N° 3641

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

L'impact éventuel de la consommation des drogues
sur la santé mentale de leurs consommateurs

Deuxième partie - chapitre Ier

DEUXIÈME PARTIE : LA NÉCESSITÉ D'UNE DÉMARCHE SCIENTIFIQUE 95

CHAPITRE I : LA DIVERSITÉ DES COMPORTEMENTS ET DES PRODUITS IMPOSE UNE APPROCHE NOUVELLE 97

Section I : La nécessité de construire un discours sur les drogues intégrant des éléments de consensus à partir des avancées scientifiques les plus récentes 98

A) La clarification des principales notions utiles à la compréhension de la toxicomanie 98

B) La nécessité d'élaborer une grille d'analyse commune au corps médical 101

C) La nécessité de battir un discours scientifique admis par l'opinion 102

Section II : L'élaboration d'un discours scientifiques sur les dangers des drogues doit intégrer les polytoxicomanies 104

A) Le lien entre toxicomanie et alcool 105

B) La difficulté d'intégrer les polyconsommations d'alcool des toxicomanes dans l'approche du problème 106

 

 

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Suite du rapport

 

 

Deuxième Partie :
La nécessité d'une démarche scientifique

Si dans une première partie nous avons essayé de mesurer les effets de chaque drogue sur le cerveau nous allons, dans la partie qui suit, essayer d'analyser les problématiques posées par les comportements des consommateurs, ainsi que les perspectives ouvertes par les avancées scientifiques les plus récentes.

Chapitre I :
La diversité des comportements
et des produits impose une approche nouvelle

Nous avons pu mesurer à travers l'examen des effets de chaque drogue sur le cerveau, que d'un point de vue médical, la notion de drogue douce n'a pas grand sens car il n'existe pas de produits psychoactifs anodins.

En outre, la consommation de drogue à caractère festif de fin semaine ne se limite pas à au cadre des seules raves parties, car les consommateurs utilisent tous les produits disponibles. Aussi, n'est-il pas possible d'analyser les effets des drogues comme si les consommateurs utilisaient un seul produit.

De plus la sensibilité aux drogues varie considérablement d'un individu à un autre ce qui relativise la pertinence des analyses trop générales

Mais surtout l'approche scientifique rigoureuse rendue possible par les progrès de la science doit conduire à aborder la question des drogues avec un _il neuf : lorsque l'imagerie médicale permet de visualiser les effets d'une drogue sur le cerveau il est évident que nous nous éloignons des seules analyses effectuées à partir du comportement. De même les analyses biologiques permettent aujourd'hui de mieux appréhender la neuro-toxicité des drogues.

Ces quelques remarques illustrent la nécessité de repenser le discours sur les drogues afin d'élaborer un tronc d'analyses scientifiques communément acceptées sur ce sujet. Il est possible, en faisant prévaloir telle ou telle conception de la liberté, de préconiser une politique plus ou moins libérale de diffusion des drogues (cet aspect ne relève pas de ce rapport) mais, au moins un consensus pourrait-il s'établir sur le diagnostic scientifique.

Section I :
La nécessité de construire un discours sur les drogues
intégrant des éléments de consensus à partir
des avancées scientifiques les plus récentes

La recherche d'un consensus scientifique sur le diagnostic, qu'il est possible de poser, doit être poursuivie car, elle conditionne la crédibilité du discours des pouvoirs publics.

A) La clarification des principales notions utiles à la compréhension de la toxicomanie

Trois grands types de comportement existent: l'usage, l'usage nocif (abus) et la dépendance, ils correspondent bien sur à des problématiques différentes tant au niveau de la prévention que des soins. Les dégâts sur l'organisme de la consommation de drogue ne sont bien évidemment pas les mêmes, à produit identique, entre un consommateur très occasionnel et un consommateur dépendant.

Il existe aujourd'hui un accord sur la définition de termes essentiels à la description des effets des drogues sur l'individu. Je rappellerai succinctement les principaux dans les lignes qui suivent :

¬ L'abus, ou l'usage nocif, de substances psychoactives

L'abus ou l'usage nocif est un mode d'utilisation inadéquat d'une substance, conduisant à une altération du fonctionnement ou à une souffrance cliniquement significative, caractérisé par une consommation susceptible d'induire des dommages dans les domaines somatiques, psychoaffectifs ou sociaux, soit pour le sujet lui-même, soit pour son environnement proche ou conduire à un phénomène de dessociabilisation par l'incapacité de remplir des obligations majeures au travail, à l'école ou à la maison.

¬ L'utilisation nocive pour la santé

Il s'agit d'un mode de consommation d'une substance psychoactive qui est préjudiciable à la santé. Les complications peuvent être physiques ou psychiques.

¬ La dépendance

Si dans le langage commun elle est synonyme d'impossibilité de se priver d'un produit, elle est clairement définie par des critères cliniques et neurobiologiques. Même si la diversité des références théoriques accentue la pertinence de tel ou tel critère par rapport à d'autres, la communauté scientifique s'accorde pour donner une réalité forte à ce concept. La dépendance se distingue clairement de l'usage et de l'abus, ou usage nocif. La réalité neuro-bio-pharmacologique sous-tendant un comportement spécifique de dépendance a progressivement conduit à individualiser le comportement de dépendance, quelle qu'ait été la substance qui a initialisé ce comportement, et a ainsi ouvert le champ à la notion de conduites addictives.

¬ Les conduites addictives

Les comportements addictifs définissent donc des états de besoin qui mettent l'individu en souffrance, et dont il ne sort que par un travail de deuil ou une dépression.

L'usage addictif, se manifeste par une contrainte et une souffrance. La personne est capable de raisonner, de détailler le caractère irrationnel, excessif de son comportement, mais elle est incapable de ne pas y avoir recours. Cet usage ne la rend pas heureuse. Tout au plus, satisfait-il à un besoin.

L'usage addictif évite un état de manque psychique, un besoin qui se confond avec la représentation psychique que l'individu a de lui-même. En cas de carence, nous sommes dans le domaine du deuil. Les toxicomanes disent souvent qu'ils ne sont eux-mêmes que lorsqu'ils ont consommé.

Il est indispensable de sortir de l'amalgame avec le mot « toxicomanie » qui inclut tous les états quelque soit leur gravité

Comme nous venons de l'examiner l'usage, l'abus et la dépendance correspondent à des états divers qui impliquent de cibler des stratégies différentes : l'abus n'implique pas nécessairement la dépendance qui elle-même peut être gérée ou non.

Le développement des concepts que nous venons de décrire présente des avantages réels car il évite d'amalgamer les consommateurs et les produits sous un vocable unique trop large pour bâtir un discours crédible mais, le terme d'addiction gomme le caractère des produits qui comme nous l'avons examiné dans la partie précédente sont loin de présenter des caractéristiques identiques.

Il est clair qu'une approche axée sur les effets induits par tel ou tel produit est plus rigoureuses sur le plan scientifique qu'une approche axée sur le statut légal ou illégal des divers produits.

Mais il faut reconnaître qu'au cours des dix dernières années la recherche a notablement clarifié l'épidémiologie des troubles comorbides, en particulier aux Etats-Unis1 comme l'illustre le tableau ci-après :

Prévalence sur la vie entière des diagnostics psychiatriques
parmi des patients toxicomanes

graphique

Source : Groupement de recherche psychotropes, politique et société (octobre-décembre 1999)

B) La nécessité d'élaborer une grille d'analyse commune au corps médical

S'agissant de la conduite à tenir devant les usagers de drogues, les difficultés à dégager des règles de conduite pour le corps médical sont réelles or, le principal interlocuteur des usagers à problèmes est d'abord le médecin.

Nous avons, en nous penchant sur le problème de la prescription du subutex, compris les difficultés qu'il pouvait y avoir pour un médecin à prescrire ce produit dès lors que le législateur ne subordonne pas sa prescription à l'existence d'un projet thérapeutique précis.

Les médecins scolaires ou les médecins du travail, dont les représentants ont été auditionnés par votre Rapporteur, ont souligné l'importance pour eux de ce problème et leurs attentes d'instructions claires de la part des pouvoirs publics sur la conduite à tenir pour savoir s'il fallait privilégier la sécurité ou l'insertion professionnelle et sociale des adeptes de la consommation de drogue.

Aujourd'hui, il n'existe aucun texte ou recommandation pour interdire par exemple de conduire sous l'effet d'une drogue ou d'un médicament équivalent. De ce fait un médecin du travail peut difficilement contester l'aptitude d'un salarié pour un motif de toxicomanie ce qui pose aux médecins une série de problèmes :

- De plus en plus fréquemment les médecins sont désemparés devant le problème de leur responsabilité lorsqu'ils concluent à l'aptitude d'un salarié sur un poste à risques quand en même temps ils doivent mettre en balance l'insertion sociale de l'individu. D'autant qu'il existe des pratiques addictives légales par exemple l'utilisation du subutex sur prescription médicale ;

- Il existe des régimes particuliers tels que celui de l'aviation où ce problème est réglé, la question de l'extension à d'autres professions à risque de ce régime se pose ;

- Il existe un « trou » dans la formation des médecins du travail sur ce sujet ;

- Il apparaît nécessaire si l'on maintient le salarié dans l'emploi d'appliquer les mêmes protocoles et de disposer d'une structure de maintien dans l'emploi identique à celle des alcooliques. Lorsque le cas est trop grave il faut probablement aller jusqu'à la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé.

Il convient que les pouvoirs publics se penchent avec attention sur cette question qui ne concerne pas les seuls médecins du travail. A partir du moment où les travaux scientifiques les plus récents sont loin de conclure à l'innocuité de drogues largement répandues telles que le cannabis, que l'on demande aux médecins de privilégier les soins aux toxicomanes et d'aider à leur réinsertion sociale, en leur prescrivant des produits tels que le subutex, il paraît difficile de demander aux médecins, dans le même temps, d'engager leur responsabilité, éventuellement pénale, en concluant à l'aptitude de salariés toxicomanes.

Votre Rapporteur a eu le sentiment d'une grande solitude des médecins. L'Académie nationale de médecine conduit des travaux nombreux et importants sur ce thème, il serait souhaitable que le Ministère de la Santé s'appuie sur ceux-ci pour diffuser des grilles d'analyse afin que le corps médical soit en mesure de disposer de références fiables sur ces sujets reposant sur des fondements incontestables, et que l'ANAES2 diffuse le résultat d'une conférence de consensus.

C) La nécessité de battir un discours scientifique admis par l'opinion

Malgré l'émergence de nouveaux concepts les pouvoirs publics ont du mal à construire un discours crédible pour les 7 à 8 % d'usagers chroniques à problèmes car, il est difficile d'ajuster discours et connaissance scientifique :

Effectivement une des difficultés importantes à laquelle s'est heurté votre Rapporteur provient de l'absence de consensus scientifique sur les effets à long terme de certaines drogues parmi les plus répandues telles que le cannabis ou la cocaïne. Toute action dans ce domaine dès lors peut être critiquée, faute de certitudes scientifiques. La perte de performance par exemple est difficile à évaluer or, l'usage modéré de cannabis n'a pas été analysé pour des raisons de pénalisation ce qui handicape une action sur prévention des abus ; pire pour l'ecstasy les modèles animaux sont discordants sur les séquelles parkinssonniennes à long terme.

Mais, si le principe de précaution constamment invoqué aujourd'hui à un sens, nous ne pouvons pas attendre pour engager des actions de prévention l'arrivée d'un consensus.

Le tableau suivant 3 issu d'une enquête conduite en Ile-de-France, sur 34 secteurs et 428 patients, illustre le poids de l'alcool et du cannabis dans les troubles psychiatriques observés, il est clair que l'usage des drogues joue un rôle important dans ces pathologies.

 

Troubles psychotiques

Troubles de la personnalité

Troubles affectifs

Alcool

61 (49,6%)

62 (66%)

51 (81%)

Cannabis

34 (27,6%)

17 (18,1%)

2 (3,2%)

Opiacés

13 (10,6%)

8 (8,5%)

4 (6,4%)

Autres

15 (12,2%)

7 (7,4%)

6 (9,5%)

Le cannabis est un exemple où la médecine n'a jamais trouvé sa place : il n'existe pas, à la connaissance de votre Rapporteur d'études poussées d'imagerie sur le mélange du cannabis et de l'alcool et, l'absence d'adhésion scientifique permet de soutenir toutes les thèses.

Mais, encore faut-il que le message scientifique même s'il devient plus cohérent soit reçu par la population. L'exemple du tabac, dont les dangers sont largement connus de l'opinion, sans pour autant que sa diffusion ne soit entravée, illustre le fait qu'« il ne suffit pas de savoir pour être entendu ».

En tous cas votre Rapporteur a pu constater au cours de son travail que les affirmations qui lui paraissaient les plus évidentes, en tant que médecin, pouvaient être battues en brèche par des consommateurs, faute de l'existence d'un consensus de la communauté scientifique.

Ce consensus existe au niveau des concepts relatifs à l'état du consommateur ; il faudrait le promouvoir au niveau scientifique pour en tirer les conséquences sur la définition du principe de précaution appliqué aux drogues.

Section II :
L'élaboration d'un discours scientifiques sur les dangers des drogues doit intégrer les polytoxicomanies

Il n'est pas possible de prétendre bâtir un discours crédible sur les drogues si nous nous contentons d'analyser séparément les effets de chaque produit.

Aujourd'hui l'étude scientifique des mélanges de produits psychoactifs est indispensable car la polytoxicomanie est devenue la règle et un message crédible de prévention doit s'appuyer sur des considérations scientifiques. Or, comme le note Jean-Paul Tassin4  « La communication sur le haschich n'a pas de sens s'il est fait abstraction de ses éventuels mélanges avec l'alcool. Cette observation est également valable pour les opiacés qui offrent des possibilités de mélanges infiniment plus toxiques que le produit seul. Enfin, la communication sur les drogues se heurte à des problèmes d'idéologie. Nous avons ainsi pu vivre des situations où le message des scientifiques avait été modifié, transformé par les politiques... ».

La polydépendance apparaît en effet dans un peu plus d'un recours sur deux usagers de drogue au système sanitaire (56 %)5. Elle est variable selon les produits : la cocaïne, l'ecstasy et l'alcool sont associés dans environ 90 % des cas et pour 60 % lorsqu'il s'agit du cannabis et des opiacés.

Sur les 120 décès par surdose constatés par les services de police en 2000, 38 ont révélé la présence de plusieurs produits.

Comme je l'ai indiqué en introduction je ne traiterai pas de l'alcool en tant que tel puisqu'il fait l'objet d'un autre rapport mais de son association avec les drogues. Après le mélange entre drogues et tabac qui est le plus répandu, nous trouvons la consommation conjointe des drogues et de l'alcool . Si le tabac en dehors du problème de la dépendance n'a que peu d'effets sur le cerveau le mélange entre l'alcool et les substances psychotropes pose des problèmes redoutables de santé publique.

A) Le lien entre toxicomanie et alcool

L'alcool est un moyen de démarrer et de terminer un parcours ; il est omniprésent. Les statistiques de l'OFDT indiquent qu'à 19 ans 57,2% des jeunes ont expérimenté (ce qui ne signifie pas qu'ils sont devenus consommateurs habituels) le tabac, le cannabis et l'alcool, et le polyusage répété de ces trois substances toucherait 10,2% des garçons de 19 ans.

Or, l'alcool lorsqu'il est associé à la drogue voit ses dangers démultipliés. Par exemple l'association de la consommation de cocaïne et d'alcool conduit à la formation de cocaéthylène qui cumule la toxicité des deux produits.

Les dangers intrinsèques de l'alcool lorsqu'il est consommé en quantité trop importantes6 sont les suivants :

- Les effets psychotropes.

L'alcool est un produit qui stimule initialement l'individu, et qui ensuite le calme ou l'endort. Il est également désinhibiteur, c'est-à-dire favorisant l'échange avec les autres, mais aussi "les passages à l'acte" (violences, agressions). L'usage chronique d'alcool, l'alcoolisme, aboutit à un état dépressif.

- Les autres effets sur le cerveau et les nerfs.

L'alcool consommé à hautes doses a, comme autre particularité, de détruire les neurones soit directement, soit en empêchant l'absorption digestive des vitamines B. Les neurones ayant absolument besoin de ces vitamines pour vivre, il y a atteinte neuronale.

Cette atteinte neuronale se traduit par trois grands types de symptômes:

- des troubles définitifs de l'équilibre, la personne reste "ébrieuse " à vie du fait de lésions situées au niveau du cervelet (ataxie) et des nerfs périphériques (polynévrite).

- des troubles de la mémoire des faits immédiats, la personne devient définitivement incapable de mémoriser les faits récents, tout en gardant intact les faits anciens. Cela est dû à des lésions de la région hippocampique du cerveau.

- des troubles démentiels plus généraux, liés à des atteintes moins localisées du cortex.

A ces effets sur le cerveau s'ajoutent des effets sur d'autres aspects de la santé en particulier sur le foie qui se traduisent par des maladies telles que l'hépatite, la stéatose, la cirrhose.

Les effets de l'alcoolisme constituent un des fléaux majeurs de la santé publique sur lequel il n'est nul besoin d'épiloguer puisqu'ils provoquent environ 25 000 morts par an7. Or s'il existe une communication sur les dangers de l'alcoolisme ainsi que sur ceux des drogues, votre rapporteur n'a pas le souvenir d'actions de communications axées sur les dangers des mélanges.

B) La difficulté d'intégrer les polyconsommations d'alcool des toxicomanes dans l'approche du problème

L'approche scientifique de la toxicomanie souffre comme nous allons l'examiner dans les chapitres suivants de son éclatement et, il est vrai que la lutte contre l'alcoolisme et celle contre la toxicomanie constituent parfois deux mondes qui s'ignorent. Or, les problématiques de dépendance et de soins sont relativement proches. La différence de traitement réside dans le caractère légal du produit et le fait que l'alcool consommé avec modération ne génère pas de troubles particuliers, hors cas rares de prédisposition.

Ce fait n'est pas propre à la France. Lors de ma visite aux Etats-Unis mes interlocuteurs ont souligné que l'un de leurs problème résidait dans le fait que les études sur l'alcool étaient réalisées isolément des recherches sur la toxicomanie.

Aussi essaient-ils d'engager des recherches pour mettre au point des médicaments qui, au niveau des récepteurs du cerveau, bloqueraient l'effet de l'alcool.

L'Agence Nationale d'Accréditation et d'Evaluation en Santé (ANAES) souligne la difficulté du traitement des alcooliques également dépendant de substances addictives dans le compte-rendu de la conférence de consensus ,qu'elle a organisée les 7 et 8 mars 2001, sur l'alcool et la dépendance :

« Plusieurs classes médicamenteuses possèdent un potentiel addictif (opiacés, carbamates...), mais celui des benzodiazépines (BZD) est le plus important. La similitude des effets de l'alcool et des BZD explique probablement la fréquence du double usage (estimée à 30 à 40 % avant sevrage) puis la poursuite de la consommation des BZD après arrêt de l'alcool. Ceux-ci exposent, en outre, à certains risques : altérations psychiques, troubles cognitifs, risque accru d'accident. Néanmoins, les BZD constituent le traitement de première intention du sevrage éthylique. Leur dispensation devra, de préférence, être arrêtée en moins de 8 jours afin de prévenir un risque de dépendance. En cas de comorbidité anxieuse, et lorsque les troubles anxieux persistent à distance du sevrage, il convient d'instituer ou de poursuivre un traitement anxiolytique, en choisissant de préférence les sédatifs mineurs. Les troubles du sommeil sont fréquents à tout moment du parcours de l'alcoolodépendant, y compris dans le post-sevrage, et constituent une demande médicamenteuse habituelle. Il est alors préférable de privilégier des conseils hygiéno-diététiques et en seconde intention, d'avoir recours à des molécules autres que les BZD. Quelle que soit la molécule, lorsque l'état psychique du patient le permet, il conviendra d'éviter de la prescrire au long cours. Il serait dangereux d'imposer un sevrage simultané de ces deux substances aux patients présentant une double dépendance à l'alcool et aux BZD.

Si un sevrage au BZD est décidé, celui-ci sera différé d'au moins une semaine, en tenant compte des précautions suivantes :

- remplacement de la ou des molécules utilisées par un produit unique à demi-vie longue ;

- prescription de doses dégressives (baisse de 25 % par palier de 3 jours).

Au décours du sevrage éthylique, le risque de transfert de dépendance de l'alcool vers les BZD est indéniable. Ce détournement d'usage peut engendrer de graves conséquences somato-psychiques et comportementales. Dans ce cas de figure, une hospitalisation s'avère souvent nécessaire compte tenu de la difficulté de ce sevrage.

Recommandations

- La connaissance du potentiel addictif d'un médicament impose une vigilance particulière lorsqu'il est prescrit à des personnes présentant déjà une conduite de dépendance, en l'occurrence à l'alcool.

- La prescription de BZD dans le sevrage éthylique sera limitée à 8 jours ;

- Le dépistage de troubles anxieux ne doit pas conduire systématiquement à la prescription de BZD;

- Si un traitement anxiolytique s'avère nécessaire, on privilégiera le recours aux molécules à demi-vie longue ;

- Il conviendra de toujours informer le patient des risques somato-psychiques liés à l'usage de BZD ainsi que du risque de transfert de dépendance ;

- Aucune étude n'ayant démontré, à ce jour, d'effet bénéfique des BZD sur le maintien de l'abstinence des patients alcoolodépendants sevrés, celles-ci doivent être administrées avec la plus grande prudence.

Les substances illicites et les produits de substitution

Les alcoolodépendants et polyconsommateurs de substances illicites nécessitent une prise en charge spécifique et adaptée, afin de mieux appréhender les risques multiples du post-sevrage. Dans un premier temps, il convient de connaître les substances licites et illicites consommées et d'évaluer le type d'usage, voire l'intensité de la dépendance. Ceci permet d'appréhender :

- les phénomènes de tolérances croisées ;

- les transferts ou compensations de dépendance ;

- les risques de syndromes de sevrages successifs.

Dans un deuxième temps, il est nécessaire d'évaluer les motivations, les demandes et priorités du patient afin de préciser, ensemble, les objectifs du projet thérapeutique.

Il convient de préconiser des sevrages successifs, en tenant compte de leur dangerosité. Ainsi, dans le cas de la toxicomanie, un sevrage opiacé, ou le plus souvent un traitement de substitution sera proposé en première intention.

L'essentiel des phénomènes de transferts de dépendance concerne les héroïnomanes ou les autres formes de consommation régulières d'opiacés. 30 à 50 % de ces patients, après un sevrage aux opiacés évoluent vers une consommation abusive d'alcool, voire une alcoolodépendance. En revanche, aucune étude significative ne rapporte de reprise de la consommation d'opiacés, après un sevrage éthylique. L'alcoolodépendance chez le toxicomane, substitué ou non. nécessite un accompagnement particulier, compte tenu de la spécificité de cette double addiction. L'alcoolodépendant n'ayant jamais (ou peu) consommé de substances psychoactives illicites, les expérimente rarement après le sevrage éthylique.

Lorsqu'il existe préalablement une consommation de cannabis, celle-ci n'est que peu influencée par le sevrage éthylique. Dans la pratique, la majorité de ces usagers présente une consommation récréative ou contrôlée de cannabis, sans perturbations somato-psychiques particulières. Se pose alors la question de l'attitude du soignant face à cet usage (lorsqu'il est contrôlé). En tant que thérapeute, comment se positionner entre une référence scientifique (le rapport ROQUES classe le cannabis parmi les drogues légères), et la loi ? ».

La fréquence des associations de produit est illustrée par les tableaux qui suivent8. Beaucoup de substances prises dans un cadre festif sont utilisés pour accroître l'effet des drogues initiales par exemple il existe une pratique appelée « speedball » qui consiste à mélanger l'héroïne et la cocaïne car l'héroïne augmente la présence de dopamine dans les synapses et l'euphorie due à la cocaïne est plus forte.

Association de deux substances psychoactives dans les consommations au cours

des trente derniers jours chez les usagers de drogues pris en charge, en 1999

 

(en %)

Alcool et cannabis

Héroïne et cannabis

Héroïne et cocaïne

Benzodiazépines et alcool

Benzodiazépines et cannabis

Cocaïne et cannabis

Héroïne et alcool

Héroïne et benzodiazépines

Héroïne et buprénorphine

21

13

12

10

10

7

7

5

5

Lecture du tableau : sur 6 823 recours avec mention d'au moins deux produits consommés au cours des 30 derniers jours, l'association alcool et cannabis apparaît dans 21 % des cas, héroïne et cannabis dans 13 % etc. Seules les associations les plus fréquentes sont mentionnées. Les pourcentages en colonne ne peuvent être additionnés.

Source : Enquête sur la prise en charge des toxicomanes en novembre 1999, DREESIDGS

Associations de substances psychoactives consommés au cours

des trente derniers jours chez les usagers de drogues pris en charge, en 1999

 

Héroïne

N = 3 273

Cocaïne

N = 1 875

Benzodiazépines

N = 2 404

Cannabis

N = 6 718

Ecstasy

N = 335

Alcool

N = 3 688

Héroïne

Buprénorphine hors prescription

Cocaïne

Benzodiazépines

Cannabis

LSD et autres dysleptiques

Ecstasy

Amphétamines

Alcool

-

10

25

11

27

1

2

1

14

44

9

-

11

27

2

4

2

13

15

11

8

-

27

1

1

1

28

13

5

7

10

-

1

2

1

22

21

5

24

4

51

11

-

4

16

13

6

7

18

40

1

2

1

-

Lecture du tableau : sur les 3 723 recours avec mention d'une consommation d'héroïne au cours des 30 derniers jours, la buprénorphine hors prescription médicale est également consommée dans 10 % des cas, la cocaîne dans 25 % des cas, les benzodiazépines dans 11 % des cas, etc... Une substance pouvant être associée à deux autres, les chiffres en colonne ne peuvent être additionnés. Pour ne pas trop alourdir le tableau, celui-ci ne reprend pas l'ensemble des substances possibles.

Source : Enquête sur la prise en charge des toxicomanes en novembre 1999, DREESIDGS

Association de substances psychoactives consommées

au cours des sept derniers jours chez les usagers de drogues pris en charge, en 1999

 

Cocaïne

N = 239

Benzodiazépines

N = 511

Héroïne

N = 261

Cannabis

N = 657

Benzodiazépines

Cocaïne

Héroïne

Alcool

28

-

37

26

-

13

9

27

17

34

-

21

25

15

15

25

Lecture du tableau : sur les 239 recours avec mention d'une consommation de cocaïne au cours des sept derniers jours, les benzodiazépines sont également consommés dans 28 % des cas, l'héroïne dans 37 % des cas, l'alcool dans 26 % des cas, etc... Une substance mentionnée en colonne peut être associée simultanément à plusieurs substances ; la somme des pourcentages en colonnes peut donc être supérieure à 100 % ; par ailleurs, pour ne pas charger le tableau, seules les substances avec des effectifs importants sont mentionnées.

Source : d'après OPPIDUM 1999, CEIP

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N° 3641.- Rapport de M. Christian Cabal sur l'impact éventuel de la consommation des drogues sur la santé mentale de leurs consommateurs (Office d'évalation des choix scientifiques).

1 Sue M.Barrow, Documents du groupement de recherche psychotropes, politique et société, octobre décembre 1999

2 Agence Nationale pour l'Accréditation et l'Evaluation

3 Ann.Méd.Psychol.,1998

4 Les actes du colloque de la Sorbonne, 10 décembre 1999

5 Rapport OFDT 2002 - Drogues et dépendances (p. 262)

6 80 000 personnes en France sont suivies par les centres de Cure Ambulatoire en Alcoologie (CAA)

7 En 1998 on a recensé 25 000 décès liés totalement ou majoritairement à l'alcool. Il convient d'ajouter à ce chiffre les effets de l'alcool sur les accidents de la route et les homicides.

8 Direction Générale de la Police Nationale 2000