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N° 1866

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 13 octobre 2004.

AVIS

PRÉSENTÉ

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

SUR LE PROJET DE loi de finances pour 2005 (n° 1800),

TOME VII

DÉFENSE

PAR M. PAUL QUILÈS,

Député

--

Voir le numéro 1863 (annexe n° 39)

L'article 49 de la loi organique du 1er août 2001 fixe comme date butoir, pour le retour des réponses aux questionnaires budgétaires, au plus tard huit jours francs à compter du dépôt du projet de loi de finances. Cette date était donc le 9 octobre. A cette date, 82  % des réponses étaient parvenues à votre Rapporteur.

SOMMAIRE

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INTRODUCTION 5

I - QUELLE GOUVERNANCE POUR CONTRER LES PATHOLOGIES D'UNE MONDIALISATION INCONTRÔLÉE ? 7

A - OÙ VONT LE DÉSARMEMENT ET LA NON-PROLIFÉRATION ? 7

1) Des structures paralysées 8

2) Des traités affaiblis : l'approche multilatérale menacée ? 9

B - UNE GOUVERNANCE INTERNATIONALE EN MAL DE RÉFORME 13

1) Le monde sans l'ONU ou l'extension du désordre et de l'insécurité 14

2) L'impossible émergence de l'Union européenne comme acteur stratégique 17

II - LA DISSUASION NUCLÉAIRE DOIT-ELLE RESTER LE CœUR
      DE NOTRE SYSTÈME DE DÉFENSE ?
23

A - LE PARADOXE DE LA DISSUASION FRANCAISE 24

1) Ambiguïté stratégique ou inertie de l'appareil politico-administratif :
     le débat confisqué
25

2) Protection des intérêts vitaux et autonomie stratégique :
     le débat nécessaire
28

B - LE NÉCESSAIRE RECENTRAGE DU BUDGET DE LA DÉFENSE 30

1) Évaluer la notion de veille technologique en matière nucléaire 31

2) Recentrer l'outil de défense français sur la protection et la prévention
     contre les menaces d'aujourd'hui... et de demain
32

CONCLUSION 37

EXAMEN EN COMMISSION 39

Mesdames, Messieurs,

C'est dans un contexte international grevé de très lourdes incertitudes que nous sommes amenés à examiner les crédits destinés au financement de notre défense pour 2005. Les attentats de Madrid, le 11 mars 2004, le chaos généralisé qui s'instaure en Irak, l'absence de visibilité, même à court terme, de l'évolution du Proche-Orient, la fragilité de l'Afghanistan, la persistance de crises non résolues en Afrique... La cartographie du monde qui se dessine au gré du développement de ces pathologies de la mondialisation incontrôlée est celle de foyers de tensions multiples, dont la liste tend à s'allonger par un phénomène de contagion inquiétant. L'année 2004 aura ainsi vu l'internationale terroriste islamique frapper durement une capitale européenne, tandis que l'Irak devient la nouvelle terre d'élection d'un djihad transnational qui cristallise toutes les rancoeurs et la lassitude d'un monde musulman en quête de perspectives d'avenir.

Plus inquiétant encore sans doute est le fait que cette carte du monde en 2004 n'est plus lue avec le même référentiel selon l'endroit d'où on la regarde : alors que l'Organisation des Nations unies (ONU) s'apprête à fêter son soixantième anniversaire, elle est confrontée à une fragilisation sans précédent de son rôle, liée à la remise en cause de principes de base du droit international. Or, il n'existe pas d'alternative à la gouvernance internationale par l'ONU : l'échec des Etats-Unis en Irak en fournit la preuve chaque jour. Le seul langage, le seul référentiel communs à l'ensemble de la communauté internationale sont les principes posés par la charte des Nations unies.

Dans cette optique, il appartient aux Européens de donner corps à leur soutien au multilatéralisme en déployant tous les efforts possibles pour faire aboutir la réforme des Nations unies. De même, c'est à eux qu'il revient de relancer le désarmement et la lutte contre la prolifération, à quelques mois de la conférence d'examen du traité de non-prolifération. Encore faudrait-il qu'ils s'en donnent les moyens, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

La France non plus ne se donne pas les moyens de conforter l'émergence de l'Europe comme acteur stratégique et, par là même, de faire prévaloir ses positions en faveur de la négociation multilatérale et de la prééminence du politique sur le militaire. Le paradoxe, bien connu, est là : c'est l'effort que nous déploierons en matière de défense qui nous permettra d'asseoir notre crédibilité politique. Effort qui, d'ailleurs, ne signifie pas obligatoirement accroissement du budget de la défense : cette année encore, les crédits inscrits pour le budget de la défense progressent de 1,6 %, sans que, pour autant, nous nous dotions des capacités nécessaires aux défis du monde actuel. Notamment, l'augmentation constante, et massive, des crédits destinés à la dissuasion nucléaire est symptomatique de l'inertie politico-administrative qui fonde nos choix d'équipement. Dans ce cas précis, il faut même aller plus loin : au nom d'une paresse intellectuelle qui se cache derrière des concepts aussi divers que le secret de la défense nationale ou l'ambiguïté stratégique, le débat public en la matière est dénié. Et quand il est ouvert, c'est par les plus hautes autorités militaires - le politique n'a-t-il rien à dire sur une arme politique ? -, d'ailleurs pour être refermé aussitôt. Si la mise en œuvre de la dissuasion appartient au domaine réservé du Chef de l'État, tel n'est pas le cas du débat sur la doctrine et sur les moyens qu'elles mobilisent, moins encore lorsqu'ils représentent plus de 20 % du budget d'équipement de nos armées et pénalisent la préparation de l'avenir via, notamment, la recherche et le secteur du spatial militaire.

I - QUELLE GOUVERNANCE POUR CONTRER LES PATHOLOGIES D'UNE MONDIALISATION INCONTRÔLÉE ?

Parmi les pathologies d'une mondialisation incontrôlée évoquées en introduction, la crise du désarmement et de la lutte contre la prolifération me semble à signaler tout particulièrement. J'y vois d'abord le symbole de la fin des illusions de ce qu'on appelait « l'après-guerre froide » : les années 1990 virent en effet se multiplier les succès en la matière, qui paraissent aujourd'hui bien lointains. Plus encore, le désarmement et la non-prolifération incarnent, par excellence, la vision des relations internationales multilatérales définie par la Charte des Nations unies. Même au plus fort de la guerre froide, des négociations sur le désarmement se poursuivirent, certes stériles la plupart du temps, à tout le moins considérées par toutes les parties comme le seul moyen sérieux et efficace de parvenir à un résultat. Dans le domaine de la non-prolifération, c'est d'ailleurs pendant cette période - en 1968 - que fut signé le traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Il n'est donc guère étonnant qu'à l'heure où l'Organisation des Nations unies voit son rôle remis en cause par l'hyperpuissance américaine, le désarmement et la non-prolifération soient en crise.

A - où vont le désarmement et la non-prolifération ?

La décennie 1990 apparaît rétrospectivement comme un âge d'or du désarmement et de la non-prolifération. Les succès enregistrés touchent tous les domaines :

- nucléaire, avec la signature des traités START I et II en 1991 et 1993, traités bilatéraux qui réduisent massivement les arsenaux américain et russe hérités de la guerre froide. C'est aussi, en 1995, la prorogation indéfinie du TNP, qui fait suite au renforcement des pouvoirs de l'Agence Internationale pour l'Energie Atomique (AIEA), en 1993, par l'adoption du programme dit « 93 + 2 »1. En outre, la signature du traité d'interdiction complète des essais nucléaires (TICE), en 1996, marque l'aboutissement d'une longue négociation diplomatique ;

- chimique, le grand succès de la communauté internationale étant la signature, en 1993, de la Convention d'interdiction des armes chimiques ;

- biologique enfin, avec le lancement de la négociation d'un protocole de vérification sur la déjà ancienne, mais peu efficace, convention sur les armes biologiques de 1972.

Moins de dix ans après, ces succès apparaissent bien comme ceux d'un autre siècle. La décennie 2000 sera-t-elle celle d'une nouvelle course aux armements et de la prolifération ? Depuis le retournement amorcé, en 1998, par les essais nucléaires indiens et pakistanais, ainsi que par les essais de missiles balistiques effectués la même année par ces deux Etats ainsi que par l'Iran et la Corée du Nord, c'est bien d'une crise du désarmement et de la lutte contre la prolifération qu'il faut parler, crise profonde dont on perçoit mal, aujourd'hui, les voies de sortie.

1) Des structures paralysées

Symbole de cette crise, la conférence du désarmement, organe de négociation ouvert aux Etats dotés de l'arme nucléaire (EDAN) au sens du TNP et à soixante autres pays, est paralysée depuis 1999, comme aux plus belles heures de la guerre froide, la Conférence ne parvenant pas à trouver un consensus sur son programme de travail malgré les tentatives de ses présidents successifs. Après les résultats significatifs des années 1990, comment expliquer le blocage actuel ? Les règles procédurales particulières qui la régissent jouent sans doute un rôle, dans la mesure où le programme de travail de la session précédente est remis en question chaque année, de même que le mandat de chaque groupe ad hoc - quatre groupes avaient été créés en 1994, en charge de l'interdiction des essais nucléaires, de l'espace extra-atmosphérique, des garanties de sécurité et de la transparence en matière d'armement. Cette complexité procédurale ne suffit cependant pas à expliquer le blocage, la conférence s'en étant, après tout, accommodée depuis 1978. En réalité, ce sont plutôt les atteintes successives portées au désarmement qui ont conduit à la paralysie de cette instance : les essais nucléaires indiens et pakistanais de 1998 et la décision américaine de déployer dès que possible une défense antimissile sont analysées comme les principales raisons du blocage actuel.

L'initiative française de travaux informels sur les « nouveaux sujets », conduits en marge de la conférence, est-elle de nature à relancer le processus ? Des échanges fructueux ont lieu à ce titre sur la protection des infrastructures critiques ou le terrorisme nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique (NRBC).

Reste qu'un constat s'impose : le désarmement n'intéresse plus qu'un petit nombre d'Etats. Dans ce climat de désaffection, sont donc en suspens deux traités aussi fondamentaux pour les progrès du désarmement nucléaire que le TICE et le traité d'interdiction de production des matières fissiles (TIPMF) :

- Le premier, certes signé par 172 des 193 membres de l'ONU, n'est cependant toujours pas en vigueur, faute de sa ratification par les quarante-quatre Etats membres de la conférence du désarmement qui possèdent des capacités nucléaires de recherche ou de production d'énergie. A ce jour, seuls trente-deux Etats ont déposé leurs instruments de ratification. Manquent à l'appel, et pour la signature et pour la ratification, la Corée du Nord, l'Inde et le Pakistan ; s'agissant de la ratification, font défaut la Chine, la Colombie, la République démocratique du Congo, l'Egypte, l'Indonésie, l'Iran, Israël, les Etats-Unis et le Vietnam. A l'évidence, le TICE ne s'est pas encore remis du coup porté par le Sénat américain, qui en a refusé la ratification : ce traité est-il condamné à rester le traité de Versailles du désarmement ? La liste des Etats qui en bloquent l'application universelle incite à penser que le chemin est encore long.

- Le TIMPF est, pour sa part, toujours dans les limbes, bientôt dix ans après l'engagement pris en mai 1995 par les EDAN de négocier cette « option zéro », lors de la prorogation du TNP, engagement renouvelé lors de la conférence d'examen du TNP de 2000. Plusieurs membres ont, en effet, lié le démarrage de la négociation sur ce traité à la création d'un comité sur le désarmement nucléaire et à celle d'un comité sur la course aux armements dans l'espace. Notamment, la Chine en a fait son cheval de bataille, jusqu'à une date récente, liant cette question à la décision américaine de mettre en place une défense antimissile. Cette position maximaliste chinoise, partagée par le Pakistan, ainsi que l'attitude rigide des Etats-Unis, ont fait échouer toutes les tentatives de reprise de la négociation. Des avancées prochaines pourraient toutefois être envisagées après l'annonce des premiers de la délier de tout autre sujet et des seconds, le 29 juillet 2004, de lancer cette négociation. Une telle évolution serait éminemment souhaitable, même si le plus difficile resterait encore à faire : tout d'abord, en effet, un tel traité pose la question délicate de la frontière ténue entre le civil et le militaire dans ce domaine, la technique de la centrifugation permettant de passer aisément de l'un à l'autre. Le mécanisme de vérification attaché à un tel traité ne pourrait donc qu'être extrêmement intrusif. En outre, la négociation achevée, il est probable que le traité qui sortirait d'une telle négociation serait rejeté par un Sénat américain à majorité républicaine.

2) Des traités affaiblis : l'approche multilatérale menacée ?

Au-delà de ces deux négociations, c'est l'ensemble du système de lutte contre la prolifération nucléaire qui traverse une période de fortes turbulences.

Pierre angulaire de l'édifice, le TNP est aujourd'hui affaibli. Le TNP a longtemps fait coïncider les faits et le droit : les Etats auxquels était reconnu le droit de posséder l'arme nucléaire étaient, de fait, les cinq puissances nucléaires, hormis, il est vrai, le cas israélien, qui a sans doute acquis la capacité nucléaire dans les années 1970.

Les essais nucléaires indiens et pakistanais de 1998 ont fait voler en éclat ce bel édifice. Quand bien même ni l'Inde ni le Pakistan n'étaient signataires de ce traité, l'apparition de deux puissances nucléaires de fait a donné le sentiment d'une rupture de ce contrat de confiance qu'était, d'une certaine manière, le TNP, contrat entre cinq privilégiés qui s'engagent à promouvoir les usages pacifiques de l'atome et, à terme, à désarmer, tout en préservant le monde de l'apparition d'autres puissances atomiques, et le reste des Etats qui s'en remettent à ces engagements.

Le deuxième coup porté au TNP est venu de la Corée du Nord, qui a décidé de se retirer du traité en janvier 2003. Sans doute le TNP prévoit-il une possibilité de retrait, conditionnée à l'existence de circonstances mettant la survie de l'Etat en jeu. Encore faut-il que ce retrait n'ait pas été précédé d'une violation du traité, ce qui est le cas de la Corée du Nord et frappe, dès lors, sa décision d'illégalité. Au-delà même des circonstances de ce retrait, l'absence totale de réaction des trois Etats dépositaires de ce traité (Etats-Unis, Royaume-Uni et Russie), comme des grands défenseurs des traités multilatéraux que nous prétendons être, nous Européens, ne laisse pas d'inquiéter. A tout le moins la violation d'un traité international qui forme le cœur de l'édifice de lutte contre la prolifération eût mérité une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, dont la Chine a d'emblée fait comprendre qu'elle la considérerait comme « improductive ». Dans un tel contexte, on ne peut que s'étonner de l'adoption par les Etats-Unis, le 18 octobre 2004, d'une loi accordant une aide humanitaire annuelle de 24 millions de dollars au moins à la Corée du Nord jusqu'en 2008.

L'actuelle crise iranienne ne contribue pas non plus à conforter la non-prolifération. Comment interpréter le raidissement actuel de l'Iran concernant son programme nucléaire ? Il semble que le positionnement iranien sur la question nucléaire, qui souffle le chaud et le froid, dépende largement de l'équilibre politique interne à ce pays. La stratégie actuelle consistant à afficher une position déterminée et « jusqu'au-boutiste » vise à permettre à l'Iran soit de disposer des meilleurs atouts de négociation soit de se mettre en situation de ne rien faire qui soit interdit, tout en étant prêt à passer du civil au militaire. A cet égard, lors de sa prochaine réunion, le 25 novembre prochain, le conseil des gouverneurs de l'AIEA ne pourra vraisemblablement que constater que l'Iran n'a pas commis d'infraction à l'égard du TNP, le Conseil de sécurité, s'il est saisi, ne pouvant dès lors que se borner à une prise de position politique.

S'agissant de la gestion de ce dossier par la communauté internationale, la méthode choisie à l'égard de ce pays - démarche germano-britannico-française -, est excellente, à condition toutefois qu'elle ne soit pas sapée par une attitude trop agressive des Etats-Unis. Sans doute une partie de l'establishment iranien veut-il faire de l'Iran une puissance nucléaire. Il est cependant tout aussi certain que l'Iran cherche, à travers ce dossier, à négocier une reconnaissance politique par les Etats-Unis.

La question du programme nucléaire iranien est, en effet, une question politique. Si l'Iran cherche à se doter de l'arme nucléaire, c'est pour sanctuariser son territoire qu'elle considère menacé - par Israël et par la présence américaine toujours accrue en Asie centrale -, voire également pour constituer un pôle de stabilité face à un Pakistan qui pourrait, à l'avenir, être ébranlé par le développement en son sein de forces acquises au wahhabisme le plus dur. Les madrasas pakistanaises ne désemplissent pas, bien au contraire... A cet égard, il importe que les Européens développent une offre politique et diplomatique en matière de sécurité et de lutte contre la prolifération, face à des Etats-Unis qui, peu à peu, imposent leur vision de la contre-prolifération comme seule réponse à la prolifération. Une politique de contre-prolifération officiellement présentée, depuis quatre ans, comme le triptyque « prévention-protection-réponse » mais qui, dans les faits, privilégie la réaction militaire, la défense antimissile et le refus de ratifier le traité d'interdiction des essais nucléaires. Sans doute les Européens jouent-ils un rôle de contrepoids dans le cas iranien mais pour combien de temps ? C'est à l'Europe de dire, par conséquent, qu'un problème politique ne peut être réglé que par des solutions politiques : la problématique est similaire à celle qui prévaut en matière de terrorisme, les solutions militaires ne valant que dans des hypothèses précises (type guerre contre les Talibans). Cette approche politique vaut d'autant plus que la scène politique iranienne est divisée entre conservateurs et réformateurs et qu'existe une carte précieuse à jouer en vue de la stabilisation de la région. Dès aujourd'hui, par conséquent, nous devons affirmer haut et fort qu'une intervention militaire en Iran, telle que la prônent de plus en plus ouvertement certaines voix américaines - et non des moindres -, est exclue pour régler le dossier iranien.

La validité de l'approche par la non-prolifération, privilégiant les traités multilatéraux - à commencer par le TNP -, l'élimination de leurs stocks par les Etats nucléaires et l'interdiction des essais, est, paradoxalement, confortée par les révélations faites concernant les réseaux de prolifération pakistanais et libyen. Il est désormais prouvé qu'un réseau de prolifération nucléaire peut fonctionner en dehors de tout cadre gouvernemental. Ainsi, le « père » de la bombe pakistanaise, Abdul Qader Khan, commandait systématiquement en double les éléments dont il avait besoin pour le programme pakistanais, pour les revendre ensuite au plus offrant. Dans le cas libyen, les centrifugeuses étaient fabriquées en Malaisie, dans une usine dirigée par un Suisse ; les personnels se formaient en Espagne et l'hexafluorure d'uranium venait du Japon. L'existence de ces multinationales/transnationales de la prolifération révèle, certes, les failles du système actuel de non-prolifération mais il invalide tout autant a priori toute politique de contre-prolifération exclusive de toute autre approche. Face à un réseau d'individus privés, qui pratiquent le trafic international des matériaux et technologies nucléaires, comme ils le feraient en matière de stupéfiants, la solution n'est pas militaire. La première étape passe par le renforcement des régimes de contrôle multilatéraux et la coopération des services de renseignement.

Au total, c'est un visage peu réjouissant que présente, aujourd'hui, le désarmement nucléaire et la lutte contre la prolifération dans ce domaine. Que faut-il attendre, dans ce cadre, de la conférence d'examen du TNP qui se tiendra en mai 2005 ? A ce jour, l'optimisme n'est guère de mise : il n'existe toujours pas d'accord sur l'ordre du jour de la conférence. Alors que les cinq Etats dotés de l'arme nucléaire (EDAN) reconnus par le TNP veulent la centrer sur la non-prolifération, les Etats non dotés de cette arme (ENDAN) demandent qu'elle porte également sur le désarmement nucléaire. Outre le fait, très préoccupant, que la France risque de se trouver isolée de ses partenaires européens, pour la très grande majorité d'entre eux très attachés au désarmement nucléaire, l'existence d'une telle ligne de front va à l'encontre du but recherché, puisqu'elle conduit à valoriser la détention de l'arme nucléaire en soulignant la différence fondamentale entre les EDAN et les autres.

Il est essentiel que, d'ici à la tenue de cette conférence, une approche constructive soit trouvée, afin de préserver le caractère multilatéral de la lutte contre la prolifération. Car l'initiative américaine de sécurité sur la prolifération (Proliferation Security Initiative ou PSI), lancée en mai 2003 et à laquelle dix Etats, dont la France (ainsi que l'Australie, l'Allemagne, l'Italie, le Japon, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, l'Espagne et le Royaume-Uni), se sont ralliés en septembre 2003 ne saurait tenir lieu de substitut à quelque traité international que ce soit. La coopération, nous l'avons dit, est l'un des moyens essentiels de lutte contre la prolifération mais elle repose sur une démarche volontaire et manque de ce qui fait la force d'un traité, à savoir des mécanismes contraignants de vérification. Ainsi, même si l'issue incertaine de la négociation actuelle avec l'Iran fragilise l'édifice de la non-prolifération, c'est néanmoins grâce aux mécanismes contraignants prévus par le traité et les accords de garantie avec l'AIEA que cette négociation est possible. Sans compter, enfin, que l'approche de type PSI conforte l'image contre-productive d'un domaine réservé aux pays occidentaux : cette répartition des rôles entre un Nord vertueux et responsable d'un côté et un Sud par définition proliférateur, que l'on retrouve, par exemple, en matière balistique - moins de 5 % des 114 Etats ralliés au code de conduite proposé en 1999 par la France, le Royaume-Uni, la Russie et les Etats-Unis sont issus du Proche et du Moyen-Orient - ne peut que nourrir les rancoeurs et les frustrations.

Parallèlement à cet « unilatéralisme à plusieurs », les Etats-Unis tendent désormais à privilégier le traitement bilatéral de la prolifération. Cette approche, qui prévaut s'agissant de la crise nord-coréenne, s'affirme également dans cet autre domaine de la lutte contre la prolifération qu'est le biologique. Depuis 2002, la communauté internationale a renoncé à négocier un protocole de vérification à la convention d'interdiction des armes biologiques de 1972, sous pression américaine notamment. Les Etats-Unis n'ont, en effet, jamais réellement accepté le concept de vérification dans le domaine biologique et, depuis les attentats du 11 septembre 2001, ont adopté une position ambiguë. Ainsi, alors que l'on aurait pu s'attendre à ce que ces attentats et alertes au bacille du charbon infléchissent la position des Etats-Unis, ceux-ci mettent au contraire en avant l'importance des attentats du 11 septembre pour justifier leur programme défensif. Leur décision de rejet du protocole tient vraisemblablement à l'importance qu'ils ont donné au bioterrorisme depuis 1995, pour lequel ils ont investi des sommes considérables afin de prévenir les attentats de ce type. Il s'agit aussi, pour les Etats-Unis, de protéger leurs programmes de biodéfense lancés pour la défense de leurs soldats et pour contrer les actions terroristes sur leur territoire, actions pour lesquelles plusieurs milliards de dollars sont engagés. Protection qui passe, à leurs yeux, par le maintien d'un secret absolu sur la nature et l'ampleur des programmes militaires menés dans ce cadre. Quant aux industriels du secteur biotechnologique, ils redoutent que des inspections ne leur coûtent cher en terme de perte de confidentialité et de savoir-faire. Un protocole, fondé sur un triple jeu de mesures - déclarations obligatoires de programmes et d'installations, visites de ces installations et possibilités de demandes de clarification -, ne pourrait, jugent-ils, que les affaiblir, hypothéquer leurs enjeux de sécurité, tout en leur faisant supporter un fardeau qu'ils jugent inutile.

Au total, pour les Etats-Unis, les conditions de la guerre froide qui conduisaient à souhaiter la mise en place d'instruments de vérification ne sont plus remplies. Les Américains semblent privilégier maintenant les relations bilatérales pour contraindre les pays qu'ils estiment proliférants. Dans le domaine biologique comme en matière nucléaire, ou même chimique, renoncer au multilatéralisme constitue pourtant un recul grave pour les progrès du désarmement et de la non-prolifération. Ce ne sont plus des principes universels mais l'agenda politique de telle ou telle nation, en l'occurrence bien souvent de la plus puissante d'entre elles, qui détermine le traitement des cas de prolifération ou de violation des accords internationaux. Avec tout l'arbitraire et l'imprévisible que suggère la comparaison entre le « traitement » des cas irakien et nord-coréen, alors même que l'un ne détenait pas d'armes de destruction massive et que l'autre s'en glorifiait.

Les Européens ne doivent pas se laisser enfermer dans ce raisonnement qui postule par principe l'absence d'efficacité de tout mécanisme contraignant et multilatéral. La coopération sur la base du volontariat, du type de celle qui est proposée dans le cadre de l'initiative de sécurité sur la prolifération ou des codes de conduite, ne vaut que si, en parallèle, les régimes multilatéraux existants sont activement confortés. A cet égard, qu'est-ce qui empêche les Européens de poursuivre les discussions sur l'application du traité sur l'interdiction des armes chimiques ou sur l'amélioration du contrôle sur les armes biologiques ? Ne pourrait-on reprendre ces dossiers, avec ou sans les Etats-Unis ? Dans le même ordre d'idées, pour contrer les risques d'attentats utilisant des « bombes sales », qu'est-ce qui interdirait aux Européens de reprendre l'idée de convention internationale avancée par l'AIEA, dont les Etats-Unis ne veulent pas plus entendre parler que de n'importe quel autre accord international ? L'agence de Vienne préconise ainsi depuis des années l'adoption d'une convention internationale obligeant tous les Etats à tenir une comptabilité rigoureuse des sources radioactives, à organiser la collecte des sources après usage, et d'assurer leur élimination dans des conditions satisfaisantes.

B - UNE GOUVERNANCE INTERNATIONALE EN MAL DE RÉFORME

C'est dans ce climat morose que l'ONU fêtera, en 2005, son soixantième anniversaire - qui coïncide d'ailleurs avec celui de l'entrée du monde dans l'âge nucléaire. Une ONU affaiblie qui doit pourtant, face aux réponses inadaptées de l'hyperpuissance américaine, marquées par l'unilatéralisme et le recours aux attaques préventives, trouver les moyens de créer de nouveaux modes de décision multilatéraux et de renouveler sa légitimité.

Dans cette tâche, l'Union européenne devrait jouer un rôle majeur, en conformité avec l'engagement pris par ses membres, lors du Conseil du 21 septembre 2001, « de soutenir les efforts de la communauté internationale dans la prévention et la stabilisation des conflits régionaux et dans la promotion de règles de bonne gouvernance ». Au-delà du discours, l'Europe doit s'affirmer à la fois comme l'inlassable promoteur et le laboratoire du multilatéralisme : encore faudrait-il qu'elle se donne les moyens d'émerger comme un acteur stratégique autonome.

1) Le monde sans l'ONU ou l'extension du désordre et de l'insécurité

En janvier 2001, un colloque international avait été organisé à mon initiative sur le thème Pour défendre l'ONU, réformer la paix. Ce colloque s'était achevé par l'adoption d'un manifeste contenant notamment les propositions suivantes :

- assurer une meilleure représentativité du Conseil de Sécurité par l'augmentation du nombre de membres permanents et l'accès de puissances émergentes ;

- obligation de reconnaître et de respecter la responsabilité principale du Conseil de Sécurité conformément à la Charte ;

- doter l'ONU d'une capacité militaire de réaction rapide.

Même si elles ont été prises dans le contexte d'une ONU présente essentiellement dans le cadre de conflits infra étatiques, ces résolutions trouvent un écho dans le contexte actuel d'une ONU fragilisée, notamment par la remise en cause de ce pilier de la Charte des Nations unies qu'est l'interdiction, à tout État, de déclarer et de faire la guerre à un autre, en l'absence de motif de légitime défense ou d'autorisation donnée par le Conseil de Sécurité.

Cette fragilisation est, d'une certaine manière, paradoxale dans la mesure où, après la relative désaffection du milieu des années 1990 à l'égard des opérations sous casques bleus, la tendance est de nouveau à l'augmentation du nombre des opérations de l'ONU. Ainsi, de nouvelles opérations ont été créées en 2004 : l'ONUCI en Côte d'Ivoire, la MINUSTAH en Haïti ou l'ONUB au Burundi. Parallèlement, l'augmentation des effectifs déployés dans le cadre de ces opérations est remarquable : en juillet 1996, 12 360 personnes étaient déployées au titre des quinze opérations de maintien de la paix existant alors ; au 30 septembre 2004, 102 pays contribuaient, avec 62 307 personnels, aux dix-sept opérations conduites par l'ONU.

D'aucuns considéreront la multiplication des opérations de maintien de la paix comme autant de symptômes de l'incapacité de l'ONU à prévenir les crises. Il semble plutôt qu'il faille voir dans ce regain interventionniste de l'ONU le résultat des réformes engagées dans la foulée du rapport Brahimi d'août 2000 : les moyens de l'ONU, notamment du département des opérations de maintien de la paix, ont été renforcés (création d'une division de la police civile, mise sur pied d'équipes spéciales rassemblant des agents issus des différents départements, agences, fonds et programmes du système des Nations unies, etc.) ; en outre, les opérations de maintien de la paix bénéficient de mandats plus robustes et plus complets ; enfin, sur la base de la résolution 1353, la coordination entre les pays fournisseurs de troupes, le Conseil de sécurité et le Secrétariat s'est améliorée.

Beaucoup reste à faire pour que l'ONU puisse mener des opérations à la hauteur des ambitions inscrites dans la Charte. Notamment, les capacités d'intervention de l'ONU doivent encore être renforcées : à cet égard, il revient aux Européens de préciser les conditions et les modalités de mise disposition de la force européenne de réaction rapide auprès de l'ONU. Le problème principal en la matière réside cependant dans le rétablissement de la légitimité de l'ONU, qui doit récupérer le monopole de la guerre, sous peine d'une déstabilisation durable de la situation internationale. Tel est l'enjeu de la réforme du Conseil de sécurité, longtemps envisagée sous l'angle du simple rééquilibrage géographique de sa composition, qui revêt aujourd'hui un caractère d'urgence, dans un contexte qui nourrit toutes les prophéties de « guerre des civilisations » forgées par les théoriciens du néo-conservatisme américain.

Cette réforme a-t-elle des chances d'aboutir ? Plusieurs propositions sont examinées pour la mener à bien.

En juillet 2004, le panel de haut niveau mis sur pied par le Secrétaire général a évoqué une formule prévoyant la création de neuf sièges supplémentaires, dont huit avec un mandat de cinq ans renouvelables deux fois, à raison de deux par grande région (Asie, Amérique latine, et Caraïbes, Afrique, Europe). Cette proposition de création de membres « semi-permanents » présente l'inconvénient de ne régler que partiellement la question de la réforme du Conseil car elle laisse en suspens et la question du droit de veto et celle du statut de membre permanent.

De son côté, la France a fait, d'autres propositions. Considérant que le Conseil de sécurité devrait tenir compte de l'émergence de nouvelles puissances dont le poids démographique, économique et politique ainsi que leurs contributions financières et militaires aux opérations de maintien de la paix justifient qu'elles occupent une place à part entière au sein du Conseil de sécurité, la France soutient la candidature de quatre Etats à un siège permanent - donc avec détention du droit de veto : Allemagne, Japon, Brésil et Inde. La France souhaite également une augmentation des membres non permanents.

Le panel de haut niveau doit remettre ses conclusions en novembre 2004. Dans le but de recueillir un soutien aussi large que possible à l'initiative, la France et l'Allemagne, associées sur cette question, ont transmis, au début du mois de juillet 2004, une contribution conjointe au panel ainsi qu'aux principales nations intéressées. A ce stade, les démarches entreprises auprès de l'essentiel des Etats membres de l'ONU tendent à montrer qu'une majorité d'entre eux semble ouverte à cet élargissement en deux catégories. Seule une minorité est opposée à la création de nouveaux sièges permanents - en l'occurrence les membres du « Coffee Club » : Italie, Pakistan, Mexique -, opposition qui correspond à des rivalités régionales. Les autres membres permanents du Conseil de sécurité adoptent une position attentiste, jouant sur le manque de consensus régional pour attendre les propositions du panel de haut niveau... et repousser sine die la mise en œuvre d'une réforme du Conseil de sécurité.

L'ajournement de cette réforme serait cependant dramatique. Comme l'a expliqué M. Lakhdar Brahimi aux membres de la Commission des affaires étrangères, le 21 octobre dernier, l'enjeu en est essentiel en ce qu'il s'agit de « la création d'un nouvel ordre international. Tel est le sens du discours prononcé par le Secrétaire général des Nations unies, au cours de la présente session de l'Assemblée générale, dans lequel il a posé la question de l'Etat de droit international. Cette question se heurte à la situation géopolitique actuelle, sans précédent, caractérisée par la présence d'une hyperpuissance qui doit coexister avec le reste du monde. Le déséquilibre actuel de l'ordre international vient de ce que cette hyperpuissance doit apprendre à vivre avec le reste du monde, et vice versa, les deux ensembles devant trouver un modus vivendi permettant un travail en commun. Cet objectif sera difficile à atteindre tant que les Etats-Unis refuseront de se considérer comme un sujet de droit international, susceptible à ce titre de se voir appliquer les règles afférentes, et qu'ils estimeront en revanche que la loi américaine est applicable au reste du monde. Il est à cet égard très révélateur que le Conseil de sécurité ait accepté que toute résolution ayant une incidence financière ne puisse être adoptée qu'après que le Congrès des Etats-Unis en a examiné les implications sur le budget des Etats-Unis ».

Tout est dit... L'analyse comparée de l'évolution de la situation en Afghanistan et en Irak fournit une démonstration pratique du caractère sans issue de la voie dans laquelle se sont engagés les Etats-Unis. Même si beaucoup reste à faire en Afghanistan, elle montre que l'absence de l'ONU dans la gestion des crises internationales, c'est-à-dire de la seule entité dotée d'une légitimité internationale incontestable, n'est pas une option envisageable. Notamment, au-delà de l'impossibilité, pour un Etat qui intervient seul, de (re)créer un Etat, c'est le risque de contagion régionale qui est préoccupant. En Afghanistan, les Nations unies, engagées dans la reconstruction et le développement de l'Afghanistan en vertu des accords de Bonn de décembre 2001, sont d'autant plus actives que l'Iran et le Pakistan sont susceptibles d'être fragilisés par toute dégradation de la situation afghane. Dans le cas irakien, le risque est, de même, non seulement celui de la « libanisation » du pays, mais également de la propagation du chaos irakien au-delà des frontières. Qu'en sera-t-il, par exemple, d'une Arabie Saoudite déjà gangrenée par le fondamentalisme islamique ? Quid également des pays arabes, comme l'Egypte, qui avaient réussi à contenir la montée de l'islamisme radical ?

2) L'impossible émergence de l'Union européenne comme acteur stratégique

Dans cet environnement international grevé de lourdes incertitudes, la voix de l'Europe peine à se faire entendre, alors même qu'il existe une vision européenne du monde, de ses risques et de ses menaces, que dessine, par exemple, le sondage annuel du German Marshall Fund2, dans sa version 2004.

Si la voix de l'Europe reste inaudible, c'est parce que, en dépit de réelles avancées de l'Europe de la défense, l'Union européenne ne se donne pas les moyens d'émerger comme un acteur stratégique.

· La défense européenne a enregistré de nouvelles avancées au cours de l'année 2004.

Dans la ligne de l'approche capacitaire prévalant depuis le sommet d'Helsinki, en décembre 1999, l'agence européenne de défense (AED) est actuellement mise en place, l'action commune relative à la création de l'agence ayant été adoptée le 12 juillet 2004. Conformément aux conclusions du Conseil de Thessalonique de juin 2003, cette agence intergouvernementale vise à développer les capacités de défense, la recherche, les acquisitions et l'armement nécessaires aux besoins de l'Union. Pour 2004, le budget de l'AED est d'environ 1,9 million d'euros, dont 0,3 million d'euros pour la France. En 2005, il pourrait atteindre 24,7 millions d'euros. A ce budget général s'ajouteront des budgets dits ad hoc pour les projets et programmes mis en œuvre par un groupe restreint d'Etats participants.

Si le pragmatisme qui prévaut en matière de défense européenne a permis des avancées constructives depuis plusieurs années, l'approche capacitaire atteint rapidement ses limites, dès lors qu'elle n'est pas reliée à un concept de sécurité. C'est dans cette perspective que j'ai, de longue date, prôné l'élaboration d'un Livre blanc européen sur la défense, présentant un tableau des menaces auxquelles l'Union pouvait être confrontée et définissant les réponses susceptibles d'y être apportées. Ce qui paraissait encore impossible à atteindre voici encore quelques années est aujourd'hui une réalité. Ainsi, depuis le Conseil européen de Bruxelles des 11-12 décembre 2003, l'Union européenne dispose d'un document stratégique global, présentant ce qu'est aujourd'hui la vision commune européenne en matière de sécurité. Cette stratégie européenne de sécurité, intitulée Une Europe plus sûre dans un monde meilleur3, élaborée sous l'égide du Secrétaire général du Conseil et Haut Représentant de l'Union pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), M. Javier Solana, est un outil de référence politique qui contribue à l'identification de priorités pour l'Union et concourt à l'élaboration de ses activités en matière de politique étrangère et de sécurité.

Les grands axes de ce document, adaptable, en tant que de besoin, aux changements de l'environnement stratégique, concernent notamment :

- les nouvelles menaces au sein d'un environnement de sécurité changeant (le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive, les conflits régionaux, la déliquescence des Etats et le crime organisé) ;

- la définition d'objectifs stratégiques de l'Union pour faire face à ces nouvelles menaces, à savoir notamment l'extension de la zone de sécurité autour de l'Europe et la promotion d'un multilatéralisme efficace s'articulant autour des Nations unies ;

- les implications politiques qui en résultent pour l'Europe, notamment la nécessité pour l'Union de développer ses capacités et de coordonner les moyens civils, humanitaires et militaires.

La stratégie européenne de sécurité a été complétée par une stratégie contre la prolifération des armes de destruction massive en décembre 2003. En outre, la représentante personnelle de Javier Solana pour la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, nommée en octobre 2003, a récemment dressé une liste de priorités pour l'UE dans ce domaine. Celles-ci s'articulent en cinq types d'actions :

- renforcer le système international de non-prolifération ;

- poursuivre l'universalisation des accords multilatéraux ;

- renforcer la mise en œuvre et le respect de ces accords ;

- coopérer étroitement avec les partenaires clés en la matière ;

- assister les pays tiers.

Le Conseil européen de décembre 2003 a invité la future présidence, M. Javier Solana et la Commission à présenter des propositions concrètes en vue de la mise en œuvre de la stratégie de sécurité. Les implications opérationnelles de cette dernière concernent plus particulièrement la lutte contre le terrorisme, le Moyen-Orient, la Bosnie-Herzégovine et la lutte contre les armes de destruction massive. A cet égard, peu après les attentats de Madrid, une déclaration sur la solidarité contre la terrorisme a été adoptée par le Conseil européen le 24 mars 2004, au cours duquel Gijs De Vries a été nommé coordinateur de l'Union dans la lutte contre le terrorisme. Le Conseil européen de Bruxelles de juin 2004 a, par la suite, adopté un plan d'action révisé sur la lutte contre le terrorisme.

· Au-delà de l'affichage et de ces initiatives politiques, qu'en est-il de la réalité et du poids de l'Union européenne comme acteur global ? Existe-t-il une réelle détermination de l'Europe à assumer pleinement sa responsabilité pour affronter les défis sécuritaires du XXIème siècle ?

A mes yeux, pour réelles qu'elles soient, ces avancées ne suffisent pas à masquer de lourdes insuffisances : il n'existe pas de dynamique proprement européenne des politiques et des moyens liés à la défense ni même d'homogénéité en la matière.

S'agissant des moyens budgétaires, si la création de l'AED vise à inciter les Etats membres qui y participent à coordonner leurs efforts budgétaires afin d'optimiser la dépense publique, elle ne remplace pas la mise en œuvre d'une coordination institutionnalisée des efforts budgétaires dans le cadre de l'Europe de la défense, seule manière de dépenser mieux et, ainsi, d'accroître la tolérance de l'opinion publique européenne à la dépense de défense. Celle-ci est effectivement très faible, ce qui pourrait à terme handicaper l'émergence stratégique de l'Union.

En matière de capacités, force est de constater que l'Union européenne risque fort de voir ses efforts en la matière totalement marginalisés, du fait de l'évolution décisive qui se joue au sein de l'OTAN avec la création de la force de réaction de l'OTAN (NRF pour NATO Response Force).

Le Conseil de l'Union européenne a, en effet, approuvé, le 17 mai 2004, la définition d'un Objectif Global à l'horizon 2010, mettant l'accent sur l'interopérabilité totale (forces, structures et équipements), l'amélioration de la déployabilité et de la capacité de soutien autonome de nos forces pour que celles-ci puissent être déployées rapidement et loin (capacité de réaction rapide).

Or, dans le même temps, les Etats membres de l'OTAN déploient la plus grande partie de leur énergie à répondre au nouveau défi pour l'Alliance qu'est la constitution de la NRF, défini, selon l'OTAN, comme un « paquet cohérent de forces interarmées et multinationales à niveau de préparation élevé, faisant appel aux technologies de pointe, souple, déployable, interopérable et apte à soutenir des opérations prolongées. » La NRF n'est donc pas qu'une réforme de plus de l'organisation atlantique : notamment, l'interopérabilité passera par une certification des forces. Comme le reconnaît d'ailleurs l'Alliance4, la NRF est un « catalyseur clé », un « élément essentiel de l'agenda pour la transformation de l'Alliance ». Et, quand bien même « tous les Alliés considèrent que la NRF et l'objectif global de l'Union européenne constituent des initiatives totalement compatibles et se renforçant mutuellement », il faut se demander dans quelle mesure une telle réforme ne conduira pas de facto les efforts fournis dans le cadre de l'Union à apparaître comme des doublons. Et, par là même, permettra à leurs détracteurs de dénoncer le franchissement de la ligne rouge posée, en la matière, par les Etats-Unis, en vertu de la règle des trois D définie par Madeleine Albright le 7 décembre 19985. Le risque existe d'autant plus que le calendrier est défavorable à l'Union, la NRF étant supposée atteindre sa pleine capacité opérationnelle en octobre 2006.

C'est donc un bilan mitigé qu'il faut dresser des progrès de la défense européenne : les avancées réalisées dans ce domaine sont encore timorées dans un contexte où, pourtant, l'Europe devra tôt ou tard s'affirmer comme un acteur stratégique. Le pourra-t-elle d'ailleurs ? A lire le projet de traité constitutionnel, la réponse est négative, tant il est incompatible avec la construction d'une véritable Europe de la défense. Il comporte, en effet, une disposition, relative à l'OTAN, qui remet en cause les progrès acquis par la défense européenne depuis plusieurs années.

l'otan et le traité constitutionnel européen

Article I - 41 § 2 « La politique de l'Union au sens du présent article n'affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres, elle respecte les obligations découlant du traité de l'Atlantique Nord pour certains États membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans ce cadre ».

Article I - 41 § 7 « Dans le cas où un État membre serait l'objet d'une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément aux dispositions de l'article 51 de la charte des Nations unies. Cela n'affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres.

Les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l'OTAN, qui reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l'instance de sa mise en œuvre ».

Si le paragraphe 2 reprend exactement les termes du projet issu de la Convention et ceux du traité sur l'Union européenne issu du traité de Nice (article 17, paragraphe 1), il n'en va pas ainsi du paragraphe 7 de l'article I - 41, totalement nouveau. Notamment, le projet adopté par la Convention avait retenu une rédaction totalement différente, prévoyant seulement, que, « pour mettre en oeuvre une coopération plus étroite en matière de défense mutuelle, les États membres participants travailleront en étroite coopération avec l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord. » Cela sous réserve que cela « n'affecte pas, pour les États membres qui sont concernés, les droits et obligations résultant du traité de l'Atlantique Nord ».

Que devient l'UEO, qui est, en l'état du droit, l'autre fondement de la défense collective pour ses dix membres6 ? Pourquoi n'est-elle pas mentionnée dans la Constitution ? L'absence de mention de l'UEO dans le corps du texte constitutionnel ne vaut pas tant en soi que par ce qu'elle révèle : le projet de traité constitutionnel pérennise l'actuelle dépendance stratégique de l'Europe vis-à-vis des Etats-Unis et fixe a priori les limites de la défense européenne, sans qu'il soit possible, à l'avenir, de prendre en compte la dynamique politique propre de l'Union ni l'évolution stratégique des Etats-Unis.

Le rôle d'une Constitution est de créer un cadre juridique neutre à l'égard des dynamiques politiques à l'œuvre. Ainsi, la Constitution française définit des procédures organisant le cadre dans lequel s'inscrit la vie démocratique mais elle n'a nullement empêché la mise en œuvre de projets politiques divers, voire opposés, s'adaptant même remarquablement aux alternances politiques. Ce qui est proposé en matière européenne est totalement différent : le projet de Constitution ne fonctionne pas comme un cadre pour l'avenir, mais comme un corset qui empêchera toute dynamique politique de s'épanouir. En matière de défense, il signifie clairement la fin des ambitions qui se font jour depuis le sommet de Saint-Malo, en 1998.

C'est une option grave qui est prise, d'autant plus qu'elle est l'objet d'une grande discrétion, les analyses françaises consacrées aux dispositions sur la défense européenne dans le projet de traité omettant de mentionner ce point. Tel n'est pas le cas du livre blanc britannique sur le projet de traité constitutionnel7, publié en septembre 2004, qui se félicite de l'influence jouée par le Royaume-Uni sur la rédaction de ces dispositions et de la novation introduite avec la mention de l'OTAN. Option grave parce que, si les Etats-Unis et l'Europe restent unis par des intérêts communs s'agissant des menaces qui pèsent sur leur sécurité, il n'empêche que les pays européens ont des intérêts spécifiques, comme nous l'avons vu s'agissant, par exemple, de leur vision du rôle de l'ONU et de la primauté du droit international. Placer l'OTAN de manière pérenne au cœur de la défense européenne revient à bloquer l'émergence de l'Union européenne comme acteur stratégique, et même politique, tant les questions de défense européenne restent au cœur de la construction de l'Europe politique.

II - LA DISSUASION NUCLÉAIRE DOIT-ELLE RESTER
LE C
œUR DE NOTRE SYSTÈME DE DÉFENSE ?

Dans ce contexte d'un monde en mal de gouvernance, la question de l'effort que nous consacrons à notre défense est cruciale, même si, contrairement aux Etats-Unis, nous considérons que la réponse militaire est insuffisante pour répondre aux menaces qui pèsent sur notre sécurité. L'actualité est là pour le confirmer, souvent dramatiquement.

En 2005, la France dépensera 32,92 milliards d'euros8 pour sa défense, soit un budget en hausse de 1,6 % par rapport à la loi de finances initiale pour 2004. Sur ce total, 15,20 milliards d'euros de crédits de paiement sont destinés au financement de l'investissement des armées - recherches et études, développements et fabrications de matériels et de munitions, infrastructure -, ce qui représente une hausse de 2 % par rapport à 2004.

C'est à l'aune du budget prévu pour la dissuasion que je souhaite, dans le cadre du présent avis budgétaire, examiner les crédits de la défense en 2005. Pourquoi ? D'abord parce qu'en 2005, la France dépensera 3,147 milliards d'euros de crédits de paiement pour financer sa dissuasion nucléaire, budget en hausse de 1,15 %. Ce sont ainsi 20,7 % des crédits d'équipement du ministère de la défense qui sont consacrés à l'arme nucléaire. Ensuite, parce que cette hausse fait suite à d'autres, que met en lumière le tableau suivant.

LES CRÉDITS DE LA DISSUASION
DANS LES LOIS DE FINANCES INITIALES (LFI) DEPUIS 2002

(en millions d'euros)


LFI 2002


LFI 2003


LFI 2004


PLF 2005

Evolution
2005/2002
(en %)

Autorisations de programme

2 513,48

3 401,69

3 457,29

3 185,60

+ 26,74

Crédits de paiement

2 651,25

2 962,34

3 111,82

3 147,47

+ 18,71

Source : documents budgétaires et ministère de la Défense

Depuis 2002, les crédits de la dissuasion se sont donc accrus de plus de 18 % et les engagements pour l'avenir que représentent les autorisations de programme de plus de 26 %, dans l'indifférence générale : en France, en effet, il est considéré comme normal de ne pas débattre du nucléaire. Domaine réservé, nécessité de l'ambiguïté stratégique en matière de dissuasion ou protection du secret défense, tous les arguments sont utilisés pour écarter le débat.

Les questions que pose aujourd'hui la dissuasion nucléaire sont pourtant nombreuses : pourquoi le budget affecté à la dissuasion s'est-il accru si fortement au cours des années récentes ? Pourquoi notre doctrine n'a-t-elle évolué qu'à la marge depuis la fin de la guerre froide ? Le poids budgétaire de la dissuasion est-il cohérent avec les besoins de la défense française et européenne ?

A - LE PARADOXE DE LA DISSUASION FRANCAISE

Le concept de dissuasion nucléaire et les capacités qui lui sont attachées ont été édifiés dans un environnement international marqué par la guerre froide. Et pourtant, depuis les années 1960, la doctrine de dissuasion n'a pas évolué, sinon à la marge. C'est ce que j'appellerais le paradoxe de la dissuasion française.

Tout aurait donc été dit sur la dissuasion depuis plus de quatre décennies... Il n'est certes pas question de douter ici de la qualité de l'analyse des pères fondateurs de notre doctrine ; chacun reconnaîtra cependant qu'à tout le moins, il n'est pas déraisonnable d'examiner ces principes à l'aune des évolutions stratégiques survenues depuis lors. Britanniques et Américains l'ont fait récemment, sans qu'il ait, pour autant, été porté atteinte à la crédibilité de leur dissuasion.

Cette rigidité de la doctrine française apparaît d'autant plus intenable que les programmes qui en découlent ont, quant à eux, beaucoup évolué : le paradoxe suprême ne résiderait-il pas, en définitive, dans le fait que notre doctrine a évolué de facto, via les choix opérationnels et technologiques qui sont faits par ceux-là même qui s'en font les défenseurs acharnés ? Et ce dans le non-dit et l'absence de débat la plus totale. Cette situation n'est pas saine et justifie un débat approfondi.

C'est à ce débat que j'appelais déjà l'an dernier, sans que la Ministre de la défense ne m'apporte d'ailleurs de réponse. C'est à ce débat que j'appelle encore aujourd'hui, débat qui porte non sur l'intérêt de conserver ou non l'arme nucléaire mais sur sa place et son poids dans notre outil de défense. Ces précautions ne sont pas inutiles face à des gardiens du temple qui dénient jusqu'au droit de débattre publiquement de ce sujet et ont tôt fait de décrédibiliser ceux qui s'y risquent, en les accusant de vouloir brader la dissuasion...

A dire vrai, si j'étais assez seul dans cet appel au débat jusqu'alors, je bénéficie aujourd'hui d'un allié de poids en la personne du Chef d'État major des armées, dont je me réjouis qu'il constate qu'« il faut en convenir, le débat autour de la dissuasion nucléaire est aujourd'hui bien pauvre. »9 Et le Général Henri Bentégeat de poursuivre en soulignant que la pertinence de notre dissuasion nucléaire « ne saurait être considérée comme démontrée une fois pour toutes. Il est donc légitime et nécessaire d'examiner régulièrement les questions suivantes :

- notre doctrine est-elle adaptée à la réalité des menaces ?

- l'effort financier consenti en faveur des forces nucléaires est-il dimensionné au bon niveau ?

- ne faut-il pas débattre davantage autour de la dissuasion ? »

De fait, entre dogmes assénés au nom d'une doctrine qui serait inscrite dans le marbre et rejet systématique de l'arme nucléaire, il n'existe pas de véritable réflexion publique, politique même, au sens étymologique du terme, sur la dissuasion, réduite à la caricature binaire du « pour ou contre ».

Pour échapper à ces travers, il faut en revenir à des questions simples et aux notions fondamentales. La dissuasion nucléaire a été conçue pour la protection de nos intérêts vitaux et la préservation de notre autonomie stratégique : quel est le sens de ces notions aujourd'hui ? S'incarnent-elles toujours avant tout et exclusivement dans la dissuasion ? Les programmes dont nous finançons le développement sont-ils nécessaires à l'efficacité de la dissuasion, voire, comme l'affirment certains, à sa pérennité ?

1) Ambiguïté stratégique ou inertie de l'appareil politico-administratif : le débat confisqué

La constitution de la force de frappe dans les années 1960 a répondu à deux objectifs précis :

- le premier, stratégique, visait à dissuader tout agresseur potentiel de s'en prendre aux intérêts vitaux de la France et, par conséquent, de porter atteinte à sa souveraineté nationale ;

- le second, d'ordre politique, faisait de la dissuasion un instrument au service de l'indépendance nationale et la préservation du rang de la France dans le monde.

Ce rappel historique est utile à l'heure où la détention de l'arme nucléaire semble vécue sur le mode anhistorique, comme une évidence détachée de toute rationalité politique, de tout contexte historique : comment interpréter autrement cette quasi-sacralisation de ce qui reste, rappelons-le, le fruit d'une décision politique ancrée dans un contexte historique particulier ?

De fait, au-delà d'oukases du type « c'est notre assurance pour l'avenir », manière élégante de dire « nous l'aurons puisque nous l'avons », la doctrine est figée. Pour justifier cette glaciation, il n'est pas rare de voir brandie la nécessaire ambiguïté stratégique qui conditionne la crédibilité de la dissuasion. Dans quelle mesure, cependant, celle-ci ne masque-t-elle pas tout simplement une certaine paresse intellectuelle, voire une inertie politico-administrative, que nourrit particulièrement la très longue durée des programmes nucléaires ?

Pourtant, les questions posées par les différents postulats sur lesquels reposent et la doctrine et les choix technologiques de la dissuasion sont nombreuses et doivent être abordées sans tabou. Ces questions sont d'autant plus justifiées que le discours actuel sur la dissuasion et les options techniques et opérationnelles prises en la matière ne sont pas d'une cohérence à toute épreuve. Je relève ainsi cinq points d'incohérence :

1. Il serait dangereux, nous dit-on, de baisser la garde alors que le contexte stratégique international est non seulement incertain mais plus encore soumis à des évolutions très rapides.

Au risque de paraître iconoclaste, je pose donc la question suivante : fallait-il, dès lors, choisir de se priver définitivement de l'option des essais, ce que n'ont fait ni la Chine ni les Etats-Unis ? Pour reprendre une expression en vogue actuellement au ministère de la défense, dans l'optique de ces Cassandre - qui n'est pas la mienne -, ne s'est-on pas « déshabillé » trop tôt, et trop vite ? Telle n'est assurément pas ma conviction mais où est la cohérence entre le discours alarmiste qu'entend systématiquement celui qui met en avant l'absence de menace majeure à court et moyen, voire long terme, et le choix de cette voie très largement inexplorée, pavée d'obstacles techniques et d'incertitudes scientifiques, qu'est la simulation ? Les crédits très importants consacrés à la simulation n'auraient-ils pas été mieux utilisés pour construire une panoplie de moyens aussi diversifiés que les menaces contre nos intérêts stratégiques - développement des capacités de prévention, notamment en matière d'alerte avancée contre les menaces balistiques, de protection, tout particulièrement dans le domaine nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique (NRBC), etc... ?

2. Pour peser sur les affaires du monde, la France doit préserver son indépendance nationale, qui passe par l'autonomie stratégique.

Mais, si vraiment la question clé est celle de notre autonomie, alors pourquoi les moyens de la simulation, présentée comme essentielle au maintien de l'efficacité de notre armement nucléaire, donc vitale pour la crédibilité de notre dissuasion, dépendent-ils en partie de la collaboration avec les Etats-Unis ? Le vocable officiel utilisé en la matière ne doit, en effet, pas tromper : la « synergie naturelle avec le programme de simulation numérique américain », qui implique les mêmes constructeurs, signifie bel et bien que nous avons rompu avec le principe d'indépendance fondateur de notre dissuasion.

3. La France récuse toute doctrine d'emploi ; la conception française de l'arme nucléaire est exclusivement politique.

Cependant, la course technologique dans laquelle nous nous lançons à travers les programmes de missiles stratégiques notamment (missiles M51 pour la composante océanique, ASMP-A pour la composante aéroportée) relève-t-elle d'une logique de dissuasion ? Que signifie la recherche d'une précision accrue, c'est-à-dire l'application du principe de limitation des dommages collatéraux, s'agissant d'une stratégie qui disqualifie officiellement toute doctrine d'emploi des armes nucléaires ?

Je suis, en effet, frappé par la contradiction suivante.

D'un côté, en effet, les autorités françaises nient être influencées par la posture américaine définie en 2001 : le Président Bush a ainsi rappelé qu'il ne s'interdirait aucune option en matière d'emploi d'armes nucléaires, ce qui signifie que l'emploi, dit chirurgical, d'armes nucléaires par les Etats-Unis, dans le cadre d'une action préemptive ou préventive, n'est pas à exclure contre des terroristes ou des sites de production ou de stockage illégaux d'armes de destruction massive. Des plans existeraient d'ailleurs contre des sites iraniens et nord-coréens soupçonnés de développer illégalement des armes nucléaires.

De l'autre, on est en droit de se demander comment s'articulent, dans le concept français, dissuasion et prévention. Ainsi, le rapport annexe à la loi de programmation militaire 2003-2006 mentionne la phrase suivante : « A l'extérieur de nos frontières, dans le cadre de la prévention et de la projection-action, nous devons donc être en mesure d'identifier et de prévenir les menaces le plus tôt possible. Dans ce cadre, la possibilité d'une action préemptive pourrait être considérée, dès lors qu'une situation de menace explicite et avérée serait reconnue. » Sans doute, rien ne dit que cette frappe pourrait être nucléaire, mais rien ne l'interdit non plus. Plus encore, si l'on relie cette phrase aux discours des autorités sur la dissuasion, tous les doutes sont permis. Ainsi, lorsque le Premier Ministre précise, le 16 octobre 2003, devant l'Institut des Hautes études de la Défense nationale, que « les forces nucléaires sont, par ailleurs, adaptées pour faire face à une diversité de scénarios de chantages et de menaces auxquels nous expose, de façon de plus en plus plausible, le développement d'armes de destruction massive », on ne peut qu'être frappé par la confusion des notions. Sans en revenir au « pouvoir égalisateur de l'atome » cher au Général Gallois, ces évolutions ne sont-elles pas porteuses d'un risque d'abaissement du seuil nucléaire ?

4. Notre dissuasion s'adresse « à ceux qu'elle pourrait concerner » (« to whom it may concern ») pour reprendre l'expression de Sir Michael Quinlan, l'un des principaux experts britanniques du nucléaire : c'est le principe de la dissuasion tous azimuts.

Si le choix a été fait de doter la force océanique stratégique d'un nouveau missile stratégique, c'est notamment pour le doter d'une allonge supérieure : qui niera qu'est clairement visée la montée en puissance de la force chinoise ? Là encore, le lien entre la doctrine officielle de dissuasion tous azimuts et les choix technologiques n'apparaît pas clairement.

5. « La détention, par des puissances moyennes, d'armes rudimentaires capables d'atteindre le territoire européen, une zone d'intérêt stratégique ou des forces projetées à l'extérieur, doit être envisagée dès à présent. Il faut par ailleurs tenir compte des risques que pourrait représenter, pour nos intérêts vitaux, la prolifération d'armes de destruction massives, chimiques ou biologiques. »

Cette analyse du Livre blanc sur la défense de 1994 met l'accent sur la dualité des fonctions de notre dissuasion. A côté des frappes en second assurées par les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins en réponse à une frappe massive contre la France, la dissuasion peut s'exercer contre des menaces d'un type nouveau, que nous venons d'évoquer au point 3. L'incohérence que je vois en l'occurrence tient au fait que nous n'avons pas tiré les enseignements de ce constat en matière de capacités d'alerte avancée, ce qui porte atteinte, in fine, à la crédibilité de notre dissuasion. En effet, trois options sont possibles en cas d'échec de la dissuasion :

- pendant la crise, réagir préventivement en attaquant l'adversaire, ce qui implique d'être en mesure de lui porter des destructions telles qu'il ne pourra pas réagir. Cette option n'est, en pratique, pas à la portée de la France dès lors que l'adversaire s'inscrit dans le scénario traditionnel de la menace massive ;

- lorsque les missiles adverses sont partis, réagir à notre tour. Là encore, cette option n'est pas ouverte à la France qui ne dispose pas des moyens de renseignement adaptés : elle a toujours été dépendante des Etats-Unis en la matière ;

riposter après avoir subi d'importantes destructions. Vis-à-vis de l'Union soviétique, la France était condamnée à cette option. Dans cette optique, les sous-marins représentent le meilleur outil.

S'il n'était pas envisageable, dans le cas de la menace massive qu'exerçait l'URSS, d'envisager une frappe en premier ou de riposter avant d'avoir été atteint, la question est pertinente s'agissant du chantage exercé par un pays proliférant. Je soulignais l'an dernier la nécessité, pour l'Europe, de se doter d'un système d'alerte avancé lui permettant de détecter les tirs de missiles balistiques dans leur phase propulsive. Dans la perspective de la crédibilité renforcée de la dissuasion, l'acquisition de cette capacité devient urgente.

2) Protection des intérêts vitaux et autonomie stratégique : le débat nécessaire

Selon le Chef d'état-major des armées, notre doctrine serait « bien vivante » et « tenue à jour ». Au motif que la dissuasion serait un « contrat d'assurance » irremplaçable contre une menace majeure, dont le risque est « faible mais pas nul » et qui serait susceptible de resurgir avec un préavis assez court, la dissuasion devrait continuer de justifier l'effort soutenu, et même accru, que nous lui consacrons, en termes financiers et de mobilisation des moyens de recherche.

A cet argument, il peut être objecté que, de même que la mise sur pied d'un outil de dissuasion efficace requiert du temps, de même, la mise au point d'un arsenal tel qu'il menacerait nos intérêts vitaux nécessite également du temps. En l'occurrence, la question cruciale en la matière n'est pas de savoir comment réagir mais tout déjà de savoir ce que font les autres Etats. En cela, la notion de « police d'assurance » est révélatrice : on paie le prix fort pour un risque dont l'importance et la prévisibilité sont inconnues avant de s'interroger pour savoir s'il n'existe pas des moyens de connaître le degré de réalité et d'urgence de ce risque. A cet égard, la démarche actuelle est tout à fait contraire à la démarche rationnelle qui a présidé à la mise en place de la force de frappe : c'est parce qu'on avait précisément évalué la menace soviétique directe (risque de destruction totale de notre pays) et indirecte (perte d'autonomie sous la tutelle américaine) que l'on a décidé la construction de la force de frappe. Aujourd'hui, nous nous situons dans une légitimation a posteriori de notre outil de dissuasion : les moyens que nous y consacrons sont aujourd'hui fondés sur une justification de l'existant - nous avons la bombe donc nous devons en justifier l'existence -, davantage que sur une analyse actualisée des menaces. En bref, on a le sentiment d'un « recyclage » de la doctrine de la dissuasion.

Au risque d'énoncer une évidence, je rappellerai que ce n'est pas parce qu'elle était la meilleure réponse aux menaces d'hier qu'elle l'est face aux menaces d'aujourd'hui. Pour en revenir à la démarche rationnelle qui a présidé à la construction de la dissuasion française, à la dynamique historique et politique qui la sous-tendait, nous devons nous interroger sur les deux points suivants :

1. Que signifie aujourd'hui la notion d'intérêts vitaux ?

Il est banal de dire que tout système de défense vise à protéger, en dernière analyse, les intérêts vitaux d'un pays, c'est-à-dire son existence même. Avant l'âge nucléaire, cette protection ne pouvait toutefois être que relative. La notion d'intérêts vitaux telle que nous la connaissons aujourd'hui est née dans un contexte stratégique précis, celui de l'âge nucléaire. Avec l'arme atomique, c'est, pour la première fois à la protection absolue de ses intérêts vitaux que peut prétendre un pays. Telle était effectivement la seule réponse adéquate dans le contexte de la guerre froide, caractérisé par la menace massive et mortelle que faisait peser l'Union soviétique sur l'Europe de l'Ouest. Etait en jeu la survie de notre pays : d'où l'élaboration de la notion d'intérêts vitaux et la création de la dissuasion nucléaire, seul outil à même de protéger de tels intérêts.

Aujourd'hui, même si les nouvelles menaces - terrorisme non conventionnel, prolifération - peuvent mettre en jeu les intérêts vitaux de la France, il est plus probable qu'elles toucheront ses intérêts stratégiques, sans porter atteinte à son existence même. Cela ne signifie pas que les menaces actuelles ne sont pas susceptibles de porter durement atteinte à nos intérêts : ainsi, dans le cas d'attaques terroristes multiples et coordonnées, voire répétées, même si nos intérêts vitaux ne seraient pas menacés, c'est tout notre modèle d'organisation sociale et l'édifice des libertés publiques qui pourraient être durement touchés. De même, la multiplication des Etats proliférants porte atteinte à nos intérêts stratégiques, dans la mesure où elle compromet durablement les perspectives de désarmement que la France défend dans les enceintes internationales.

Moins centrale, la question des intérêts vitaux est également devenue plus complexe. Ainsi, qu'en est-il dans le cadre d'une intégration européenne toujours accrue ? Ce débat n'a été encore qu'esquissé, une première fois avec la proposition de dissuasion concertée, en 1996, une seconde, sous la forme d'une allusion dans le discours du Président de la République à l'IHEDN, le 8 juin 2001. La démarche française des années 1990 ayant fait long feu, faute d'un calendrier permettant un débat serein - la reprise des essais nucléaires par la France, en 1995, avait suscité des débats houleux en Europe -, le Président de la République a, en effet, choisi d'aborder ce thème sous forme d'une redéfinition franco-française des intérêts vitaux : « Notre dissuasion nucléaire doit aussi, c'est le vœu de la France, contribuer à la sécurité de l'Europe (...). En tout état de cause, il revient au Président de la République d'apprécier, dans une situation donnée, l'atteinte qui serait portée à nos intérêts vitaux. Cette appréciation tiendrait compte naturellement de la solidarité croissante des pays de l'Union européenne. »

2. A l'heure de la construction certes laborieuse mais néanmoins progressive de l'Europe de la défense, l'autonomie stratégique de la France est-elle toujours un objectif pertinent de notre défense ?

Plutôt qu'un projet de constitution européenne ambigu, ne devrait-on pas concentrer nos efforts de défense sur les moyens qui, de facto, feront de l'Europe de la sécurité une réalité ? Je citais la nécessité de doter l'Europe d'une capacité d'alerte avancée de détection des tirs de missiles balistiques : qui peut nier le caractère éminemment stratégique, en même temps que politiquement structurant, du spatial militaire ? Renseignement, protection contre les attaques nucléaires, bactériologiques, radiologiques et chimiques (NRBC), telles sont les priorités en 2004, et pour longtemps.

Là encore, l'effet d'éviction créé par les dépenses d'équipement liées à la dissuasion nous conduit à privilégier l'autonomie stratégique de la France alors que la question d'avenir est celle de l'autonomie stratégique de l'Europe, seul vecteur possible de notre autonomie nationale.

b - LE NÉCESSAIRE RECENTRAGE DU BUDGET DE LA DÉFENSE

C'est à une véritable révolution copernicienne du concept de défense français que nous devons nous atteler : la dissuasion ne doit plus en former le cœur immuable, les moyens dévolus aux autres missions étant réduits à s'y adapter ; ce sont les menaces réelles, de court, moyen et long terme, non de très long terme, qui doivent en former le cœur, et les missions - toutes les missions, qu'il s'agisse de la dissuasion, la prévention, la projection et la protection - s'y adapter. C'est ainsi que sont construits, en théorie, et le Livre blanc sur la défense de 1994, et les lois de programmation militaire ; il s'agit maintenant de décliner ce principe dans les faits, en en tirant les conséquences opérationnelles.

Au vu de la cohérence aujourd'hui disparue entre la doctrine de la dissuasion, la nature de l'armement nucléaire et sa place dans l'ensemble du système de défense, il nous faut recentrer notre outil de défense sur les programmes répondant aux menaces prioritaires dans l'échelle des probabilités.

1) Évaluer la notion de veille technologique en matière nucléaire

Mon propos n'est nullement de prôner l'abandon de notre outil nucléaire mais de le dimensionner aux menaces qu'il doit traiter.

A ce titre, pour répondre aux menaces posées par les proliférateurs dont l'arsenal n'aura jamais, faute des moyens adéquats, ni la taille ni la qualité de l'arsenal soviétique10, qu'avons-nous besoin des spécifications du missile M51 en termes de portée, de furtivité, de flexibilité et d'aides à la pénétration ? Qu'avons-nous besoin d'un programme dont le coût total, je le rappelle est de plus de huit milliards d'euros ? En l'occurrence, la manœuvre de gesticulation permise par la composante aéroportée, qui sera dotée des missiles aéroportés ASMP-A, est bien plus efficace. Pour un coût de 1,4 milliard d'euros, ce missile air-sol moyenne portée équipera, dans sa version « améliorée », les cinquante avions Mirage 2000 K3 et, plus tard, autant de Rafale dans l'armée de l'air, sans oublier ceux à venir dans l'aéronavale.

Le M51, nous dit-on, est destiné à répondre à l'émergence d'une nouvelle menace majeure, dont on ne distingue pas les prémisses aujourd'hui, mais qui pourrait revenir au premier plan. Dans ce cas, qui relève du très long terme, où est l'urgence de réaliser d'ici la fin de la décennie un missile intercontinental dont l'une des valeurs ajoutées, par rapport à l'actuel missile M45, est d'être doté de systèmes capables de déjouer des défenses antibalistiques que seuls les Etats-Unis sont susceptibles de posséder à horizon prévisible ?

A travers le programme de missile stratégique M51, se profile le syndrome du « toujours plus » que fait parfois naître l'intérêt commun d'une partie de l'institution militaire, de la communauté scientifique et des industriels du secteur. Ainsi, d'ores et déjà, l'industriel en charge de ce programme pose la question de l'après11. De même que l'on a justifié le coût très élevé du programme de simulation par « la problématique du renouvellement des équipes », se poserait d'ores et déjà, s'agissant du M51, « la question délicate du maintien des compétences », du fait de la fin prochaine, en 2008, de la phase de développement de ce missile et de la coïncidence entre les développements M51 et Ariane V. Comme dans le cas de la fin des essais, l'argument de la coïncidence entre la durée de vie attendue du système (trente ans) et la durée du parcours professionnel de ceux qui l'ont conçu est utilisé pour jeter le doute sur notre capacité à « assurer les relèves qui s'imposent en maintenant au plus haut les connaissances dans un environnement technique évoluant très vite ».

D'ores et déjà, les questions de notre capacité à disposer des compétences techniques permettant le maintien en condition opérationnelle et la modernisation éventuelle de ce missile seraient posées. Plus encore, on s'interroge dès aujourd'hui sur notre aptitude à être capable de construire le successeur du M51 ! Et on suggère, pour maintenir la compétence, de regarder du côté des défenses antimissiles balistiques de longue portée... Les systèmes d'interception exoatmosphérique visés en l'occurrence pèsent, précisons-le, 4,4 milliards de dollars dans le budget proposé par le président Bush pour l'année fiscale 2005 - qui prévoit environ 9,1 milliards de dollars en 2005 pour l'ensemble des programmes de défense antimissile...

Pour ma part, je proposerai une autre solution pour répondre à ces problématiques, solution qui aurait, en outre, l'avantage de répondre à nos intérêts stratégiques. Comme je l'ai montré, le développement du M51 ne présente aucun caractère d'urgence, bien au contraire : dans l'hypothèse d'une résurgence de la menace, il risquerait d'être mal adapté au contexte stratégique, ayant été développé et construit trop tôt et « dans le vide ».

Pour cette raison, il faut lui substituer une veille technologique qui présenterait la souplesse nécessaire aux évolutions du contexte stratégique, tout en absorbant une proportion bien moindre des crédits destinés à l'équipement des armées. En l'absence d'études sur le coût de cette veille, il est difficile de chiffrer le montant des crédits qui pourraient être affectés à d'autres missions ; je rappelle toutefois que j'avais l'an dernier estimé à 500 millions d'euros les économies annuelles que permettrait de réaliser l'abandon du programme M51 et de la construction d'un quatrième SNLE de nouvelle génération.

2) Recentrer l'outil de défense français sur la protection et la prévention contre les menaces d'aujourd'hui... et de demain

La nécessité de réexaminer les dépenses consacrées à la dissuasion s'impose d'autant plus qu'elles créent un effet d'éviction sur des dépenses aujourd'hui insuffisantes au regard du contexte stratégique international.

A cet égard, le budget dédié à la recherche en matière militaire12 ne permet pas d'assurer la préparation de l'avenir de manière satisfaisante. Sans doute ces crédits enregistrent-ils une forte croissance dans le projet de loi de finances pour 2005, notamment du fait de la hausse des crédits d'études amont, qui passent de 357,3 millions d'euros, en crédits de paiement, dans la loi de finances initiale pour 2004 à 455,1 millions d'euros dans le projet de loi de finances pour 2005. L'expérience enseigne cependant de se méfier du gonflement des crédits d'études amont, qui sont souvent les premières victimes de la régulation budgétaire : il conviendra d'examiner avec attention l'exécution de ce chapitre à la clôture de la gestion 2005.

Dans une perspective pluriannuelle, cet effort ne suffit pas à pallier les carences accumulées depuis plusieurs années. La part de la R&T dans le budget de la défense s'est, en effet, réduite de 9,7 % en 2000 à 8,3 % en 2004, année qui aura marqué le creux de la vague, sous réserve que l'annuité 2005 ne soit pas amputée.

LES CRÉDITS DE RECHERCHE ET TECHNOLOGIE (R&T) MILITAIRES
DEPUIS 2000
(1)

2000

2001

2002

2003

2004

2005
(PLF)

R&T de défense

1,22

1,17

1,19

1,24

1,24

1,34

Crédits d'équipement inscrits
en loi de finances initiale

12,64

12,72

11,81

13,64

14,90

15,2

Part R&T/crédits d'équipement

9,7 %

9,2 %

10,1 %

9,1 %

8,3 %

8,8 %

(1) La contribution du ministère de la défense au BCRD, correspondant à la recherche duale, est intégrée ici à l'agrégat R&T. Il s'agit des crédits de paiement inscrits en loi de finances initiale, exprimés en milliards d'euros courants

Si l'on veut, au-delà des chiffres, replacer le débat sur un terrain concret, ce sont autant d'expertises, de connaissances et de capacités scientifiques, techniques et industrielles permettant de définir et de lancer les programmes d'armement qui sont amputées, dans des domaines pourtant clés de l'avenir tels que le renseignement d'origine électronique ou spatiale, l'alerte spatiale en matière de défense antibalistique ou encore la protection contre la menace NRBC.

L'insuffisante prise en compte de l'avenir dont témoigne l'effort budgétaire en matière de recherche est d'autant plus préoccupant qu'il s'inscrit dans une atonie européenne, à rebours de la dynamique américaine en la matière. Précisons que toute comparaison européenne est subordonnée à la nécessité de « sortir » non seulement les crédits destinés à la recherche duale, mais également ceux qui sont liés au nucléaire (500,2 millions d'euros prévus pour 2005), ce qui est symptomatique de l'effet d'éviction évoqué précédemment. Ce que l'on peut considérer comme le budget de recherche militaire « brut » - études amont et recherches menées par les organismes subventionnés - apparaît alors dans toute sa modestie.

LES CRÉDITS DE RECHERCHE ET TECHNOLOGIE (R&T) MILITAIRES DEPUIS 2001 : L'ÉCART CROISSANT ENTRE L'EUROPE ET LES ÉTATS-UNIS

2000

2001

2002

2003

2004

France(1)

0,58

0,59

0,56

0,55

0,49

Royaume-Uni

0,71

0,74

0,75

0,72

0,68

Allemagne

0,38

0,39

0,36

0,36

0,38

France(2)

1,22

1,17

1,19

1,24

1,24

Etats-Unis

9,20

9,75

9,90

10,80

10,50

Crédits de paiement inscrits en loi de finances initiales, exprimés en milliards d'euros courants
(1) Hors crédits « nucléaire » et BCRD
(2) Inclus crédits « nucléaire » et BCRD

L'évolution en ciseaux des crédits de recherche militaire de part et d'autre de l'Atlantique ne laisse pas d'inquiéter. Elle signifie, en effet, dépendance accrue des Européens à l'égard des Etats-Unis et donc difficulté d'autant plus grande pour l'Europe d'émerger comme un acteur stratégique autonome. Elle pose également la question de l'interopérabilité à terme entre moyens de défense européens et américains, les premiers risquant d'être systématiquement subordonnés aux seconds faute de disposer des moyens de renseignement, notamment. Sauf inflexion majeure, ce que ces chiffres laissent présager, ce sont des forces européennes sourdes et aveugles.

Ce constat vaut d'autant plus que le secteur du spatial militaire, qui occupe d'ailleurs une place importante dans la recherche, est également insuffisamment doté dans la loi de programmation militaire 2003-2008, qui prévoit une stabilisation de ce budget hautement stratégique. Dès lors, la forte hausse des crédits inscrits dans le projet de budget pour 2005 ne doit pas faire illusion : avec 465,26 millions d'euros de crédits de paiement inscrits, soit une augmentation de 15,7 % par rapport à 2004 (402,30 millions d'euros inscrits), le budget de l'espace prévu pour 2005 ne permet pas de compenser l'écart entre l'annuité 2004 et l'annuité moyenne de 450 millions d'euros prévue en programmation, ce, alors même que l'annuité 2003 était déjà en retrait par rapport à la moyenne prévue en programmation (436,20 millions d'euros). Ces écarts successifs au stade de la loi de finances initiale sont d'autant plus préoccupants que les budgets votés ne sont pas respectés en exécution : en 2002, l'analyse des budgets - en loi de finances initiale et en loi de règlement - fait apparaître un déficit égal à 10 % de l'annuité prévue. En 2003, le budget exécuté est même passé sous la barre des 400 millions d'euros.

La faiblesse de notre budget spatial et, plus encore, le non-respect des engagements pris en la matière dans la loi de programmation militaire 2003-2008 sont autant de coups portés à l'émergence de l'Europe stratégique. La France est, en effet, le principal moteur de l'Europe spatiale, son budget comptant pour près de 75 % du budget spatial militaire européen en 2003 (40 % de l'effort spatial européen, civil et militaire). Par conséquent, l'Europe spatiale n'existera pas sans la France : c'est en France que se situe le « port spatial de l'Europe », pour reprendre l'expression de M. Alain Pompidou, auteur d'un récent rapport sur la politique de R&D spatiale pour le Conseil économique et social13 ; c'est également la France qui abrite les deux centres techniques d'Evry et Toulouse, essentiels à la conduite des programmes spatiaux européens. Mais, à l'inverse, la France ne restera pas une puissance spatiale sans l'Europe, seul niveau ayant la taille critique requise par les programmes du spatial militaire.

Face à des Etats-Unis chez qui le spatial militaire fait, il est vrai, partie intégrante de la culture militaire depuis cinquante ans, la médiocrité du budget spatial militaire français constitue par conséquent un signal négatif envoyé à l'Europe politique. Rappelons, qu'en 2003, là où l'Europe consacrait 655 millions de dollars au spatial militaire, les Etats-Unis en dépensaient 17,5 milliards, chiffre qui, en 2005, sera de 23 milliards de dollars. Et ce, en application de concepts aux noms aussi évocateurs que Information Dominance ou Space Control.

CONCLUSION

Les dépenses inscrites dans le projet de budget pour 2005 confortent-elles les fondements d'une défense européenne efficace ? Telle est la seule question qui vaille, dans un environnement stratégique où la France a, moins que jamais, de chances de faire entendre sa voix si elle conçoit son outil de défense sur une base essentiellement nationale.

La réponse est malheureusement négative, les différentes lois de finances qui se succèdent depuis deux ans envisageant le débat sur la défense essentiellement dans sa dimension quantitative. Afficher un chiffre en augmentation ne peut masquer les aspects critiquables de ce projet de budget : une insuffisante préparation de l'avenir et l'accroissement de certains crédits, tels que ceux de la dissuasion, peu pertinente au vu des enjeux de sécurité actuels.

Pour ces raisons, j'invite la Commission à donner un avis défavorable à l'adoption des crédits de la défense pour 2005.

EXAMEN EN COMMISSION

Au cours de sa réunion du mercredi 3 novembre 2004, la Commission a examiné pour avis, sur le rapport de M. Paul Quilès, les crédits de la Défense pour 2005.

Après l'exposé du Rapporteur, le Président Edouard Balladur a tout d'abord rappelé que la simulation avait été mise en œuvre en France lorsqu'il était Premier ministre. Certes, la simulation nécessite une coopération technique avec les Etats-Unis, mais une telle coopération existait déjà concernant les expérimentations classiques antérieures.

Il a ensuite fait part des débats sur la dissuasion et sur le bien-fondé d'une riposte massive en cas d'atteinte à nos intérêts fondamentaux. Dans le contexte géostratégique actuel, on peut s'interroger sur l'opportunité de la doctrine traditionnelle de la dissuasion, compte tenu de la puissance des armes nucléaires d'aujourd'hui. Il faudrait donc lancer une réflexion sur l'utilisation éventuelle d'armes nucléaires tactiques pour des pays de la taille de la France.

M. Roland Blum a salué l'intérêt des analyses du Rapporteur, dont il a cependant précisé qu'il ne les partageait pas. En effet, il est nécessaire de conserver une autonomie stratégique et militaire pour la France car l'Europe politique reste un projet à long terme : ainsi l'effort budgétaire consacré par la France dans un contexte économique difficile se justifie pleinement. Enfin, rappelant que le budget 2005 prévoyait pour la première fois un financement des dépenses des opérations extérieures en loi de finances initiale, il a considéré que la somme de 100 millions d'euros prévue à cet effet serait probablement insuffisante.

M. François Guillaume a convenu que la dissuasion nucléaire telle qu'elle était envisagée au moment de l'entrée de la France dans le club des Etats détenteurs n'avait plus la même force, les adversaires potentiels ayant changé. Il s'est interrogé sur la possibilité de mettre en place un bouclier protégeant la France des missiles balistiques, solution qui présenterait l'intérêt d'éviter à cette dernière une riposte de toute façon peu crédible aux vues des destructions considérables qu'elle aurait subies. La mise en place d'un tel bouclier est-elle envisageable pour la France et la coopération européenne est-elle la seule voie possible en la matière ?

Le Rapporteur a apporté les éléments de réponse suivants :

- si la question du nucléaire tactique a, depuis le début de l'âge nucléaire, agité politiques, militaires et experts, elle se pose encore aujourd'hui à travers le débat sur la miniaturisation et l'accroissement de la précision des armes. Au-delà du fait qu'on voit difficilement comment empêcher une arme nucléaire de produire des dégâts collatéraux, du fait de l'effet de rayonnement produit par l'explosion de celle-ci, la question du nucléaire tactique ne peut de toute façon, aujourd'hui, se poser que dans le cadre européen. Il y a en effet quelque paradoxe à traiter d'un sujet qui engage les dix à quinze ans à venir dans un cadre strictement national : de fait, nous devons relier le phénomène d'hystérésis très lourd qui existe en matière d'équipement militaire, notamment nucléaire, aux évolutions de la construction européenne, qui se caractérise par les progrès de l'Europe politique, seule option d'avenir pour l'Union européenne. Même tactique, c'est-à-dire frappant un espace circonscrit, le nucléaire est en effet doté d'une telle charge diplomatique et psychologique qu'il paraît inconcevable d'examiner les choix du futur en ce domaine en dehors du cadre européen.

- Les choix français en matière de dissuasion nucléaire doivent également être examinés à l'aune des positions très fortes de la France en matière de désarmement. A cet égard, il est préoccupant de constater qu'existe un débat, au sein des pays participant à la conférence d'examen du traité de non-prolifération nucléaire qui se tiendra en mai 2005, entre les Etats dotés de l'arme nucléaire au sens du TNP et les autres, quant à l'ordre du jour de cette conférence. D'un côté, en effet, les premiers souhaitent l'axer sur la non-prolifération, tandis que les seconds privilégient la question du désarmement nucléaire. La question posée ici est fondamentale : le but des pays appartenant au Club nucléaire est-il de conserver l'arme nucléaire et d'empêcher les autres pays de l'acquérir ou bien est-il de réduire leurs stocks d'armes nucléaires ?

- S'agissant des opérations extérieures, si 100 millions d'euros sont certes inscrits à ce titre dans le projet de loi de finances pour 2005, cette somme est loin de couvrir les besoins, qui étaient, en 2003, de 658 millions d'euros et seront vraisemblablement, en 2004, de 667 millions d'euros. Il est à craindre que le solde ne soit une fois encore prélevé sur le budget de la défense ;

- Si la question de doter l'Europe d'un système d'alerte avancée de détection des missiles balistiques est pertinente, en revanche, il ne serait pas judicieux de construire un bouclier antimissile tel que le conçoivent les Etats-Unis : outre le coût d'un tel projet (les Etats-Unis ont inscrits plus de 9 milliards de dollars dans le budget 2005 à cette fin), le système ne fonctionne pas, sans compter enfin qu'il favorise la course aux armements. Enfin, comme l'avait montré a contrario le traité ABM signé en 1972, récusé par les Etats-Unis en 2002, il remet en cause la dissuasion. En revanche, la France travaille dans le cadre de l'OTAN sur des systèmes de défense antimissile de théâtre en vue de protéger les troupes projetées hors de nos frontières.

En conclusion, le Président Edouard Balladur a fait observer que les armes nucléaires tactiques étaient souvent considérées comme occasionnant des dégâts limités -d'où le rôle d'avertissement ultime qu'on pensait un temps leur faire jouer, par contraste avec les armes stratégiques ; or, M. Quilès a raison, arme tactique ne signifie pas arme de faible puissance.

Contrairement aux conclusions du Rapporteur, la Commission a émis un avis favorable à l'adoption des crédits de la Défense pour 2005.

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N° 1866 - tome VII - Avis de la commission des affaires étrangères sur le projet de loi de finances pour 2005 : Défense (M. Paul Quilès)

1 Ce programme avait pour objet de compléter les accords de garanties entre l'AIEA et les Etats parties au TNP par des protocoles additionnels afin d'accroître l'étendue et la précision des contrôles.

2 Il montre, par exemple, que 82 % des Américains pensent qu'une guerre peut être juste et peut être un moyen de faire la paix. Seulement 41 % des Européens adoptent une telle position.

3 Document du Conseil de l'UE, n° 15849/1/03.

4 Site Internet de l'OTAN.

5 En vertu de cette doctrine, les Etats-Unis n'acceptent le développement de la PESD qu'autant qu'elle ne crée ni de découplage entre l'Europe et les Etats-Unis, ni de duplication des moyens existant dans le cadre de l'OTAN et qu'elle ne se traduit pas par une discrimination à l'encontre des Etats membres de l'OTAN qui ne le sont pas de l'Union européenne.

6 Il s'agit de l'Allemagne, la Belgique, l'Espagne, la Grèce, la France, l'Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal et le Royaume-Uni.

7 White Paper on the Treaty establishing a Constitution for Europe, Foreign and Commonwealth Office, Septembre 2004.

8 Crédits de paiement exprimés en milliards d'euros courants, hors pensions.

9 Général Henri Bentégeat, « Dissuasion », Défense nationale, août-septembre 2004, n° 8-9.

10 Le Livre blanc sur la défense mentionne, rappelons-le, des armes « rudimentaires ».

11 François Auque, « Composante océanique : quelques réflexions à propos du renouvellement du missile », Défense nationale, août-septembre 2004, n° 8-9.

12 Il est ici question de la R&T (recherche et technologie), qui intervient en amont des programmes d'armement et n'inclut pas le développement. L'agrégat R&T comprend le budget des études amont, le budget des études à caractère opérationnel ou technico-opérationnel (EOTO) et des études à caractère politico-militaire, économique et social (EPMES), ainsi que celui des études commandées par le délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense (DSND) ; les subventions versées à divers organismes placés sous la tutelle du ministre de la défense ; le financement des travaux de recherche fondamentale et relatifs aux nouveaux moyens d'expérimentation et de simulation du commissariat à l'énergie atomique (CEA) ; la participation du ministère de la défense au budget civil de recherche et développement (BCRD).

13 Alain Pompidou, Rapport du Conseil économique et social, « La politique spatiale de recherche et de développement industriel », 2004.


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