre mental. Votre travail est passionnant et en même temps je vous plains. (Sourires.) Ce sont en effet des sujets pour lesquels j'aimerais disposer de beaucoup de temps pour voir les vrais problèmes, d'autant qu'il y a peut-être de faux problèmes qui nous cachent les vrais. Souvent, on veut répondre tout de suite, avant même d'avoir perçu les vraies questions à se poser.

Il n'en demeure pas moins qu'il faut avancer et que la législation se précise. Toutefois, on répond toujours avec un décalage. En ce moment par exemple, les questions ne manquent pas, s'agissant du génome, de la médecine prédictive, du clonage. Par exemple, « Qu'aurait fait Hitler, face à tel problème » ? On pense toujours à cette figure du mal.

De la même manière que dans les années 30, les Français étaient profondément pacifistes parce qu'ils ne voulaient plus jamais Verdun et qu'ils n'ont pas réagi assez à temps à la monté du nazisme, nous-mêmes, à force d'être conscients de cette approche, nous ne voyons pas poindre les nouvelles formes du problème qui vont peut-être se produire sous une toute autre forme que celle du totalitarisme. Ce sera peut-être simplement la forme de la bienveillance pour chaque cas particulier, en comprenant que des parents aient envie de tel ou telle solution... Mon propos ne vise ici qu'à susciter un décalage dans le regard.

Il faut être attentif au fait que l'on ne sait pas sous quelle forme les malheurs futurs apparaissent.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Qu'attendez-vous du législateur ?

M. Olivier Abel. - Ce point est en effet très important. Je parle bien sûr pour l'Église réformée. Michel Bertrand était venu devant vous en juin 1999. Avec la Fédération protestante, nous retrouvons finalement les mêmes clivages. J'ai présidé la commission d'éthique de ladite Fédération pendant quinze ans et l'on retrouve toujours les mêmes débats. C'est le cas même chez des protestants très minoritaires, un peu évangéliques, style américain.

Le premier geste est de dire qu'il ne faut pas trop légiférer.

Nous sommes très proches du doyen Jean Carbonnier, lequel est protestant dans son style même de pensée. Le droit doit être un droit discret. Il ne faut pas confondre la morale - au sens où des convictions morales peuvent varier - et la loi qui institue un cadre de vie et de cohabitation entre des gens qui peuvent avoir des morales différentes. Je parle de tradition morale. Le catholicisme, le protestantisme, l'Islam n'ont peut-être pas forcément de telles différences. Je parle aussi des morales individuelles, c'est-à-dire des manières différentes de réagir devant les mêmes dilemmes. Ce peut être le statut de l'embryon. Ce peut être la procréation médicalement assistée. Faut-il l'anonymat ou non, par exemple ? Ce sont là des débats qui partagent les protestants immédiatement.

Faut-il légiférer sur ces questions ? Oui, bien sûr, d'autant que ne pas légiférer c'est encore légiférer. Il y a toujours une limite à choisir de ne pas légiférer.

Mais il ne faut pas confondre la morale avec la loi. Et si on légifère, il faut des contrôles et des moyens. Il ne faut pas que la législation soit une sorte de Mercedes luxueuse, quitte à ce qu'ensuite personne ne puisse suivre dans la pratique. Il faut que la loi puisse être utilisée par tout le monde, si je puis dire. Il s'agit bien d'un espace de vie, comme un trottoir.

En disant qu'il ne faut pas trop légiférer, j'insiste plutôt sur l'approche en termes de responsabilité. C'est ce que disait le pasteur Bertrand l'an dernier. Une part doit être laissée à la responsabilité individuelle mais aussi à la responsabilité de l'opinion publique, laquelle est capable de débattre des questions, de faire évoluer les décisions des médecins, de l'assistance publique, éventuellement même des juges, Il est vrai que les rendus de justice correspondent à des évolutions des opinions et des m_urs qui ont leur sens et qui ont leur place.

D'un autre côté, il ne faut pas demander trop à la responsabilité individuelle. C'est un peu une pierre dans notre champ, car les mentalités protestantes ont tendance à être individualistes et à majorer le rôle du consentement. Ce qui compte c'est le libre examen, le consentement individuel. On a senti les limites de ce modèle. Il ne faut peut-être pas valoriser à l'excès et donner trop de poids à la responsabilité des individus : ils peuvent être parfois dépassés par les décisions qu'ils ont à prendre, trop angoissantes quelquefois. Parfois même, le consentement est une farce : il n'y a pas de consentement. Les gens sont faibles, fragiles, confrontés à des dispositifs d'une immense force sur le plan de l'efficacité et sur celui de la modification des représentations. « Cela est possible ? Pourquoi pas moi, si les autres le font » ? Il y a une fragilité de l'individu responsable.

Le législateur doit donc trouver le moyen terme entre cette place laissée à la responsabilité et cette sollicitude pour la fragilité des individus. Par fragilité, j'entends aussi la corruptibilité, les ambitions, en quelque sorte toutes ces passions du savoir, du pouvoir, qui demandent à être arrêtées ou limitées.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Considérez-vous que le débat éthique institutionnel en France est bien organisé ? Quel regard portez-vous sur lui ?

M. Olivier Abel. - Je suis moi-même trop régulièrement « embringué » dans toutes ces questions pour être très sévère, car je vois les difficultés.

M. Alain Claeys. - Ces questions deviennent affaire de spécialistes ?

M. Olivier Abel. - Voilà ! J'essaye toujours de dire qu'en fait je n'y connais rien et que je ne suis pas un spécialiste.

Ce qui manque peut-être au CCNE, c'est un lieu où le débat public soit possible. Ils avancent entre eux. D'ailleurs, ils éprouvent le besoin d'organiser des colloques annuels. Ils écartent ainsi les fausses questions et ils en reviennent à de meilleures questions. Encore faudrait-il que l'opinion publique tout entière les suive dans cette avancée du débat. À force de travailler, même des gens très opposés arrivent à se mettre d'accord et à admettre que la vraie question n'est pas là, mais ailleurs. Cette évolution est très intéressante. Encore faudrait-il que l'opinion publique suive.

Quitte à émettre des idées quelque peu utopiques, n'y aurait-il pas place pour une émission « institutionnelle », à une heure de grande écoute, un espace de débat public, un débat plus citoyen ?

Sans doute faut-il regretter que l'éthique s'identifie un peu trop rapidement, dans l'opinion publique, avec la bioéthique. La voiture et ses nuisances, du comportement de chauffard jusqu'aux pollutions, posent un problème éthique énorme, au-delà des problèmes de police et d'assurance.

S'agissant du rôle du législateur, peut-être vaudrait-il mieux séparer les registres. Pour leur part, les médecins ont tendance à croire que tout est médical, que tout peut se soigner. Les moralistes, eux, ont tendance à croire que tout est moral et qu'il suffit de changer l'orientation morale. Non ! Les avancées de la médecine sont essentielles et il faut d'abord laisser parler la recherche médicale. Le juriste, lui, croira que l'on peut légiférer sur tout. J'insiste donc sur cette nécessité de maintenir une séparation des registres.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Faut-il encadrer la recherche médicale ?

M. Olivier Abel. - Il faut l'encadrer.

La recherche sur l'embryon a fait l'objet de beaucoup de discussions. Je crois que la révision actuelle est nécessaire.

Il est vrai que je ne suis pas au courant de tous les débats qui ont eu lieu en amont dans toutes les sphères mais je suis assez d'accord avec tout ce que j'ai lu des conclusions de l'étude du Conseil d'État. Cet encadrement était appelé de ses v_ux par la Fédération protestante, par la commission qui travaille au Conseil de l'Europe sur ces questions.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Au niveau européen, avez-vous des discussions sur ces sujets là ? La législation est très différente.

M. Olivier Abel. - Là encore, les protestants sont très divers en Europe. Cela tient peut-être au fait qu'il n'y a pas de magistère. Il est évident que les catholiques ont une position beaucoup plus unifiée. Les protestants épousent bien plus la diversité des cultures vernaculaires, et ce pour le meilleur et pour le pire. Cela se constate pour de nombreux débats.

Je souhaiterais aujourd'hui insister sur trois principes.

Le premier est celui de l'indisponibilité du corps humain et de la non-patrimonialité, avec tout ce qui a trait aux questions d'assistance médicale à la procréation, de dons d'organes et, par certains côtés, au génome. Dans une tradition comme la tradition anglaise, ce n'est pas qu'il ne s'agisse pas de notre « propriété ». Au contraire, c'est une propriété au sens de John Locke mais c'est une propriété inaliénable, que l'on ne peut pas vendre. À la limite et d'un point de vue pragmatique, peut-être cela revient-il au même ?

Les questions se posent de manière très voisine mais à partir de cadres mentaux très différents. Les Luthériens allemands, eux, sont beaucoup plus proches finalement de l'Église catholique sur la question du statut de l'embryon. Les protestants français sont des protestants latins, majoritairement.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Avez-vous des discussions avec les autres communautés religieuses sur ces sujets ?

M. Olivier Abel. - Tout à fait ! Il y a un conseil des églises chrétiennes au sein duquel nous avons régulièrement des rencontres. Nous avons également des rencontres de spécialistes avec ceux qui se retrouvent au sein du Comité consultatif national d'éthique, du Conseil national du Sida. Nous tenons souvent des tables rondes ensemble.

J'ai parlé tout à l'heure de la responsabilité et de la fragilité. Cette fragilité doit conduire à instituer ce sur quoi il ne faut pas mettre la main, c'est-à-dire des éléments qui doivent rester de l'ordre du principe et qui traversent transversalement un certain nombre de thèmes.

Le premier, c'est l'indisponibilité du corps humain. Je disais tout à l'heure que nous ne sommes pas propriétaires de nos corps. Au-delà des croyances religieuses, c'est là un trait de la culture latine. Je l'ai dit, dans le monde anglo-saxon une autre conception prévaut : la propriété inaliénable. Néanmoins je pense que nous avons intérêt, dans notre culture, à réaffirmer ce principe, mais d'une manière pragmatique. Il est évident par exemple que les greffes d'organe ont un coût et il ne faut pas simplement dire que l'on est dans la gratuité.

Il y a d'abord un coût en termes d'assistance publique. Une déontologie et une organisation sont nécessaires entre les équipes prélevantes et les équipes greffantes. Mais il y a aussi un coût pour le public qui ne sait pas se situer dans cette espèce de contradiction pragmatique : d'un côté, la satisfaction de pouvoir demander des organes, un rein par exemple, et d'un autre côté, le refus de les donner. Heureusement, l'opinion publique évolue sur ce plan. Mais si on dit « indisponiblité du corps humain », il faut aussi augmenter le don.

Une autre question est soulevée à la fin de l'étude du Conseil d'État, concernant la brevetabilité du génome. Là aussi, j'ai trouvé que cette étude était prudente quoiqu'elle laisse finalement planer une équivoque.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Mais l'Europe suscite votre attente.

M. Olivier Abel. - Oui. En fait ce sont deux logiques différentes. Il y a la logique de le brevetabilité, celle de l'invention, celle de la propriété intellectuelle. Il faut la respecter aussi. En même temps, il ne faut pas confondre invention et découverte. Mais comment les séparer dans des secteurs où elles sont indissociablement liées ? À vrai dire, elles le sont encore davantage quand on réfléchit d'un point de vue épistémologique, du point de vue de la théorie de la connaissance en général.

Il est une question que je veux soulever car les brevets mécaniques et chimiques ne sont pas tout à fait du même ordre que des brevets biologiques. Peut-être faudrait-il y penser dans la mesure où les effets d'une invention ou d'une modification biologiques peuvent avoir des conséquences, au sens de la chaîne alimentaire ou au sens de la chaîne sanitaire. Est-ce qu'il ne faudrait pas assortir des brevets de ce type d'une clause de responsabilité ? Le laboratoire qui a fait telle manipulation a un brevet valable pour vingt ans. Peut-être a-t-il aussi, pour un certain délai, une sorte de responsabilité juridique quant au dérapage possible de l'usage de son brevet. Il faut en quelque sorte qu'il en donne le mode d'emploi.

Je suis gêné aussi de l'extraordinaire séparation entre le monde judiciaire d'un côté et le monde économique de l'autre. Peut-être faudrait-il réfléchir à une meilleure articulation ? Repenser le droit des brevets permettrait peut-être de penser à une articulation un peu plus étroite entre les deux. En tout cas, ce serait là une démarche typique de ce que je qualifiais tout à l'heure d'approche pragmatique.

Il ne s'agit pas simplement de dénoncer, de crier au secours contre l'horreur économique qui consiste à « acheter la vie ». Il convient de proposer quelque chose qui permette réellement d'arrêter cette logique, de lui mettre des chicanes, d'en retarder les effets monstrueux.

Derrière le principe de la non-patrimonialité, il y a la philosophie, l'idée de respect : on ne peut pas prendre le vivant comme un instrument pour un autre vivant. Je pense à l'être humain bien sûr mais aussi à l'être vivant en général. Une sorte de théologie a tellement séparé l'homme du reste du vivant qu'il a manqué quelque élément important car dans son génome l'homme ne s'est pas séparé du vivant. On ne peut pas agir sur le vivant sans agir sur l'homme. Il y a une manière de traiter l'animal qui est aussi une manière de traiter l'homme. Ce n'est pas un hasard si l'âge d'Auschwitz est aussi l'âge des grands abattoirs en série qui n'avaient jusque là jamais existé. C'est une organisation qui s'est mise en place en général. D'ailleurs, il est très intéressant de voir dans les textes bibliques les différentes façons de traiter l'animal. Elles correspondent aussi à différents moments dans la façon dont l'homme se situe dans le monde par rapport aux autres et par rapport à lui.

Le deuxième principe sur lequel je souhaite insister est un principe d'inscription dans une narration. Cela est particulièrement valable pour toutes les questions liées à l'assistance médicale à la procréation.

On parle de « projet parental », selon un mot encore peut-être discutable, c'est-à-dire en gros l'inscription du biologique dans du culturel, dans une narration. Depuis très longtemps on est inquiet - et je pense par exemple au livre de Michel Foucault sur la sexualité - sur l'espèce d'excès de biologisation de l'identité dans laquelle nous sommes.

La seule force par laquelle on résiste aujourd'hui à la biologisation est celle du consentement privé, relevant d'un contrat. En quelque sorte, c'est toute la question posée à ce petit garçon : « Finalement, c'est qui ton papa » ? Or, il n'est pas possible de contractualiser sur ce point. Il y a quelque chose qui s'invente en tiers et qui n'est ni purement biologique ni du libre contrat. C'est de l'ordre, d'une part, de la généalogie, du remplacement généalogique et, plus largement, de l'ordre narratif. Un enfant vient dans une histoire. De toute façon, une naissance est toujours une adoption. On ne fabrique pas son enfant ; on le reçoit. Ces questions ont été exposées par beaucoup d'autres, mais j'insiste sur cette dimension narrative et généalogique de la filiation.

Cette narration donne à chacun de quoi se reconnaître mais aussi de quoi se distinguer car, en même temps, il faut donner à chaque génération le droit de dire qui elle est, de se réinventer. Sur le plan théologique, nous avons deux modèles. On les retrouve très fortement dans la Bible, l'un s'opposant à l'autre.

Nous avons, d'un côté, un modèle classique sur la généalogie, sur la suite généalogique, sur la bénédiction généalogique, élément important que l'on avait peut-être un peu sous-estimé dans les dernières décennies.

Un deuxième modèle est celui de l'alliance entre Dieu et son peuple, mais aussi de l'alliance entre les personnes. C'est l'élection, le lien électif. Quand Jésus dit : « Qui sont ma mère et mes frères ? Où est ma famille » ?, ce n'est pas ce qui compte pour lui. Ce qui compte pour lui, c'est le lien électif, le lien vocationnel qu'il a avec chacun de ceux qu'il rencontre.

Il y a une sorte de conflit entre ces deux théologies. On le retrouve aussi dans d'autres églises. Les uns insistent beaucoup sur la généalogie, sur la filiation. C'est là une tendance un peu plus traditionnaliste. Les autres insistent davantage sur l'aspect électif et, en ce sens, sur l'aspect du contrat. Je vous renvoie à la philosophe politique du contrat depuis Calvin, Hobbes, Locke, Rousseau, etc.

Pour ma part, je dirai qu'il faut penser à un équilibre entre les deux modèles. Cette approche touche beaucoup les droits de l'enfant et, finalement, la manière dont on va penser la filiation mais aussi ce qu'est l'embryon. En insistant beaucoup sur la dimension relationnelle, de nombreux protestants disent que l'embryon n'a pas un statut ontologique. Il n'est pas une personne par lui-même, en quelque sorte, mais il est une personne parce que dès le début il est en quelque sorte dans un lien. C'est une ontologie relationnelle et non pas mystique. Il n'est pas en lui-même, dès les premières cellules, une personne à part entière. Ce qui compte, c'est la relation. Ce serait plutôt la deuxième tendance, tendance vocationnelle, élective. Ce quelqu'un a été choisi, avec toute l'angoisse qui peut en découler.

Mais s'il n'y a que le deuxième modèle, c'est très dangereux. C'est également très dangereux s'il n'y a que le premier. Un certain équilibre doit être trouvé entre les deux. Toutefois, les deux modèles se retrouvent dans ce que j'appelais un principe d'inscription dans une narration, quelque chose qui n'est ni du pur biologique, ni du pur contrat.

Le troisième principe sur lequel je souhaite insister est un principe de non-définition de ce qu'est l'humain. On ne sait pas ce qu'est l'humain. Il n'est pas possible de dire a priori : « Cela est humain ; cela est une vie humaine digne d'être vécue comme telle. En revanche, cela ne l'est pas et on peut le supprimer ». On ne le sait pas. Tel est bien le double danger que nous avons vu au vingtième siècle avec le totalitarisme. D'un côté, c'est le danger de penser qu'il n'y a pas d'humanité et que l'on peut faire ce que l'on veut. Tout est malléable. On peut redéfinir l'humanité à partir de zéro. D'un autre côté, c'est le danger d'avoir une conception de l'humanité tellement définie que tout ce qui est hors du critère relève du monde des esclaves et peut être détruit. On entre alors dans l'eugénisme.

J'insiste beaucoup pour ma part sur « un voile d'ignorance ». Oui, bien sûr, la médecine prédictive, avec les tests, fait des progrès énormes. C'est justement parce que l'on sait de plus en plus de choses sur les individus qu'il faut politiquement mettre un voile d'ignorance. Cela revient à dire que ce que l'on sait, d'une certaine manière on n'a pas le droit de le savoir ou plutôt on ne veut pas le savoir. Il ne s'agit pas de prôner l'obscurantisme. Au contraire, il faut continuer à dégager des instruments. Mais la science et le politique doivent se dissocier, car ce n'est pas le même axe.

Je vous donne un exemple historique, celui d'une doctrine protestante qui a très mauvaise réputation : la doctrine de la prédestination. Je m'y intéresse comme philosophe et comme historien des idées.

La prédestination relève de l'idée que le salut appartient à Dieu seul et nous nous ne le savons pas. En conséquence, le prêtre ne le sait  pas ; le roi ne le sait pas ; l'individu lui-même ne le sait pas. Comment le roi et le prêtre le sauraient-ils puisque l'individu lui-même ne le sait pas ?

Cette conception a déterminé deux faits. Cette doctrine apparaît comme très dure. C'est la dureté qu'il fallait pour casser des institutions très fortes et pour créer un for intérieur, un espace de liberté de conscience, laquelle est aussi une liberté de l'erreur. Comme le disent Pierre Bayle ou les auteurs de la fin du dix-septième siècle, c'est un droit de l'erreur qui appartient à Dieu et sur lequel aucun pouvoir ne peut mettre la main. Je dirai qu'il nous faut quelque chose comme cela.

C'est vrai que nous saurons bientôt qu'il ne vaut pas la peine que 30% de nos élèves, dès le primaire, fassent des études. Est-ce que pour autant nous n'allons pas leur proposer d'en suivre ? À la suite de tests, allons-nous les orienter tout de suite vers des voies de garage ou des voies autres ?

C'est dire qu'il faut peut-être repenser l'ensemble par rapport à ces nouveaux pouvoirs que nous avons et qui exigent de nous que nous repensions la société.

Cela dit, je pense quand même qu'il y a une part d'ignorance sur soi-même. C'est le grand philosophe du droit américain, John Rawls, qui a beaucoup insisté dans sa théorie de la justice sur ce qu'il appelle « le voile de l'ignorance ». Que sont les principes justes ? Ce serait des principes qui seraient acceptés par chacun de nous si nous nous étions placés derrière un voile d'ignorance quant à savoir quel sera notre rôle dans la société.

Imaginez que l'on fixe vos fonctions au hasard, en tirant au sort dans un chapeau, pour revenir ensuite dans la salle en ayant changé d'identité en quelque sorte. Nous allons chercher les règles qui vont être les plus justes pour permettre en quelque sorte aux plus défavorisés de l'être quand même le moins possible. C'est un peu cette approche qu'il nous faut au niveau du rapport entre le savoir et le politique. Je dirai que c'est une fonction des institutions politiques, des institutions pédagogiques, des institutions de la santé, des institutions judiciaires que de replacer régulièrement chacun derrière un voile d'ignorance. Untel est récidiviste - c'est la quatrième fois qu'il commet des agressions sexuelles - et pourtant nous ne savons pas complètement qui il est. Nous devons encore lui redonner une chance.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Le pasteur Michel Bertrand disait que trop de législation engourdit les consciences. Que veut-il dire de la sorte ?

M. Olivier Abel. - Nous revenons au début de ma présentation. C'est le sentiment que nous sommes dans une société tutélaire avec des autorités vis-à-vis desquelles nous sommes toujours en situation de minorité. Il y a un moment où les gens doivent porter leur propre dilemme, c'est-à-dire qu'ils doivent savoir que l'embryon est entre leurs mains. En même temps, il faut savoir que plus on a de pouvoirs, plus on augmente l'angoisse à hauteur même de cette responsabilité. Notre responsabilité augmente et notre angoisse augmente. Nous avons de plus en plus de pouvoirs et nous avons donc de plus en plus de responsabilités. C'est nécessaire ! Il ne faut pas décharger les gens de cette responsabilité. On a une angoisse et du coup on a des gens qui s'effondrent.

Mme Christine Boutin. - La phrase du pasteur Michel Bertrand veut sans doute dire que trop de législation peut endormir la conscience, en se disant que puisque le cadre est tout prêt, restons dedans et ne nous posons plus de questions.

M. Olivier Abel. - Cela revient donc à « ouvrir le parapluie ».

Tel a été mon discours pendant dix ans à l'occasion de toutes mes conférences. Puis, j'ai vu peu à peu monter une telle angoisse que je me suis dit qu'il ne fallait pas non plus tout faire porter à l'individu responsable. Nous ne sommes pas tout le temps des adultes majeurs, vaccinés, consentants, capables de comprendre tout ce qui leur arrive et tout ce qu'ils font. Pour reprendre la formule du Christ, nous ne savons pas ce que nous faisons.

Il faut en quelque sorte permettre aux gens d'alléger le fardeau de la responsabilité sans pour autant les mettre en situation de minorité. Je me méfierais d'une loi qui voudrait être en même temps la loi judiciaire, la vérité scientifique et la loi morale. Non ! Séparons bien les registres et ne les confondons pas. C'est aux individus de faire le lien entre les différentes dimensions de leur vie.

Mme Christine Boutin. - Quelle est votre position sur l'arrêt de la Cour de cassation, s'il vous est possible de l'exprimer en deux mots ?

M. Olivier Abel. - Peut-être faudrait-il d'abord que je connaisse mieux le dossier dont je n'ai eu jusqu'ici qu'une rumeur. D'emblée, je me suis dit des choses très subjectives. Comme je l'indiquais au début de mon propos, si nous étions aux États-Unis, il y aurait eu tout de suite un contre-pouvoir avec des avocats. Une dérive judiciaire en France ferait des dégâts bien pires que ceux que l'on connaît aux États-Unis. Là-bas, un procès n'est pas forcément synonyme d'opprobre et de drame. C'est une pratique plus habituelle.

Sur le fond, je vous répondrai qu'on ne sait pas ce qu'est une vie digne d'être vécue. Nous avons une conception de l'Individu et j'insiste sur le « I ».

Ma femme est historienne et turque. Elle est arrivée en France il y a quinze ans et elle m'a fait observer un jour combien les individus étaient importants dans notre pays. C'était là une indication pour le moraliste que je suis. C'est vrai, les individus sont très importants et il est bien que l'on fasse attention à ce que chacun puisse donner le maximum de lui-même, recevoir et donner le maximum de ce qu'il peut recevoir et donner. En même temps, il y a un moment dans la vie où, peu à peu, on perd de ses pouvoirs. Plus on est monté haut dans cette « individuation » plus il faut ensuite descendre de haut. Tout est alors très douloureux ! Tout est vécu comme des échecs douloureux jusqu'à la mort.

Si nous avions une conception de la vie plus souple, en admettant que les handicaps font aussi partie de la vie, les choses seraient différentes. Considérez les sociétés beaucoup plus holistes et moins individualistes, celle du Moyen-Age par exemple. Elles étaient des sociétés beaucoup plus tolérantes à toute la diversité des morales, des formes de vie. On est très conformiste et on en souffre.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Souhaitez-vous conclure ?

M. Olivier Abel. - Je n'ai pas de conclusion particulière à formuler.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Est-ce que le fait que cette loi puisse être révisée tous les cinq ans vous paraît une bonne chose ?

M. Olivier Abel. - C'est très bien. Encore faut-il distinguer deux aspects dans la loi. D'une part, ce sont des règles qui évoluent en même temps que les m_urs, au sens où elles les rendent supportables pour tout le monde en essayant de faire avancer les choses et en essayant de faire le moins de mal possible. D'autre part, la loi est aussi un cadre durable. Il est important de donner aussi à l'opinion publique le sentiment que l'institution dure. Paris est une ville qui évolue et qui change mais en même temps certains espaces sont là depuis des siècles et on les réinterprète peu à peu. Ils sont plus durables que nos vies humaines. Des espaces qui changeraient tout le temps contribueraient à un sentiment de fragilisation. De même, il est important que des éléments fondamentaux de loi soient perçus comme des éléments durables et qu'ils donnent confiance, y compris pour les exceptions et les transgressions de la loi.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je vous remercie.

Audition de M. le Grand Rabbin René SIRAT

(Extrait du procès-verbal de la séance du 22 novembre 2000)

Présidence de M. Alain Claeys, rapporteur.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Cette mission d'information est la préfiguration de la commission spéciale qui se mettra en place lorsque le Gouvernement déposera son projet de loi de révision d'une partie des lois bioéthiques de 1994.

Pour préparer ce travail, nous avons souhaité cette mission pluraliste, où sont représentés l'ensemble des groupes de notre Assemblée. Nous avons organisé notre travail autour des thèmes qui ont été traités dans l'étude du Conseil d'État. Pour être complets, nous avons souhaité entendre toutes les familles spirituelles, philosophiques. C'est à ce titre que nous avons le plaisir de vous recevoir aujourd'hui.

Pour introduire votre intervention et avant que vous répondiez aux questions de mes collègues, je me permets de vous poser moi-même quelques questions.

Quel est votre jugement sur les principaux dangers auxquels la loi bioéthique doit répondre ou s'opposer dans notre société actuelle ?

Il serait utile que vous rappeliez aux membres de la mission le statut de l'embryon dans la religion juive. Quelles conséquences une telle conception a-t-elle à l'égard de l'éventualité d'autoriser la recherche sur l'embryon ?

Pouvez-vous préciser l'appréciation que porte la religion juive sur l'assistance médicale à la procréation ?

De façon plus générale, quels enseignements apporte votre religion sur la conduite des médecins et globalement de la recherche ?

Enfin, l'actualité porte deux sujets à notre attention de citoyens et de parlementaires. Le premier a un caractère scientifique, s'agissant du premier enfant né en France à la suite d'un diagnostic préimplantatoire. Le second est relatif à l'arrêt de la Cour de cassation portant indemnisation pour un enfant né avec un handicap. Quel est votre sentiment sur ces deux sujets ?

M. René Sirat. - Monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs, qu'il me soit d'abord permis de féliciter la représentation nationale d'avoir dans une décision commune avec le Gouvernement, décidé de remettre en question, cinq ans après leur vote, les lois de bioéthique. Cela répond à un principe extrêmement ancien dans la religion juive qui précise que les décisions prises pour gérer et diriger une société doivent tenir compte de la possibilité, pour cette société, d'accepter ou de n'être pas en mesure d'accepter telle ou telle décision. Cela veut dire que le législateur n'agit pas dans un laboratoire tout à fait hermétique aux problèmes du temps. Il s'agit de veiller, d'une part, à ce que les principes fondamentaux qui régissent la société soient respectés mais aussi, d'autre part, à ne pas prendre de décisions qui, à terme, risquent visiblement de ne pas être « gérables » et acceptées par la population. Par conséquent, étant donné qu'il s'agit d'un domaine particulièrement nouveau où les découvertes de la science sont presque au quotidien, il est bon d'avoir la modestie de remettre sur le chantier, au bout de cinq ans, au bout d'un délai raisonnable, les décisions qui ont été prises pour les examiner à la lueur de l'expérience passée.

Il est un second principe sur lequel je veux insister. Par définition, une législation ne peut pas être figée ; elle doit, elle aussi, être vivante. Par conséquent, elle doit être réactivée, remise en perspective lorsqu'un problème se pose. Cela peut paraître étonnant, s'agissant d'une religion qui a fixé comme une sorte de nomocratie, pour laquelle la loi est fondamentale. Pour nous, Juifs, la loi est la parole du Dieu vivant et, par conséquent, elle ne peut pas être figée. L'actualisation de cette loi est absolument indispensable. Je n'en donnerai qu'un exemple. Il est interdit de pratiquer tout travail le jour du Chabbat, le samedi. Mais si quelqu'un est malade et en danger, alors cette loi du Chabbat est interrompue. Il vaut mieux profaner un Chabbat et sauver la vie d'un malade qui se trouve en danger de mort, de manière à lui permettre, ensuite, d'observer de nombreux Chabbat. Par conséquent, il y a bien cette notion des décisions à prendre dans l'immédiat.

Je conclus cette brève introduction en rappelant ce que dit déjà le Talmud avec des auteurs qui ont vécu au premier siècle et au tout début du second siècle. Le grand docteur de la loi que fut Rabbi Akiba dit dans un traité talmudique que la peine de mort qui apparaît souvent dans les textes bibliques a été abolie pratiquement, non pas en droit mais en fait, par le sanhédrin auquel il participait. Il disait que s'il avait siégé dans les sanhédrins antérieurs aucune condamnation capitale n'aurait été prononcée. Voilà un exemple qui montre combien la loi doit être vivante et remise en perspective.

Il s'agit aussi, dans le domaine qui nous préoccupe plus précisément, de tenir compte de deux écueils. D'abord, la tentation existe de légiférer et de fixer des normes sur tout. Or, n'oublions jamais qu'il s'agit de sujets vivants. La loi juive exige que chaque cas soit étudié de manière spécifique. Il n'y a pas de règle à édicter sur le plan général. Des critères sont à définir, mais chaque cas est un univers en soi. Le Talmud dit également, dans le Traité sanhédrin, que celui qui sauve une vie fait comme s'il sauvait l'univers entier. Les mathématiciens nous ont appris qu'un infini est égal à une infinité d'infinis et, par conséquent, une vie humaine est en soi quelque chose de précieux. Celui qui détruit une vie, c'est comme s'il détruisait l'univers tout entier. Je signale d'ailleurs que ce texte est repris mot pour mot dans le Coran qu'on a l'habitude de citer.

On ne peut donc pas fixer des règles qui s'appliquent d'une manière générale, dans tous les cas, parce qu'il s'agit non d'objets inanimés, non de règles théoriques, mais de domaines qui concernent le vivant. Chaque être humain est différent et mérite que l'on consacre du temps pour étudier la situation qui est la sienne.

Par ailleurs, il n'est pas possible de fixer de grands principes qui dispenseraient de légiférer car les risques de dérive sont réels, étant donné que tout ce qui n'est pas formellement interdit est licite ou permis : « cela n'étant pas prévu et n'étant pas formellement interdit, rien ne m'empêche de l'expérimenter ».

Enfin, nous sommes devant des fantasmes qui réapparaissent. Dans une situation où la vie et la mort sont entre les mains de l'homme, les problèmes d'acharnement thérapeutique ou d'euthanasie sont tout proches. Un risque de dérive existe aussi pour le médecin.

Une dérive consisterait peut-être à jouer les apprentis sorciers. C'est le cas, par exemple, pour un embryon prématuré ou une naissance prématurée. Lorsqu'il s'agit d'une grossesse de six mois ou de six mois et demi, on arrive à traiter les prématurés et à leur donner une possibilité de vivre une vie normale. Je peux l'affirmer avec d'autant plus de force que mon petit-fils est né à six mois et demi et qu'il est maintenant étudiant à l'Université de Paris I. Ses parents, et à plus forte raison ses grands-parents, en sont très heureux.

Mais que dire d'un prématuré né beaucoup plus tôt, alors que les médecins ont peut-être la possibilité de le réanimer, mais avec des conséquences tout à fait dramatiques ? Et que dire de la possibilité « d'arrêter purement et simplement la machine », lorsque le médecin se rend compte que le handicap est trop lourd ? Dans ce cas, le médecin, sans le vouloir, se sera transformé en apprenti sorcier.

Les dangers sont nombreux dans ces domaines, parce que la science, si elle a permis ces avancées, a néanmoins évolué trop vite par rapport aux tenants de l'éthique, de la morale, des règles spirituelles, des règles religieuses qui, eux, n'avancent que pas à pas. Lorsque l'on vivait dans un monde où la connaissance était close - le Moyen Âge arabe ou juif, par exemple, où les grands savants, tel Maïmonide, étaient à la fois les plus grands médecins, les plus grands scientifiques, les plus grands philosophes - il était possible de juger en connaissance de cause. Toutes les générations n'ont pas la chance d'avoir Maïmonide !

Nous avons, d'une part, les scientifiques, les médecins, les chercheurs, tous ceux qui travaillent sur le vivant, et, d'autre part, toutes sortes d'interrogations légitimes. Par conséquent, il faut que celui qui va essayer d'apporter des éléments de réponse s'informe d'abord, très modestement et très avant, de façon très pointue, pour pouvoir apporter ces réponses. Les dangers sont très grands. J'ai fait allusion à quelques-uns d'entre eux, mais ce problème dramatique va se poser de plus en plus.

Doit-on procéder à des moratoires, en disant que nous ne sommes pas suffisamment en avance et au point et que nous allons donc arrêter la recherche ? Nous savons bien que les moratoires durent ce que durent les roses ... Peut-être plus que l'espace d'un matin, mais guère plus ! Finalement, il y aura toujours un savant qui, pour une raison tout à fait louable et valable, ne respectera pas le moratoire et continuera, la concurrence aidant, à s'engager dans une direction qui n'est pas la bonne.

Pour nous, Juifs, il ne faut jamais perdre de vue que le Dieu qui s'est révélé au Sinaï à l'humanité tout entière et qui a donné la loi morale est aussi le créateur de l'univers, « le créateur des cieux et de la terre » pour reprendre le langage biblique. C'est le principe fondamental. Il ne peut pas y avoir contradiction entre les règles de nature, la loi de la création, et les règles de la révélation. S'il y a une contradiction, apparente ou réelle, c'est que soit il y a erreur du côté de la science - et nous savons que la science peut être amenée à corriger des erreurs antérieures - soit que l'on a mal interprété ou mal compris le message du Sinaï, parole vivante du Dieu vivant. Là aussi, il faut par conséquent faire preuve de modestie et essayer de comprendre.

Le chercheur, le médecin et aussi le législateur se trouvent dans une situation extrêmement difficile. Le chercheur, le médecin, le législateur, chacun prendra des décisions dont autrui subira les conséquences.

Un exemple m'a frappé cet été. Des s_urs siamoises d'Amérique du Sud ont été opérées en Italie et il était impossible de sauver les deux enfants. Par conséquent, il fallait en « sacrifier » une pour sauver l'autre ! Le mot est horrible mais je n'en vois pas d'autre. On a demandé à la mère de désigner laquelle des deux enfants il fallait sauver. Malheureusement, l'opération n'a permis de sauver ni l'une ni l'autre. A-t-on le droit de mettre une mère dans une position aussi terrible que celle d'avoir à faire un tel choix et, par conséquent, d'avoir à prononcer l'arrêt de mort de l'un de ses enfants ?

Il en va peut-être de même en cas de grossesse multiple : le médecin est appelé à choisir arbitrairement entre les différents embryons parce que la mère ne peut pas porter à terme quatre ou cinq embryons. Il faudra choisir ! Mais selon quels critères ? Qui permettra au médecin de laisser vivre tel embryon et de supprimer l'autre ?

Tous ces dangers justifient pleinement de se poser des questions, de ne pas prendre de décision définitive qui serait applicable partout et en toutes circonstances, et pour longtemps.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Précisément, quelles sont, selon vous, les questions que le législateur doit se poser aujourd'hui, confronté aux évolutions scientifiques intervenues depuis cinq ans ?

M. René Sirat. - Il s'agit d'abord de tenter de donner une définition du statut de l'embryon. Nous sommes dans une société plurielle où, si l'on en croit les résultats du dernier recensement, 59 % de la jeune génération se considère comme étant sans religion. Il est vrai que l'enseignement des valeurs spirituelles n'existe pratiquement plus.

Un tel résultat pose effectivement un problème. Il faut tenir compte d'avis qui sont parfois diamétralement opposés. Par exemple, à partir de quel moment le f_tus va-t-il être considéré comme une personne humaine ?

Pour la religion juive, c'est à partir du moment où il y a une apparence humaine, c'est-à-dire au quarantième jour de la grossesse. Deux principes sont fixés. Premièrement, en cas de risque pour la vie de la mère, c'est toujours la vie de la mère qui est privilégiée, même s'il faut aller jusqu'à sacrifier la vie de l'embryon, car ce petit enfant qui n'est pas encore né est dans une « situation d'agresseur » par rapport à la mère et, par conséquent, le principe fondamental est de toujours apporter aide et assistance à une personne agressée, en l'occurrence la mère.

D'autre part, il y a des circonstances où l'avortement thérapeutique doit être envisagé. Des situations peuvent être extrêmement difficiles. Là encore, il faut juger au cas par cas et ne pas édicter de règles absolues et définitives. Il est des cas où l'avortement peut se justifier.

Mais nous sommes dans une situation assez paradoxale. Faute de temps, je m'exprimerai en quelques mots seulement. Avant le vote de la loi Veil de 1975, l'homme avait outrepassé ses droits et ses devoirs, prenant des décisions qu'il ne lui appartenait pas de prendre, en tout cas de prendre seul. Maintenant, nous sommes dans une situation inversée. Un enfant a été conçu à deux, mais lorsque la mère décide de pratiquer un avortement, on ne demande même pas l'avis du père. C'est comme si ce dernier n'existait pas, sa tâche de géniteur terminée. Pourtant, si cet enfant doit être entouré d'amour et d'affection, il doit l'être de ses deux parents ! Je pense que le balancier, après être allé très loin dans un sens, ne doit pas revenir trop loin dans l'autre sens, de sorte que le père soit totalement absent, y compris de toute réflexion. Je n'ai pas lu une ligne sur le fait que l'on puisse demander l'avis du père avant un avortement ! Même si l'avis de la mère doit être privilégié, il faut au moins demander l'avis du père. Le père existe lui aussi. Il aura à faire le deuil de cet embryon, si la décision d'avortement est prise. Je crois donc que ce problème mérite réflexion.

Concernant le statut, je crois que la formule qui a été choisie par le Comité consultatif national d'éthique est la bonne : l'embryon après la conception est une potentialité d'être humain. La position de l'Église catholique n'est pas la position du Judaïsme. Ce n'est pas un être humain dès le moment de la conception. Il y a là différents stades évolutifs.

Quid de l'assistance médicale à la procréation ?

Oui, bien sûr, les textes bibliques sont extrêmement explicites et montrent une grande empathie pour les femmes stériles, les femmes qui souffrent de n'avoir pas le bonheur de donner la vie. Par conséquent, tout ce qui peut être fait pour aider un couple à jouir de ce bonheur est non seulement licite, mais fait même partie du devoir de la société et en particulier du médecin. Mais pas dans n'importe quelles conditions et pas de toutes les manières possibles.

Ces dernières années, nous avons assisté à des excès. Je vous rappelle cette femme de 63 ans qui a donné naissance à un enfant, en Italie. Je crois qu'il faut, certes, tenir compte de la volonté de la femme d'avoir un enfant, mais aussi de ce que seront l'enfance et l'adolescence de cet enfant. Il convient d'agir avec beaucoup de prudence.

De même, tout n'est pas permis dans le domaine de la recherche, s'agissant d'un bien extrêmement précieux, la vie, dont nous sommes porteurs. Pour nous, croyants, cette vie vient de Dieu. Tous les êtres humains sans aucune exception sont créés à l'image et à la ressemblance de Dieu et ont droit à notre infini respect. Par conséquent, tout n'est pas permis. Il y a eu des expériences sur des personnes en coma dépassé, par exemple à Amiens, qui sont totalement inadmissibles, même si l'on vient nous dire qu'il n'y a plus aucune souffrance ou aucune sensibilité. D'abord, on n'en sait rien ! Le respect que l'on doit à l'enveloppe charnelle qui a constitué un être humain nous oblige à faire preuve de la plus grande réserve et du plus grand respect.

En ce qui concerne cet enfant né tout récemment après un diagnostic préimplantatoire, je peux comprendre qu'une famille, qui a vécu la mort de trois enfants à cause de cette maladie génétique, souhaite vérifier que la quatrième grossesse n'aboutira pas, encore une fois, à un deuil. Mais nous devons être conscients que le danger de dérive et d'eugénisme n'est pas très loin. Ce n'est pas le cas lorsqu'il s'agit d'avoir un enfant viable et en bonne santé. Il n'en est pas moins vrai, surtout si l'on veut faire passer le délai légal de l'avortement de dix semaines à douze semaines, que la tentation de l'enfant parfait risque d'apparaître.

Enfin, concernant l'arrêt récent de la Cour de cassation, le journal Le Monde a parlé d'arrêt historique. Je crois que c'est, en effet, un arrêt historique.

Qu'un enfant qui est né avec un lourd handicap maudisse le jour de sa naissance, c'est finalement une très vieille histoire. Si j'avais le temps, je vous lirais le chapitre 3 du livre de Job, lequel finit par maudire le jour de sa naissance. Il aurait préféré passer directement de l'état d'embryon à celui de mort-né et ainsi ne pas souffrir.

Mais que la société soit condamnée parce qu'elle a laissé une naissance aller jusqu'à son terme mérite réflexion. Je ne saurais critiquer ici, dans les locaux de la représentation nationale, une décision de justice, de la Cour de cassation de surcroît. Je crois cependant qu'il faut poser le problème moral, le problème éthique. Nous sommes devant quelque chose de tout à fait nouveau, avec une ouverture vers quelque chose de totalement inconnu.

Que l'on pense seulement à la souffrance d'un jeune homme handicapé, capable de comprendre et de réfléchir, qui entend sa mère regretter qu'il soit né parce que « si on lui avait dit qu'elle était porteuse de la rubéole, elle se serait fait avorter ». Imagine-t-on ce que cet enfant peut ressentir ? On parle d'enfants non désirés ! Là, la dimension est au centuple ! On dit à l'enfant qu'il n'était pas désiré et même que l'on demande de condamner la société parce qu'elle a permis de le faire vivre. C'est véritablement revendiquer le droit de se mettre à la place de Dieu et c'est quelque chose de très grave. Les juges ont pris leurs responsabilités. Ils sont tout à fait en droit de le faire. Néanmoins, nous pouvons essayer de réfléchir sur ce que cela signifie pour l'avenir.

Je suis prêt à répondre, dans la mesure de mes connaissances, aux questions que vous voudrez bien me poser.

Mme Yvette Roudy. - Vous avez évoqué la question terrible qui a été posée à cette mère : « Laquelle des deux préférez-vous » ? Mais vous êtes passé aussitôt au choix des embryons. N'ai-je pas entendu une phrase ? Ou est-ce la même chose, pour vous, que choisir entre deux enfants bien vivants et faire un tri d'embryons ?

Le choix d'embryon, dans le cas dont nous avons parlé, devait s'opérer dans le but de permettre à des parents, qui avaient déjà perdu trois enfants, d'avoir, enfin, un quatrième enfant qui ne risque pas d'être porteur de la maladie. Cela me paraît être un acte d'amour. Il a bien fallu choisir.

Peut-être qu'un jour la science permettra avec la fécondation in vitro de ne pas avoir trop d'embryons. Mais, en l'occurrence, il fallait bien vérifier s'il était porteur de la maladie ou pas. C'est sur ce point que je voudrais que vous soyez un peu plus clair. Est-ce que vous acceptez que, dans ce cas particulier, - et cette situation ne peut être envisagée qu'au cas par cas - une famille qui a déjà souffert de perdre plusieurs enfants, mais qui en souhaite un, puisse effectivement prendre les précautions nécessaires pour que cet enfant ne risque pas, à son tour, d'avoir un tel handicap ?

M. René Sirat. - Je crois avoir répondu par avance mais, sans doute, n'ai-je pas été assez clair. Le drame de la mère confrontée au choix entre l'une des s_urs siamoises est terrible et insoutenable. Mais j'admire le courage des parents de la famille dont nous parlons de vouloir recommencer après les trois deuils qu'ils ont connus. Il est tout à fait licite, mais aussi louable, de leur donner la possibilité d'avoir un enfant qui ne sera pas atteint de la maladie.

J'ai insisté au début de mon propos sur la nécessité de juger au cas par cas, tout en soulignant les risques de dérive. Dans ce cas précis, oui. Mais le danger tient au fait que l'on va procéder par extrapolation et par assimilation. « Puisque la chose est permise dans tel cas, elle pourra aussi être permise dans tel autre cas, à peu près le même ». Et l'on raisonnera de proche en proche ...

Mme Yvette Roudy. - D'où la nécessité d'avoir la loi.

M. René Sirat. - Bien entendu !

Mme Yvette Roudy. - D'où la nécessité d'avoir la loi pour, justement, faire en sorte que ce soit vraiment au cas par cas et non pas selon le désir, par exemple, d'avoir un enfant aux yeux bleus.

M. René Sirat. - Justement ! Mais qui va décider ? Il faudrait qu'il y eût une instance et pas seulement le médecin. N'oublions pas une tentation tout à fait humaine et légitime : un chercheur ou un médecin veut réussir une expérience et faire plaisir au couple en situation de détresse et cela peut aller très loin. Par conséquent, il faudra fixer le cadre dans lequel la décision sera prise et pas seulement par des médecins. L'équipe médicale gagne, dans de telles circonstances à solliciter des avis extérieurs, notamment du point de vue de l'éthique.

M. Alain Claeys, Rapporteur. - La loi actuelle apporte quand même deux garanties : le diagnostic préimplantatoire est strictement encadré par la loi et les centres qui sont autorisés à le pratiquer -  trois en France - le sont après un examen attentif, comportant un certain nombre d'avis.

M. René Sirat. - Je voudrais simplement vous rendre très vigilants sur les risques de dérive.

Mme Christine Boutin. - N'essayons pas d'engager ici une discussion que nous aurons ensuite dans la commission spéciale. Je veux toutefois souligner les difficultés de l'encadrement. Nous sommes bien sûr tous sensibles à la souffrance des uns et des autres et nous sommes parfois nous-mêmes frappés par ce genre de souffrance.

Revenons sur le problème soulevé par la naissance de cet enfant, Valentin, né après que l'on a regardé sur les huit embryons quels étaient ceux qui n'étaient pas porteurs de la maladie. On a pu en choisir un qui n'était pas porteur de la maladie. Il y en avait quatre sur les huit, me semble-t-il. Il se trouve que s'il s'était agi d'une autre maladie, une maladie portée et transmise par des filles, il est évident qu'alors, on aurait bien fait une sélection du sexe pour faire en sorte que ce soit des garçons qui naissent et non pas des filles.

Mme Yvette Roudy. - Ce n'aurait pas été la raison principale mais une conséquence.

Mme Christine Boutin. - Je veux dire que l'encadrement est excessivement difficile. Dans le cas particulier du petit Valentin, la maladie n'était pas due au sexe de l'enfant à naître, mais à un gène donné. Il n'empêche qu'un certain nombre de maladies sont transmises, soit par les garçons, soit par les filles, et que l'on ne sait pas les soigner. Ainsi, pour une femme ayant eu trois grossesses transmettant ce type de maladie, le médecin et le biologiste auraient été amenés à choisir le sexe de l'enfant, puisqu'ils étaient sûrs, par exemple, qu'en prenant un garçon, ce dernier n'aurait pas la maladie. D'où la difficulté de l'encadrement.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Ce type de maladie n'est pas pris en compte dans le diagnostic préimplantatoire.

M. René Sirat. - Avec le petit Valentin, nous sommes bien au début d'une longue série. Des problèmes vont se poser et nous allons aller vers une sophistication croissante. Il ne faut pas se cacher la réalité. Par conséquent, il est d'autant plus nécessaire de fixer des conditions dès à présent, « à froid », de manière tout à fait calme, avant que de graves problèmes ne se posent. Il faut établir des règles qui ne doivent pas être violées sinon, je l'ai dit, nous risquons de tomber dans l'eugénisme.

Mme Jacqueline Mathieu-Obadia. - Je suis tout à fait d'accord avec ce que nous sommes plusieurs à avoir dit, il y a quelques instants, à savoir que tout était à régler au cas par cas. Ce point est très important pour éviter les dérives.

Vous avez prononcé une phrase sur le mode interrogatif. Pouvez-vous apporter une réponse à cette interrogation ? Vous avez demandé s'il pouvait y avoir une contradiction entre la science et la nature. Partant du fait que le message du Sinaï était la parole du Dieu vivant et que cette parole a été dite à un moment donné, la science a fait d'énormes progrès depuis ces quelques millénaires. Selon vous, cette contradiction existe-t-elle ? Si oui, dans quel sens peut-on aller ?

M. René Sirat. - Dans la théorie, il ne peut pas y avoir de contradiction puisque c'est le même Dieu. Nous adorons un Dieu unique ! Le Dieu de la création et le Dieu de la révélation sont le même Dieu. Mais dans le domaine scientifique, nous procédons par étapes successives. Nous faisons une découverte, puis cette découverte devient un cas particulier d'une découverte plus importante, etc. Pour les croyants, la révélation est un donné, un absolu. Finalement, c'est la parole du Dieu vivant. Les plus grands décisionnaires passent leur vie à essayer de scruter les textes, mais aussi à tenir compte des problèmes qui se posent. Pour un médecin du Moyen Âge, les problèmes dont nous discutons aujourd'hui ne se posaient pas, compte tenu de l'état de la science. Mais il existe des principes et des critères qui, eux, sont déjà posés dans les textes anciens et qui nous permettent de répondre aux interrogations de notre temps.

M. Jean-Paul Bacquet. - J'ai trouvé assez contradictoire votre indignation sur les expérimentations qui ont été faites à Amiens. Vous sembliez condamner non pas le principe de l'expérimentation, mais le principe de l'évaluation éventuelle d'une mort neurologique pour ceux sur qui on pratiquerait cette évaluation. Vous avez dit que l'on pouvait éventuellement envisager la prématurité à partir du moment où l'on pourrait évaluer le déficit neurologique à venir. Est-ce à dire qu'on pourrait ne pas maintenir en vie des enfants nés ? Il ne s'agit plus d'embryons ! Toute la difficulté, aussi bien pour le cas d'Amiens que pour le cas des prématurés, tient, à partir du moment où l'on aurait défini des éléments de mort neurologique, à l'évaluation du développement neurologique et des conséquences éventuellement neurologiques. Pour l'instant, personne n'est capable de procéder à cette évaluation, aussi bien en médecine prénatale qu'en post mortem.

Je relève donc une certaine contradiction entre le souhait de l'évaluation et la condamnation de sa mise en _uvre. Cela pose la question fondamentale de savoir si l'éthique doit précéder la technique ou si c'est l'évolution des techniques qui modifie le comportement de la société et qui pousse le législateur à adopter des lois éthiques qui ne sont, en définitive, que la conséquence de nouvelles pratiques sociétales liées à ces évolutions techniques.

Toute la difficulté tient à la définition du niveau auquel vous situez les choix de société. Attendez-vous du législateur qu'il fasse un choix, scientifique ou arbitraire ? Ce que l'on peut prendre pour une réalité scientifique, aujourd'hui, peut se révéler demain arbitraire ...

M. René Sirat. - Tout à fait. Je me permets de vous rappeler que le CCNE avait rendu un avis très critique à l'égard des médecins ayant pratiqué une expérimentation sur une personne en état végétatif chronique (avis n° 7, 24 février 1986) dont je mentionne une phrase : « Ce sont des êtres humains, qui ont d'autant plus de droit au respect dû à la personne humaine qu'ils se trouvent en état de grande fragilité ».

M. Jean-Paul Bacquet. - ... et des exemples dans l'histoire de l'humanité nous le démontrent.

Au contraire, préférez-vous imposer une pratique sociétale au nom d'une morale ? Si c'est le cas, il faut encadrer les pratiques de la science. Nous savons pertinemment aujourd'hui que si nous sommes entrés dans la révision des lois de bioéthique, c'est parce qu'un certain nombre de pratiques se font au-delà de la loi.

M. René Sirat. - Tout à fait ! C'est une question très difficile.

Lorsqu'il s'agit de l'enfant né, il ne s'agit pas simplement de ne pas faire d'acharnement thérapeutique, mais bien d'arrêter l'expérience. C'était donc une décision très grave de la part du médecin ou de l'équipe de réanimer alors que le prématuré était vraiment trop prématuré.

Il nous faut aller ensemble. Il ne doit pas y avoir séparément les éthiciens qui fixent les limites au-delà desquelles on ne peut aller. Un dialogue permanent, très nourri, très consensuel, avec une confiance réciproque absolue, doit être noué pour essayer de définir une règle. Cela est vrai pour ce cas précis qui est extrêmement douloureux.

En ce qui concerne le respect que l'on doit à l'enveloppe charnelle qui a porté un être vivant et qui est donc porteuse, pour un croyant, de l'image et du souffle de Dieu, s'est posée aux rabbins, il y a une dizaine d'années, la question d'une nouvelle définition de la mort. Maïmonide avait codifié des lois antérieures à lui : la mort était l'arrêt des fonctions circulatoires et respiratoires. Telle était la règle jusqu'à il y a une trentaine d'années. On vérifie donc qu'il n'y a pas plus de respiration et de circulation du sang : la personne est morte. Avec l'apparition des greffes, il a fallu pouvoir prélever des organes sur un être dont le c_ur bat encore car, à défaut, on ne peut pas faire de prélèvements utilisables pour des greffes. Des discussions se sont engagées dans différents pays, en particulier en Israël. Les rabbins ont donc été amenés, par consensus, à prendre la décision difficile de modifier la définition de la mort et à retenir, comme nouvelle définition, trois électro-encéphalogrammes plats réalisés à différents moments et ce uniquement pour permettre de sauver des vies humaines et de greffer un c_ur, un rein, la cornée, etc. Mais pas pour pratiquer un certain nombre d'expériences ! Il y a tout de même des différences entre la volonté d'expérimenter, de vider de tout son sang une personne en coma dépassé et de le réinjecter, et la décision qui a été prise, extrêmement courageuse, de déclarer mort quelqu'un dont le cerveau, seul, est mort, pour ensuite procéder à une greffe.

Comment passe-t-on de l'assistance à personne en danger pour un malade très grave à l'acharnement thérapeutique ? Où est la limite ? Elle est très difficile à fixer.

D'abord, il faut soigner un malade et il faut le soigner d'autant plus qu'il est gravement malade. Les appareils fonctionnent et, à un certain moment, on envisage de les arrêter car c'est devenu de l'acharnement thérapeutique. Il est très difficile d'établir la limite. Tous ces problèmes ne peuvent pas être réglés froidement, dans le secret d'un cabinet ou d'une commission, mais ils doivent être vécus pleinement avec toute « la rage d'espérer » dont parlait le professeur Arnold Munnich, dans son dernier livre. Il y a là une volonté de se mesurer aux problèmes fondamentaux de la vie et d'essayer, ensemble, de trouver des solutions. Encore une fois, il s'agit de considérer avec un certain recul si on n'est pas allé trop loin ou, peut-être, pas assez loin. À cet égard, seule l'expérience peut nous l'indiquer car nous ne sommes que des êtres humains.

Mme Yvette Roudy - Je ne vous cache pas que, pour ma part, je suis incapable de proposer un statut de l'embryon. Je ne sais pas ! J'entends trop de choses différentes qui sont fondées sur des croyances philosophiques ou peut-être religieuses. Certains disent que c'est tout de suite un enfant, au sens de l'expression « dès le commencement de la vie » et alors chacun choisit ce qu'est pour lui le commencement de la vie. Ce n'est pas la même chose pour tout le monde. D'autres disent que c'est une personne potentielle. Il y a aussi la formule d'une philosophe protestante qui dit que c'est un amas de cellules.

Vous avez le choix entre les trois conceptions. Très franchement, pour ma part, je ne peux pas choisir. Je ne souhaite pas que nous donnions une définition de l'embryon dans notre texte législatif, parce que je sais que nous n'en sommes pas capables. Les gens ont le choix en fonction de leur religion, de leurs croyances philosophiques. Ils sont libres de choisir ce qu'ils veulent. Mais ce n'est pas le législateur qui va leur donner cette définition. Ou alors, à ce moment là, on est sous l'influence d'une quelconque église.

J'ai décidé une fois pour toutes que je ne voulais pas que l'on se plonge dans cette réflexion sur le statut de l'embryon car on n'en sortira pas. Mais chacun choisit !

M. René Sirat. - Qui, « chacun » ?

Mme Yvette Roudy. - Vous, Monsieur le Grand Rabbin, vous allez choisir et votre choix ne sera pas le même que le mien. Toutefois, quand on est en situation de donner un avis qui va peser dans une décision du législateur, je préfère faire abstraction des croyances personnelles. Je pense que c'est un amas de cellules, mais je ne vais pas l'écrire et je ne vais pas demander que ce soit écrit dans un texte ...

M. René Sirat. - Vous avez tout à fait raison.

Mme Yvette Roudy. - ... parce que je respecte aussi celui qui dit que c'est une personne potentielle.

M. René Sirat. - Je suis d'accord avec votre approche. Il faut dire aussi qu'il n'y a pas de consensus sur ce point et il faut que l'équipe qui va avoir à prendre des décisions en soit parfaitement consciente.

Mme Odette Trupin. - Je partage tout à fait l'appréciation de Mme Yvette Roudy sur le statut de l'embryon. Mais c'est tout de même la question qui commande tous nos travaux. Il faut essayer de trouver une espèce de modus vivendi sinon nous n'en sortirons pas. Tout le monde a un avis différent sur la question. Le cas par cas dont nous parlions tout à l'heure est très significatif.

M. René Sirat. - Il n'y a guère d'autre solution parce qu'il n'y a pas de consensus. Ou bien vous décidez de faire tel choix - un amas de cellules - ou vous décidez que la vie commence dès le moment de la conception. Vous n'êtes plus dans un cadre de consensus et il faut laisser l'appréciation au cas par cas. Il n'y a guère d'autre moyen.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Il ne faut pas se cacher la difficulté. Je rejoins pour ma part le sentiment de Mme Yvette Roudy. Je ne crois pas qu'il appartienne au législateur de donner une définition de l'embryon. Cela étant, le choix qu'il fera pour encadrer et autoriser la recherche aura, par définition, un certain nombre de conséquences. Mais je suis d'accord avec Mme Yvette Roudy : notre travail d'actualisation des lois bioéthiques n'est pas de donner une définition de l'embryon.

Mme Jacqueline Mathieu-Obadia. - Une fois encore, je suis d'accord avec vous. Il est très difficile de décider d'un statut de l'embryon. Mais lorsque vous dites qu'il s'agit d'un amas de cellules, je précise que cet amas de cellules, si vous l'échographiez, est à peine gros comme une lentille, au vingt-huitième jour ... Mais cela bat déjà ! Il y a donc quand même quelque chose dans ces cellules qui battent. C'est pour cela que vous avez raison de dire que l'on ne peut pas définir un statut à ce niveau là.

Mme Yvette Roudy. - Nous ferons un texte qui sera imparfait et incomplet. Mais nous savons qu'il pourra être revu tous les cinq ans et que la science ira à pas de géant. Dès que le savant se sent capable de faire quelque chose, il est très difficile de l'empêcher de le faire.

Toutefois, comme me l'a dit un grand professeur, la différence avec autrefois, c'est que les expériences en laboratoire se font maintenant en équipe et non de façon isolée. Lorsqu'on approche d'un point limite, qu'on s'interroge sur le point de savoir si on ne va pas trop loin, il y a toujours quelqu'un qui va parler et qui va appeler la société au secours. Nous sommes, quant à nous, uniquement appelés à répondre à certaines questions que nous posent les chercheurs. Ils nous disent qu'ils ont la possibilité de donner à certains parents des enfants sains, par le tri. « Est-ce que nous le faisons ou pas » ? Telle est leur demande. Nous allons leur dire qu'il vaut mieux ne pas le faire trop souvent mais si c'est indispensable, pourquoi pas ? Pour ma part, je suis d'accord pour une étude au cas par cas.

Toutefois, il faut rappeler régulièrement que ces actes se font par fécondation in vitro et que ce parcours, pour une femme, n'est pas un parcours de plaisir. Il faut plusieurs mois de traitement lourd. On en sort handicapée physiquement et moralement. C'est ce qui donne à la femme - un peu plus qu'au mari ... - le droit de décider si elle le veut ou pas.

M. René Sirat. - Un peu plus ! Vous avez raison.

Mme Yvette Roudy. - Il souffre moins qu'elle, malgré tout.

Il faut aussi considérer que chaque fois que nos chercheurs font des fécondations in vitro, ils font des embryons en surplus. Ensuite, ils nous demandent ce qu'il faut qu'ils en fassent ! Ils sont gentils. Ils n'ont qu'à attendre d'être capables de maîtriser cette méthode jusqu'à ne devoir créer que le nombre d'embryons nécessaires pour donner satisfaction.

C'est dire que tout cela est extrêmement délicat et flou. Nous ne sommes pas plus compétents que qui que ce soit. À mon avis, il faudra faire preuve d'une extrême prudence, y compris dans l'encadrement, mais encadrer quand même, et se dire que l'on reverra la question régulièrement.

M. Jean-Paul Bacquet. - Dans la continuité des propos de Mme Yvette Roudy, je veux dire que le rôle du législateur est extrêmement difficile. Mais si on ne s'arrêtait qu'à ce rôle, il n'y aurait pas de problème. Le magistrat, lui, va interpréter la loi et c'est là que réside la difficulté. En définitive, le législateur va essayer de trouver un modus vivendi et de respecter les attitudes des uns et des autres. Il aura toujours présente à l'esprit la difficulté de faire en sorte que l'éthique, éventuellement, précède la technique et qu'elle ne soit pas à son service. Le magistrat, lui, va interpréter la loi en fonction de l'évolution des techniques ou de l'évolution sociétale au moment du jugement et non au moment où le fait s'est produit.

Avec l'arrêt de la Cour de cassation dont nous venons de parler, on se trouve manifestement devant une interprétation, par le magistrat, de la loi en fonction de l'évolution sociétale et des principes de réparation qui prévalent actuellement.

Nous pouvons nous dire que nous sommes, à l'occasion de cette révision, déjà obligés de légiférer en fonction des interprétations éventuelles que les magistrats pourraient donner demain, c'est-à-dire en fonction de l'évolution même de la société. Cette perspective me semble très difficile et perturbe complètement la sérénité de nos choix.

M. René Sirat. - Je suis pleinement d'accord avec vos réserves.

Je crois qu'il y a trois instances. Il y a la communauté des chercheurs et des médecins, ceux qui sont sur le terrain. Il y a aussi le Comité consultatif national d'éthique mais aussi les comités d'éthique dans chaque hôpital, dans chaque clinique importante. Il faut multiplier ce type de commissions et les faire travailler en synergie étroite avec les chercheurs et avec les médecins. C'est là que finalement les vrais problèmes doivent être étudiés et les vraies solutions trouvées.

Le législateur intervient en troisième instance car il doit, lui, fixer le cadre général, c'est-à-dire donner la possibilité d'utiliser cette souplesse qui permet de juger au cas par cas et non pas enrégimenter dans un ensemble de règles très précises.

Le magistrat a le devoir d'appliquer la loi et de l'interpréter. Il en est le serviteur mais il ne la rédige pas ou il ne la corrige pas. Il peut faire jouer une clause de conscience et démissionner s'il n'est pas d'accord. Mais tant que la loi est la loi, il doit l'appliquer.

Nous sommes dans un domaine très difficile et très fluctuant. C'est à la fois ce qui nous remplit d'émotion et de gratitude pour Dieu d'avoir donné à l'homme ce discernement. Le Psaume 8 va même jusqu'à dire que Dieu a fait l'homme de peu inférieur à Dieu. L'homme n'est qu'un souffle qui passe et pourtant il est capable de parvenir aux résultats les plus spectaculaires que l'on connaît. Mais c'est justement alors qu'il faut être prudent, laisser des marges d'interprétation et surtout avoir le courage de dire que nous sommes allés trop loin la dernière fois en prenant une décision dans tel ou tel domaine. Nous revenons alors sur notre décision et nous corrigeons, de manière à ce que le magistrat soit en règle avec sa conscience et aussi avec l'évolution des problèmes sociétaux et de la science tout court. Des découvertes sont faites, mais elles vont développer leurs effets durant la décennie prochaine.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je vous remercie.

Audition de M. Alain BAUER,
Grand Maître du Grand Orient de France

(Extrait du procès-verbal de la séance du 6 décembre 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président.

M. Bernard Charles, président. - Nous recevons aujourd'hui M. Alain Bauer, grand maître du Grand Orient de France. Au nom de notre mission, je le remercie d'avoir accepté de répondre à notre invitation.

Nous avons voulu entendre les différentes familles spirituelles et philosophiques. À partir de votre expérience et de votre réflexion, sachant que votre obédience a souvent apporté sa contribution à la réflexion sur les sujets de société, nous souhaiterions que vous nous rappeliez votre position en ce qui concerne la bioéthique et, plus particulièrement, l'assistance médicale à la procréation, le diagnostic prénatal et préimplantatoire, la question de la recherche sur l'embryon, le don d'organes, etc. Autant de sujets qui sont au c_ur de nos réflexions. Bien sûr, si vous voulez donner votre avis sur d'autres thèmes en rapport avec la bioéthique, nous sommes tout à fait intéressés par votre intervention.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je voudrais à mon tour remercier M. Alain Bauer d'être parmi nous. Il nous faut trouver, pour chaque audition, une « porte d'entrée ». Ce sera aujourd'hui la laïcité. Pour le Grand Orient de France, la laïcité est le fondement d'une véritable citoyenneté, en permettant l'accès de chacun à la pleine responsabilité de ses choix, qu'ils soient publics ou privés.

Le Grand Orient a rédigé un livre blanc de la laïcité et contribué à la création d'un observatoire international de la laïcité. Dans ce livre blanc, vous dites notamment : « Les progrès de la science doivent pouvoir être libérés de toute influence des groupes de pression, notamment religieux ». Vous insistez également sur l'importance de « privilégier dans la composition des comités d'éthique le choix des membres en fonction de leurs compétences et non de leurs convictions ».

Vous écrivez ainsi : « Le but de ces comités n'est-il pas de veiller aux conditions nécessaires et suffisantes à l'exercice des libertés et au respect de la dignité humaine plutôt que d'essayer de maintenir des équilibres savants entre des communautés rivales » ?

Ma première question est donc la suivante : quel bilan faites-vous des lois de 1994 et de l'organisation du débat éthique en France ?

J'aurai deux autres questions. Qu'est-ce qui rend indispensable, selon vous, une législation bioéthique et pourquoi le politique vient-il se mêler de ce sujet ? Comment renforcer l'efficacité de ces lois, si vous considérez qu'elles sont utiles, et comment distinguer au mieux entre ce qui relève de l'affirmation des principes généraux et ce qui relève de la régulation ?

Comme vous dites des choses solides, et sans détour, dans ce livre blanc, j'aurai une question indiscrète à vous poser. Le Premier ministre a parlé d'une Haute instance, même si c'est à propos de ce qui n'est encore qu'un avant-projet de loi. Pour vous, quelle serait la composition adéquate de cette Haute instance ?

Notre mission serait également intéressée par deux autres précisions de votre part. D'abord, qu'appelez-vous la « laïcisation du statut des corps » ? Ensuite, les nouvelles découvertes et pratiques biotechnologiques sont-elles de nature à favoriser
- je vous cite - « la libre disposition de son corps » ?

M. Alain Bauer. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je tiens tout d'abord à vous remercier de votre invitation et à vous dire que, constitutionnaliste de formation, j'ai toujours beaucoup de plaisir à passer de la recherche fondamentale à la démocratie appliquée.

Avant de reprendre les questions que vous avez posées, je souhaite vous présenter les deux conseillers de l'Ordre qui m'accompagnent : MM. Constantin Christidès et André Rotenberg, qui appartiennent aux professions de santé, même si ce n'est dû qu'au hasard de la composition de cette délégation. Nous n'estimons pas en effet naturel que ne puissent parler des questions bioéthiques que ceux qui seraient issus des professions de santé, auxquelles je n'appartiens pas en ce qui me concerne.

Mme Yvette Roudy. - C'est une bonne chose.

M. Alain Bauer. - Sur le bilan des lois bioéthiques, je dirai d'abord que nous avons un désaccord linguistique de base : nous ne considérons pas que le terme « bioéthique » ait une quelconque valeur. Nous estimons que c'est un néologisme, que l'on devrait le traiter entre guillemets, que la biologie ne produit pas naturellement de l'éthique et que l'éthique est là pour contrôler non pas la recherche mais son utilisation.

Nous considérons qu'il n'y a pas de limite potentielle à la recherche fondamentale et qu'elle doit être exonérée de tous les interdits et intégrismes religieux qui l'ont limitée. On est passé du monde du merveilleux et du magique, où chaque nouveauté était considérée comme une atteinte au dogme, à un état où on considère l'évolution de la recherche comme naturelle. En revanche, c'est l'utilisation de la recherche et le passage du fondamental à l'appliqué qui posent un certain nombre de problèmes. L'essentiel est donc que la loi et le débat citoyen, et non le dogme, permettent de réguler et d'interdire, si c'est nécessaire, un certain nombre de dévoiements.

Malheureusement, si nous soutenons naturellement le progrès scientifique, technique et technologique, nous devons reconnaître qu'aujourd'hui le progrès social ne lui est pas mécaniquement lié. L'inverse est même parfois possible. Cela représente une évolution de notre vision, de notre pratique générale et, notamment, de l'engagement du Grand Orient de France. Si nous considérons donc qu'une évolution s'est produite depuis 1728, pour les tous débuts, et depuis 1773, pour notre création sous ce nom, nous reconnaissons aussi qu'existe aujourd'hui le problème de l'existence d'un espace de contrôle.

J'ai toujours été de ceux qui pensaient que l'État n'était pas fait pour produire mais pour contrôler et j'ai le regret de constater qu'il fait mal les deux, ce qui pose un problème majeur dans sa propre évolution, mais c'est un débat plus large que celui qui nous réunit aujourd'hui.

M. Bernard Charles, président. - Cela dépasse quelque peu les travaux de cette mission.

M. Alain Bauer. - Certes, mais je pense que c'est un problème fondamental du Parlement.

Sur le fond, les lois de 1994 ont constitué une avancée majeure et je pense qu'elles sont utiles. Cependant, elles ont, en partie, posé un certain nombre de données comme des a priori, qui, s'ils pouvaient passer pour des acquis, n'en sont en réalité pas. Je ne considère pas comme un acquis le fait qu'il y ait une « brevetabilité » de morceaux du corps humain auprès d'un organisme qui s'appelle l'Institut national de la propriété industrielle. Ce faisant, on a déjà franchi une limite.

En effet, l'essentiel de votre débat ne porte pas sur la recherche fondamentale, ni sur la recherche sur l'embryon, ni sur la recherche sur les cellules, ni sur l'évolution de la science mais bien sur le commerce. Or, je constate que l'essentiel de l'argumentation, y compris dans l'étude du Conseil d'État, revient à dire : « D'autres le font déjà et si nous ne le faisons pas commercialement, industriellement et financièrement, alors nous serons en retard ».

C'est un problème majeur. Je ne considère pas les citoyens comme des consommateurs, ni les morceaux du corps humain comme des produits. Tout le problème que nous pose l'accord qui semble se réaliser sur la façon de poser les termes du débat tient à ce qu'on semble considérer comme acquis ce qui se passe ailleurs, c'est-à-dire les considérables investissements financiers qui ont été faits dans le domaine de la génétique et le fait que le moteur de l'industrie du médicament soit la recherche génétique et biogénétique. Je ne pense pas que le corps humain ou ses morceaux soient des bénéfices en devenir. Nous ne nous résignons pas à ce qu'on puisse considérer comme naturel le fait d'acheter le patrimoine génétique du Tonga ou celui de l'Islande comme s'il s'agissait d'un produit comme un autre.

Il est vrai que d'autres problèmes existent qu'il faut aborder avec prudence et modestie. Ainsi je ne pense pas qu'il soit naturel de répondre d'une seule phrase et d'un seul mot à la question : « est-il normal de créer un corps humain pour en sauver un autre » ? C'est un vrai problème et un débat difficile. Cela se traite dans le respect de la douleur de celui qui souffre, et que l'on pourrait sauver, et dans la difficulté d'expliquer à un individu sans identité qu'on va le créer uniquement pour un autre, y compris, et surtout, si cela échoue.

Je pense donc que nos préoccupations se situent pour l'essentiel à la marge des questions qui sont posées par le Conseil d'État et, en partie aussi, par les débats en cours. Je ne sais pas si nous avons un débat satisfaisant sur les cellules de l'embryon ou sur l'embryon ou sur la possibilité de considérer l'embryon comme un élément dont on pourrait se servir comme s'il était une chose. Nous avons également pris des positions, et nous les maintenons de manière extrêmement claire, sur le droit de vivre et de mourir dans la dignité ou sur le droit des femmes à choisir d'interrompre leur grossesse. Mais tel n'est pas le véritable débat. Le vrai débat porte sur le commerce génétique et il n'est même pas engagé. En effet, les processus de régulation qui sont proposés tiennent ce commerce génétique pour inéluctable et je pense que c'est une erreur. Pour ce qui nous concerne, nous n'entrons pas dans la logique visant à admettre a priori que cette bataille serait déjà perdue.

Toute l'approche, y compris la dénomination des choses (les mots ont une valeur : « brevet », « propriété industrielle », etc.), semble déjà considérer que nous sommes dans un débat de pure régulation d'un marché en devenir. Je ne pense pas que nous soyons en train de débattre d'un marché et qu'il faille envisager la question sous cette forme.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je tiens à dire que nous ne considérons pas du tout cela comme un acquis. C'est si vrai que le président de la République et le gouvernement n'acceptent pas la transposition en l'état de la directive européenne sur les brevets et demande une renégociation, ce qui est un fait rare pour une directive européenne.

M. Alain Bauer. - Je suis d'accord avec vous sur ce point. Mais je constate simplement qu'il a fallu attendre d'en arriver à ce stade pour entrer dans ce débat, qu'il n'a pas eu lieu avant et qu'y compris dans les éléments de réflexion générale du Conseil d'État - une partie de l'étude du Conseil d'État porte sur le fond du débat scientifique et une autre partie concerne des préoccupations générales qui visent à présenter une sorte d'état des lieux - l'armature du raisonnement qui sous-tend cet état des lieux est de dire que les autres le font déjà et que nous ne pourrons pas être en retard.

Même si c'est bien tardivement, je pense qu'on voit enfin apparaître un certain nombre de réactions salutaires. Vous savez aussi bien que moi que la renégociation d'une directive n'est pas un parcours facile. Il est sain d'avoir cette réaction, comme il y en a eu d'autres au moment de la négociation des traités de Maastricht ou d'Amsterdam sur des sujets annexes.

Pour résumer ma pensée sur la loi de 1994 et sur la situation présente, je reprendrai ce que je disais sur la Charte européenne des droits de l'homme : « bien d'un point de vue général, en retrait par rapport à la situation française et peut mieux faire d'un point de vue global ».

Pour ce qui est du rôle de la loi, je pense que c'est elle qui doit fixer la règle au nom des valeurs qu'elle traduit, parce que ce n'est pas aux familles spirituelles, quelles qu'elles soient, de donner autre chose que des indications sur les dogmes qu'elles défendent elles-mêmes, la laïcité n'en étant pas un. La loi n'a pas vocation à fixer un cadre général, si ce n'est l'acceptation du libre débat et la liberté absolue de conscience, mais à définir ce qui doit être autorisé et interdit parce qu'elle est l'expression de la volonté générale dans une démocratie.

Le débat citoyen, c'est vous qui le faites, à un moment donné, en amendant, en modifiant, en refusant ou en acceptant, mais toujours en faisant la loi.

Pour ce qui est de la Haute instance, je crois que toute « autorité administrative indépendante », comme on les désigne, est une avancée à condition évidemment qu'elle comporte :

- premièrement, des parlementaires, parce que je ne considère pas qu'une autorité administrative indépendante puisse se passer de parlementaires ;

- deuxièmement, des scientifiques, notamment ceux qui ne sont représentatifs de rien d'autre que de leur propre expression, de leur propre volonté et de leurs propres différences. Un certain nombre d'entre eux s'expriment dans les journaux. Je pense qu'il est utile d'avoir des esprits libres plutôt que des représentants de corporations. Je ne pense pas que nous allons passer du monde des religions au monde des savants comme s'ils étaient les seuls sachants. En général, cela se traduit toujours par des dévoiements dramatiques. En effet, si la science a beaucoup fait pour l'évolution de l'homme, les dévoiements de la science ont aussi beaucoup fait pour les pires horreurs et dans quelques monstruosités historiques sur lesquelles je ne reviendrai pas.

Enfin, je pense qu'il est naturel qu'il y ait des personnalités qualifiées désignées en raison de leur apport à la réflexion et de leur indépendance d'esprit, qu'elles soient scientifiques ou non. Certains ont tendance à séparer le monde des scientifiques entre ceux qui pratiquent les sciences « dures », les leurs, et ceux qui pratiquent les sciences « molles », les nôtres. Je dirai que je suis favorable à un mixage des deux qui ferait que les durs seraient moins durs et les mous plus rigides et, en tout cas, à ce qu'on ait la présence de ce qu'on appelle la « société civile », bien que je trouve ce terme relativement incohérent puisque la société politique est évidemment issue de la société civile et que je n'ai jamais compris où serait la société militaire.

Il conviendrait donc qu'il y ait une représentation de la société civile, eu égard aux compétences de chacun et non pas à une logique de représentation des grandes familles de pensée. Je ne pense pas que cette dernière formule permette de faire systématiquement le bon choix pour un certain nombre d'instances. En tant que telle, la famille laïque n'est d'ailleurs jamais représentée nulle part mais elle est un peu comme le sucre dans l'eau : quand il est dissous, on ne le voit plus et toute l'eau est sucrée. Nous avons vocation à élargir la place de l'industrie sucrière dans le débat politique.

Enfin, sur la laïcisation du statut des corps, je pense que c'est une conception qui est plus simple à faire prévaloir que le droit de vivre et de mourir dans la dignité et qu'elle permet le contrôle et la maîtrise de son propre corps, y compris pour des questions complexes comme le don d'organes entre vivants auquel nous ne sommes pas opposés mais qui ne doit se faire que dans des circonstances exceptionnelles peut-être plus largement entendues qu'actuellement.

Pour terminer et, puisque vous avez commencé par le débat sur la laïcité, je dirai que même si nous n'appartenons pas à l'aile « archéo-laïque » qui considérerait qu'il s'agit d'un débat par essence et que la laïcité serait toujours une citadelle assiégée, je constate avec surprise qu'à ce jour, il existe dans la République des espaces qui sont sous concordat (au moins font-ils l'objet d'accords internationaux) mais, surtout, un espace où il n'y a pas d'accord international et où il n'y a pas d'état-civil - Mayotte - sans que cela surprenne quiconque. Personnellement, cela me choque. En la matière, le fait de ne pouvoir se marier, naître ou mourir dans la République qu'à condition de passer dans une église, quelle que soit la religion qui s'y exerce, me surprend toujours. Et je ne pense pas que le fait que cela dure depuis très longtemps rende les choses plus acceptables pour autant.

Notre problématique est donc simple :

- la laïcité, parce que ce n'est pas aux religions de fixer des dogmes mais à la loi et au citoyen de fixer des règles ;

- la neutralité, parce que nous considérons que, sur un certain nombre de sujets, il faut être modeste et ouvert aux évolutions de la science mais que la loi doit les contrôler ;

- le refus d'accepter comme un fait accompli, comme inéluctable, le commerce des êtres humains, ne serait-ce même qu'en se résignant à ce que certains dispositifs prennent une dénomination qui semble indiquer que le débat serait déjà clos et que nous sommes uniquement en train de régler des effets secondaires.

Sur les choix de valeurs capitaux, nous refusons systématiquement toute concession, même sur les mots, à ce qui peut être la commercialisation des êtres humains considérant qu'ils ne seraient désormais que des produits ou des marchandises.

Mme Yvette Roudy. - Il ne s'agira pas de généralités mais de questions précises.

Premièrement, pouvez-vous nous donner une définition de ce qu'est pour vous l'embryon ?

Deuxièmement, à qui, selon vous, est réservée la fécondation in vitro ? Vous savez que le texte l'a réservée à des « couples homme-femme stables ». Approuvez-vous cette définition ?

Troisièmement, vous savez que l'anonymat des gamètes, c'est-à-dire du sperme, est un grand problème. Avez-vous une opinion là-dessus ?

Quatrièmement, approuvez-vous le recours à l'ICSI ? Cette méthode d'assistance médicale à la procréation permet à un homme qui est stérile de procréer. Vous savez que le Comité consultatif national d'éthique ne l'approuve pas, mais que cela se pratique quand même quelque peu en France et que cela se pratique couramment en Belgique.

Cinquièmement, pensez-vous que l'on puisse ouvrir le diagnostic préimplantatoire à la simple demande des parents ?

Enfin, vous avez dit une chose qui m'amène à poser une autre question. Vous connaissez cette histoire du petit Adam, dont la presse s'est fait l'écho. Approuvez-vous la conception de cet enfant qui a eu pour première action, en arrivant au monde, de permettre de soigner sa s_ur ?

Par ailleurs, il y a le cas du petit Valentin, qui est tout autre, et qui est né dans l'équipe du professeur René Frydman « qui n'est lui-même pas d'accord pour Adam mais qui est d'accord pour Valentin ». Je ne vous dis pas ce que je pense, moi...

M. Pierre Hellier. - Grand maître, votre position claire et précise nous pose quelques problèmes. En effet, n'y aurait-il qu'hypocrisie à continuer à travailler dans le sens dans lequel nous travaillons actuellement ? Vous parlez sans cesse de commerce, mais il y a aussi la possibilité de traiter des pathologies sans uniquement mettre en avant le côté commercial des choses. Quand il sera possible, dans une famille, de traiter un diabétique jeune par des cellules embryonnaires, ce ne sera pas seulement du commerce.

Je comprends que le risque existe, mais il n'y a pas que cela. Or, toute votre intervention a tourné autour du commerce et de ce risque de commerce. Il existe - nous en sommes tous conscients - mais il n'y a pas que cela.

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Vous avez très rapidement évoqué les dons d'organes entre personnes vivantes. Pouvez-vous préciser votre opinion sur ce point ? C'est effectivement un grand problème et cela rejoint la question qui vient d'être posée. Bien sûr, nous sommes opposés à la commercialisation mais il faut quand même faire avancer la recherche. Si nous bénéficions actuellement d'un allongement de la durée de vie, c'est grâce à la recherche. Les dons d'organe sont un sujet qui me préoccupe beaucoup, d'autant plus que nous connaissons la longueur de la durée d'attente en France. Je souhaiterais donc que vous explicitiez davantage votre position.

M. Jean-Paul Bacquet. - Ma question sera extrêmement simple. Vous êtes contre le commerce génétique, l'achat du patrimoine génétique et toute forme de commerce d'éléments du corps humain. Que pensez-vous de l'achat du sang humain, en particulier dans les pays anglo-saxons ou dans nos pays où, plus hypocritement, nous achetons moins chers des produits sanguins qui ont été achetés et traités aux États-Unis ?

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - Cela peut être aussi du plasma dans les cliniques d'accouchement.

M. Jean-Paul Bacquet. - J'ai parlé de sang humain mais c'est encore plus vrai pour le plasma.

M. Bernard Charles, président. - Votre prise de position claire et tranchée sur la non-commercialisation montre que nous devons, dans notre réflexion, trouver un équilibre qui n'est pas facile parce que les risques existent fortement de glisser vers une commercialisation, d'autant plus qu'elle existe déjà sur le plan international (les exemples en ont été donnés et on pourrait parler de la commercialisation des organes) et qu'elle existera encore plus fortement, vu les intérêts économiques en jeu, pour toutes les nouvelles thérapeutiques.

M. Alain Bauer. - Je vais commencer par la longue question, très pointue, de Mme Yvette Roudy. Je ne ferai pas semblant de pouvoir répondre à tout, comme si j'étais omniscient. Elle m'excusera donc de passer, si j'ose m'exprimer ainsi, « le bébé » aux deux conseillers de l'Ordre qui m'accompagnent.

Sur l'embryon, je répondrai non pas par une pirouette mais par ce qui me semble le plus simple : c'est tout ce qui va au-delà de la cellule.

Je suis favorable à la fécondation in vitro pour tout couple. Sur toutes ces considérations quant à la définition du couple, je vous rappelle que notre position est que ce sont deux personnes qui émettent le désir de vivre ensemble. Nous avons été clairs, dans d'autres débats et à d'autres moments, sur cette question.

Troisièmement, en ce qui concerne l'anonymat du don de gamètes, je crois que le respect du contrat entre le donneur et l'instance qui reçoit les gamètes doit être garanti. Si le contrat demande l'anonymat, alors il faut l'anonymat. Je ne suis pas favorable à la modification unilatérale du contrat conclu avec celui qui donne pour permettre la procréation. Le choix de l'anonymat est un acte de volonté. Cette volonté doit être respectée.

Quant à l'ICSI, je suis dans l'incapacité de vous donner une quelconque réponse. J'espère que l'un de mes accompagnants sera en situation de le faire. En ce qui me concerne, je ne suis pas suffisamment compétent sur la question.

Sur le diagnostic préimplantatoire, nous entrons dans des débats que nous avons eus nous-mêmes et qui ne sont pas simples. Pour résumer, nous trouverions particulièrement choquant que l'on interdise à quelqu'un de connaître l'état physique d'un embryon. En contrepartie, nous sommes en désaccord avec toute idée que l'on pourrait créer le meilleur des bébés pour le meilleur des mondes, c'est-à-dire que l'on se serve de la recherche génétique pour des raisons de confort, parce que le fait de vouloir créer des individus qui se ressembleraient tous amènerait la fin de l'espèce humaine.

Si on ne considère les gens qu'en fonction de la manière dont ils pourraient être physiquement, l'histoire de l'humanité, notamment celle de la science et de la recherche, nous montre qu'on risquerait de perdre quelques beaux spécimens. Nous sommes contre une forme d'eugénisme de confort qui nous permettrait de créer des individus non pas à notre image mais à l'image qui pourrait être considérée comme seule viable : par exemple grand, blond, aux yeux bleus, de manière systématique... Vous voyez que je m'en exclus automatiquement... (Sourires.)

Pour ce qui est de la question sur Adam, j'ai donné ma position tout à l'heure. Il est très compliqué de donner un avis sur le fait de créer un individu pour en sauver un autre en disant : «  c'est bien » ou « c'est mal », que l'individu en question reste vivant ou non, parce qu'on pourrait aussi créer des individus pour faire des dons d'organes. On peut aller très loin. L'histoire de la science a montré qu'il n'y a jamais eu de limite au dévoiement du système. J'ignore donc si, en la matière, il y a une réponse qualitativement possible du genre : « c'est bien » ou « c'est mal ». En tout état de cause, l'essentiel est le contrôle et la régulation.

Cela dit, combien de laboratoires clandestins trouve-t-on ? Combien d'absences de réglementation et de contrôle par l'État découvre-t-on de temps en temps ? Cela ne se passe pas si loin, d'ailleurs. Il suffit de se rappeler les dévoiements du Centre national de transfusion sanguine dans le tout commercial, dans les filiales à caractère international, dans l'import-export du sang. Cela ne s'est pas passé il y a deux siècles. Ce n'est pas une évocation du pire de ce qui puisse arriver. C'est malheureusement arrivé.

Une partie du problème réside dans le fait que, si contrôle il y a, alors l'État doit vraiment contrôler et non pas seulement faire semblant.

Vous ne m'avez pas posé de question sur l'arrêt Perruche et je n'y répondrai donc pas, mais j'avais noté ce point au cas où...

M. Bernard Charles, président. - Si, M. Foucher vous la pose...

M. Jean-Pierre Foucher. - Absolument. Il s'agit du droit à la vie.

M. Claude Evin. - L'arrêt Perruche, ce n'est pas cela.

M. Alain Bauer. - C'est vrai, mais c'est l'interprétation qu'on en fait.

M. Claude Evin. - Ce n'est pas une considération de journaliste qu'il faut lire mais l'arrêt Perruche lui-même.

M. Alain Bauer. - M. Evin a raison sur ce sujet.

M. Bernard Charles, président. - M. Evin et M. Foucher vous poseront une question tout à l'heure.

Mme Yvette Roudy. - Vous ne voyez pas de différence entre Adam et Valentin ?

M. Alain Bauer. - Si. Je vois une différence fondamentale entre Adam et Valentin.

Mme Yvette Roudy. - Dans les deux cas, c'est un tri génétique.

M. Claude Evin. - Valentin, c'est un tri génétique à finalité différente.

M. Bernard Charles, président. - Le problème est là : il y a deux finalités.

Mme Yvette Roudy. - C'est la même méthode avec deux finalités différentes. Dans le premier cas, il s'agit d'avoir un frère ou une s_ur pour permettre de guérir et, dans le second cas, il s'agit de permettre à un couple d'avoir un enfant ne présentant pas les dangers des trois premiers enfants qui sont morts.

M. Bernard Charles, président. - Nous laissons M. Bauer répondre à nos collègues avant de passer à d'autres questions. Ce sera plus clair pour le débat.

M. Alain Bauer. - Je vais laisser mes collègues répondre sur l'ICSI.

M. André Rotenberg. - Monsieur le président, mesdames et messieurs, je crois que la réponse est très générale. Si j'ai bien compris, la méthode citée par Mme Yvette Roudy consiste à permettre à un homme stérile d'avoir des enfants à la suite de manipulations génétiques.

Mme Yvette Roudy. - Il ne s'agit pas d'une manipulation, même s'il s'agit d'une technique délicate : on essaie de capter un spermatozoïde que l'on introduit ensuite dans l'ovule de la femme en le perforant.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je tiens à apporter une précision. Cette technique d'assistance médicale à la procréation, quelles que soient les interrogations légitimes que l'on puisse avoir, est la plus utilisée. Or, il faut savoir que lorsque le législateur, en 1994, a abordé le thème de l'assistance médicale à la procréation, il ne connaissait pas l'existence de l'ICSI. C'est pour cette raison qu'on peut considérer (c'est un peu facile à dire, sachant que je n'étais pas législateur à l'époque) que, face au quasi-statut de l'embryon qui interdisait toute recherche, l'assistance médicale à la procréation était relativement peu encadrée par rapport aux découvertes scientifiques. C'est facile à dire cinq ans après, mais cela justifie peut-être aussi le choix de faire évoluer la loi.

Mme Yvette Roudy. - L'ICSI n'existait pas.

M. André Rotenberg. - Cette méthode d'assistance médicale à la procréation pose la question de savoir jusqu'où on peut aller pour corriger un défaut de la nature. Il y a, dans la nature, un certain nombre de personnes qui, malheureusement, sont stériles. Je pense donc qu'il faut poser la question de savoir jusqu'à quel point nous devons intervenir pour corriger ces défauts.

Il est vrai qu'à chaque fois que la médecine peut rendre service, il faut s'efforcer de soulager la souffrance des couples et des individus. C'est le rôle essentiel de la médecine.

Malgré tout, on doit poser un certain nombre de limites et, dans l'état actuel des choses, on peut dire que certains défauts naturels ne pourront pas être corrigés. Il faut faire attention à des dérives possibles. Actuellement, il est vrai que le fait d'être stérile est une souffrance pour la personne concernée, mais le fait d'avoir tel aspect physique ne sera-t-il pas également considéré, un jour, comme une souffrance ?

Il n'est peut-être pas souhaitable que la médecine puisse nécessairement répondre à un certain nombre de demandes.

Mme Yvette Roudy. - Elle le fait en ce moment. Certains pensent que des enfants nés grâce à ces méthodes risquent d'être stériles comme leur père. Certains enfants nés de cette façon ont déjà huit ans. C'est une question qui est posée.

M. Alain Bauer. - Je dirai à M. Pierre Hellier que l'existence de cette mission, et le fait qu'elle en débatte, montre que rien n'est inéluctable. En revanche, vous ne me ferez pas oublier que l'industrie a investi 25 milliards de dollars dans la biogénétique. Je ne pense pas qu'elle l'ait fait dans l'intérêt général mais parce qu'un investissement est un investissement, que la société de marché est la société de marché. Il faut arrêter de considérer les uns pour ce qu'ils ne sont pas. Vous représentez l'intérêt public ; ils représentent l'intérêt privé.

Quand on m'explique que les assureurs s'occupent des problèmes de la vie de tous les citoyens, ce n'est pas vrai. Ils sont pris dans un débat entre la prime et le dommage parce que c'est leur métier. Le métier des laboratoires est d'investir, de trouver de nouveaux produits et d'obtenir des bénéfices dont une partie sera réinvestie. En la matière, la question est extrêmement claire et je ne comprends même pas que l'on puisse se poser la question du rôle et du fonctionnement du marché. En ce qui me concerne, j'ai dépassé cela il y a déjà très longtemps quand j'ai quitté la faculté, et peut-être même quand j'y suis arrivé.

En revanche, on ne peut ignorer qu'aujourd'hui, dans les laboratoires, on fait des choix sur ce qu'on recherche et ce qu'on ne recherche pas, en fonction du nombre des malades potentiels. C'est une réalité. La valeur relative de la vie est un choix industriel et financier. Face au sida, la valeur de la vie d'un Africain moyen n'est pas la même que celle de la vie d'un Américain moyen. Je pense que cette question n'est pas sujette à débat entre nous ; c'est une dure réalité de la vie telle qu'elle l'est.

On le voit dans le débat sur les trithérapies et la manière dont elles sont exportées en Afrique et dans les pays en voie de développement qui, je le rappelle, sont les espaces essentiels de la propagation du sida dans le monde.

Il y a clairement une valeur relative de la vie et je ne participe pas au jeu qui consiste à l'accepter. Pour moi, il y a une valeur de la vie humaine. Malheureusement, l'industrie du médicament et de la génétique et la façon dont nous nous sommes développés montrent que les êtres humains ne sont pas traités de la même manière.

M. Pierre Hellier. - Je ne voulais pas vous agresser du tout.

M. Alain Bauer. - Je l'avais bien compris. Simplement, je vous réponds.

M. Pierre Hellier. - Cela dit, vous ne m'avez pas répondu sur la nécessité ou non de continuer à rechercher. Sur la recherche, que faut-il faire ?

M. Alain Claeys, rapporteur. - Monsieur Bauer, j'irai dans le sens de mon collègue. En fait, votre approche est tout à fait louable - nous sommes tous d'accord là-dessus autour de cette table - et elle pose un problème de fond. Mais elle ne résout rien. Elle peut même paraître en contradiction avec la vision que vous avez de la science. Si vous nous dites d'entrée de jeu que tout progrès ou tout développement scientifique n'est que la résultante d'une logique de marché, on arrête le débat ici...

M. Claude Evin. - ...et nous arrêtons de légiférer.

M. Pierre Hellier. - Ou bien on interdit tout.

Mme Yvette Roudy. - Non : on fait la révolution !... (Rires.)

M. Bernard Charles, président. - Mes chers collègues, ce débat est très passionné et j'en suis ravi. Notre problème, c'est qu'il y a de justes aspirations à obtenir une amélioration thérapeutique, une amélioration dans différents secteurs dans lesquels nous sommes bloqués pour le moment, et nous pensons que certaines recherches dans les domaines que nous évoquons auront des résultats positifs. Il faut donc que nous trouvions cet équilibre sans verser - mais ce n'est pas toujours facile - dans une action où seul l'intérêt commercial compterait.

Nous l'avons déjà fait sur les médicaments traditionnels. C'est pour cette raison qu'a été adoptée la loi sur les médicaments orphelins qui a permis d'aider le développement de médicaments dans des secteurs où on savait que la rentabilité ne pouvait pas exister. Nous avons donc toujours ce débat. Nous l'avons sur les médicaments traditionnels et nous l'avons avec les techniques nouvelles.

M. Alain Bauer. - Je dis simplement que la logique et la légitimité de ceux qui font la loi est d'imposer ce qui a été fait pour les médicaments orphelins et pour d'autres choses, non pas en attendant que le problème se développe, parce que nous avons tous l'expérience de ce qui s'est déjà produit, mais en se mettant en situation de le faire dès à présent. Il ne faut pas attendre que la société civile manifeste et tempête pour dire : « ce n'est pas bien » ou « ce n'est pas juste ». Il faut faire en sorte que vous preniez ce problème en compte dans le débat sur la révision des lois bioéthiques justement pour que cela ne soit pas inéluctable.

En revanche, il ne faut pas faire semblant, par une sorte d'hypocrisie, de considérer que la question du commerce ne se pose pas.

M. Bernard Charles, président. - Nous l'assumons pleinement parce que nous savons qu'elle se pose.

M. Alain Bauer. - Oui, mais on ne le dit nulle part.

M. Bernard Charles, président. - C'est un élément de notre réflexion, cher ami.

M. Pierre Hellier. - Nous, nous le disons.

M. Alain Bauer. - Nous sommes donc en phase. Je réponds maintenant à Mme Benayoun-Nakache sur les dons d'organes. Notre position est claire, nous sommes favorables à ce qu'il puisse y avoir des dons d'organes de vivant à vivant, dans un champ élargi par rapport à ce que permet aujourd'hui la loi, sous contrôle et avec des limites, parce qu'il est naturel qu'il y en ait, notamment sur le fait d'inventer des individus qui ne pourraient servir qu'à faire du don d'organes. Cela ne nous paraît pas légitime et va donc clairement au-delà de la limite de l'acceptable.

Mme Yvette Benayoun-Bakache. - C'est une réponse claire.

M. Alain Bauer. - Enfin, sur la question de M. Bacquet au sujet des produits dérivés du sang, je répondrai de manière très claire que, globalement, quoi qu'on veuille faire, on utilise des méthodes que je condamne. Nous sommes défavorables à tout commerce - je dis bien à tout commerce - public, privé, secret, clandestin, etc., de tout produit issu de l'être humain. Je parle du fait d'acheter et de vendre.

M. Claude Evin. - Le problème est un peu plus compliqué que cela, et c'est pourquoi, même si la réponse a été claire, la question de notre collègue Mme Benayoun-Nakache sur la commercialisation des organes n'était pas tout à fait de même nature. Effectivement, quand il s'agit d'un produit issu directement du corps humain, il est bien évident que l'on ne doit autoriser aucun commerce, d'autant plus que l'on garantit l'existence d'un service public organisé autour de l'Établissement français des greffes qui permet d'assurer le prélèvement et la greffe.

En revanche, quand vous avez un produit issu du corps humain qui doit être « manipulé », notamment industriellement, pour pouvoir être utilisé à des fins thérapeutiques, on est dans un débat qui n'appelle pas une réponse aussi claire et précise que celle que vous avez formulée tout à l'heure. On peut effectivement préciser que c'est la transformation qui est rémunérée, mais vous voyez bien que la question se pose.

M. Alain Bauer. - M. Bacquet faisait référence à l'importation de produits sanguins.

M. Claude Evin. - Il faut préciser les choses.

M. Alain Bauer. - J'essaie de répondre aux questions qu'on me pose.

Pour ce qui est de la transformation, je trouve parfaitement naturel qu'on en fasse payer le juste prix. Cela ne me pose aucun problème.

Maintenant, il y a la question de l'importation. Il est facile de parler de la manière dont ont fait les prises de sang aux États-Unis, mais il faut aller voir qui donne son sang et constater les conditions dans lesquelles cela est fait.

M. Bernard Charles, président. - On le sait bien.

M. Alain Bauer. - Chacun peut avoir ses opinions, et je respecte les opinions de tout le monde, mais je peux vous dire que ce n'est pas demain la veille que le Grand Orient de France en général, et moi-même en particulier, vous expliquerons qu'il est légitime et normal, même parce qu'il y aurait des déficits de produits sanguins en France, d'aller « vampiriser » les pays en voie de développement. Je tiens à le dire parce que la question a été clairement posée.

Maintenant, je trouve normal de faire payer le juste prix de la transformation d'une chose, mais ce n'était pas exactement la question qui était posée.

M. Jean-Paul Bacquet. - Je voudrais revenir sur la question. Ne croyez surtout pas que je me fais l'avocat du diable ou que je défends des positions indéfendables. J'ai l'impression que, dans nos expressions, nous utilisons souvent des slogans qui ne recouvrent pas obligatoirement le fond du problème. Quand un certain nombre de personnes s'inquiètent de la stérilité des enfants nés ICSI, je peux répondre que l'on a, à un certain moment, traité la stérilité féminine avec du distilbène et que l'on s'est rendu compte, quelques années plus tard, qu'il existait un risque, chez leurs filles, de cancer de l'utérus bien plus important que chez les autres.

Il y a donc un moment où il y a un risque thérapeutique inhérent et on doit se demander alors si, au nom du principe de précaution, on ne doit plus rien faire. C'est le vrai problème.

Autant je partage votre opinion sur le fait qu'on ne peut pas acheter un organe dérivé et en faire une valeur marchande, autant, dans le problème du sang contaminé (et on a vu tous les abus des centres de transfusion), il se trouve que certains responsables de centres de transfusion ont anticipé par rapport aux risques et ont acheté du sang traité ailleurs (qui avait été lui-même acheté) par précaution. Fallait-il ne pas le faire dans ces conditions ? Cela n'a pas été un élément purement commercial mais un problème qui s'est posé en termes de santé publique.

J'irai même plus loin. Ils ont acheté du sang qui était même traité localement et qui est arrivé ici moins cher que le sang qu'ils prélevaient, eux, gratuitement et qui était traité sur place. La question qui se pose est de savoir si on devait tout arrêter.

M. Bernard Charles, président. - Je ne voudrais pas que l'on reste trop longtemps sur ce sujet.

M. Alain Bauer. - Pardonnez-moi, monsieur Bacquet, mais n'avez-vous pas le sentiment que l'on ne traite jamais que des conséquences et non des causes ? Si on traite de la manière dont on se sort d'une situation dans laquelle on s'est mis soi-même dans des cas qui ont été traités sur le plan judiciaire, de façon très claire, très longue et très précise, à savoir l'affaire du sang contaminé, sur laquelle je ne reviendrai pas (tout le monde a de saines lectures sur la question), ne pensez-vous pas que ce n'est pas le fond du problème ?

Le fond du problème n'est pas d'essayer de se dépêtrer du cas où l'on s'est mis dans des conditions immondes et ignobles, et je pourrais utiliser quelques autres qualificatifs ou même des slogans, comme vous dites. Notre logique est plutôt de fixer des valeurs et de refuser l'approche commerciale.

J'ajoute qu'en ce qui me concerne, le fait de savoir si c'est plus cher ou moins cher et le fait d'acheter du sang pour des motifs parfaitement commerciaux, y compris pour de l'enrichissement personnel, d'après ce que j'ai lu dans les décisions de justice, ne m'importe pas.

M. Jean-Paul Bacquet. - Ce n'est pas ce que j'ai dit.

M. Alain Bauer. - Je le sais bien, mais c'est très exactement ce qui est en arrière-plan.

M. Bernard Charles, président. - Nous allons arrêter la discussion sur ce sujet car nous n'avons plus que quelques minutes. Si nous poursuivons, il faudrait dire aussi que l'on est sorti d'une logique qui était claire, celle du prélèvement gratuit pour entrer dans une logique industrielle, que les contrôles étaient faits par ceux qui produisaient, etc. C'est tout un débat en soi.

M. Claude Evin. - Il s'agit de problèmes de sécurité sanitaire et de génétique qui se recoupent.

Mme Christine Boutin. - La question que je voulais poser a été un peu évoquée tout à l'heure mais je voudrais essayer de clarifier les choses.

Vous avez dit - et j'adhère à cette formule - qu'il n'y a pas de valeur relative de la vie ou de la personne humaine. D'un autre côté, il y a un progrès scientifique qui est là et que l'on n'arrête pas et il peut y avoir naturellement des intérêts très contradictoires à cet égard. Dans ce contexte, que pensez-vous de l'efficacité de la loi ?

M. Roger Meï. - Je voulais prolonger la question sur les dons d'organes. Imaginons, comme c'est souvent le cas, que l'on n'arrive pas à obtenir suffisamment d'organes pour répondre aux besoins et que l'on puisse se constituer, avec des embryons, un certain patrimoine qui, en cas de difficultés, pourrait fournir des cellules totipotentes aptes à permettre de renouveler un rein, par exemple. Cela risque d'arriver. C'est en cours d'étude. Que pensez-vous du problème abordé de cette façon ?

M. Jean-Pierre Foucher. - Ma question porte sur l'arrêt Perruche, que j'ai lu - je le précise. Tel que je l'ai compris, l'arrêt Perruche dit qu'un enfant qui est né avec une infirmité alors que ses parents, sachant que cette infirmité risquait d'exister, ne souhaitaient pas qu'il naisse, a eu droit à une indemnité à titre personnel.

M. Claude Evin. - Je demanderai la parole là-dessus, monsieur le Président.

M. Bernard Charles, président. - Monsieur Evin, je vous autorise à compléter ce que dit M. Foucher.

M. Jean-Pierre Foucher. - Dans le cas envisagé, il y a eu une erreur du médecin et du biologiste qui ont fait l'analyse. Il se trouve qu'on a dit à la mère qu'elle n'avait pas fait la rubéole alors que la petite s_ur de Nicolas, l'enfant en question, qui était déjà née à l'époque, avait, elle, une rubéole. On n'a pas dit à cette mère qu'elle avait la rubéole et comme elle n'était pas immunisée, son enfant, Nicolas, est né anormal, alors que sa mère avait dit : « si j'ai la rubéole, je souhaite ne pas donner suite à ma grossesse ».

La question qui se pose, c'est que cet enfant a droit à une indemnité personnelle parce que sa mère n'a pas avorté. Cela fait partie du diagnostic qui peut être prénatal ou préimplantatoire.

Je vois là une porte qui s'ouvre et qui peut aller jusqu'à l'eugénisme. Je voudrais donc savoir quelle est votre position sur ce point.

M. Bernard Charles, président. - M. Claude Evin souhaite compléter.

M. Claude Evin. - Nous n'allons pas avoir un débat sur l'arrêt Perruche. Je ne fais pas de cet arrêt la même lecture que Jean-Pierre Foucher mais il serait intéressant que nous ayons une confrontation à ce sujet parce qu'à partir du moment où il fait débat, il faut l'éclaircir.

Ma lecture se rapproche plus de la problématique de l'indemnisation des accidents médicaux et des fautes...

Plusieurs membres de la mission. -

 Non, non !

M. Bernard Charles, président. - Mes chers collègues, je mettrai ce point en débat.

M. Claude Evin. - On peut avoir deux lectures différentes.

M. Yves Bur. - On a indemnisé les parents et l'enfant.

M. Claude Evin. - Les parents ont été indemnisés dans un premier temps et la question qui a été effectivement posée, dans le rapport de Pierre Sargos, est celle de savoir si la dignité de l'enfant né handicapé ne mérite pas non plus d'être reconnue comme devant faire l'objet d'une indemnisation compte tenu de la faute qui a été commise au départ.

Dans ce débat, on peut ne pas avoir la même lecture : on peut avoir un point de vue différent de celui qui consiste à penser que cela concerne uniquement le droit à la vie, le droit de naître, etc.

M. Jean-Pierre Foucher. - Je suis très proche de cela.

M. Bernard Charles, président. - Mes chers collègues, je vais donner la parole à M. Bauer pour qu'il réponde à toutes ces questions en deux minutes. Étant donné l'intérêt que nous portons à cette discussion, nous pourrons voir comment organiser une audition spécifique sur ce sujet pour que nous puissions nous expliquer éventuellement avec les différents protagonistes.

M. Alain Bauer. - Je serai très rapide. Je reviendrai, une seconde, sur la question posée par M. Bacquet. Pour tout ce qui est importation, en tout état de cause, ma réponse est que nous sommes contre tout commerce mais que, pour tout ce qui est transformation, il est légitime de prévoir le paiement strict du coût de la transformation. Point à la ligne.

Je le dis pour être totalement clair, car on est entré ensuite dans un débat complexe dans lequel on ne se retrouvait pas.

M. Jean-Paul Bacquet. - Quelle que soit la situation ?

M. Alain Bauer. - Oui, sous réserve de la mise en place d'un système de solidarité sociale.

Deuxièmement, pour ce qui a été fait dans des conditions d'urgence, c'est-à-dire des importations, afin d'éviter des choses encore plus graves que le fait de ne pas importer, il est évident qu'en situation d'urgence, on fait au mieux de l'intérêt des malades et que la question ne se pose donc pas. Cette question se pose uniquement en termes de réparation d'une erreur plus grande encore. Je voudrais que l'on parle plus de l'erreur que des modalités de réparation de ses conséquences.

Troisièmement, pour ce qui est de l'application de la loi, je répondrai à madame Boutin qu'effectivement, on fait énormément de lois dans ce pays : nous sommes un pays qui a une production législative et réglementaire qui dépasse l'entendement. En tant que constitutionnaliste, je suis toujours fasciné par la loi et je trouve donc d'autant plus dommageable qu'en général, on fasse la loi et qu'on y réfléchisse ensuite. Je suis favorable au fait que l'on y réfléchisse avant et, dans ce cas précis, je suis donc plutôt satisfait.

Par ailleurs, pour ce qui est de l'application de la loi, la France a peu d'organes qui en sont chargés, parce que l'État fait tout et donc le fait mal. Je répète mes propos de tout à l'heure, qui ne sont pas de moi mais d'un ancien Premier ministre : l'État n'est pas fait pour produire mais pour contrôler. Je préférerais que l'État produise beaucoup moins et contrôle beaucoup mieux et qu'il s'en donne les moyens, y compris dans ce que la loi fixe comme sanctions pénales et dans le fait qu'on les applique. La France a un certain nombre de lois qui sont entrées en désuétude sans que le Parlement ait été amené à décider qu'elles entraient en désuétude.

Quant à la question de M. Meï, je vais lui demander de me la rappeler.

M. Roger Meï. - Il s'agit de la possibilité de créer une banque à partir d'embryons ou de cellules totipotentes.

M. Alain Bauer. - Je ne pourrai pas vous donner une position officielle en tant que telle : nous n'avons pas clos notre débat sur cette question.

Sur l'embryon, nous avons une position qui aujourd'hui fait l'objet d'un débat relativement simple. On ne peut pas expliquer à quelqu'un qu'on ne le sauvera pas pour des questions de principe et parce qu'on n'a pas voulu faire de la recherche médicale. En contrepartie, cela ouvre la voie à toutes les dérives possibles et imaginables. Cette question ne se règle que dans la qualité du dispositif de contrôle et de sanction.

Il s'agit donc, une fois que vous aurez adopté une loi qui prévoie le contrôle et la sanction, de savoir comment vous déciderez de donner les moyens d'exercer ce contrôle et d'appliquer cette sanction. Si la Haute autorité indépendante a deux secrétaires et trois contrôleurs pour l'ensemble du pays, vous n'aurez pas encore réglé la question, parce que, après avoir fait la loi, vous devrez traiter le problème du budget.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Pour continuer à vous suivre, je dirai : sous réserve qu'il n'y ait pas d'enjeux commerciaux.

M. Alain Bauer. - Cela va de soi.

M. Bernard Charles, président. - Merci pour ce débat qui a été très animé.

Audition de M. le Révérend Père Patrick VERSPIEREN

(Extrait du procès-verbal de la séance du 6 décembre 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président.

M. Bernard Charles, président. - Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui le révérend père Patrick Verspieren, directeur du département d'éthique biomédicale du Centre Sèvres.

Vous êtes enseignant d'éthique biomédicale dans ce centre depuis 1980 (je précise qu'il s'agit de la faculté jésuite de Paris) et vous en occupez la fonction de directeur depuis 1985. Diplômé de l'école Polytechnique, vous avez participé aux travaux du comité d'éthique du Commissariat de l'énergie atomique.

Vous êtes également l'un des artisans de l'éthique biomédicale. Je suis heureux de vous retrouver puisque je me rappelle qu'entre 1985 et 1988, nous avions déjà eu le plaisir de vous auditionner.

Nous souhaitons que vous nous fassiez part de vos réflexions, qui sont souvent bien construites, sur ce sujet, notamment sur l'assistance médicale à la procréation, sur le diagnostic prénatal et préimplantatoire, le don d'organe et la recherche sur l'embryon.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Merci d'avoir répondu à notre invitation. Levons d'éventuels malentendus. Il n'est pas question - et je crois pouvoir parler pour l'ensemble de mes collègues - de trancher sur ce qui appartient, pour chacun d'entre nous, à la sphère privée. Je veux parler de nos conceptions religieuses et philosophiques. Elles ont, les unes et les autres, autant d'importance et elles doivent être respectées de la même façon. Cette mission n'est donc pas là pour faire je ne sais quelle synthèse entre nos conceptions religieuses et philosophiques.

Cependant, il se trouve que vous et d'autres familles spirituelles avez exprimé des positions publiques sur les sujets qui nous préoccupent. C'est la raison pour laquelle nous vous auditionnons aujourd'hui dans une totale liberté.

Vous avez réagi au discours du Premier ministre dans un article paru dans le journal La Croix du 29 novembre, en vous prononçant très clairement contre la recherche sur l'embryon. Pouvez-vous nous rappeler vos arguments ?

Deuxièmement, comment concilier votre position avec les avancées médicales et les recherches effectuées dans les autres pays ? La France ne doit-elle pas garantir à ses citoyens les meilleures chances d'accès à la santé ?

À la fin de l'article que j'évoquais tout à l'heure, vous écriviez : « Le Parlement pourrait montrer qu'il n'y a pas de tabou mais des principes clairs s'appliquant à tout moment de la vie. Il ne serait pas acceptable que la recherche lèse sciemment un adulte ou un enfant. Qu'il en aille de même pour l'embryon humain ».

Vous vous êtes prononcé contre le clonage dans un article de la revue Études en novembre 1999. Concernant le clonage thérapeutique, vous avez écrit : « Quelle en serait la logique, sinon de faire de l'utilité scientifique et médicale la valeur suprême en matière de droit et d'éthique » ? Considérez-vous que les perspectives offertes pour lutter contre les maladies dégénératives, contre le cancer, contre la stérilité ne sont pas à prendre en considération ? Craignez-vous que le clonage à visée thérapeutique soit un premier pas vers le clonage à visée reproductive ? Pourquoi exprimer une telle crainte dès lors que ce dernier est interdit à l'unanimité dans tous les pays européens et dans la déclaration de l'ONU ?

Voilà quelques questions que je souhaitais vous poser pour introduire votre intervention.

M. Patrick Verspieren. - Merci beaucoup. Vous me dispensez d'avoir à justifier le choix de ces questions parce qu'elles sont posées directement par vous.

Je ferai d'abord remarquer qu'il y a un accord total en France, mais pas forcément dans tous les pays, pour réprouver ce qui est appelé le clonage reproductif. Cela me paraît très important. Pour l'Église catholique, le clonage reproductif irait radicalement contre sa conception de la relation conjugale, de la procréation humaine et de la dignité humaine. Ce n'est pas la peine de développer ce point.

Je ferai simplement remarquer que les perspectives, qui sont actuellement en cause, consistent en ce que l'on arrête le processus du clonage au stade embryonnaire pour éviter la naissance d'un enfant. Pour l'Église catholique, cela ne résout pas toutes les questions.

Je pense que la question de la recherche menée sur l'embryon est l'une des plus difficiles à aborder en France, sur le plan législatif, du fait de la question en elle-même et aussi en raison de la coexistence, en France, de convictions très différentes et de représentations philosophiques et éthiques très divergentes.

Encore faut-il faire une distinction à l'intérieur de la recherche menée sur l'embryon. Cette distinction n'est pas toujours faite et je trouve que certaines questions sont mal posées.

L'argument que j'entends le plus souvent est le suivant : « pourquoi la loi française autoriserait-elle que des recherches soient menées sur l'adulte et sur l'enfant et interdirait-elle que l'embryon y soit soumis ? L'embryon serait-il tabou et intouchable » ? À mon avis, cette question est mal posée car les recherches qui sont envisagées sur l'embryon portent tellement atteinte à cet embryon que celui-ci devrait ensuite être écarté ou même interdit de développement.

Toutes choses étant égales par ailleurs, de telles formes de recherche seraient fermement réprouvées en ce qui concerne l'être humain, enfant ou adulte. S'il faut éviter de faire du stade embryonnaire une phase spéciale, d'en faire une phase tabou, je plaiderai pour ma part - et je suis dans la ligne de ce que pense l'Église catholique - pour qu'une législation du même genre s'applique à l'adulte, à l'enfant et à l'embryon. La question est donc de savoir si la loi française va autoriser des activités de recherche sur l'embryon humain qui conduiront à sa destruction ou à sa mise à l'écart. S'il s'agit de recherches ou d'études qui ne portent pas atteinte à l'intégrité de l'embryon, il n'y a pas de problème pour l'Église catholique, qui n'a pas fait la moindre objection à la loi de 1994 que vous connaissez bien.

Enfin, cette question renvoie à d'autres interrogations. Premièrement, une telle utilisation de l'embryon sera-t-elle autorisée par la loi ? Deuxièmement, la loi autorisera-t-elle la création d'embryons humains pour une telle utilisation ? Troisièmement, la loi autorisera-t-elle la création d'embryons humains par clonage ? Si vous récusez ce terme, on peut dire « par transfert de noyau de cellules somatiques ».

M. Bernard Charles, président. - Ce sont d'autres qui le récusent plutôt que nous. Nous nous sommes compris...

M. Patrick Verspieren. - On peut récuser le terme de « clonage ». Seulement, va-t-on récuser le terme d'« embryon » ? C'est bien la question.

En ce qui concerne l'utilisation d'embryons humains suivie de destruction et de mise à l'écart, on parle couramment, dans la presse, d'instrumentalisation ou de « réification » (pour faire un peu savant et pour ne pas dire « chosification », c'est-à-dire réduction à l'état de chose). Je trouve que ces termes sont bien choisis. Le problème est précisément de savoir si on traite l'embryon humain comme un objet, comme une chose, sans agir envers lui avec le respect qui lui est dû du fait qu'il représente le début d'une vie humaine et, en raison de cela, appartient à l'humanité, c'est-à-dire à l'ensemble des êtres humains aux stades les plus divers de l'existence humaine.

Je ne prends pas du tout position sur la qualification de personne ou non. Les débats continuent et continueront sur ce point. Pour l'Église catholique, l'embryon appartient à l'humanité. Se donner le droit de le traiter comme une chose, c'est donc s'arroger le droit de fixer un seuil d'humanité, ce qui est un peu la logique anglaise. On prend un terme spécial « préembryon », on ne le traite pas comme l'embryon et, finalement, il est accepté de le traiter plus ou moins comme une chose. Voilà ce que j'appelle « seuil d'humanité ». Il est considéré comme humain au-delà du seuil et non humain en deçà.

M. Roger Meï. - Quatorze jours ?

M. Patrick Verspieren. - En Grande-Bretagne, on parle de quatorze jours, en effet.

En France, on entend plus fréquemment parler de « critères d'humanité ». Serait humain, l'embryon porté par un projet parental. Si ce projet parental se dissout ou n'existe pas, ce ne serait plus qu'un « amas de cellules ». Je n'invente rien. C'est un discours assez souvent entendu. La question que je pose est de savoir de quel droit on peut fixer soit de tels seuils d'humanité, soit de tels critères d'humanité.

À quoi mènerait de s'engager dans cette voie ? Il faut en voir la portée. Où s'arrêterait-on alors ? Ce n'est pas seulement la question de l'embryon qui se pose. Est également en question une définition de l'humanité, au sens de savoir ce qu'est le fait d'être humain.

Définir, c'est exclure. Pour ma part, j'enseigne l'éthique biomédicale, que certains, dont vous-mêmes, appellent la bioéthique. Il faut lire les bioéthiciens pour constater qu'actuellement un certain nombre d'auteurs recommandent de telles exclusions et dénis d'humanité envers les humains les plus altérés par des pertes de capacité. Si on exige certaines capacités pour être reconnu comme humain au début de la vie, ne va-t-on pas en exiger de même à la fin de la vie ?

L'Église catholique exprime de fermes objections au fait de traiter l'embryon comme un objet et donc à l'utilisation d'embryons humains telle que je l'ai évoquée.

Encore une fois, il ne s'agit pas de récuser toute recherche sur l'embryon mais, pour l'Église catholique, le fait de créer l'embryon pour une telle utilisation représenterait vraiment un pas supplémentaire dans sa réification. Dans l'étude du Conseil d'État, en page 27, j'ai remarqué qu'une telle perspective semble écartée.

Ce serait un pas du même ordre, mais présentant d'autres dangers, si cette création se faisait - j'y reviens - par clonage ou, si vous préférez, par transfert de noyau de cellules somatiques. Ce n'est pas exclu par tout le monde.

Le terme « clonage » ne me paraît pas important, mais on tomberait dans des arguties et un déni de la réalité si le choix du vocabulaire - beaucoup de questions reposent sur le choix des mots - était destiné à voiler le fait que ce transfert de noyau conduit à la création d'un embryon, non pas d'une manière sexuelle mais d'une manière asexuée.

On peut remarquer qu'il s'agirait alors d'un embryon qui serait créé pour ne pas être transféré, avec obligation de ne pas être transféré, à l'inverse de ce que prévoit la loi actuelle, qui impose de ne créer un embryon que dans la perspective de le transférer. Que devient le droit dans ce cas ?

M. Alain Claeys, rapporteur. - Excusez-moi, mais la loi de 1994 reconnaît les embryons surnuméraires et constate leur existence.

Mme Yvette Roudy. - C'était ma question : que fait-on des embryons surnuméraires ?

M. Bernard Charles, président. - Nous allons vous laisser continuer, mon père, avant d'en venir aux questions.

M. Patrick Verspieren. - Je termine, si vous le voulez bien. S'il était créé par clonage - transfert de noyau - cet embryon serait tout à fait prêt à être transféré. Seule la loi l'interdirait. Mais où va-t-on si les démocraties vigilantes autorisent cela alors même que l'on sait bien que beaucoup de pays ne sont pas vigilants ou n'ont pas une législation et que certains scientifiques désirent réaliser le clonage dit reproductif ?

Pour conclure, je dirai que même de telles considérations sont loin d'être acceptées unanimement en France. Je le sais. Mais c'est un fait aussi qu'elles reçoivent quelque écho puisque le Conseil d'État, dans son étude, parle de « juste équilibre à rechercher ». Il est donc quand même question d'un respect de l'embryon à assurer. Cependant, le Conseil d'État parle également d'un équilibre entre ce respect qui est dû et le droit de ceux qui souffrent à voir conduire des recherches.

Je pense que c'est la question essentielle, mais est-elle bien posée ? Faut-il rechercher un équilibre ou un compromis entre cette valeur attachée au respect de l'embryon et l'intérêt des malades ou bien la société doit-elle poser des repères fermes et des entraves (je dis bien « entraves » et ce n'est pas moi qui invente le mot puisqu'il a été utilisé par le Premier ministre dans son discours de la semaine dernière), librement et démocratiquement consenties, au nom du respect dû à l'humain, quitte à inviter la communauté scientifique à explorer des voies nouvelles ?

Certes, la science a vocation à se déployer. Mais ce doit être en respectant des limites posées démocratiquement par la société. Je vous ferai remarquer que des recherches qui ont été menées au nom du bien des malades ont suscité, après un temps de recul, de forts scandales qui ont amené à légiférer sur la recherche sur l'être humain. Ces scandales ont eu lieu dans une démocratie et dans le pays qui se présente même comme le modèle de la démocratie : les États-Unis. Il y a eu de véritables scandales dans la recherche, on a posé des règles et ces règles ont représenté des entraves, mais la mission confiée aux scientifiques consistait à dire : « une fois posées ces entraves, ou ces limites, au nom du respect de l'homme et de l'humain, à vous, scientifiques, de déployer toute votre inventivité dans le cadre de ces limites ».

Il s'agit donc de règles ou de repères avec invitation aux scientifiques à mettre en _uvre leur créativité.

Puisque est envisagée l'utilisation de cellules souches, n'y a-t-il pas à mener une recherche pour inventorier la piste des cellules souches adultes ? Je ne sais pas si cela réussira, mais il n'y a pas que les cellules souches embryonnaires. Ne risque-t-on pas de se précipiter sur une voie de recherche qui s'est ouverte depuis trois ans sans avoir suffisamment exploré d'autres voies de recherche qui s'ouvrent depuis deux ans ?

M. Pierre Hellier. - J'en reviens à la question que je pose pratiquement à chaque fois : pour vous l'embryon, est-ce que ce sont les deux premières cellules ?

M. Patrick Verspieren. - On peut dire que l'embryon commence au stade de deux cellules. La première cellule, on l'appelle en français « _uf » (et, en franglais, zygote !). L'intérêt de cette distinction est minime. Dès la première cellule, il y a commencement de vie.

M. Pierre Hellier. - Spermatozoïde/ovule ? C'est l'_uf.

M. Patrick Verspieren. - Pour moi, c'est dès la fécondation. Maintenant, quand est terminée la fécondation ? C'est difficile à dire.

M. Pierre Hellier. - Ne peut-on pas dire que l'on a un _uf et une nidation et que l'être humain démarrerait lors de la nidation ?

Mme Yvette Roudy. - Il le fait démarrer avant, c'est évident... (Rires.).

M. Bernard Charles, président. - Mme Yvette Roudy est parfaite : elle nous fait aussi les réponses...

M. Patrick Verspieren. - La perspective que je propose est d'affirmer que l'on reconnaît l'existence d'une vie humaine dès la fécondation.

Mme Yvette Roudy. - Ce sera bref. J'ai bien entendu, monsieur, ce que vous avez dit, mais il existe à cet instant - je pose des questions pratiques face aux problèmes qui sont devant nous - des embryons en surplus congelés. Il paraît qu'il y en a 20 000.

M. Bernard Charles, président. - Nous avons interrogé le ministère de la santé pour avoir une réponse précise, mais nous ne l'avons pas encore.

Mme Yvette Roudy. - Il y en a beaucoup, en tout cas, et à chaque fois que l'on fait une fécondation in vitro, il y a des chances pour que l'on en fabrique encore. Êtes-vous contre les procédés de fécondation in vitro qui produisent régulièrement, à chaque opération, des embryons en surplus que l'on va congeler et stocker sans savoir ce qu'on va en faire ?

Mme Christine Boutin. - Les Allemands ont une réponse là-dessus.

M. Jean-Pierre Foucher. - Je vous poserai une question très brève. Vous êtes contre le clonage reproductif, mais que pensez-vous du clonage thérapeutique ?

M. Patrick Verspieren. - Nous sommes contre aussi, comme je l'ai dit. Il est vrai que je n'ai pas employé le terme de « clonage thérapeutique », puisque le Premier ministre récuse le terme « clonage » pour parler de « création d'embryons par transfert de noyau de cellules somatiques ». Cependant, il s'agit bien de ce qui est couramment appelé « clonage thérapeutique ».

M. Roger Meï. - J'allais poser la même question, qui nous préoccupe tous, sur les embryons congelés. Ils existent. Qu'en fait on ? J'ai lu dans Le Monde l'article du cardinal Jean-Marie Lustiger et je n'ai pas trouvé de réponse. Je sais que l'Église est contre l'IVG, mais il y a forcément des embryons qui sont là et il faut savoir ce qu'on en fait.

Quant aux cas que nous avons évoqués tout à l'heure, ceux de Valentin et d'Adam, on sait que plusieurs embryons ont été produits et que l'un d'eux a été choisi parce qu'il peut guérir la s_ur ou faire en sorte que la famille - c'est le cas de Valentin - puisse avoir un enfant capable de vivre sans avoir les éléments actifs des trois autres enfants qui sont morts.

M. Yves Bur. - Vous avez évoqué les entraves que nous pourrions poser en France et qui pourraient être posées dans un certain nombre de pays. Que deviennent-elles si d'autres pays ne posent pas les entraves au même niveau ou n'en posent pas du tout ? Quelle devrait être notre position ? Croyez-vous que, d'une manière générale, on puisse canaliser le progrès en fonction des entraves d'ordre éthique que nous pourrions poser ?

M. Alain Claeys, rapporteur. - Comme vous l'avez rappelé très simplement, la position de l'Église catholique sur le statut de l'embryon est connue, de même que sa conception du début et de la fin de la vie.

Ce qui est intéressant dans votre exposé, c'est qu'en reprenant la balle au bond du mot « entrave » prononcé par le Premier ministre, vous parliez de compromis. Pour l'Église catholique, quel compromis serait possible ?

Je vous rejoins quand vous dites qu'il n'y a pas à privilégier une piste de recherche par rapport à une autre. Je pense que la piste de recherche sur les cellules souches adultes doit être poursuivie et qu'effectivement, si elle conduisait aux mêmes potentialités de progrès thérapeutique, ce serait une très bonne chose, mais un compromis serait-il possible sur une recherche sur les cellules souches embryonnaires, sous réserve qu'un Haut comité puisse valider les programmes de recherche à des fins thérapeutiques  ?

Si vous excluez cette voie, quelle est votre réponse sur les embryons surnuméraires ? En effet, il ne faut pas lire la loi comme cela nous arrange. Les embryons surnuméraires, d'après la loi de 1994, sont voués à la destruction au bout de cinq ans. Cela découle de la loi votée par le législateur.

M. Jean-Luc Préel. - À partir du moment où l'assistance médicale à la procréation existe, se pose, malgré tout, le problème du diagnostic prénatal. Comme on pourra disposer du diagnostic prénatal, on arrive très vite, ensuite, à la sélection de l'embryon, et on a vu récemment que l'on peut réimplanter un embryon qui n'est pas malade par rapport aux autres. Comme, demain, il sera possible de prédire un certain nombre de maladies, comment utiliser ce diagnostic dans le cas de l'assistance médicale à la procréation ?

Dans le cas des familles dans lesquelles on sait qu'il y a une pathologie importante, peut on, en tant que médecin, refuser à des parents cette possibilité de choisir un enfant qui ne sera pas malade ?

M. Patrick Verspieren. - Ce sont des questions énormes à propos desquelles il importe de mettre du relief. Je dirai que l'insistance de l'Église catholique porte avant tout sur le respect de l'être humain dès la conception. Mon interprétation, c'est que le manque de respect est d'autant plus grand qu'il y a réduction au statut pratique d'objet.

Plus que sur le respect de la vie, l'Église catholique insiste sur le respect de l'être humain. Il n'y a pas absolutisation de la vie dans la pensée catholique et l'Église catholique a été la première institution, depuis longtemps, à reconnaître au sujet humain le droit de décliner l'offre médicale lorsque celle-ci apparaît démesurée ou disproportionnée. Il n'y a pas d'idolâtrie de la durée de la vie dans l'Église catholique mais beaucoup plus la reconnaissance de l'autre comme humain, la reconnaissance de l'humanité.

À ce propos, y a-t-il un compromis possible avec la pensée de l'Église catholique ? Non, s'il n'y a pas affirmation que l'embryon humain doit être traité comme un être humain. La réduction au statut de chose va contre la conception catholique du respect dû à l'embryon. C'est un point essentiel.

Maintenant, la question à laquelle on ne peut pas échapper, est celle du sort de tous ces embryons surnuméraires. J'ai hésité, sur ce point, à téléphoner ou non aux différentes autorités catholiques françaises avant de venir. J'ai soupesé les raisons de le faire et celles de ne pas le faire et, finalement, j'ai été tellement occupé ces derniers jours que je ne l'ai pas fait. Je ne peux donc pas prétendre représenter l'Église catholique parce que je ne sais pas ce que disent désormais les responsables sur ce point.

Je ne peux vous donner que mon point de vue personnel qui, en son temps, a reçu des approbations officielles, mais il s'agit d'une position que j'ai prise sur ce sujet en 1989.

Vous pouvez faire la liste des possibilités concrètes vis-à-vis des embryons surnuméraires qui ne peuvent pas être transférés. Vous n'avez alors que trois ou quatre possibilités et vous vous demandez quelle est la possibilité la moins mauvaise. Après avoir examiné tout cela, je ne vois pas de moins mauvaise possibilité que de les laisser dépérir. Sinon, cela reviendrait à les garder pendant des siècles. Je n'engage pas l'autorité de l'Église catholique puisqu'une prise de position récente va à l'encontre de cela, mais je ne vois pas comment on pourrait faire autrement. En même temps, se pose la question de la limitation des fécondations. Va-t-on continuer à féconder ainsi tous les ovocytes disponibles ? C'est un manque de prudence criant.

Mme Christine Boutin. - Les Allemands refusent. Ils ont décidé de féconder trois ovules par cycle.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Le législateur, en 1994, espérait que la technique permettrait d'éviter tout cela.

M. Bernard Charles, président. - Tout à fait, mais la technique ne l'a pas permis.

Mme Christine Boutin. - Cela n'a en effet pas marché. Ce sont les Allemands qui ont trouvé la réponse : ils ne fécondent pas davantage d'ovules que de possibilités de transplantation. Ils n'ont donc pas d'embryons surnuméraires. La France a un record mondial à ce sujet.

M. Yves Bur. - Cela crée des risques pour la femme.

M. Patrick Verspieren. - On a vécu sur le slogan : « la technique va résoudre les problèmes éthiques posés par la technique » et je pense que c'est faux. Dès le départ, se posait la question de la prudence et elle se pose encore aujourd'hui. Bien évidemment, le problème posé par les embryons surnuméraires vient avant tout du fait que l'on féconde trop.

M. Bernard Charles, président. - Vous savez très bien pourquoi. Excusez-moi de vous interrompre, mon père, mais c'est une chose que nous avons constatée aussi. Nous nous sommes rendu compte que la demande des femmes est telle à un moment donné (tous les gens qui travaillent sur ce sujet nous l'ont dit et pas seulement des médecins), qu'il y a un tel besoin d'enfant, que cela en devient presque irrationnel.

Mme Yvette Roudy. - On n'informe pas du tout les couples des risques qui sont encourus. Il faudrait les informer davantage là-dessus.

M. Bernard Charles, président. - Je suis d'accord avec vous. Cela a d'ailleurs été évoqué tout à l'heure. Cela dit, il y a un mouvement presque irrésistible.

Mme Yvette Roudy. - C'est une chose que disent surtout les chercheurs.

M. Bernard Charles, président. - Non, madame Roudy. On a vu que cette opinion était répandue dans tout l'environnement médico-social et, surtout, chez les parents potentiels. Il s'agit surtout de la pression des parents.

M. Patrick Verspieren. - Il faut bien le reconnaître, en effet. Pour ma part, j'ai rencontré des couples qui voulaient limiter ce nombre et à qui j'ai lu le texte de la loi en leur conseillant de résister aux biologistes et d'indiquer leur volonté. Ils ont le droit de dire leur volonté. Beaucoup de parents poussent, certes, mais on a aussi des biologistes qui cherchent à aller un peu loin.

M. Bernard Charles, président. - Une plus grande information permettrait un choix libre et éclairé, ce qui est une approche que l'on trouve dans d'autres lois.

M. Patrick Verspieren. - Vous avez ensuite posé la question de savoir ce qui va se passer s'il y a des limites différentes dans les pays européens. À propos de cette question, je vous renvoie à un pays tel que l'Allemagne, comme cela a été dit. Lors d'un colloque sur la génétique qui a été organisé il y a un an, à Marseille, sous la présidence du professeur Jean-François Mattei, la question suivante a été posée au responsable d'un centre d'éthique allemand : « Qu'allez-vous devenir si vous maintenez vos limites très rigides pour ne pas créer d'embryons surnuméraires ? Qu'allez-vous faire dans le domaine des cellules souches » ? Il a répondu qu'il allait essayer de chercher dans le domaine des cellules EG.

Mme Yvette Roudy. - Pouvez-vous nous dire ce que c'est ?

M. Patrick Verspieren. - Les médecins le préciseraient mieux que moi. Ce sont des cellules qui sont à l'origine des cellules sexuelles, au stade embryonnaire, et qui peuvent être prélevées sur des embryons avortés, c'est-à-dire des embryons morts. Actuellement, on parle beaucoup plus de cellules prélevées sur le cordon ombilical et de cellules souches d'enfants et d'adultes. En tout cas, sa réponse a été de dire : « Comme nous avons des limites, nous allons faire des recherches dans le cadre ouvert par la loi ».

M. Roger Meï. - Vous n'avez pas répondu à ma question sur Adam et Valentin.

M. Patrick Verspieren. - Rappelez-moi très brièvement les deux cas.

M. Roger Meï. - Dans le cas d'Adam, il s'agit d'une famille dont une fille va mourir parce qu'elle est atteinte d'une maladie génétique. On a donné naissance à un petit frère, en faisant un choix entre quatre ou cinq embryons, qui va permettre, avec ses cellules, de guérir sa s_ur.

Mme Yvette Roudy. - Quant à Valentin, ce sont des parents dont les trois premiers enfants étaient morts et qui voulaient en avoir un qui survive. Je le dis pour faire court.

M. Patrick Verspieren. - Va-t-on se lancer dans le choix des caractéristiques génétiques des enfants à naître ? Que des couples décident d'avoir un nouvel enfant en espérant qu'il permettra, par un prélèvement qui ne lésera pas trop le second, de soigner le premier, c'est possible, mais la médecine va-t-elle se lancer dans la voie de choisir les caractéristiques d'un enfant à naître pour le bien d'un autre ?

M. Yves Bur. - C'est le problème du progrès. Pourra-t-on mettre des entraves ?

M. Patrick Verspieren. - Il s'agit du problème de l'avancée des connaissances. Le fait de choisir les caractéristiques d'un enfant à naître est-il un progrès et quelles sont les répercussions non voulues à moyen et à long terme ?

Mme Yvette Roudy. - C'est réducteur, car il y a tout un environnement. Les deux cas sont très particuliers. Nous avons des parents dont les enfants précédents sont morts et qui ont le désir d'en avoir un à tout prix. S'il est possible de leur permettre d'en avoir un qui leur donne satisfaction, c'est un cas particulier.

M. Roger Meï. - C'est un cas particulier mais il pose un problème considérable sur le plan général.

M. Bernard Charles, président. - Un problème très difficile à régler.

M. Patrick Verspieren. - Je dirai que vous, législateurs, devez garder à l'esprit la portée générale de vos choix. Que fait-on pour légiférer, c'est-à-dire parvenir à des conclusions éthiques générales ou à des conclusions juridiques générales ? Peut-on purement et simplement raisonner à partir de cas particuliers ? On peut être sensibilisé par les cas particuliers. Le cas particulier a cette vertu pédagogique de sensibiliser mais, ensuite, je pense qu'il faut prendre de la distance vis-à-vis de l'émotion pour voir la portée générale.

Mme Yvette Roudy. - La science permet, dans ce cas, de répondre aux parents et nous leur disons non ?

M. Patrick Verspieren. - La question est de savoir si la société autorise cela et c'est votre problème, votre responsabilité.

M. Bernard Charles, président. - C'est notre problème, en effet.

M. Yves Bur. - Le problème est de savoir quelles sont les limites.

M. Patrick Verspieren. - Vous trouverez toujours des cas très émouvants. Face à cela, quelle est la loi générale que vous proposez ?

M. Bernard Charles, président. - Sur les cas particuliers, vous avez compris que, dans le dispositif, il pourrait exister une structure ou un conseil qui répondrait à ces problèmes particuliers, parce que nous aurons ces problèmes particuliers. Je partage votre avis : un cas particulier est une alerte mais il ne faut pas légiférer à partir d'un cas particulier. Mais il faut se dire que, même si on fait une législation générale, on aura ces problèmes particuliers.

Vaut-il mieux dire : « on verra bien ce qui se passe », comme on l'a fait dans la loi de 1994 du fait des limites dans les connaissances (on a vu ce qui s'est passé un an après, l'ICSI a surgi par exemple) ou faut-il trouver quelque chose d'adaptable au fil du temps qui permette de répondre en partie à ces problèmes, quitte à alerter la représentation citoyenne en disant : « ce problème se répétant deux ou trois fois, il faut légiférer » ?

Mme Yvette Roudy. - On le fait par dérogation, monsieur le président.

M. Bernard Charles, président. - Oui. Il faut donc une structure permanente qui le permette.

Mme Yvette Roudy. - Bien sûr.

M. Yves Bur. - Si on « verrouille », les familles et les personnes chercheront des solutions ailleurs. Pouvons-nous nous permettre de nous laver les mains en disant que d'autres vont assumer ce que nous refusons sur le territoire français ?

Mme Yvette Roudy. - Il peut y avoir des principes et des dérogations en fonction de cas particuliers.

M. Bernard Charles, président. - Je suis d'accord avec vous, mais les dérogations ne peuvent être autorisées que par une structure que l'on met en place. Petit à petit, au-delà de problèmes d'appréciations différentes et de philosophie de chacun sur le sujet, on se rend compte, à la lumière de ce qui s'est passé depuis 1994 et de ces cas particuliers auxquels il faut répondre, qu'il est nécessaire de mettre en place une instance qui encadre elle-même les choses mais qui ne peut pas être la loi, puisque la loi ne peut pas tout suivre tous les jours.

Cette structure pourrait nous alerter. Sur ce point, je suis tout à fait d'accord avec ce qu'a dit le Premier ministre sur le rôle de cette instance : « Il y a un problème sur ce point parce que cela revient souvent. Vous légiférez ou non, mais on vous alerte ». Je trouve que ce serait une bonne chose.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Quand j'ai évoqué le mot « compromis », je me doutais bien de la réponse que vous feriez.

M. Bernard Charles, président. - Le révérend père a dit qu'il y avait débat aussi sur ce point.

M. Patrick Verspieren. - Un débat sur certains points.

M. Alain Claeys. - Cela dit, l'Église catholique est moins précise sur tout ce qui est assistance médicale à la procréation et droit à l'enfant. Je trouve sa position un peu plus souple, si cette expression peut être acceptée, sur l'assistance médicale à la procréation.

Depuis plusieurs semaines et même plusieurs mois, tous les gouvernements se cachent derrière le principe de précaution, qui est interprété par nos concitoyens de façon simple : « on ne fait pas parce qu'on ne sait pas ».

S'il y a un mérite aux lois bioéthiques, quelles que soient nos différences liées à la sphère privée de chacun, spirituelle ou philosophique, c'est que nous cherchons à travers ces lois un véritable principe d'action. Je considère que ce principe d'action est la vraie définition politique d'un principe de précaution.

Quand le président parle de Haute autorité indépendante, c'est dans cette voie que nous devons aller. Le politique ne doit pas se décharger sur les scientifiques mais il est bon qu'il puisse y avoir un principe d'action, évalué dans le respect des idées des uns et des autres, sur les problèmes de recherche.

M. Jean-Paul Bacquet. - Le cas de Valentin est tout sauf un cas particulier. En effet, il ne s'agit pas seulement de satisfaire une famille pour qu'elle ait un enfant alors que, jusqu'ici, elle n'a eu que des enfants non viables. Derrière cela, le problème qui se pose est celui de l'élimination de formes de pathologies et de maladies qui n'existeront plus.

M. Bernard Charles, président. - Ce cas particulier soulève un problème éthique fort.

M. Jean-Paul Bacquet. - Exactement. C'est pourquoi c'est tout sauf un cas particulier et Roger Meï a raison lorsqu'il aborde ce point non pas comme un cas particulier mais par rapport aux conséquences que cela peut avoir. Le problème qui se pose est de savoir si on a le droit d'éliminer une maladie potentielle avec un diagnostic préimplantatoire et un tri génétique.

Cela étant, le tri génétique se fait avant l'implantation. Dans l'amniocentèse, on a aussi des diagnostics qui ne sont pas préimplantatoires mais qui sont postnidation. À partir de ce moment-là, si nous refusons toute thérapeutique, la solution actuelle est l'avortement thérapeutique.

J'aimerais donc savoir comment, refusant l'avortement, vous vous situez par rapport au tri préimplantatoire.

M. Jean-Luc Préel. - Je reprendrai la question parce qu'elle est essentielle. Si la loi est générale, on peut effectivement avoir une position très simple en disant que l'on refuse toute sélection de l'embryon et, en même temps, l'eugénisme. C'est très clair : on dit que l'on refuse tout tri. C'est la loi, et le débat est terminé.

En revanche, on peut aussi s'engager dans une autre voie en disant qu'on peut le permettre dans certains cas, pour éliminer certaines maladies. Aujourd'hui, c'est possible pour quelques-unes, mais on voit bien que, demain, on connaîtra les familles avec un cancer du sein, on connaîtra l'hémochromatose, la mucoviscidose et tous les gènes et on voit bien que l'on arrivera à « l'enfant parfait » et que l'on aura permis, d'une certaine façon, un eugénisme total.

Mme Yvette Roudy. - L'eugénisme, ce n'est pas cela. Faites attention à ce mot que vous utilisez toujours.

M. Jean-Luc Préel. - Puis-je terminer ?

M. Bernard Charles, président. - Madame Roudy, laissez finir M. Préel. Vous lui répondrez, après quoi nous laisserons intervenir le père Verspieren.

M. Jean-Luc Préel. - Je veux bien que ce terme « chatouille », mais quelle est son étymologie ? Si on trie les embryons, on arrive forcément à l'enfant parfait.

(Expressions dubitatives parmi les membres de la mission)

Si on élimine toutes les maladies, c'est tout à fait logique.

Mme Yvette Roudy. - Quel est l'enfant parfait ?

M. Bernard Charles, président. - Nous sommes au c_ur d'un débat très important que nous aurons.

M. Jean-Luc Préel. - La logique est d'arriver à un enfant dont on pourra choisir la couleur des yeux et le reste.

Mme Yvette Roudy. - Nous savons bien à quoi nous renvoie ce mot « eugénisme » : au-dessus plane cette ombre noire et nazie. Ce dont il s'agit n'est pas comparable. Il faut donc faire attention. Dans le texte, il faudra dire clairement ce que nous entendons quand nous parlons d'eugénisme. Je ne veux pas croire, quand vous utilisez ce mot, que vous puissiez nous renvoyer à ce qu'il sous-entend habituellement. L'eugénisme nazi était institutionnel ; cela a été une réflexion globale pour éliminer un peuple.

M. Yves Bur. - C'était une volonté de nuire.

Mme Yvette Roudy. - Bien sûr. Il s'agissait de la partie la plus noire de l'être humain.

Dans les cas dont nous parlons, l'intention est de venir en aide à des parents qui souffrent et qui désirent avoir un enfant. Le contexte est très différent. On ne peut pas utiliser les mots à tort et à travers de cette façon.

M. Jean-Luc Préel. - À partir de bonnes intentions, à quoi arrive-t-on ?

M. Alain Claeys, rapporteur. - J'exprimerai le souhait que nous ne nous renvoyions pas le terme « eugénisme » entre nous. Nous sommes tous d'accord là-dessus et je souhaiterais donc que nous n'employions pas des mots malheureux en commission ou ailleurs.

M. Bernard Charles, président. - Merci, monsieur le rapporteur. Révérend père, je vous laisse la conclusion pour vous permettre de répondre à deux ou trois questions qui, comme vous le voyez, sont au c_ur du débat de la mission et du débat de la future commission spéciale qui, elle, aura à trancher.

M. Patrick Verspieren. - Si je savais bien dessiner, j'aurais fait le dessin de notre assemblée et, au sujet de l'eugénisme, j'aurais mis en légende : « Ils en ont parlé », car on voit qu'aussitôt, les passions se soulèvent.

Je dirai à Mme Roudy que le mouvement eugénique s'est développé dans les démocraties et qu'il y a eu des sociétés savantes eugéniques. Les mots « eugénique » et « eugénisme » ont un sens historique et, dès que l'on en sort, cela soulève l'imaginaire de chacun et on ne s'entend plus.

Je regrette donc presque que le refus de pratiques eugéniques ait été marqué dans la loi parce que ce n'est pas quelque chose d'éclairant. Si on avait dit : « il est interdit d'organiser une sélection des personnes », cela aurait été beaucoup plus clair. Si vous ajoutez « eugénique », on dira toujours : « ce que nous faisons n'est pas eugénique ». C'est donc un mot qui n'est pas clair et que je prends dans un sens historique. Il faudrait trouver des mots adaptés à notre époque.

On peut parler de ce qui s'est passé à l'époque nazie ; on peut aussi parler de ce qui s'est passé aux États-Unis, puisque c'est dans ce pays que cela a commencé ; on peut parler de ce qui s'est passé en Scandinavie. Il faut savoir être éclairé par l'histoire et, en même temps, choisir d'utiliser les mots ou de ne pas les utiliser selon qu'ils sont éclairants ou non. Personnellement, je ne parlerai plus d'eugénisme. Cela dit, je ne veux pas évacuer les questions.

Je trouve que nous en sommes arrivés à une période dans laquelle, pour des raisons multiples, nous assistons à des pratiques de plus en plus développées de sélection des enfants avant la naissance. Il s'agit d'un mouvement socioculturel qui exerce une influence sur des familles qui sont dans le désarroi. L'annonce d'une anomalie grave est un véritable choc traumatique. Il faut respecter les couples qui sont dans cette situation et, en même temps, prendre conscience des pressions socioculturelles qui sont exercées et de celles qui s'exercent sur les médecins. Cela pose un grave problème. J'ai assisté à une rencontre de quatre heures et demie consacrée à ces questions dans le cadre d'un DIU d'échographie. J'ai rencontré des équipes remarquables de médecins et nous avons beaucoup parlé de ces pressions exercées sur les médecins. À cet égard, le dernier arrêt de la Cour de Cassation n'est pas sans soulever beaucoup d'inquiétudes dans le corps médical. Il faut écouter les jeunes médecins qui se trouvent devant un tel arrêt de jurisprudence.

Une réflexion éthique a été conduite par des personnes variées. J'y ai participé, mais le professeur Nizand aussi qui, je pense, n'est pas prisonnier du point de vue de l'Église catholique.

Mme Yvette Roudy. - Il a ses idées.

M. Bernard Charles. - On croyait le savoir. Elles sont respectables aussi... (Rires.)

Mme Yvette Roudy. - On a cru que M. Nisand avait des idées et on s'est aperçu ensuite qu'il n'avait pas celles que l'on croyait qu'il avait.

M. Yves Bur. - Vous étiez déçue parce qu'il n'avait pas les mêmes idées que vous ?

M. Bernarc Charles, président. - Allons, monsieur Bur !

M. Patrick Verspieren. - Ce n'est pas tout à fait le sujet.

Que peut la loi - elle ne peut pas forcément beaucoup - pour limiter les pressions exercées ? Dans notre société actuelle, où tout n'est pas parfait, les décisions d'interruption de grossesse devraient être prises par le couple et, d'abord, par la femme. Que peut-il être fait pour préserver autant que possible une certaine liberté de décision de la femme et du couple (je dis bien une certaine liberté, parce qu'il y a toute la pression psychologique de l'annonce de la malformation) dans le cadre de la loi ?

Mme Yvette Roudy. - Il faut de l'information.

M. Patrick Verspieren. - Une information est donnée, mais il y a aussi une pression intense et beaucoup de médecins qui font remarquer qu'un f_tus avorté ne portera pas plainte. En cas de doute et d'anomalie mineure, sachant qu'une anomalie mineure peut en cacher une autre, on peut en effet se demander si le médecin, qui est le défenseur du f_tus dans le cadre de la loi, n'encourt pas le risque d'être soumis à des plaintes. Le législateur peut-il apporter une certaine protection pour préserver, dans la mesure du possible, la liberté de la femme et du médecin dans le cadre de la loi ? Cela pose une très grande question.

M. Claude Evin. - C'est la question de l'information et du consentement.

M. Bernard Charles, président. - Tout le problème risque d'être biaisé.

M. Patrick Verspieren. - Il n'y a pas que l'information. Il y a ce que les médecins ont appelé « l'accompagnement de la femme », le soutien psychologique.

Mme Yvette Roudy. - Il n'y a pas que les médecins qui peuvent faire un accompagnement.

M. Jean-Paul Bacquet. - Ce que vous dites est très important mais la pression qui est faite sur les médecins n'est pas spécifique à ce problème.

M. Bernard Charles, président. - On consomme de la santé.

M. Jean-Paul Bacquet. - Nous sommes dans une société où l'aspect médico-légal est derrière tout acte médical et où on ne peut mourir à 99 ans et demi que d'une erreur médicale. La mort est interdite. À partir de ce moment-là, tout acte médical est vécu par le praticien comme un acte suspect et dangereux, avec une obligation de résultat et non plus une obligation de moyens.

Ce que vous dites s'inscrit dans cette démarche et la pression que vous décrivez est exactement la même que pour tout acte médical actuellement. On dénature l'acte médical.

M. Bernard Charles, président. - Il est évident que l'on est passé d'une période où l'acte médical était sacralisé et où le médecin faisait ce qu'il voulait parce qu'on lui faisait confiance et parce qu'il représentait la société, à une évolution sociétale inverse, comme le montrent les analyses qui ont été faites par le Révérend Père Verspieren et par d'autres. C'est, pour nous, un problème bioéthique, mais c'est aussi un problème qui dépasse le début et la fin de la vie.

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Ce n'est pas une question mais une réflexion, monsieur le président. Comme nous échangeons, nous sautons d'une réflexion à une autre en reprenant les arguments des uns et des autres. À ce stade du débat, comme nous le voyons bien ici, nous utilisons des mots (cela vaut pour les uns comme pour les autres) dont l'analyse n'est pas la même pour les uns et pour les autres.

Par rapport au débat que l'on qualifie de citoyen, parce qu'il est vrai qu'il va au-delà des médecins, des scientifiques et des experts, nous allons quand même essayer d'encadrer le devenir de l'humanité. En fait, c'est bien ce que nous allons essayer de faire, sans vouloir nous payer de mots.

Par conséquent, ne pensez-vous pas qu'il serait utile que, dans cette mission d'information, nous donnions tous et toutes le même sens aux mêmes mots ? Je pense que nous avons des niveaux et des degrés différents d'information. Autrement dit, comment voyez-vous le débat citoyen ? Comment, dans notre réflexion, pourrions-nous essayer d'accrocher la réflexion citoyenne ? C'est ce qui me taraude. Nous sommes déjà des « initiés », quoique nous ne soyons pas tous au même niveau.

Mme Yvette Roudy. - Non. Nous sommes complètement ignares !

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Exactement. Malgré cela, je me rends compte à chaque réunion que je suis de plus en plus ignare sur ces sujets.

Je voulais vous faire part de ce questionnement.

M. Patrick Verspieren. - Je répondrai en une phrase. Si vous pouvez contribuer à clarifier le débat, ce serait bien. Comment ? Je ne le sais pas, mais cela me paraît très important.

M. Yves Bur. - Pour revenir à ce qui vient d'être dit, je pense qu'au-delà de ce que nous faisons ici dans un cercle qui est un tout petit peu initié, se pose la question du comment partager la connaissance, l'information n'étant pas suffisante - pour que les gens soient vraiment placés devant un libre choix. Or, aujourd'hui, vu la complexité des problèmes, nous voyons bien que, dans le dialogue singulier entre le médecin et son patient, le médecin a déjà beaucoup de mal à se mettre au bon niveau de compréhension, ne sachant même pas quelles informations attend le patient et ce qu'il est capable lui-même d'accepter. Je pense donc que ce n'est pas en donnant une information une fois que le problème sera réglé et que nous avons une responsabilité qui va au-delà de cette mission.

M. Bernard Charles, président. - Mes chers collègues, merci beaucoup. Je vous remercie, Révérend Père Verspieren, d'être venu et d'avoir apporté votre bonne connaissance et vos convictions sur ce sujet.

Audition de Mme Chantal LEBATARD, 
présidente du département sociologie-psychologie-droit des familles
et de Mme Monique SASSIER,
directrice des études et de l'action politique
de l'Union nationale des associations familiales

(Extrait du procès-verbal de la séance du 13 décembre 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président,

puis de M. Alain Claeys, rapporteur.

M. Bernard Charles, président. - Dans un avis du 8 janvier 1999, l'Union nationale des associations familiales a pris position sur la révision des lois bioéthiques. Nous souhaitons que vous explicitiez ce qui, d'après l'UNAF, devrait être maintenu, et, pour reprendre les termes suivant lesquels votre avis est structuré, devrait être soit renforcé, soit complété dans les lois de 1994.

Je relève aussi que l'UNAF souhaite que les comités de protection des personnes qui se prêtent à la recherche biomédicale puissent jouer leur rôle dans l'hypothèse d'études des caractéristiques génétiques à des fins de recherche scientifique. Ayant été rapporteur de cette loi en 1988, ce qui m'avait alors permis de discuter du futur fonctionnement de ces comités avec votre organisation, je vous demanderai de nous faire connaître l'appréciation que l'UNAF porte aujourd'hui sur le fonctionnement des CCPPRBB, votre organisation étant représentée au sein de plusieurs d'entre eux.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Mesdames, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de notre mission.

L'UNAF a vocation à représenter l'ensemble des associations de familles, c'est-à-dire une large diversité de sensibilités. Comment parvenez-vous à gérer cette diversité sur un sujet aussi complexe que la bioéthique ? Votre expérience nous servira peut-être pour gérer et animer cette mission...

Comme l'a rappelé le président Bernard Charles, vous avez adopté, en 1992, un avis sur la bioéthique, que vous avez amendé en 1999. Sur plusieurs points, vous appelez de vos v_ux une révision des lois de 1994. Il serait utile que vous puissiez nous en parler plus précisément.

Je souhaiterais également vous interroger sur le rôle du législateur. Votre avis du 8 janvier 1999 comporte une phrase assez sibylline. Après avoir souhaité une révision périodique des lois bioéthiques, vous dites : « l'UNAF rappelle que ce qui est légal n'est pas forcément moral, sachant que la loi peut normaliser les pratiques et déresponsabiliser ». Il serait bon qu'en guise de travaux pratiques, vous nous disiez à quelles dispositions des lois de 1994 vous faites référence et en quoi ces dispositions ont pu contribuer à des pratiques déresponsabilisantes.

Depuis 1994, l'UNAF est représentée au sein de la Commission nationale de la médecine et de la biologie de la reproduction et du diagnostic prénatal. Votre avis de janvier 1999 demande que cette commission dispose des moyens lui permettant de remplir effectivement ses missions de contrôle et d'évaluation des centres d'assistance médicale à la procréation. Quelles sont, selon vous, ses insuffisances? Comment y remédier ?

Je vous interrogerai enfin sur la proposition formulée au nom du Gouvernement par M. le Premier ministre, à savoir la création d'une Haute instance de suivi comprenant, en son sein, un Haut conseil. Comment envisagez-vous ce dispositif ?

Telles sont les questions que je souhaitais vous poser pour orienter votre propos liminaire. Bien entendu, nous aurons aussi l'occasion de vous interroger sur la recherche sur l'embryon et sur les problèmes du transfert de l'embryon post mortem.

M. Bernard Charles, président. - M. le rapporteur, je vous remercie d'avoir rappelé que Mme Chantal Lebatard participe à la CNMBRDP, dont nous avons auditionné la présidente, Mme Nicole Questiaux, à deux reprises. Il serait en effet intéressant que vous, Madame, qui y participez au quotidien, puissiez nous donner votre appréciation sur son fonctionnement.

Mme Chantal Lebatard. - Comme vous l'avez rappelé, l'UNAF est une institution organisée par la loi, dont les missions sont très clairement définies. Nous devons défendre les intérêts matériels et moraux des familles et nous exprimer au nom de l'ensemble des familles dans les avis que, selon le mandat légal, nous avons mission de donner au législateur et aux pouvoirs publics. L'ensemble des familles, cela signifie toutes les familles qu'elles soient ou non adhérentes aux associations familiales, qu'elles soient inscrites ou non dans les différents mouvements qui composent l'UNAF. Il nous faut donc toujours dépasser ce qui pourrait être la vision particulière ou restreinte de telle ou telle catégorie de familles. C'est dans cet effort de dépassement des différences et d'expression commune des familles que nous _uvrons.

Je travaille dans ce département d'études, depuis 1990, pour tout ce qui relève du droit, de la sociologie ou de la psychologie des familles. Je ne suis ni juriste ni sociologue ni psychologue. Que ce soit clair, je ne suis qu'une élue militante familiale mais, depuis 1994, j'ai l'entière responsabilité d'animer toute la réflexion de l'UNAF, tant sur le plan départemental que national, notamment dans le domaine de la bioéthique.

Comment avons-nous procédé ?

Il me semble que les familles ont assumé leurs responsabilités. J'emploie à dessein ce terme de responsabilité parce que ces familles ont commencé à réfléchir sur ces questions dès les tous premiers travaux et questionnements bioéthiques. Dès le début de la réflexion - c'est-à-dire très en amont de notre avis de 1992 - les familles ont clairement affirmé que le progrès des sciences de la vie était une question qui les concernait, qu'il s'agisse de l'assistance médicale à la procréation, de l'accueil des enfants handicapés ou de tout ce qui touche au respect de la personne, comme le don d'organes, les soins aux malades, etc.

Toutes ces questions concernent bien les familles et mettent en jeu la vision de l'histoire familiale et de la dignité de la personne dont elles se réclament. Le débat s'est instauré très tôt, guidé par un souci de formation, de discussion et de réflexion dans les différentes instances, les mouvements familiaux ou les instances départementales plurielles que sont nos UDAF. Au terme d'une procédure réglementaire longue et lourde, c'est-à-dire avec tout ce que vous connaissez bien vous-mêmes en fait d'amendements, de corrections et de navettes, ce débat a permis de parvenir, dès 1992, à un vote solennel en assemblée générale sur la première version de l'avis de l'UNAF en matière de bioéthique.

J'ai ensuite été chargée de veiller au suivi de cet avis, notamment en ce qui concerne sa prise en compte dans les débats parlementaires dont sont issues les lois de 1994. À cette époque, j'avais répondu à l'invitation de diverses commissions, dont certaines dans cette institution.

Depuis 1994, je suis chargée de l'animation de cette même réflexion et de son suivi. Il s'agit de veiller à ce que les familles ne démissionnent pas sous prétexte que la loi a été votée. Il s'agit aussi de veiller à ce que cette question demeure un thème de réflexion et de vigilance pour ceux qui ont mandat de s'exprimer au nom des familles.

Nous avons été présents dans divers lieux de réflexion sur le sujet. J'ai ainsi eu l'occasion de me rendre à plusieurs reprises à Bruxelles pour participer aux travaux ou suivre les débats du groupe européen des conseillers d'éthique auprès de la Commission européenne, présidé par Mme Noëlle Lenoir. De plus, dans la perspective de la révision des lois bioéthiques, nous avons réactivé la réflexion, dès la fin 1997, et plus encore au cours de l'année 1998, en demandant à nouveau aux UDAF de centrer leurs différentes commissions sur ce sujet, toujours pour que nos conclusions soient bien le fruit d'une réflexion commune du mouvement familial.

Les UDAF ont travaillé à l'échelon local avec des médecins et des chercheurs, en confrontant les différentes expériences et en les enrichissant des sensibilités diverses qui composent nos différentes instances. J'ai personnellement animé divers groupes de travail, entendu les auditions auxquelles nous avons nous-mêmes procédé, participé à une commission nationale de réflexion et proposé au conseil d'administration, au début de 1999, une version rénovée de l'avis de 1992. Au terme de notre réflexion, il est apparu que ce que nous avions à dire sur la pratique des lois bioéthiques s'inscrivait dans l'esprit même qui avait présidé à l'adoption de l'avis de 1992. Il n'y avait donc pas lieu de modifier fondamentalement cet avis, mais seulement de l'amender.

Ce choix, approuvé par le conseil d'administration, a ensuite été validé par notre assemblée générale ainsi que dans le rapport moral que nous présentons tous les deux ans.

Voilà comment s'est organisée notre réflexion. Le texte que nous présentons est donc bien un texte de l'UNAF, validé par ses différentes composantes et en assemblée générale. Il est l'expression de l'ensemble des familles. Cela ne signifie pas que toutes les composantes de l'UNAF aient forcément les mêmes positions. Je pense, par exemple, à la Confédération nationale des associations familiales catholiques ou au Mouvement des familles laïques qui s'étaient en particulier exprimés sur l'embryon. Si elles n'ont pas toutes les mêmes positions, toutes ont accepté que l'expression de l'ensemble des familles soit celle que nous portons, en se réservant le droit de se différencier sur tel ou tel point.

J'ajouterai que cette réflexion, que j'ai fait conduire dans les différentes UDAF, a également été nourrie de mon expérience et de ma pratique à la Commission nationale de la médecine et de la biologie de la reproduction, puisque cette dernière a été, pour moi, un lieu d'observation et d'approche des réalités concrètes. De même, je pense avoir pu contribuer à la réflexion de la CNMBRDP par une participation assidue et en y apportant un éclairage permettant parfois de sortir des impasses d'un débat entre spécialistes. L'éclairage du tiers externe donne parfois un point de vue légèrement différent qui permet d'avancer. C'est, en tout cas, dans cet esprit que nous avons travaillé.

En ce qui concerne le rôle de la loi et la mention d'une loi qui pourrait déresponsabiliser, il s'agit simplement de souligner que nul ne peut s'abriter derrière une loi ou des décrets qui énonceraient des pratiques automatiques, dans des domaines aussi importants et qui mettent en jeu des valeurs aussi essentielles que la dignité de l'homme et de la personne, la place faite à la responsabilité et au consentement de chacun. Tant pour les médecins que pour les familles, une démarche d'information et d'engagement responsable s'impose.

Je prendrai comme exemple le diagnostic prénatal, puisque nous avons été fortement et collectivement frappés par l'arrêt Perruche et une autre affaire récente. Il est bien certain que s'il y a une responsabilité des parents dans leur demande de diagnostic et une responsabilité du monde médical dans la réponse qui est faite à cette demande, il existe aussi une responsabilité collective. D'une part, la responsabilité du mouvement familial pour insister sur ce qu'il faudrait faire pour aider les familles. D'autre part, la responsabilité de la société, quels que soient les textes de loi qui permettent de pratiquer ce diagnostic, pour dire aussi la place qu'elle veut reconnaître, au-delà des mots, à la dignité et au respect des personnes handicapées.

C'est dans cet esprit que nous avons souligné que la loi ne dégageait pas chacun de sa nécessaire responsabilité.

M. Alain Claeys, rapporteur. - J'aimerais que vous puissiez revenir sur deux éléments de l'avant-projet de loi soumis par le Premier ministre au Comité consultatif national d'éthique : la recherche sur l'embryon et la possibilité de transfert d'embryons post mortem.

Mme Chantal Lebatard. - Prenons le point le plus facile pour nous, celui sur lequel la réflexion a été assez cohérente, qui concerne la possibilité de transfert d'embryons post mortem.

Nous nous trouvons là dans une situation relativement claire : un embryon existe, il y a eu un projet de ses parents, un commencement de mise en _uvre de ce projet et un consentement éclairé donné à chaque étape du processus. L'alternative qui est proposée par la loi consiste à dire qu'en cas de décès du père, puisque c'est dans ce cas que la question se pose, l'embryon pourrait être soit détruit, soit confié par la mère à l'accueil d'un autre couple. Cette alternative me paraît passer sous silence ce qu'il y a eu de désir, d'attente et, donc, de présence du père, même si celui-ci est décédé, dans la conception de cet embryon.

On se retrouve dans une situation assez proche, dans la réalité familiale, du décès du père en cours de grossesse : un père est présent et peut être inscrit dans l'histoire de l'enfant. La décision d'autoriser le transfert des embryons ne nous paraît pas délirante. Bien sûr, cela ne peut pas se faire de manière automatique et systématique. Cela demande d'aider la femme concernée à faire le deuil de la réalité physique de la présence de son mari et, donc, à passer le temps du traumatisme, le temps le plus aigu. Il convient donc de mettre en place un dispositif de mise en garde pour qu'il n'y ait pas d'erreur sur la poursuite du projet parental. Mais si, dans la fidélité au projet qui a été construit et qui a connu un commencement de mise en _uvre, et après avoir pris toutes les garanties nécessaires, la mère souhaite poursuivre ce projet, il nous est apparu raisonnable que le cas soit étudié et que les garanties quant à la qualité de l'accueil et quant à la filiation puissent être examinées.

Ce n'est pas une position de principe, c'est plutôt une ouverture, qui ne serait ni systématique ni conçue comme un droit. Chaque cas devrait être étudié en lui-même, en prenant toutes les garanties quant à la solidité du projet, de sorte qu'il n'y ait pas d'erreur et que l'on ne soit pas « piégé » par les sentiments un peu troublés d'une période de deuil, dont chacun sait qu'elle est très difficile à vivre.

M. Pierre Hellier. - Vous parlez d'étudier au cas par cas, mais par qui ces études seront-elles faites et de quelle nature seront-elles ? C'est la première question qui vient immédiatement à l'esprit.

Ma seconde question porte sur l'utilisation des embryons surnuméraires et la création éventuelle d'embryons pour la recherche. Quelle est la position d'UNAF sur ces sujets ?

Mme Chantal Lebatard. - L'étude au cas par cas pose deux types de problèmes.

Premièrement, il s'agit d'un transfert d'embryon. C'est donc à l'équipe médicale en charge du transfert d'embryon qu'incombe de vérifier un certain nombre de conditions, y compris, dans la pratique actuelle, d'en contrôler la faisabilité psychologique et de vérifier si l'ensemble des conditions sont bien réunies qui permettront l'accueil de l'enfant.

C'est pour cela que, parallèlement, nous demandons que les centres soient des centres pluridisciplinaires. Nous insistons fortement sur la notion d'équipe médicale car c'est une équipe pluridisciplinaire qui doit intervenir, la loi ayant donné à ces centres mandat d'organiser l'accueil des parents candidats et fixé les conditions de mise en _uvre de l'AMP du point de vue humain et de la situation d'ensemble du couple, et pas seulement en termes de technique médicale.

Deuxièmement, se pose la question de la faisabilité juridique, c'est-à-dire celle des garanties qu'il convient de donner à la filiation. Dans ce domaine, se posent des problèmes de délais, de droit civil, etc. Si la loi peut seule y apporter une réponse, il n'en demeure pas moins que cet enfant devra être reconnu comme le fils du père et de la mère qui lui auront donné naissance et qui ont été à l'origine de l'embryon. Il importe que le législateur garantisse les moyens permettant à cette filiation d'être clairement établie.

M. Pierre Hellier. - Je voulais également connaître la position de l'UNAF sur l'utilisation des embryons surnuméraires et une création éventuelle d'embryons dans un but de recherche.

Mme Chantal Lebatard. - Je vais d'abord répondre à la seconde partie de cette question, ce sera nettement plus simple. Pour l'UNAF - c'est un point qui a fait l'objet d'un vote spécifique en assemblée générale - il est clair que l'embryon est une personne humaine potentielle, un être humain qui doit être traité avec respect. Nous l'avons affirmé comme principe initial et comme préambule de nos prises de positions. Il importe en conséquence que sa qualité dans l'ordre juridique des personnes, par rapport à l'ordre juridique des choses, soit toujours clairement énoncée.

Il ne saurait donc y avoir de création d'embryons pour la recherche. Sur ce point, un consensus existe au sein de l'UNAF.

En ce qui concerne les embryons surnuméraires, la situation est totalement différente puisque ces embryons existent et qu'ils ont été... - je ne peux pas dire « créés », car ce serait les chosifier, voyez comme l'on bute sur des questions de vocabulaire - mais ces embryons existent en raison de la volonté de deux parents qui ont donné leurs gamètes et qui sont à l'origine de leur existence.

Ce point a fait l'objet d'un très long débat. Nos instances ont des positions assez diverses. Nous avons d'ailleurs prudemment gardé le silence et nous ne nous prononçons pas vraiment sur le sujet.

Je crois cependant que le « cadrage » d'ensemble a été assez simple. Une fois ce principe posé, vous voyez bien que les conséquences en découlent assez clairement : il ne saurait y avoir d'utilisation de l'embryon qui le conduirait à être manipulé comme un objet, en oubliant complètement ce qu'il était au départ. Pour l'UNAF, il n'y a pas de possibilités ou de logique d'embryons utilisés pour une recherche scientifique générale.

En revanche, dans un souci de solidarité, je pense que l'UNAF serait prête à examiner des ouvertures, au cas par cas, encadrées, contrôlées, avec agrément et dans des protocoles bien précis, en vue d'une recherche qui pourrait porter sur les problèmes, par exemple, de congélation-décongélation, qui déboucherait sur un bénéfice thérapeutique pour le couple demandeur et permettrait d'établir une relation que nous avons appelée de « bénéfice individuel » - avec tout ce qu'on peut encore mettre d'interrogation et d'ambiguïté derrière ce mot. Mais, je le répète, il s'agit bien de l'idée d'une utilisation d'embryons après consentement exprès des géniteurs de ces embryons. Ce consentement porterait sur un protocole précis et spécifique et pour une recherche dont ils pourraient être bénéficiaires. Les ouvertures sont vraiment très limitées.

Au sujet de l'accueil d'embryon, la question ne se posait pas vraiment lorsque nous y avons réfléchi. Je vous rappelle qu'en 1999, le dernier décret n'était pas encore mis en pratique puisque la CNMBRDP vient seulement d'agréer les tous premiers centres. C'est vraiment tout récent et nous manquons évidemment de recul. La logique des positions de l'UNAF devrait, me semble-t-il, nous conduire à ne pas formuler d'opposition de principe, dans la mesure où nous nous situons dans une logique que je qualifierais d'adoption. Je voudrais cependant que l'on ne spécule pas sur l'attente des couples et le désir d'enfant en sachant qu'actuellement, les conditions réelles de cet accueil d'embryon ne donnent encore que des chances relativement faibles d'aboutir à la naissance d'un enfant. Il ne faudrait pas qu'on fasse naître chez ces couples l'espoir de trouver la solution à des problèmes de stérilité ou à des difficultés d'adoption qui ne seraient pas résolus.

Une fois de plus, cela passera par l'information et le consentement éclairé. Mais je ne pense pas que l'UNAF ait une opposition de principe. Cela s'inscrit bien dans une logique de générosité et d'accueil. Les embryons préexistant au désir du couple, il s'agit d'accueillir des embryons qui, autrement, seraient voués à la destruction. Il s'agit bien de donner une famille ou des parents à des embryons qui existent. C'est une logique différente de l'utilisation des embryons.

M. Pierre Hellier. - Excusez-moi mais je souhaiterais que vous précisiez de façon très claire que « l'utilisation », si je puis dire, de l'embryon ne peut être envisagée, après accord des parents, que pour des projets de couples, sans autre utilisation thérapeutique possible de cet embryon, pour traiter, par exemple, une maladie de Parkinson ?

Mme Chantal Lebatard. - En l'état de la réflexion de l'UNAF, ce serait bien uniquement autour de la procréation.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Il n'y a donc pas de possibilité de recherches sur les cellules souches embryonnaires ?

Mme Chantal Lebatard. - Non, d'autant que d'après ce qu'en disent assez largement les experts, il nous a semblé que toutes les autres possibilités de se procurer des cellules souches n'ont pas encore été explorées. D'autres pistes pourraient être plus largement explorées. Peut-être faudrait-il un peu plus de moyens ou d'encouragement pour ces recherches que l'on sent avancer très vite. Mais les cellules souches embryonnaires ne représentent qu'un état du progrès médical. C'est donc une réponse qu'il convient d'écarter.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je voudrais maintenant aborder un sujet un peu différent, celui du prélèvement d'organes sur les personnes vivantes.

L'UNAF approuve les conditions actuellement prévues par la loi, mais je sais que vous vous interrogez sur l'extension éventuelle de la liste des donneurs possibles aux grands-parents, oncles et tantes ainsi qu'au conjoint. À quelles conditions une telle extension serait-elle envisageable ?

Mme Chantal Lebatard. - Nous nous inscrivons dans une logique de solidarité familiale. La notion de famille comporte aussi la communauté d'un certain nombre d'éléments physiologiques ou biologiques. Il y a donc compatibilité des tissus dans certains cas. C'est à la médecine de le dire, mais la logique qui voudrait que seuls les parents ou les frères et s_urs puissent être donneurs potentiels paraît aujourd'hui restrictive, quand on sait combien il est difficile, parfois, de trouver dans l'entourage proche, ainsi délimité, le donneur qui convient. Alors pourquoi pas les grands-parents ou les oncles et tantes, frères ou s_urs des pères et mères ?

C'est le premier volet : élargir la notion de famille dans la mesure où cela correspond bien à la notion de solidarité familiale.

Le second volet, pour lequel nous avons demandé une ouverture, est le cas du conjoint. Dans cette logique de solidarité, il nous paraissait nécessaire de marquer la place privilégiée de l'alliance. Il s'agit d'une démarche d'engagement volontaire, l'alliance allant jusqu'à pouvoir éventuellement donner un organe pour aider celui qui en a besoin.

M. Pierre Hellier. - Quelle est la position de l'UNAF sur le diagnostic préimplantatoire et le tri embryonnaire en cas de pathologies génétiques ?

Mme Chantal Lebatard. - C'est une pratique qui existe, qui semble s'inscrire dans la logique du diagnostic prénatal dont elle paraît reprendre la philosophie. En fait, cela a suscité de nombreux débats. Nous avons bien senti, et c'est ce qui semble ressortir de nos interrogations, que le diagnostic préimplantatoire était une forme plus « soft », moins douloureuse, du diagnostic prénatal.

Vous voyez très vite que nous sommes très proches d'un possible dérapage. Là encore, nous pouvons comprendre qu'il soit question d'un diagnostic préimplantatoire, même s'il faut pour cela sélectionner un embryon qui ne soit pas porteur de la maladie, pour épargner une nouvelle épreuve à des parents qui ont connu des fausses couches répétées ou qui sont confrontés à l'impossibilité de mener à terme une grossesse pour maladie incurable.

Pour nous, le diagnostic préimplantatoire ne peut s'inscrire que dans cette seule logique, celle d'une pratique spécifique, au cas par cas, conduite avec beaucoup de prudence. Il ne pourra donc jamais s'agir d'une pratique systématique. Autrement, nous parviendrions très rapidement à un détournement insidieux des pratiques, parce que cela se fait sur la paillasse d'un laboratoire et pas in vivo, in utero, conduisant à sélectionner ce qui est le « mieux » ou à choisir un enfant à la convenance ou même, tout simplement, à le choisir, ce qui est tout de même un droit que nul être humain ne peut se donner sur un autre.

Nous pouvons donc répondre favorablement au diagnostic préimplantatoire afin d'éviter à un couple de prendre le risque de connaître la souffrance d'échecs successifs de grossesse parce qu'il y a une maladie incurable qui ne permet pas à l'embryon de se développer ou qui risque de conduire à des perspectives de deuil à très court terme. Le diagnostic préimplantatoire doit donc s'inscrire dans des protocoles très précis, qui relèvent de la responsabilité des équipes médicales. Encore une fois, la loi ne dispensera pas chacun de la responsabilité et de la réflexion.

Comme pour le diagnostic prénatal, il conviendra que ces pratiques soient encadrées et validées a priori et a posteriori.

De plus, comme nous le demandons pour le diagnostic prénatal, il conviendrait d'accompagner les couples. La médecine ne se réduit pas à l'acte technique. Elle doit prendre en charge les couples en souffrance, qu'ils viennent consulter dans ce cas précis ou qu'il y ait un problème génétique, de maladie ou de diagnostic ante natal. L'acte posé ne suffit pas. Il faut, je pense, essayer de suivre le couple et de l'accompagner un peu plus loin dans son histoire, quelle que soit la décision qu'il ait pu prendre.

M. Claude Evin. - Sur ce dernier point, concevez-vous que la responsabilité soit laissée à la seule détermination du médecin ou de l'équipe médicale ou estimez-vous qu'il serait opportun qu'une instance soit saisie d'un certain nombre de cas très concrets ?

Mme Chantal Lebatard. - Il me semble que la réponse du législateur a été que des équipes soient agréées en nombre limité, après qu'on en a vérifié la qualité, l'organisation et le fonctionnement. À partir de là, les diagnostics se font pour l'instant dans des cas de maladies très ciblées.

M. Claude Evin. - Les exemples que vous preniez tout à l'heure sont, à chaque fois, des cas particuliers, touchant des individus ou des couples très particuliers. La conception que vous en avez, c'est que l'équipe médicale, une fois agréée, doit se constituer ses propres protocoles de décision en la matière, sans faire appel à un référent extérieur, à une éventuelle instance qui pourrait émettre un avis. Pensez-vous que l'agrément de l'équipe suffise ?

Mme Chantal Lebatard. - L'agrément de l'équipe ne se fait pas n'importe comment. Il se fait sur des pratiques et sur des hommes. C'est aussi sur un projet humain et médical d'exercice des responsabilités qu'il est accordé. Dès lors, on doit laisser une marge de responsabilité à l'équipe.

Comment face à une histoire aussi délicate que l'appréciation d'une maladie incurable, penser pouvoir fixer les réponses dans la loi ou confier à d'autres qu'aux médecins la mise en _uvre d'une réflexion ? Pour moi, une part de responsabilité appartient irréductiblement à l'équipe médicale qui rencontre cette histoire génétique ou médicale bien déterminée. C'est une extension du colloque singulier. Cela me paraît important.

Mme Monique Sassier. - Pour compléter la réponse, je pense qu'on s'oriente, à terme, vers un droit des malades, qui finira par s'organiser même s'il faut encore un peu de temps pour y parvenir. Prévoir d'en référer à un tiers serait très compliqué au regard de ce phénomène de responsabilisation du lien malade-médecin, malade-équipe médicale.

M. Claude Evin. - Je partage tout à fait votre point de vue mais cela pose le problème de l'articulation entre, d'une part, la responsabilité que l'on maintient, sous certaines conditions et dans un certain cadre, au sein de la relation duale qui s'établit entre une équipe médicale et des patients, et, d'autre part, la fonction de régulation qui doit être envisagée par ailleurs. Cela veut dire que la relation de régulation ne porte pas sur toutes les décisions concrètes.

Mme Monique Sassier. - Je ne faisais que rappeler une nécessaire cohérence des lois. Sans doute pourrions-nous préciser, concernant le débat propre à l'UNAF, la distinction que nous nous efforçons de toujours faire entre une appréciation philosophique et éthique, et l'appréciation juridique.

Bien évidemment, l'appréciation majeure, qui guide notre réflexion est l'appréciation philosophique. Pour nous, la loi ne peut pas se substituer à cette réflexion philosophique et ne peut en aucun cas devancer les grands problèmes de société, notamment en matière de recherche médicale. De même, si l'éthique vient débattre de l'existant et s'efforcer de le régler, c'est la dimension philosophique qui emporte la réflexion. On en trouverait mille exemples, dont l'arrêt du Perruche du moment et bien d'autres.

M. Claude Evin. - Sauf que le législateur doit tout de même, quand il s'agit de rédiger un texte, être assez précis, même s'il laisse des marges d'action aux personnes.

Mme Monique Sassier. - C'est la difficulté de l'exercice. La rigueur des textes ne veut pas dire qu'elle vaut pour l'intégralité du champ que l'on traite.

Mme Chantal Lebatard. - Vous m'aviez demandé quels étaient les moyens de la CNMBRDP.

L'expérience que j'en ai, depuis 1995, m'a permis de constater combien la pratique de ce type de commission apparaît très constructive et positive qui confronte les expériences de praticiens d'origine et de collèges divers, en les amenant à essayer d'organiser l'agrément de leurs pairs et à réfléchir, à travers le dialogue, sur leurs pratiques, Je suis persuadée que cela a beaucoup fait avancer la réflexion et la responsabilisation de chacune des équipes, dans son propre champ d'action. Cela reste un point très positif.

Les confrontations sur l'évolution des pratiques et sur ce qu'il conviendrait d'encadrer, que nous venons d'avoir puisque nous venons de vivre la première campagne de renouvellement des agréments et des autorisations, m'ont paru des éléments très importants.

Ce lieu de dialogue et de confrontation entre la pratique et le jugement sur la pratique doit être préservé. La présence autour de ces praticiens, de juristes, celle de Mme Nicole Questiaux ou de M. Jean Michaud, de l'administration et - même s'il m'est difficile d'en parler parce que cela me met en cause directement - de personnes comme moi et le fait que la gestion de l'ensemble ne soit pas confiée aux seuls praticiens, me paraissent nécessaires pour éviter une trop grande technicité qui conduirait à une déshumanisation des pratiques. Car il s'agit bien d'histoires de couples, de procréation, de diagnostic et de familles. Il s'agit bien d'histoires de vie et de relations très personnelles. C'est pour cela qu'il est essentiel, me semble-t-il, que cette distance, ce recul, puissent être apportés par les membres n'appartenant pas au corps médical ou n'étant pas des scientifiques.

Aux dernières Journées nationales d'éthique auxquelles j'intervenais sur la réanimation néonatale, M. le Premier ministre a annoncé la transformation de la CNMBRDP en une instance pourvue d'un Haut conseil de dix-huit membres, dont il a précisé l'origine. Nous avons constaté que la représentation familiale disparaissait au profit d'une représentation des associations de malades. Cela signifie qu'il y aurait élargissement du champ de compétence de cette commission et que les attributions de la commission seraient reprises dans une instance plus large qui s'appliquerait à l'ensemble du champ couvert par la loi. C'est sûrement une approche cohérente, il n'en reste pas moins que la logique du dialogue malade-instance médicale est une logique qui risque d'enfermer dans la technicité.

Il me semble que la représentation institutionnelle de l'UNAF, qui permet de parler au nom de l'ensemble des familles, devrait être préservée dans ce type de commission. Elle m'apparaît comme un point de respiration important pour les praticiens et les membres de l'administration engagés dans ce type de réflexion. Je souhaite donc que la représentation familiale soit reconduite en tant que telle.

Cependant, dans la pratique de la commission, nous avons déploré le manque de moyens. Nous avons travaillé dans des conditions de bénévolat, notamment de la part des praticiens auxquels je tiens à rendre hommage, car on voit des professeurs éminents, responsables de services, venir de façon désintéressée, pour le bien de tous, de l'autre bout de la France, en bloquant des journées entières, si précieuses pour leur service. Il faut leur rendre hommage.

J'ai été frappée de la qualité de la réflexion et de la qualité des diverses approches. Je rends également hommage à tous les praticiens qui, je peux en témoigner, n'abordent jamais ces questions à la légère ou d'une façon exclusivement technique ou scientifique mais font toujours passer, dans la diversité de leur expérience individuelle, le souci des couples qui se confient à eux. Je tenais à le dire, même si ce n'est peut-être pas le lieu, mais il fallait bien que ce soit acté quelque part.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.