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N° 2571

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 12 octobre 2005

AVIS

PRÉSENTÉ

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

SUR LE PROJET DE loi de finances pour 2006 (n° 2540),

TOME V

DÉFENSE

ENVIRONNEMENT ET PROSPECTIVE DE LA POLITIQUE DE DÉFENSE

Par M. Paul QUILÈS,

Député

Voir le numéro 2568 (annexe n° 9)

INTRODUCTION 5


I - DANS UN CONTEXTE D'INCERTITUDE STRATÉGIQUE, LES ACTEURS DE LA SÉCURITÉ ET DE LA STABILITÉ INTERNATIONALES PEINENT À DÉFINIR DES STRATÉGIES DE RÉPONSE ADAPTÉES
7

A. - DES MENACES MAJEURES 7

1. Le terrorisme international, vecteur de fragilisation des Etats en crise 7

2. Le prolifération nucléaire : un bilan en demi-teinte 9

3. La persistance de foyers de tensions : la question des stratégies de sortie de crise 12

B. - DES RÉPONSES INSUFFISANTES 14

1. L'ONU : la réforme nécessaire 14

2. Les Etats-Unis ou les limites de l'idéologie et de l'expérimentation 18

3. L'Europe : la politique européenne de sécurité et de défense ou l'Europe des réalisations concrètes 20

II. LA FRANCE, ACTEUR IMPORTANT DE LA SÉCURITÉ INTERNATIONALE, DOIT SE DONNER PLEINEMENT LES MOYENS MILITAIRES DE SES AMBITIONS EUROPÉENNES 25

A. - LE PROJET DE BUDGET POUR LA DÉFENSE EN 2006 : DES MOYENS IMPORTANTS... POUR UN OBJECTIF INADAPTÉ 25

1. L'effort budgétaire de défense français : apparences.... 26

2. ... Et réalités 27

B. - LE FORMAT D'ARMÉE POUR 2015 : UN OBJECTIF IRRÉALISTE 31

1. De reports en retards : la fin de la « sanctuarisation » du budget de la défense 32

2. En retard d'un modèle ? 33

C. - PLACER LE BUDGET DE LA DÉFENSE DANS UNE PERSPECTIVE EUROPÉENNE : DEUX PRIORITÉS POUR UNE OBLIGATION 35

1. Développer les moyens et la coordination en matière de recherche 36

2. Accroître et accélérer les programmes liés au spatial militaire 38

CONCLUSION 41

EXAMEN EN COMMISSION 43

Mesdames, Messieurs,

Les crédits inscrits pour la mission défense dans le projet de loi de finances pour 2006 sont en conformité avec les prescriptions fixées par la loi de programmation militaire 2003-2008. Tel est l'affichage qui prévalait également pour les deux lois de finances précédentes.

Qu'en est-il de la réalité ?

S'agissant du budget de la défense, les véritables critères sur lesquels se juge sa qualité ne se limitent certainement pas au montant des crédits affiché dans la loi de finances initiale. Juger un budget de défense implique de dépasser l'analyse simpliste en termes de hausse ou de baisse des crédits et de se pencher avec attention sur les conditions d'exécution réelles du budget et sur des questions très concrètes, telles que l'avancée des programmes de défense ou les livraisons effectives d'équipement. En bref, de ne pas s'arrêter au trompe-l'œil pour regarder la photographie réelle des moyens de la défense et de leur usage. La mise en œuvre, pour la première année, de la nouvelle Constitution budgétaire qu'est la LOLF s'inscrit d'ailleurs pleinement dans cette logique puisque le Parlement est désormais appelé à juger et voter le budget en fonction de sa capacité à atteindre des objectifs et non plus de la logique de moyens statique qui prévalait jusqu'alors.

La seule question qui vaille est donc très simple : le projet de budget de la défense pour 2006 répond-il aux objectifs de notre politique de défense ? Ceux-ci sont au nombre de trois :

- à moyen terme, atteindre le format d'armée défini par la loi de programmation militaire 2003-2008 ;

- à long terme, atteindre le modèle d'armée 2015, dont la loi de programme précitée n'est qu'un objectif intermédiaire ;

- soutenir la mise en œuvre de nos objectifs de politique européenne et de notre politique étrangère globale, alors que dans un contexte stratégique très incertain, les grands acteurs internationaux peinent à définir des stratégies de réponse adaptées.

I - DANS UN CONTEXTE D'INCERTITUDE STRATÉGIQUE, LES ACTEURS DE LA SÉCURITÉ ET DE LA STABILITÉ INTERNATIONALES PEINENT À DÉFINIR DES STRATÉGIES DE RÉPONSE ADAPTÉES

a. - des menaces majeures

1. Le terrorisme international, vecteur de fragilisation des Etats en crise

Les attentats de Londres, au mois de juillet dernier, ont confirmé la vulnérabilité des pays européens au terrorisme international et souligné, par leur mode opératoire, que les attentats kamikazes seraient désormais la norme, et plus l'exception, y compris lorsqu'ils touchent des Etats démocratiques qui ne sont pas situés dans des zones de crise. La rapidité et l'efficacité de la réaction britannique - entachées, il est vrai, d'une bavure tout à fait regrettable au pays de l'habeas corpus - soulignent a contrario le caractère profondément déstabilisateur de ce type d'actes dans les pays sans culture démocratique.

· Dans les sociétés occidentales, la violence terroriste pose en effet la question du point d'équilibre entre le respect des droits fondamentaux de l'individu et la nécessité de lutter efficacement contre les actes terroristes. Un débat passionné avait entouré l'adoption, aux Etats-Unis, du Patriot Act en 2001 (1) ; il en va de même depuis quelques mois au Royaume-Uni, autour du dispositif de lutte antiterroriste. D'ores et déjà, avant les attentats du 7 juillet, la Chambre des Lords avait invalidé, en décembre 2004, la faculté d'emprisonner certains étrangers sans jugement et, en mars 2005, une nouvelle loi avait été adoptée pour compléter le dispositif de répression du terrorisme (détention à domicile notamment). Au lendemain des attentats du 7 juillet qui ont fait 56 morts et 700 blessés, « les règles du jeu ont changé », selon le Premier Ministre britannique et le Royaume-Uni est aujourd'hui confronté à la délicate recherche de l'équilibre entre sécurité et droits de l'homme. Le 15 septembre, le ministre de l'Intérieur, M. Charles Clarke, a ainsi présenté le projet de loi antiterroriste du gouvernement, qui envisage la création de trois nouvelles infractions : incitation et apologie du terrorisme, entraînement en vue de commettre un acte terroriste, programmation d'un acte terroriste. Mais c'est surtout la mesure envisagée de porter la durée maximale de la garde à vue pour les personnes soupçonnées d'activités terroristes à trois mois, contre quinze jours actuellement, qui fait débat. Cette mesure, réclamée par la police, est l'objet de nombreuses critiques au nom du respect des droits de l'homme. Chacun a en tête Guantanamo, l'illustration la plus frappante des atteintes portées aux droits de l'homme aux États-Unis, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001.

· Dans les Etats fragiles, sans culture démocratique, les effets du terrorisme international mettent en jeu la cohésion même de l'État, plus encore lorsqu'ils touchent des pays dont les structures sociales ou la composition ethnique peuvent potentiellement saper les fondements d'une identité nationale généralement récemment acquise :

- Tel est tout l'enjeu de la lutte contre le terrorisme en Afghanistan, où le processus politique et la réduction de la menace terroriste sont étroitement liés. Après la réussite des élections, l'enjeu est désormais, pour le président afghan, de dégager une majorité claire au sein du nouveau parlement. Dans le même temps, le calendrier s'annonce chargé pour la communauté internationale alors que le processus de Bonn lancé en décembre 2001 vient à échéance en décembre 2005 : conférence internationale en janvier, question de l'extension au sud-est - c'est-à-dire dans des zones de combat où les Américains, soutenues par des forces spéciales alliées, dont les françaises, affrontent les Talibans - de la Force internationale d'assistance (FIAS) décidée par l'ONU et déléguée à l'OTAN, détermination de l'aide la plus appropriée et des modalités de pilotage responsabilisantes pour les Afghans. Pour l'OTAN, l'enjeu est de laisser peu à peu les Afghans s'approprier leur propre sécurité, sans pour autant être perçue comme une force d'occupation et de combat, la lutte anti-terroriste devant rester dissociée comme elle l'est aujourd'hui avec l'existence de l'opération autonome Enduring Freedom, sous commandement américain.

Telle est également la question qui se pose aujourd'hui en Irak, où le processus constitutionnel en cours rappelle que l'adoption d'une Constitution ne suffit pas à définir un État et que l'instauration du fédéralisme suppose la préexistence d'une culture démocratique avancée. A ce jour en effet, le débat constitutionnel n'a pas enclenché la dynamique politique espérée, soulignant et cristallisant au contraire la profondeur des clivages communautaires. La situation en Irak est très préoccupante, notamment dans les domaines sécuritaire et social : le terrorisme joue un rôle de sape et participe de la dégradation continue de la situation. C'est la capacité des autorités à améliorer les conditions de vie et de sécurité, c'est-à-dire le fondement du contrat social qui fonde tout État qui est aujourd'hui remis en cause par une population qui n'a plus qu'une confiance très faible dans le pouvoir en place.

- Telle est enfin la problématique dans un État certes moins placé sous les feux de l'actualité, mais dont l'évolution à moyen et long terme est plus que préoccupante, l'Arabie saoudite. Confronté à la violence terroriste, le royaume saoudien est entré depuis plusieurs années dans une phase délicate, dont les attentats du 11 septembre 2001 ont révélé les enjeux multiples, politiques, institutionnels et sociaux, qui plus est dans un contexte régional très instable. Dans un contexte de paupérisation relative de la population - division par deux du revenu par tête en vingt ans, sous l'effet d'un accroissement démographique supérieur aux capacités d'absorption du marché de l'emploi -, le pays subit, depuis 2003, une violence terroriste qui a fait plus de cent morts et plusieurs milliers de blessés. Si ces attentats n'ont, jusqu'alors, pas suffi à menacer la stabilité du régime ni son économie, ils sont soutenus par une idéologie qui met en question l'existence même d'une nation saoudienne. Plus encore, la déstabilisation de l'Irak attire les jeunes fondamentalistes saoudiens les plus extrémistes vers ce qu'ils voient comme une nouvelle terre de djihad. A court terme, l'Arabie saoudite peut être « soulagée » par le départ de ces terroristes (2) ; qu'en sera-t-il cependant à moyen et long terme lorsque, par un processus semblable à ce qui s'est passé avec les « Afghans », c'est-à-dire ces jeunes musulmans qui avaient rejoint l'Afghanistan des Talibans pour y combattre les Soviétiques, ces jeunes extrémistes surentraînés reviendront dans leur pays ?

2. Le prolifération nucléaire : un bilan en demi-teinte

La prolifération nucléaire est, avec le terrorisme international, la menace la plus préoccupante pour notre sécurité. J'avais souligné, dans le rapport que je présentais l'an dernier sur la loi de finances pour 2005, les fortes turbulences que traversait le régime international de non-prolifération. Le même constat s'impose, même si les récentes évolutions du dossier nord-coréen incitent à nuancer l'évaluation de la situation.

S'agissant du défi lancé au régime international de non-prolifération que sont les ambitions nucléaires, ouvertement affichées, de la Corée du Nord, les dernières semaines ont été marquées par un progrès notable, avec la conclusion d'un accord dans le cadre du processus de « pourparlers à six » (3), intervenu à Pékin, le 19 septembre 2005, entre la Corée du Nord et les cinq pays qui tentaient, depuis près de trois ans, de convaincre Pyongyang de renoncer aux armes nucléaires. La plupart des commentateurs considèrent que ce texte, qui multiplie les formules vagues, est une solution en trompe-l'œil, un accord bancal.

Selon ce texte, rédigé en grande partie par la diplomatie chinoise, la Corée du Nord s'engage à « abandonner ses armes nucléaires et ses programmes nucléaires existants », à respecter « à une date rapprochée » le traité de non-prolifération nucléaire (TNP) et à reconnaître l'autorité de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) des Nations unies. En échange, les Etats-Unis s'engagent à ne pas attaquer militairement le pays, promettent une normalisation de leurs relations avec Pyongyang et l'ouverture de discussions sur la livraison d'un réacteur nucléaire à eau légère - donc, non proliférant - à la Corée du Nord.

Le scepticisme des spécialistes sur la portée de l'accord est lié au fait que, dès le lendemain de la signature de l'accord, la Corée du Nord faisait savoir qu'elle n'abandonnerait ses armes et ses programmes nucléaires qu'après avoir reçu, non pas un, mais deux réacteurs nucléaires à eau légère. Revendication en contradiction totale avec la déclaration de Pékin, qui prévoit comme début du processus la fin des activités nucléaires militaires nord-coréennes et le retour de Pyongyang au TNP, donc celui des inspecteurs de l'AIEA. La question se pose effectivement de savoir si, une fois encore, Kim Jong-Il n'a pas cherché à gagner du temps.

Si le problème de la Corée du Nord est très particulier, sa solution dépend cependant en grande partie du facteur chinois. Tout au contraire, celui de l'Iran est beaucoup plus lourd d'incertitudes pour l'avenir. Bien que Pyongyang dispose déjà de l'arme nucléaire alors que, selon les experts, Téhéran ne devrait pas l'avoir avant plusieurs années, le programme nucléaire iranien se révèle un problème plus délicat pour les Etats-Unis que celui de la Corée du Nord. La crainte américaine est en effet de voir des technologies nucléaires sensibles iraniennes tomber entre les mains de groupes radicaux comme le Hamas palestinien ou le Hezbollah libanais, tous deux soutenus par Téhéran, alors que personne ne voit la Corée du Nord comme un tenant du terrorisme. Qui plus est, l'Iran, détenteur des deuxièmes réserves de pétrole et de gaz du monde, qui a menacé d'utiliser l'arme du prix des matières premières dans ses négociations avec l'Occident, n'est pas la Corée du Nord, petit pays isolé, pauvre et dénué de ressources naturelles.

Or, au contraire des négociations avec la Corée du Nord, celles que conduit, depuis 2003, la troïka européenne composée de la France, du Royaume-Uni et de l'Allemagne avec l'Iran, sont dans l'impasse. En 2005, dans un contexte électoral propice à ériger le dossier nucléaire en question de fierté nationale, l'Iran a poursuivi sa stratégie visant à tester les limites du processus de négociation, sans aller jusqu'à la rupture, mais en préservant toutes les options permettant la poursuite de ses objectifs de maîtrise du cycle du combustible.

Pour évoquer brièvement les termes du débat, rappelons que des négociations avec l'Iran menées par la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni en 2003 ont permis la signature d'un accord, le 21 octobre, prévoyant la pleine coopération et transparence de Téhéran vis-à-vis de l'AIEA, la signature d'un protocole additionnel aux garanties de l'AIEA, le lancement des procédures de ratification et la mise en œuvre immédiate (sans attendre la ratification) des dispositions de ce protocole, ainsi que la suspension de toutes les activités liées à l'enrichissement de l'uranium et au retraitement.

Force est de constater le peu de bonne volonté des Iraniens à respecter leurs engagements. Tout au contraire, malgré les propositions faites par les trois Européens, dans le cadre de l'accord de 2003, les autorités iraniennes ont annoncé, le 1er août 2005, la reprise des activités de conversion d'Ispahan et ont, le 10 août dernier, brisé les scellés, violant ainsi les termes même de l'accord passé avec les Européens. Le développement des centrifugeuses a donc repris, l'Iran ayant fait part de son intention de les tester, ce qui implique leur utilisation avec de l'uranium. En outre, la date de ratification du protocole additionnel a été repoussée. Enfin, l'Iran a confirmé, le 26 mai 2005, avoir procédé à des travaux sur la séparation du plutonium jusqu'en 1998, alors qu'il avait affirmé en avril 2005, avoir cessé toute activité de recherche sur le plutonium en 1993.

Certes, l'Iran ne possède actuellement aucun arsenal nucléaire, ni même la matière nécessaire à la fabrication d'un premier engin ; comme nous l'avons relevé précédemment, il est même peu probable qu'il puisse faire aboutir un programme militaire avant la fin de cette décennie. Les derniers rapports des services américains évaluent à une dizaine d'années le temps qu'il leur faudra pour avoir une bombe opérationnelle. Il faut également rappeler que l'Agence internationale de l'Energie atomique (AIEA) à Vienne n'a trouvé aucune preuve d'une activité nucléaire à caractère militaire.

Cependant, les mois récents laissent croire à un durcissement de la position iranienne sur le dossier nucléaire, au-delà même des changements de ton récurrents que les Iraniens manient avec sagacité, mais qui ne constituent en rien un changement d'attitude sur le fond. L'évolution de la situation politique interne à la suite des élections présidentielles rend difficile tout pronostic sur l'attitude de l'Iran dans les mois à venir : comment va se traduire l'alliance du populisme et de l'islamisme conservateur dans un Iran conforté par la déliquescence de l'Irak et la montée en puissance concomitante des Chiites dans ce pays ? Les paroles inadmissibles du nouveau Président iranien sur Israël - « Israël doit être rayé de la carte », a-t-il déclaré le 26 octobre 2005 - préjugent-elles d'une radicalisation du régime ? La très habile utilisation diplomatique que fait l'Iran du dossier nucléaire ouvre également des perspectives préoccupantes : l'Iran tente en effet de rassembler autour de lui les Etats en voie de développement en stigmatisant l'attitude des Etats européens et des Etats-Unis d'Amérique qui s'immisceraient dans ses affaires intérieures et lui refuseraient le droit à l'énergie du XXIè siècle.

A l'automne 2005, le dossier reste ouvert, avec, en perspective, le possible transfert du dossier au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Perspective qui ne serait cependant pas une solution, du fait d'un probable veto russe en l'état actuel de la situation, sans compter que, même si le Conseil de sécurité autorisait le recours à la force contre l'Iran, l'enfouissement des installations nucléaires dans des infrastructures souterraines d'une part, l'absorption des capacités américaines par la situation en Irak d'autre part, rendraient une intervention armée extrêmement complexe.


3. La persistance de foyers de tensions : la question des stratégies de sortie de crise

A côté de ces nouvelles menaces, persistent de nombreux foyers de crise, qui peuvent aller jusqu'à menacer la pérennité de l'État, comme c'est le cas, par exemple, au Soudan. Face à ces crises, la communauté internationale est quelque peu embarrassée par le caractère chaque fois spécifique des crises en question et peine à définir des modes d'intervention adaptés. Pour l'heure, là où elle intervient, on assiste bien souvent à une pérennisation de son engagement sur le terrain, comme c'est le cas au Kosovo, en Bosnie ou en Afghanistan, sans qu'il soit possible de prévoir l'échéance de son intervention. A tel point que l'on est tenté de poser la question : la fin de la guerre froide a-t-elle réinventé le protectorat sous mandat international ?

Les années 1990 ont posé la question de la légitimité et des modalités d'une intervention extérieure dans un Etat en crise ; les années 2000 posent celles des stratégies de sortie de crise, alors qu'en Bosnie ou au Kosovo, par exemple, nulle perspective de retrait des troupes sous mandat international ne se dessine. Pour prendre ce dernier exemple, si des avancées y ont été enregistrées qui favorisent la stabilisation, comme la mise en place des ministères de l'intérieur et de la justice, la situation politique reste néanmoins fragile, sans compter une économie dégradée et la faiblesse des progrès en matière de coexistence multiethnique. Dans un tel contexte, on aboutit au paradoxe suivant : alors même que l'objectif de la communauté internationale est de favoriser des négociations politiques, nécessaires, sur le statut futur du Kosovo, cette seule démarche peut aujourd'hui conduire à faire réapparaître les tensions. En bref, sans la communauté internationale, il serait très probable que le Kosovo sombrerait dans la crise ; mais le fait même qu'elle reste favorise le report constant de négociations essentielles. Dans ce contexte incertain, le maintien des effectifs de la KFOR reste donc nécessaire : un changement de posture est impossible en l'état actuel de la situation.

A mon sens, presque tout est à inventer en matière de stratégie de sortie de crise : seule une approche transversale et intégrée qui concilie sécurité, transition démocratique et reconstruction de l'État est à même de juguler la faillite de certains Etats. L'Afghanistan nous en fournit un exemple quotidien : là encore, la communauté internationale sera appelée à soutenir pendant de très nombreuses années le processus de reconstruction politique en cours. Le succès de ce processus dépendra de la capacité à articuler, sur le terrain, enjeux militaires et de sécurité d'un côté, échéances politiques de l'autre.

C'est la même question de la capacité à articuler processus politique et rétablissement d'une paix durable qui est posée en Côte d'Ivoire, terrain de crise sur lequel la France assume en première ligne le mandat que lui a confié la communauté internationale, alors que le délai d'organisation des élections présidentielles est arrivé à échéance le 30 octobre 2005. Depuis de nombreuses années, des troupes françaises sont stationnées en Côte d'Ivoire (TFCI) conformément à l'accord de défense du 24 avril 1961. Toutefois, à la suite de la rébellion du 19 septembre 2002 (4), l'opération Licorne a été déclenchée par la France pour assurer la sécurité de nos ressortissants et préserver la stabilité du pays. La résolution 1464 du 4 février 2003 du Conseil de sécurité des Nations unies a légitimé l'action de la force Licorne, en soutien de la force de la Communauté des Etats d'Afrique de l'Ouest (MICECI (5)), pour la mise en œuvre des accords de Marcoussis (6). La résolution 1528, adoptée par le Conseil de sécurité le 27 février 2004, a créé l'opération des Nations unies en Côte d'Ivoire (ONUCI) à compter du 4 avril 2004. La résolution 1609 du 24 juin 2005 a prorogé le mandat de cette dernière, ainsi que celui des forces françaises, pour une période de sept mois, jusqu'au 24 janvier 2006. La mission de l'ONUCI concerne désormais également l'appui à l'organisation des élections présidentielles qui auraient dû se tenir à la fin du mois d'octobre 2005 (7). Dans le cadre de la résolution 1528, nos forces ont pour mission de protéger les ressortissants de la communauté internationale et d'appuyer les soldats de l'ONU. Licorne joue le rôle de force de réaction rapide au profit de l'ONUCI. Dans le cadre du processus désarmement, démobilisation, réintégration (DDR), elle doit assurer la sécurité dans les zones de regroupement d'où l'ONUCI est absente.

L'évolution majeure de ces derniers mois réside dans la signature des accords de Pretoria le 6 avril 2005, qui a permis de relancer le processus de paix, rompant la boucle « DDR contre réforme de l'article 35 » qui le paralysait. Le Président Gbagbo a annoncé le 26 avril 2005 que tous les candidats désignés par les partis politiques signataires de l'accord de Linas-Marcoussis seraient éligibles à la présidence. Les élections devaient avoir lieu le 30 octobre 2005, date butoir de fin de mandat pour le président en exercice. Or, avec l'accord de la communauté internationale, elles ont été reportées : le cantonnement des rebelles dans le cadre du DDR n'avait pas commencé le 31 juillet comme prévu, sans compter le retard pris dans la publication des listes électorales. Quoi qu'il en soit, ces élections demeurent un objectif prioritaire, l'important étant de réduire au minimum le délai de préparation d'un scrutin crédible.

Suffiront-elles à rompre le cercle des violences ? Force est de constater que la situation est incertaine et lourde de drames potentiels. L'opposition au nord n'a aucune lisibilité ni projet politiques, fonctionnant davantage selon une logique de prédation. Ce constat invite à relativiser la portée d'élections éventuelles, que seul, en réalité, l'actuel président aurait intérêt à organiser. Dans quelle mesure en effet l'opposition ne se contenterait-elle pas d'un scénario à la congolaise, c'est-à-dire d'une répartition du pouvoir et des richesses nationales entre les différents partis, sans que soit nécessairement organisées des élections ? En outre, même si le sujet n'est que très rarement abordé, une autre échéance électorale se dessine, avec la fin de l'actuelle législature le 11 décembre prochain : rien n'est à ce jour prévu pour renouveler un Parlement sans légitimité après cette date.

Face à cette situation potentiellement dangereuse, il n'existe pas de ligne claire et convergente des différents acteurs : tandis que certains gouvernements africains se satisferaient volontiers d'une éviction de la France afin de laisser la Côte d'Ivoire devenir la proie des stratégies prédatrices observées en Afrique centrale, d'autres Etats, en Afrique et ailleurs, souhaiteraient que notre pays fasse connaître clairement et explicitement les lignes de sa politique en Côte d'Ivoire. Serait-on prêt à envisager le verrouillage de la frontière nord, qui assécherait les capacités de nuisance de la rébellion - option dont on rappellera qu'elle est autorisée par la résolution 1609 ? A l'évidence, une prise de position claire de la France est attendue dans ce pays où, contrairement à ce qui se passe dans les Balkans ou en Afghanistan, le temps joue à coup sûr contre la paix.

b. - des réponses insuffisantes

Alors que le système international actuel a fêté son soixantième anniversaire avec celui de l'Organisation des Nations unies, on ne peut que constater les difficultés qu'il rencontre à répondre de manière efficace aux menaces contemporaines. Des trois acteurs qui sont aujourd'hui à même d'élaborer des solutions, aucun ne semble en mesure de remplir sa fonction :

- légitime, l'ONU souffre d'un manque d'efficacité que seule une réforme d'ampleur de son fonctionnement pourra venir combler, mais sur laquelle les Etats peinent à s'entendre ;

- puissants, les Etats-Unis ne sont pas suffisamment légitimes pour pouvoir apporter les solutions adéquates, sans compter qu'ils ne sont pas prêts à mettre en œuvre des stratégies complexes, c'est-à-dire recourant à une palette de moyens variés, non exclusivement militaires ;

- influente, l'Union européenne ne se donne pas les moyens de peser suffisamment dans le débat international, même si elle a accompli des progrès importants depuis 1998.

1. L'ONU : la réforme nécessaire

A la suite de la publication, le 1er décembre 2004, du rapport du Groupe des personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement (rapport demandé par le Secrétaire général en septembre 2003) et au rapport du Secrétaire général (mars 2005) sur le même sujet, un nouveau processus de réforme a été lancé à l'ONU. Tout ou partie de ce processus devait aboutir lors du sommet des chefs d'Etat et de gouvernement qui s'est tenu à New York les 14 et 15 septembre 2005.

Force est de constater que les résultats du sommet de l'ONU sont décevants. Le pire scénario a certes été évité : peu avant le sommet, l'ambassadeur américain à l'ONU, M. John Bolton, avait remis fondamentalement en question le projet de résolution finale négocié depuis six mois et proposé en lieu et place un document de clôture ramené à trois pages, dans lesquelles les objectifs du Millénaire ne devaient même plus figurer.

La réunion n'a entériné aucune des grandes réformes envisagées pour adapter l'ONU de 1945 au contexte international de 2005. Les seuls changements décidés allaient de soi, comme la suppression du Conseil de tutelle et du chapitre correspondant de la charte, ainsi que la référence aux « Etats ennemis » (Allemagne et Japon). S'agissant de la réforme du Conseil de sécurité, la déclaration finale, tout en souhaitant que le Conseil de sécurité soit réformé « sans tarder, afin de le rendre plus largement représentatif », se borne à demander à l'Assemblée générale d'examiner à la fin de l'année « les progrès accomplis dans cette voie ».

point sur le projet de réforme du Conseil de sécurité

Les discussions sur le processus d'élargissement du Conseil de sécurité ont été relancées par les rapports du Groupe de personnalités de haut niveau et du Secrétaire général, alors qu'elles stagnaient depuis 1994. Elles sont depuis portées par l'impulsion donnée par les quatre candidats déclarés à un poste de membre permanent du Conseil de sécurité, regroupés au sein du « G4 » : l'Allemagne, le Brésil, l'Inde et le Japon. Cette pression a réveillé le groupe des opposants à ces candidatures : le groupe "Unis pour le consensus" (ancien "Coffee Club") emmené par l'Italie, le Canada, le Pakistan, le Mexique et l'Argentine (groupe qui privilégie une simple augmentation des membres non permanents).

La réforme du Conseil de sécurité semble très compromise depuis que l'Union africaine n'est pas parvenue à se décider, au cours de son sommet extraordinaire à Addis Abeba (4 août) sur le nom de ses candidats aux deux postes de membres permanents réservés au continent africain. L'attitude de certains pays africains qui souhaitaient que tout nouveau membre permanent soit doté d'un droit de veto (8), a empêché un accord entre Africains et bloqué les négociations en cours. Elle a de fait rendu caduques les formules proposées par le Groupe des personnalités (nouveaux membres permanents sans droit de veto). Cette absence d'accord entre Africains porte un coup sévère au projet du G4 et vient conforter les Etats-Unis et la Chine dans leur opposition fondamentale (mais jusqu'alors discrète) à la réforme du Conseil. Les Etats-Unis avaient clairement indiqué que la réforme du Conseil de sécurité ne constituait en rien une priorité pour eux. La Chine s'est opposée de plus en plus ouvertement à la candidature du Japon, seul pays officiellement soutenu par les Etats-Unis.

Il s'agit désormais de découpler la réforme du Conseil de sécurité de tous les autres sujets de la réforme au risque d'avoir un échec sur l'ensemble des volets de la réforme. La volonté initiale du Secrétaire général de faire apparaître la réforme de l'ONU comme un tout risque fort de ne pas être respectée.

On regrettera par ailleurs que le sommet n'ait pas dressé un vrai bilan intermédiaire de la réalisation des objectifs du Millénaire ni donné de nouvelles impulsions sur les moyens de les atteindre d'ici à 2015, comme il était prévu.

L'objectif de ce nouvel élan pour la réforme des Nations unies n'a jamais été de réinventer l'ONU, contrairement à ce que l'on a pu lire ici ou là, mais de rassembler les Etats membres de l'ONU autour d'un nouveau consensus en matière de sécurité collective, fondé sur un triptyque clair : la sécurité, le développement et les droits de l'homme. Pour reprendre les termes du Secrétaire général, l'objet de la démarche de réforme est de « proclamer une nouvelle doctrine de sécurité fondée sur la reconnaissance du fait que les menaces sont liées entre elles, que le développement, la sécurité et les droits de l'homme sont interdépendants, qu'aucun Etat ne peut se protéger en ne comptant que sur lui-même et que les tous les Etats doivent pouvoir compter sur un régime de sécurité équitable, rationnel et efficace ». Les priorités de cette réforme correspondent, on le voit, aux sujets sur lesquels les discussions sont les plus ardues : la lutte contre le terrorisme, la responsabilité de protéger, la création d'un conseil des droits de l'homme, la création d'une commission pour la consolidation de la paix, la réforme du Secrétariat.

La communauté internationale n'a cependant pas été capable de s'entendre sur ces points. Contrairement à ce qui était la démarche initiale du secrétaire général de l'ONU, qui avait proposé un paquet global de réformes et de mesures afin de moderniser l'ONU, les propositions que l'on pouvait considérer comme essentielles à cette fin ont été, soit décidées sur le principe, mais sans modalités claires - Conseil des droits de l'homme, Peace Building Commission  -, soit édulcorées, telles que le partenariat mondial pour le développement, soit ajournées (la réforme du Conseil de sécurité, la définition du terrorisme).

Le point le plus préoccupant de ce bilan réside enfin dans l'impossibilité complète des Etats de s'entendre sur les moyens de mettre fin à la prolifération des armes de destruction massive, sujet qui a été totalement effacé de la déclaration finale. Le sommet mondial de septembre 2005 n'a, en réalité, fait que confirmer l'échec de la conférence de révision du traité de non-prolifération (TNP) qui s'est tenue en mai 2005. La septième conférence d'examen quinquennale du TNP intervenait, il est vrai, dans un contexte difficile, marqué par les crises de prolifération iranienne et nord-coréenne, par les révélations concernant des réseaux clandestins de prolifération (réseau Abdul Khader Khan) et par l'annonce par la Libye, en décembre 2003, de son renoncement à des programmes d'armes de destruction massive - programmes qu'elle avait pu mener en toute discrétion. Après quatre semaines de travaux, dont deux et demi centrées sur des considérations de procédure, la conférence d'examen n'a pas été en mesure de décider de nouvelles mesures de renforcement du régime et s'est achevée sans document final de substance.

Aux termes de l'analyse du ministère de la défense, « l'incapacité des Etats à s'entendre sur des recommandations de substance ne doit pas se lire comme un échec. Par le passé, deux conférences d'examen, celles de 1980 et 1990, avaient connu le même dénouement sans dommage pour le TNP. La conférence d'examen de 2005 a eu le mérite de permettre des discussions sur des modalités de renforcement du régime de non-prolifération ».

J'avoue ne pas partager cette vision irénique. Certes, l'ensemble des Etats parties, y compris l'Iran, a affirmé son attachement à la norme du TNP, de même que la cohésion de l'Union européenne, qui a été en mesure de dégager une position commune sur 44 points liés au TNP, mérite d'être saluée. Cependant, la crise iranienne pose sur la table la question de l'inégalité radicale qui fonde le TNP, inégalité qui prend un relief nouveau dans le contexte d'une mondialisation qui, en creusant les inégalités entre les Etats les plus riches et le monde en développement, conduit un certain nombre d'Etats à faire entendre une voix de plus en plus contestataire quant aux règles de la gouvernance internationale. Le cas de l'Iran fait également resurgir la question de la coopération énergétique internationale qui était bel et bien à l'origine du TNP, avec le plan « atoms for peace » du Président Eisenhower en 1957. En mettant l'accent sur l'article IV du TNP, qu'il interprète comme lui donnant un droit imprescriptible à l'usage du nucléaire pacifique et à l'enrichissement de l'uranium - même si aucune justification technique ou économique n'existe -, l'Iran met les Etats dotés de l'arme nucléaire face à leurs responsabilités, notamment celle de mener des négociations de désarmement réelles et sérieuses.

En définitive, la vraie question qui se pose en matière de non-prolifération est celle de la crédibilité d'un dispositif international qui ne bénéficie plus du soutien - ou du moins reçoit un soutien plus que mesuré - de la part des Etats-Unis, pays fondateur du régime international de non-prolifération. D'un point de vue budgétaire (1) et doctrinal (2), il est clair que la priorité des Etats-Unis va aujourd'hui à la contre-prolifération.

(1) C'est le sens de la relance, par les Etats-Unis, des études relatives à la mise au point et à la fabrication de nouvelles armes nucléaires pénétrantes et de faible puissance, capables d'atteindre des cibles protégées, notamment des bunkers abritant des armes de destruction massive. Les crédits de recherche demandés en matière d'armement nucléaire pour l'année fiscale 2006 s'élèvent ainsi à 2,78 milliards de dollars, en augmentation de 27,5 % par rapport aux crédits pour 2005 (2,18 milliards de dollars). Plus globalement, les fonds alloués en matière de nucléaire militaire sont en constante augmentation depuis l'année fiscale 2000, étant passés de 6,83 milliards de dollars en 2001 à 9,40 en 2006 ; les sommes demandées en 2006 sont ainsi en augmentation de 11,3 % par rapport à 2005, pour un budget global en augmentation de 2,5 % sur la même période. En parallèle, on assiste à une réduction générale de l'enveloppe consacrée à la détection de la prolifération : le budget destiné aux coopérations internationales en matière de non-prolifération est en réduction nette, traduisant un désengagement général des Etats-Unis vis-à-vis des organisations internationales.

(2) Sur le plan doctrinal, le Président George W. Bush ne cesse de rappeler qu'il ne s'interdira aucune option en matière d'emploi d'armes nucléaires. Aussi l'emploi préemptif et dit « chirurgical » d'armes nucléaires par les Etats-Unis n'est-il pas à exclure contre des terroristes ou des sites de production ou de stockage illégaux d'armes de destruction massive ; il existerait ainsi des contingency plans contre des sites iraniens et nord-coréens soupçonnés de développer illégalement des armes nucléaires.

Dans ce contexte, les raisons de l'échec de la conférence de révision du TNP en 2005 me semblent aller bien au-delà d'une simple crise passagère et ne sauraient s'analyser comme un temps mort temporaire. Elles résident plus profondément dans la conjonction entre, d'une part, le défi ouvertement lancé par l'Iran à l'équilibre actuel du système de non-prolifération et, d'autre part, le rôle secondaire assigné par les Etats-Unis au régime conventionnel international de non-prolifération.

2. Les Etats-Unis ou les limites de l'idéologie et de l'expérimentation

La visite du Président américain en Europe au mois de février 2005 a été l'occasion de constater un changement de ton dans la relation transatlantique, le second mandat du président George W. Bush s'ouvrant sur une politique de la main tendue à l'égard des alliés européens. De fait, la diplomatie américaine semble avoir renoué avec le réalisme après trois années marquées, dans la foulée des attentats du 11 septembre, par une approche extrêmement dogmatique des grands problèmes internationaux.

Il est vrai qu'en Irak, les Etats-Unis sont chaque jour confrontés au principe de réalité, au point que le dossier irakien est petit à petit en train d'imprimer sa marque sur nombre de domaines d'action de la politique étrangère américaine.

Ainsi, c'est au travers du prisme irakien qu'il faut lire l'attitude des Etats-Unis à l'égard de l'Iran, caractérisée par un certain malaise, plus encore après l'élection du Président Ahmanejad, vu comme « un inconnu dans un pays déjà mal connu », pour reprendre les termes d'un expert américain. Les Américains comprennent en effet peu à peu que l'Iran dispose de nombreuses cartes maîtresses en Irak, qu'il n'a pas encore toutes jouées, tant s'en faut. Avec un Irak pacifié, l'Iran perdrait à coup sûr une carte de négociation importante sur le dossier nucléaire : s'il n'a pas intérêt au chaos, il n'aurait, en l'état actuel de la situation, rien à gagner non plus à une pacification de l'Irak.

De même, la situation en Irak n'est pas neutre quant aux effets de la politique étrangère américaine dans la région. En érigeant de facto l'Irak comme fer de lance de la politique de démocratisation du Moyen-Orient, les Etats-Unis ont indissociablement lié la question irakienne et l'initiative de Grand Moyen-Orient. Celle-ci étant de nature à bousculer fortement l'ordre établi et les régimes en place, ceux-ci ont-ils intérêt à favoriser l'émergence d'un Irak stable et démocratique, chiite qui plus est, quand la plupart des Etats de la région sont dominés par les Sunnites ? Le faible nombre de visites de dirigeants arabes en Irak, constamment déploré par les Etats-Unis, n'est certainement pas le fruit du hasard.

Enfin, vis-à-vis de l'Europe elle-même, si les Etats-Unis ont redécouvert l'alliance transatlantique, c'est aussi largement du fait qu'ils ont besoin de l'Europe en Irak et aimeraient l'y voir s'impliquer davantage. La nécessité d'une internationalisation accrue de la gestion de la crise irakienne est un thème constant aux Etats-Unis, notamment du côté du parti démocrate. On peut se demander si, en l'absence d'une réponse qu'ils estiment suffisante dans les mois à venir, les Etats-Unis ne seraient pas prêts à ouvrir une nouvelle crise transatlantique si la situation en Irak continuait de se dégrader.

Il ne faut pas s'y tromper en effet : le changement de ton adopté par les Etats-Unis depuis le début du second mandat de George W. Bush ne remet pas en cause les évolutions profondes de la politique étrangère américaine nées des attentats du 11 septembre, que je soulignais voici trois ans. La philosophie stratégique des Etats-Unis reste ainsi fondée sur la croyance que, dans un monde dangereux, seule la force militaire peut permettre de faire avancer les valeurs attaquées par les ennemis de la démocratie et de l'Occident. L'accent reste mis sur la prévention (preemption en anglais) par rapport à la dissuasion, qui passe par le développement de systèmes antimissile et par la justification de guerres préventives, ainsi que par le développement d'une approche capacitaire. Cette démarche s'oppose à la démarche fondée sur l'analyse d'une menace préalablement identifiée ; en conséquence, les alliances perdent leur raison d'être dès lors que l'ennemi n'est plus désigné par son identité ou son projet. Que l'OTAN se réforme ou non n'y changera rien : les Etats-Unis continueront de privilégier les alliances de circonstance.

La croissance constante du budget de défense américain témoigne de ce tournant durable de la politique étrangère et de défense américaine. De même, comment interpréter la désignation de M. John Bolton comme ambassadeur des Etats-Unis à l'ONU, c'est-à-dire d'un néoconservateur qui, par principe, ne voit dans la négociation multilatérale qu'une atteinte à la souveraineté nationale des Etats-Unis ? Le caractère extrêmement laborieux de sa désignation, qui n'a pas pu être confirmée par le Sénat américain à la suite de la décision du Président Bush de recourir à une procédure exceptionnelle afin d'éviter tout risque de refus par le Sénat, montre bien qu'aux Etats-Unis même, ce choix pose problème. Le fait que le nouvel ambassadeur américain à l'ONU ait été prêt à prendre le risque du naufrage du sommet mondial de l'ONU laisse penser que les réformes voulues par Kofi Annan seront très difficiles à mettre en œuvre, du moins pour celles - la plupart en réalité - qui ne correspondent pas aux priorités américaines. S'agissant du sommet mondial, le Royaume-Uni n'eût-il pas œuvré avec la France pour sauver cette rencontre, son échec aurait été inéluctable.

3. L'Europe : la politique européenne de sécurité et de défense ou l'Europe des réalisations concrètes

Le 29 mai 2005, les peuples français et néerlandais ont, en rejetant le projet de traité constitutionnel, refusé une certaine façon de construire l'Europe - lointaine, technocratique et absconse. Ils n'ont nullement rejeté le principe d'une Europe politique, tout au contraire : c'est parce que le projet de traité constitutionnel ne permettait pas de faire émerger une Europe démocratique, capable de valoriser son influence réelle dans le monde et de s'affirmer comme un acteur stratégique, qu'il a été rejeté par une large majorité de nos concitoyens et, par une part plus large encore, de citoyens néerlandais.

Pour insuffler un nouveau dynamisme à la construction d'une Europe politique, il faut une Europe des réalisations concrètes. Cette Europe des projets existe d'ores et déjà en matière de défense : quand elle envoie des soldats au Congo, quand elle soutient les progrès de la démocratie en Géorgie, l'Union européenne démontre sa capacité à s'incarner en un acteur politique et stratégique. Actuellement l'Union européenne est ainsi présente sur plusieurs terrains, dans des opérations militaires, civilo-militaires ou exclusivement civiles :

- dans le cadre de l'opération Althea, l'Union européenne assure, depuis le 2 décembre 2004, la relève de la force de l'OTAN en Bosnie. Il s'agit de la première opération de cette ampleur (7 000 hommes engagés) mise en œuvre dans le cadre de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) ; elle est conduite dans le cadre des accords de « Berlin plus », c'est-à-dire en recourant aux moyens de planification de l'OTAN ;

- forte de 25 Etats contributeurs, 356 policiers internationaux et 37 civils internationaux, la mission de police de l'Union en Bosnie-Herzégovine organise le suivi, l'encadrement et l'inspection auprès de la police bosniaque afin de permettre une augmentation et une amélioration de ses capacités propres ;

- la mission Proxima en ancienne République yougoslave de Macédoine a des objectifs similaires (140 policiers internationaux et 30 civils internationaux) ;

- en République démocratique du Congo, la mission Eupol Kinshasa, lancée le 12 avril 2005, a pour objectif de former sur la capitale les premières unités de police locale qui seront déployées en vue de garantir le déroulement dans le calme des prochaines élections générales (octobre 2005). Une seconde mission de conseil pour la réforme du secteur de la sécurité (Eusec RDC) a été mise en place le 8 juin 2005. Cette mission de type nouveau s'appuie sur des experts de l'Union, placés aux côtés des responsables locaux de secteurs clefs de sécurité. Elle vise aussi à promouvoir des politiques compatibles avec les droits de l'homme et le droit humanitaire ;

- la mission Eujust Lex, lancée en soutien du gouvernement irakien, a pour objectifs d'apporter une expertise pour la réorganisation du système pénal irakien et de former des fonctionnaires de haut niveau dans les domaines de la magistrature, de la police et de l'administration pénitentiaire ; est ainsi prévu l'entraînement de 770 juges, magistrats, officiers de police et gardiens de prisons sur une période d'un an. Aucune force n'est déployée sur le terrain, la mission se traduisant par l'existence d'une structure de coordination à Bruxelles (17 personnes) et d'un bureau de liaison en Irak (5 personnes) ;

- dernière opération en date, l'Union européenne participe au soutien de l'Union africaine au Darfour. A la suite de la demande formelle d'assistance exprimée par le secrétaire général de l'Union africaine auprès de l'Union et de l'OTAN, l'Union européenne a décidé de soutenir l'Amis (African mission in Sudan) dans son projet de renforcement. La France participe à l'appui de cette mission, qui se traduit par l'envoi de 40 à 50 policiers et de six planificateurs.

Il y dix ans, alors que la construction européenne sortait meurtrie du conflit bosniaque et que les accords de Dayton montraient que l'Union européenne était incapable de traiter les crises intervenant sur le continent européen, qui aurait pensé qu'elle serait parvenue, en une décennie, à déployer des militaires et des civils non seulement à ses frontières, mais également sur d'autres continents ?

Beaucoup reste à faire cependant. Or, à l'heure où l'Union européenne doit définir un projet alternatif à celui qui a été rejeté le 29 mai dernier, la PESD pourrait utilement contribuer à la mise en place de l'Europe des réalisations et des solidarités concrètes qu'une majorité de Français appelle de ses vœux.

Le chantier principal en la matière est celui de l'accroissement des capacités européennes de défense. On assimile souvent ce débat à celui sur les budgets militaires européens. Certes, il s'agit là d'un vrai sujet et j'estime cet effort budgétaire nécessaire à terme, notamment de la part de pays qui veulent peser sur l'avenir de la construction européenne. Reste que la décrue des budgets de défense est quasi-générale en Europe depuis la fin de la guerre froide et qu'il est peu probable que ce mouvement soit inversé à court et moyen terme du fait de la contrainte financière qui pèse sur la plupart des pays européens.

Au préalable par conséquent, la priorité me semble devoir davantage porter sur la construction d'une véritable Europe des capacités, via une meilleure coordination des politiques d'équipement nationales en Europe : à budget de défense égal, l'Europe pourrait être bien plus efficace si les membres de l'Union européenne consentaient à coordonner leurs politiques d'équipement militaire. Il ne s'agit pas de construire des capacités européennes de défense à la seule fin d'élaborer un projet structurant pour l'Europe : en l'occurrence, la portée politique de cette démarche n'est qu'un effet induit, et non sa raison d'être. Si ce projet est nécessaire, c'est d'abord sur le plan stratégique : les forces européennes restent globalement des forces de défense façonnées par la guerre froide ; aujourd'hui, les forces armées doivent, pour répondre aux menaces contemporaines, être expéditionnaires, projetables et interopérables.

L'Union européenne comme l'OTAN ont engagé des initiatives en ce domaine. Ainsi, l'Union européenne, selon un processus continu commencé à Helsinki en 1999, s'est fixé un objectif capacitaire à l'horizon 2010, qui met l'accent sur l'interopérabilité totale (forces, structures et équipements), l'amélioration de la déployabilité et de la capacité de soutien autonome des forces pour qu'elles soient aptes à être déployées rapidement et loin (capacité de réaction rapide). L'OTAN a engagé un processus capacitaire à Prague, en 2002, qui poursuit peu ou prou les mêmes objectifs.

La concurrence de fait qui se dessine entre ces deux organisations aux ambitions internationales pose la question de leur articulation. A cet égard, l'année 2006 sera importante puisqu'elle marquera la mise sur pied opérationnelle des deux forces de réaction rapide développées par l'Union et par l'OTAN :

- S'agissant de l'Union, le groupement tactique (GT 1 500), fort d'environ 1 500 hommes, doit pouvoir être déployé sur un théâtre d'engagement en quinze jours, mener une mission autonome pendant trente jours, extensibles à 120 jours et être projeté sur le théâtre sous la responsabilité des Etats contributeurs.

- Quant à la force de réaction rapide (NRF) de l'OTAN, elle comptera quelque 21 000 hommes et doit être déployable dans un délai de cinq jours et soutenir des opérations pendant trente jours et plus, si elle est réapprovisionnée.

De même, l'année 2006 devrait voir la cellule civilo-militaire de l'Union devenir opérationnelle. Mise en place au sein de l'état-major de l'UE, cette cellule a pour tâche principale de renforcer les capacités de planification, d'anticipation et de planification stratégique de l'Union. Elle apportera ainsi une plus-value dans le domaine de la gestion intégrée (civile et militaire) des crises. Elle constituera aussi le noyau permanent d'un centre d'opérations de l'UE, prêt à se transformer rapidement en état-major opérationnel de l'UE quand le Conseil le décidera.

Les évolutions importantes qui se jouent dans l'Union auront-elles cependant une véritable capacité d'entraînement politique ? Certes, l'agence européenne de défense récemment créée doit permettre de créer un environnement propice au développement des programmes en coopération. Elle travaille actuellement à l'élaboration d'un cadre favorisant la mise en place de projets et d'investissements européens qui permettront d'optimiser le potentiel européen commun en matière de capacités militaires de défense. De même, on ne peut que se réjouir des avancées récentes concernant les programmes en coopération européenne.

Les progrès récents de la coopération européenne en matière d'armement

∙ L'Espagne a fait part de son intention d'acquérir des hélicoptères NH90. La Belgique pourrait également prendre ce type de décision avant la fin de l'année.

∙ Lors du Salon du Bourget, le 15 juin 2005, l'Italie a rejoint le programme HELIOS II, auquel participaient déjà la Belgique et l'Espagne. A cette occasion a également été signé l'arrangement d'application N°1 de l'accord de Turin relatif à l'accès de la France à la composante radar de COSMO SkyMed et celui de l'Italie à la composante optique de HELIOS.

∙ Une initiative dans le domaine des drones de combat a été engagée par la France relative à un projet européen de démonstrateur de drone de combat (UCAV-NEURON). L'Italie et la Suisse ont déjà signé un arrangement administratif de coopération bilatéral avec la France sur ce projet de démonstrateur. Les signatures de la Suède, de l'Espagne et de la Grèce sont attendues prochainement. La Belgique pourrait également rejoindre le projet. Le contrat avec l'industrie pourrait être signé avant la fin de l'année.

∙ La phase de définition conjointe entre la France et l'Italie du programme de frégates multi-missions (FREMM) se poursuit. Cette phase pourrait conduire fin 2005 à une coopération bilatérale sur le développement et la production de ces navires.

∙ Après l'annonce du lancement de l'initiative EuroMALE - précurseur d'une famille de drones d'observation à moyenne altitude et longue endurance (MALE) -, à l'occasion du salon Eurosatory en 2004, la France poursuit les discussions avec les pays partenaires potentiels, au premier rang desquels figurent l'Espagne et l'Italie.

Il me semble cependant que la démarche actuellement suivie ne produira que très peu d'effets politiques et condamne l'Union européenne à rester à la remorque de l'OTAN - quand elle ne risque pas de voir ses initiatives absorbées par celles de l'OTAN comme certains - nos partenaires britanniques, par exemple - voudraient le faire en intégrant les groupements tactiques de l'Union dans la force de réaction rapide de l'OTAN. C'est pourquoi il est absolument indispensable de rompre avec la priorité accordée aux stratégies nationales en matière de politique d'équipement, qui nuisent à la mise en marche d'une véritable Europe des capacités communes.

Pour prendre le seul exemple de la France, nous persistons à inscrire notre démarche d'équipement militaire dans un cadre strictement national, les considérations européennes étant ponctuelles et généralement secondaires en termes budgétaires. D'une certaine manière, nous sommes dans la pire des situations, qui nous conduit à juxtaposer des choix d'équipement hérités du passé et qui ne sont plus adaptés à la situation stratégique internationale avec des initiatives ponctuelles de coopération européenne, fondées sur des logiques politiques et non stratégiques. De la sorte, nous bridons notre capacité d'initiative européenne : en donnant la priorité à des choix étroitement nationaux, nous nous condamnons à une faible marge d'initiative au plan européen, dans la mesure où, dans cet exercice, nous nous appuyons sur les moyens résiduels qui restent une fois soustraits ceux que nous consacrons aux choix nationaux. C'est aujourd'hui la démarche inverse qui devrait prévaloir. Le projet de loi de finances pour 2006 montre que cette révolution copernicienne n'est pas encore à l'œuvre : il est, à l'instar de la loi de programmation dans lequel il s'inscrit, une occasion manquée de faire émerger une Union européenne susceptible de se poser en acteur politique de stature internationale.

II. LA FRANCE, ACTEUR IMPORTANT DE LA SÉCURITÉ INTERNATIONALE, DOIT SE DONNER PLEINEMENT LES MOYENS MILITAIRES DE SES AMBITIONS EUROPÉENNES

Le projet de budget de la défense pour 2006 est-il adapté aux besoins de notre défense en fonction du contexte international que je viens de décrire ?

La réponse à cette question est triplement négative :

- au regard des conditions d'exécution des budgets pour 2004 et 2005, le projet de budget pour 2006 ne permettra pas de respecter les prescriptions de la loi de programmation 2003-2008, dont il porte de toute façon les faiblesses intrinsèques ;

- il ne permettra pas d'atteindre le format d'armée prévu pour 2015, qui semble d'ores et déjà condamné ;

- il ne constitue pas une réponse satisfaisante aux ambitions européennes qui devraient être celles de la France en matière de défense.

a. - le projet de budget pour la défense en 2006 : des moyens importants... pour un objectif inadapté

Dans le cadre de la mise en œuvre de la loi organique relative aux lois de finances du 1er avril 2001 (LOLF), quatre missions participent désormais à l'effort budgétaire en faveur de la défense et de la sécurité : les missions « défense » et « anciens combattants, mémoire et liens avec la nation », dans leur intégralité ; les missions « sécurité » et « recherche et enseignement supérieur » en partie. Les missions « défense » et « sécurité » mobilisent 92 % des crédits de paiement (CP) et des autorisations d'engagement (AE) mis à la disposition du ministère de la défense.

graphique

La mission « défense » regroupe 77 % des crédits mis à la disposition du ministre, soit 36, 972 milliards d'euros en autorisations d'engagement (AE) et 36,061 milliards d'euros en crédits de paiement (CP) ; elle comprend quatre programmes :

- le programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense » (1,794 milliard d'euros d'AE et 1,643 milliard d'euros de CP) ;

- le programme 178 « Préparation et emploi des forces » (21,606 milliards d'euros d'AE et 20,9 milliards d'euros de CP) ;

- le programme 212 « Soutien de la politique de la défense » (3,044 milliards d'euros d'AE et 2,908 milliards d'euros de CP) ;

- le programme 146 « Equipement des forces » (10,528 milliards d'euros d'AE et 10,61 milliards d'euros de CP).

A l'occasion de ce premier exercice budgétaire effectué dans le cadre de la LOLF, la Commission des affaires étrangères a choisi de présenter un avis sur le programme 144, qui regroupe six actions :

1. l'analyse stratégique (travaux de la DAS), dotée de 20,45 millions d'euros ;

2. la prospective des systèmes de forces (plan prospectif à 30 ans de la DGA, études à caractère opérationnel ou technico-opérationnel de l'EMA), dotée de 24,34 millions d'euros ;

3. la recherche et l'exploitation du renseignement intéressant la sécurité de la France (DGSE, DPSD), dotées de 519,65 millions d'euros ;

4. le maintien des capacités technologiques et industrielles (études amont), doté de 729,69 millions d'euros ;

5. le soutien aux exportations (direction du développement international de la DGA), dotée de 10,43 millions d'euros ;

6. la diplomatie de défense (activités de relations internationales et contrôle des exportations d'armement de l'EMA et de la DAS), dotée de 313,44 millions d'euros.

Ce programme représente 1,643 milliard d'euros des 36,06 milliards d'euros inscrits dans la mission défense, c'est-à-dire une faible part, a fortiori au regard de l'ensemble des crédits de défense (47 milliards d'euros). Pour cette raison, les analyses développées dans cette deuxième partie ne se limitent pas au champ de ce programme ; quand l'enjeu est de définir le degré de cohérence entre l'environnement stratégique d'une part et les choix d'équipement d'autre part, il est nécessaire de disposer d'une vue d'ensemble.

1. L'effort budgétaire de défense français : apparences....

Le projet de loi de finances respecte globalement la loi de programmation militaire et porte l'effort de la nation en faveur de sa défense à 2,17 % du produit intérieur brut, gendarmerie comprise, incluant désormais le budget des anciens combattants et hors pensions. Au total, le budget de la défense augmente de 3,4 % en valeur, soit 1,8 % en volume.

Si l'on se place dans une perspective internationale, la France se situe à l'évidence en bonne position. Ainsi, dans le cadre de l'OTAN, elle se situe juste derrière le Royaume-Uni, pays européen de l'OTAN qui consacre le plus de crédits pour ses dépenses de défense, notamment de fonctionnement. Quant à l'Allemagne, les restrictions budgétaires ont eu pour conséquence une déflation de ses dépenses de défense de 1999 à 2005 (- 2,9 %), notamment depuis 2003
(- 4,1 %). A l'inverse, aux Etats-Unis, les années 2002 à 2004 ont été marquées par une augmentation en volume de plus de 40 % de leurs dépenses. L'accroissement des dépenses américaines sur l'ensemble de la période représente sur l'ensemble de la période 45,4 %. Au total, rapportées au produit intérieur brut, les dépenses de défense représentent en France 1,8 % (crédits ouverts en 2005), 2,15 % au Royaume-Uni, 1,09 % en Allemagne et 3,6 % aux Etats-Unis. Si l'on considère les seules dépenses en capital, la France passe toutefois devant le Royaume-Uni puisqu'elle consacre cette année 0,66 % de sa richesse à l'équipement de ses armées, contre 0,57 % pour son voisin britannique, 0,26 % pour l'Allemagne et 1,02 % pour les Etats-Unis.

Dans un contexte budgétaire national difficile, l'effort mériterait d'être salué. Je me prêterais volontiers à cet exercice si j'avais la conviction que les sacrifices consentis pour la défense sont adaptés aux objectifs. Tel n'est pas le cas cependant.

2. ... Et réalités

Lors de son audition devant la commission de la défense, le 11 octobre 2005, le chef d'état-major des armées a souligné qu'en dépit de son importance, le projet de budget pour 2006 ne répondait pas aux besoins d'équipement : « la problématique est cependant toujours identique : le ministère de la défense, même lorsqu'il est bien servi, reçoit toujours une enveloppe financière plus resserrée que ce qu'il escomptait, puisqu'il n'a pas la même manière d'actualiser les dépenses que le ministère des finances et puisqu'il peut sembler, par exemple, faire abstraction de l'existence du BCRD ou de la participation aux restructurations de DCN et de Giat Industries. Il doit donc en rabattre au dernier moment. » Et d'ajouter : « Pour 2006, aucun programme prévu, même modeste, n'a dû être annulé ; il a suffi de rectifier certains crédits de paiement à la marge. » Dans la même audition, le chef d'état-major indique en outre que « les retards pris sur certains programmes risquaient de poser des problèmes », citant le retard du Rafale, l'année de décalage prise pour la version navale de l'hélicoptère NH 90, et le fait que, à la fin de la loi de programmation militaire, vingt-huit hélicoptères Tigre seront livrés sur les trente-trois prévus. Enfin, au cours de la même audition, le Général Henri Bentégeat a convenu que « la plupart des grands programmes arrivaient simultanément dans la phase de fabrication, la plus onéreuse, et que la future loi de programmation militaire devrait par conséquent suivre un rythme de progression des crédits équivalent à celui suivi par la loi de programme en cours, voire supérieur », pour mener à bien les programmes Tigre, NH 90 ou Rafale, sans oublier des équipements encore plus lourds, comme le futur porte-avions, les Barracuda ou les frégates européennes multi missions (FREMM). Sans compter l'augmentation inéluctable des crédits de maintien opérationnelle, nécessitée par le vieillissement du parc ou, à l'inverse, par l'arrivée des nouveaux matériels, car « tous les grands équipements récents, à commencer par le Rafale et le Tigre, présentent deux caractéristiques : leur mise au point demandera deux ou trois ans ; leur maintien en condition opérationnelle coûte trois à cinq fois plus cher qu'autrefois. C'est pourquoi les crédits consacrés au maintien en condition opérationnelle devront inéluctablement progresser de près de 10 % par an et pèseront sur les nouveaux programmes. »

La situation décrite par le Chef d'état-major des armées met à l'évidence en cause la sincérité de la loi de programmation militaire 2003-2008. La programmation pluriannuelle est certes un exercice toujours délicat, surtout lorsqu'aux imprévus ordinaires s'ajoute la tentation de sous-estimer le coût de certains programmes pour les faire « rentrer dans l'enveloppe », quitte, une fois ces programmes lancés, à placer les décideurs devant l'alternative douloureuse suivante : accorder une « rallonge » budgétaire, ou abandonner un programme qui a pourtant déjà coûté beaucoup d'argent...

Cette tentation semble avoir été particulièrement forte à l'occasion de la préparation de la loi de programmation militaire (LPM) 2003-2008, dont on peut désormais sérieusement douter de la sincérité : il apparaît aujourd'hui que, pour les programmes déjà engagés, le sous-calibrage des crédits programmés dans la LPM par rapport à ceux qui seraient nécessaires pour « tenir » les échéances et les volumes d'équipements annoncés par celle-ci s'élève, pour les années 2006 à 2008, à plus de 2 milliards d'euros.

Les équipements de la marine illustrent tout particulièrement les impasses de l'actuelle programmation. Le Président de la République avait fait de la programmation d'un second porte-avions le symbole à la fois de la priorité accordée à la défense et du partenariat européen. Aujourd'hui, ce symbole est dans les limbes, et en attendant, le renouvellement de la flotte de surface, autrement urgent, est fortement compromis, tandis que la réalisation du programme Barracuda de sous-marins d'attaque est étalée dans le temps.

Le second porte-avions verra-t-il jamais le jour ? Opérationnellement et technologiquement, la portée de la coopération envisagée avec les Britanniques, qui n'est pas pour rien dans le choix de privilégier une propulsion classique -  au lieu de reprendre la technologie du Charles-de-Gaulle  - s'est considérablement réduite depuis que ces derniers ont choisi d'en rester à un navire n'accueillant que des avions à décollage court. Et en pratique, les financements manquent tant du côté britannique que du côté français. Alors pourquoi s'obstiner dans un choix dicté par les obsessions cocardières davantage que par les nécessités opérationnelles, qui plus est quand nous engageons plus d'un milliard d'euros en 2006 sur ce programme (925,72 millions d'euros en autorisations d'engagement inscrites dans le projet de loi de finances pour 2006, que le ministère de la défense compte abonder à hauteur de 101 millions d'euros en 2006 avec les autorisations reportées de 2005) ? Si, sous la législature précédente, le gouvernement avait pris le parti inverse, c'est principalement au motif que la priorité n'était pas à la réalisation d'un tel équipement, dès lors qu'un porte-avions ne saurait en réalité être utilisé que dans des opérations en coalition, où la permanence à la mer doit être assurée avec nos partenaires, et non avec nos seules forces. Loin des discours actuels, c'est cette interdépendance européenne assumée qu'il convient d'organiser, au lieu de disperser les ressources des armées dans d'inutiles duplications.

Inutiles et dispendieuses, car ce sont autant de crédits qui manquent aux programmes réellement nécessaires. A cet égard, l'exemple le plus criant est celui du renouvellement de la flotte de surface. Le gouvernement affirmait avoir trouvé la pierre philosophale : les frégates multi-missions (FREMM) feraient l'objet d'un « financement innovant ». Ce concept renvoie notamment au Private Financing Initiative popularisé par les Britanniques, où, en substance, c'est l'industriel qui assume les coûts du programme, qu'il rentabilise ensuite en louant les équipements concernés aux Etats clients, lesquels, pris individuellement, paient donc seulement pour l'utilisation de l'équipement considéré. Mais revu et corrigé par le Gouvernement, le « financement innovant » des FREMM se réduisait plutôt à un simple schéma de portage financier, l'Etat - qui restait propriétaire des navires - achetant ces derniers à crédit auprès des industriels. Son absurdité a fini par imposer l'abandon du projet : la ministre de la défense ne s'en est guère émue, indiquant au Parlement que l'Etat assumerait directement le coût du programme, sans que l'on sache par quels moyens l'Etat se procurerait les 5,3 milliards d'euros nécessaires pour l'ensemble des 17 bâtiments dont l'acquisition est prévue pour la marine nationale.

Dans le même temps, nous persistons à consacrer toujours plus de crédits à la dissuasion nucléaire, sans que leur justification ne fasse l'objet d'un quelconque débat. J'avais dénoncé l'an dernier l'inertie politico-administrative qui fondait nos choix d'équipement. Elle est caricaturale en matière de dissuasion : aucun choix n'est publiquement débattu, alors même que le contexte stratégique appelle à une profonde révision de notre doctrine et de nos choix d'équipement en matière de dissuasion. Nos voisins britanniques l'ont fait : en juillet 1998, le gouvernement travailliste a pris plusieurs décisions résultant de sa Strategic Defense Review, visant à réduire le format de la force de dissuasion britannique. Par exemple, il fut décidé que seulement un SNLE britannique patrouillerait en permanence et que ce navire emporterait un lot réduit de 48 charges, soit la moitié du nombre qui avait été planifié par le gouvernement conservateur ; en outre, le Royaume-Uni décida de maintenir moins de 200 charges opérationnellement disponibles, soit une réduction d'un tiers par rapport au projet des conservateurs. De manière générale, parmi les Etats dotés de l'arme nucléaire, le Royaume-Uni est celui où la question du nucléaire militaire est la plus discutée. Le débat public y est récurrent et organisé ; ainsi, une décision de principe sur l'avenir de la dissuasion britannique doit être prise avant la fin de l'actuel mandat du gouvernement, soit théoriquement mi-2010, après un débat présidé par le Premier Ministre lui-même (9).

Dans le même temps, en 2006, la France dépensera 3,613 milliards d'euros en autorisations de programme et 3,322 milliards d'euros de crédits de paiement pour financer sa dissuasion nucléaire, soit un budget en hausse de 13,4 % pour les autorisations de programme et 5,53 % pour les crédits de paiement. Ce sont ainsi 21,5 % des crédits d'équipement du ministère de la défense qui seront consacrés à l'arme nucléaire dans le projet de budget pour 2006, contre 20,9 % en 2005. Cette hausse, qui est la plus forte de celles enregistrées au cours des dernières années, fait suite à d'autres, que met en lumière le tableau suivant.

LES CRÉDITS DE LA DISSUASION
DANS LES LOIS DE FINANCES INITIALES (LFI) DEPUIS 2002

(en millions d'euros courants)


LFI 2002

LLFI 2003


LFI 2004


LFI 2005


PLF 2006

Evolution
2006/2002

(en %)

Autorisations de programme

2518

3402

3456

3186

3613

+ 43,4

Crédits de paiement

2652

2963

3111

3148

3322

+ 13,9

Source : documents budgétaires et ministère de la Défense

Depuis 2002, les crédits de la dissuasion se sont donc accrus de 13,9 %, tandis que les engagements pour l'avenir que représentent les autorisations de programme ont crû de 43,4 %, dans l'indifférence générale. Cette augmentation concerne aussi bien les études amont que les programmes, l'ensemble des composantes de notre dissuasion étant concerné. Notamment, la très forte hausse que l'on observe dans le projet de budget pour 2006 est liée à l'arrivée à des phases coûteuses des grands programmes de la dissuasion, avec notamment des tirs d'essai des missiles M51 et ASMP-A.

Cette focalisation sur la dissuasion est-elle justifiée quand le développement du terrorisme international appelle un accroissement des moyens de prévention - notamment par le renseignement - et quand les aspirations de certains Etats à la maîtrise de l'arme nucléaire devraient également nous conduire à améliorer nos capacités de renseignement ? Sans doute, au titre du programme 144, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) voit-elle ses effectifs s'accroître de vingt postes, essentiellement en matière de cryptologie. Nous devons encore accroître nos efforts cependant : les attentats de Londres nous rappellent en effet que même des services de renseignement aussi performants que les services britanniques peuvent être pris en défaut.

Aussi bien pour combattre le terrorisme que pour appuyer les efforts diplomatiques dans les crises liées aux ambitions nucléaires de certains Etats, l'effort sur le renseignement militaire doit également être accru. On rappellera qu'en France la Direction du renseignement militaire (DRM) fut créée en 1992, à la suite de la guerre du Golfe, afin de pallier les carences du dispositif de renseignement français en opération, notamment dans des zones où la France n'est pas traditionnellement présente. Dans ce domaine, les Européens connaissent un retard certain par rapport aux Etats-Unis, notamment dans l'utilisation des satellites et des drones, qui ont joué un rôle majeur en Afghanistan. L'armée française va certes se doter de drones MCMM (multi-capteurs multi-missions) et MALE (moyenne altitude longue endurance), mais ils ne seront disponibles qu'à partir de 2008 et 2009.

S'il est bien un domaine où la coopération européenne est une nécessité absolue, c'est bien celui du renseignement, et notamment spatial. La France n'arrivera pas seule à maîtriser ce domaine et l'Europe elle-même ne doit pas rester dépendante des Etats-Unis pour son renseignement si elle veut construire une défense digne de ce nom. Or l'une des principales lacunes identifiées en Europe concerne l'appréciation de situation. Le domaine du C4ISR (command control communication computer intelligence surveillance & reconnaissance) est de ce fait un des sujets majeurs de préoccupation pour l'agence européenne de défense et pour l'OTAN, l'objectif étant de combler les lacunes existantes et d'améliorer l'interopérabilité entre les nations. Cependant, ces progrès sont trop lents : si nous dégagions les marges de manœuvre suffisantes en réévaluant à la baisse le budget de la dissuasion au profit de la mission de prévention, nous serions en mesure de favoriser l'impulsion européenne qui manque à ce jour.

b. - le format d'armée pour 2015 : un objectif irréaliste

Le modèle d'armée 2015 reste officiellement la cible à atteindre. En réalité, en dépit de la chape de silence qui pèse sur le sujet, chacun sait que ce format ne sera jamais atteint en 2015 et qu'il serait plus juste de parler d'un modèle d'armée 2025.

En l'occurrence, il est très difficile de savoir exactement ce qu'il en est, le Parlement n'ayant pas accès aux documents qui lui permettraient d'avoir une vision objective de la situation, par exemple à la version actualisée du référentiel de programmation qui montre, au moins pour la durée restant à couvrir d'ici à l'échéance de l'actuelle loi de programmation, où en sont les objectifs à atteindre et permet de se faire une idée de ce qui sera repoussé au-delà de 2008.

1. De reports en retards : la fin de la « sanctuarisation » du budget de la défense

La loi de programmation 2003-2008 prévoit des crédits d'équipement d'un montant annuel moyen de 14,64 milliards d'euros (2003). Il fallait, nous disait-on, effacer les années de prétendue disette de la précédente majorité, pourtant caractérisées par une exécution de la programmation bien plus scrupuleuse que celle qui prévalut entre 1995 et 1997, dont les armées ont encore en souvenir le « encoches budgétaires » des années 1995 et 1996. Il s'agissait donc, en érigeant la défense en « priorité gouvernementale », de résoudre les problèmes de disponibilité opérationnelle et de préparer l'avenir.

En réalité, le sanctuaire proclamé que devait être le budget de la défense n'en a jamais été un. Le rapport d'information sur l'exécution de la programmation militaire déposé le 2 mars 2005 par la Commission de la défense de l'Assemblée nationale suffit à démontrer l'inanité de ce discours. Il confirme que le montant des crédits figurant en loi de finances initiale en 2003, 2004 et 2005 est certes conforme à ce que prévoit la loi de programmation militaire, mais que leur exécution en est bien éloignée. Ainsi, les dépenses d'équipement effectives se sont élevées à 11,82 milliards d'euros en 2003, alors que la loi de finances initiale prévoyait des crédits de 13,65 milliards d'euros, et que ces dépenses ont atteint 12,56 milliards d'euros en 2004, alors que la loi de finances initiale prévoyait des crédits de 14,9 milliards d'euros. Le décalage entre les promesses et les réalités se monterait donc, sur ces deux années, à plus de 4 milliards d'euros. Selon le même rapport, le taux de consommation des crédits d'équipement, qui s'élevait en moyenne à 9l,8 % de 1997 à 2001, a chuté à 88,7 % en 2003 et 81,7 % en 2004. « D'ores et déjà, je l'ai dit, les crédits d'équipement sont intégralement consommés, alors qu'ils ne l'étaient qu'à hauteur de 85 % sur la période précédente », affirmait la Ministre de la Défense dans le Figaro du 3 mars 2004. Il n'en est rien.

En dépit du discours martial qui prévaut sur le budget de la défense, les diverses subtilités de l'exécution du budget de la défense restent d'actualité : transferts, reports de charges et de crédits, gels de reports, reports de reports et autres modalités de gestion dont on rappellera toutefois qu'ils sont largement le fait du ministère de l'Economie et des Finances. En tout état de cause, ces ajustements créent des décalages qui ont pour effet de placer certains fournisseurs du ministère de la Défense dans une situation intenable et de susciter des intérêts moratoires qui ont atteint, en 2004, près de 30 millions d'euros. Selon le rapport précité de la commission de la défense, « cette situation risque de se reproduire au cours de la gestion 2005, du fait des reports de charges considérables, de l'ordre de 2,8 milliards d'euros, de 2004 ». Sans compter que ces jeux d'écritures comptables compliquent singulièrement la lecture des documents budgétaires, rendant ainsi les choix du gouvernement peu transparents pour le Parlement.

Ces artifices ne sauraient surtout dissimuler une réalité brutale : il a définitivement manqué aux armées, pour ces deux années, près de 3 milliards d'euros, soit plus de 10 % des crédits programmés. Cette sous-consommation a pris, pour des montants il est vrai relativement limités, la forme classique d'annulations de crédits. Mais l'essentiel est constitué de reports de crédits. Le discours officiel est que les crédits « reportés » ne sont pas annulés, et peuvent donc être consommés au cours des années suivantes. Ce discours se heurte d'abord à la règle suivant laquelle, en principe, un ministère ne saurait consommer plus de crédits que le montant inscrit en loi de finances initiale (ce qui fait que les crédits reportés servent, au mieux, à compenser des annulations futures...). Il se heurte surtout à la réalité dictée par la situation catastrophique des finances publiques françaises depuis 2002, qui interdit en pratique de consommer les crédits reportés... Ainsi, les 1,43 milliard d'euros reportés de 2003 sur 2004 sont restés en réserve ; pire, cette réserve a été quasiment doublée en un an, le report de crédits d'équipements de 2004 sur 2005 étant de 2,78 milliards d'euros (10). A ce rythme, ces annulations qui ne disent pas leur nom atteindront quasiment 9 milliards d'euros fin 2008.

2. En retard d'un modèle ?

L'imprévoyance budgétaire n'affecte pas que les équipements. Selon le rapport parlementaire précité, « la construction budgétaire pour 2004 n'a pas pris pleinement en compte certaines contraintes, telles que la revalorisation du point fonction publique ». Le même rapport relève que les armées « ont été contraintes de réduire certains de leurs objectifs d'activité par rapport aux indicateurs définis par la LPM ». En 2004, par conséquent, les pilotes d'hélicoptère de l'armée de terre n'ont volé que 147 heures, au lieu des 180 prévues ; les pilotes d'avion de transport, 325 heures, au lieu des 400 programmées...

Ce que ce rapport sous-estime, en revanche, ce sont les conséquences de la sous-dotation des crédits de fonctionnement du ministère de la Défense en matière d'effectifs. Ne se fondant que sur les effectifs prévus au budget - et non par la programmation - et ne retenant que les effectifs en fin d'année
- artificiellement gonflés par le décalage des recrutements qui auraient du avoir lieu, comme les départs, de manière régulière au fil de l'année - il chiffre à 2,9 % l'écart entre l'objectif et la réalité. Opérationnellement, pourtant, l'écart entre effectifs prévus par le format des armées et effectifs réels avoisine plutôt de manière structurelle, depuis quelques années, les 10 %. Les armées, conscientes que cet écart ne sera pas comblé, ont d'ailleurs fait des propositions de restructuration pour en tirer les conséquences. Mais le mot d'ordre au plus haut niveau reste qu' « on ne touche pas au format », alors même que ce format, en pratique, apparaît condamné.

Cet échec est patent s'agissant des matériels, dont la disponibilité est toujours insuffisante et dont le renouvellement connaît de sérieux retards

L'insuffisante disponibilité opérationnelle des matériels en service était dénoncée à juste titre à la fin de la mise en œuvre de la loi de programmation 1997-2002. Qu'importe aujourd'hui si la cause en était la parcimonie des décideurs publics, ou le choix des états-majors de consacrer davantage de crédits aux équipements neufs, quitte à sous-estimer les besoins d'entretien, ou encore les délais nécessaires pour que les réorganisations des services de soutien et d'entretien, conduites entre 1999 et 2001 produisent leurs effets : le problème était identifié et il était de la responsabilité des auteurs de l'actuelle programmation de le résoudre. Deux ans plus tard, la Cour des comptes révèle l'ampleur des difficultés (11) : si les crédits d'entretien programmé des matériels inscrits en loi de finances ont cru de 35 % entre 2001 et 2003, les dépenses réelles, quant à elles, n'ont augmenté que de 15 %. A l'évidence, le maintien en condition opérationnelle reste une variable d'ajustement. En pratique, les conséquences ne se sont pas faites attendre : la disponibilité opérationnelle des véhicules blindés a connu une évolution contrastée, mais sans amélioration significative : dégradation du taux de disponibilité des VAB, ERC 90, AMX 10 RC, très légère augmentation pour le Leclerc, avec un taux qui atteint néanmoins seulement 56 % ; celle des matériels aériens est tout juste passée de 58,3 % en décembre 2002 à 61,9 % en décembre 2003 ; enfin, la disponibilité des bâtiments de la marine avait à peine retrouvé, fin 2003, son niveau de la fin 2002.

Les problèmes de disponibilité de matériels vieillissants sont d'autant plus embarrassants que les matériels nouveaux, quant à eux, tardent à arriver. Tout aussi inquiétants, en effet, sont les décalages observés sur la plupart des programmes en cours d'exécution (12). Pour ne citer que les plus importants, on observe que, fin 2004, le programme Rafale avait globalement pris un retard de 116 mois, soit dix ans. Aucun des neuf exemplaires du Tigre qui devaient avoir été livrés ne l'avait été. En 2003-2004, seulement 35 chars Leclerc ont été accueillis par l'armée de terre, sur les 90 dont la livraison était prévue ; et sur les 52 chars AMX 10 RC rénovés qui devaient être livrés en 2004, seuls trois l'ont finalement été... La commande de frégates multi-missions, prévue en 2004, a été repoussée à 2005, mais sans indication du financement qui permettrait d'y procéder. Les programmes de missiles Mica et Scalp EG ont été renégociés, avec un étalement dans le temps, voire une réduction de la cible de commandes. Et tandis que 41 691 gilets pare-balles ont été livrés aux armées en 2003 et 2004, au lieu des 51 000 prévus, la commande de systèmes individuels Félin, qui devait intervenir en 2004, a été repoussée à 2005.

Il faut être réaliste, le « modèle 2015 » est hors d'atteinte. Pour le réaliser, il manquerait aujourd'hui, selon les projections, entre 40 et 70 milliards d'euros. Pour l'atteindre, en 2020, soit déjà avec pratiquement une programmation de retard, les crédits d'investissement annuels nécessaires ont été évalués à environ 22 milliards d'euros, soit, par rapport à l'enveloppe annuelle actuelle, dont on voit qu'elle-même n'est déjà pas respectée, une augmentation de pratiquement 50 %. C'est dire combien cette hypothèse est peu crédible.

c. - placer le budget de la défense dans une perspective européenne : deux priorités pour une obligation

La situation budgétaire et capacitaire de nos armées n'a que peu à voir avec la présentation irénique qui en est aujourd'hui faite : d'abord parce que le soi-disant sanctuaire que représentait le budget d'investissement du ministère de la défense subit en réalité de larges coupes sombres, qui conduisent à un écart croissant entre les crédits votés par le Parlement et les crédits réellement dépensés ; ensuite et surtout parce qu'à force de reports de charges et de rééchelonnement d'engagements, les achats de matériels ne suivent pas. En bref, le modèle d'armée 2015 défini en 1996, qui définit la photographie de ce que devront être à cette date les moyens matériels de nos armées est aujourd'hui un objectif tout à fait chimérique.

Dans le cadre de la prochaine loi de programmation, nous devrons inscrire nos choix de défense dans une perspective européenne, quitte à revenir sur des choix antérieurs et à redéfinir un modèle d'armée nouveau. Cela impliquera des choix douloureux, du fait des engagements inadaptés qui sont aujourd'hui pris sur l'avenir, dont témoigne le schéma suivant retraçant l'affectation des ressources en autorisations de programme dans le projet de loi de finances pour 2006. Sur les six premiers programmes, qui absorbent 22,4 % du total de nos engagements sur l'avenir en 2006 (16,1 milliards d'euros), quatre correspondent à des choix qui devront être discutés : le deuxième porte-avions, les programmes de missiles liés à la dissuasion et le programme des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE-NG).

De toute façon, les progrès de la PESD ne feront que rendre décalé et inadapté l'exercice actuel que constitue la préparation d'une loi de programmation militaire dans un cadre strictement national. Pour l'heure, se donner les moyens de nos ambitions européennes passe par le lancement en priorité de deux initiatives qui se justifient par leur caractère politiquement structurant pour l'Europe et par leur nécessité au regard de l'objectif de construction d'une Europe autonome en matière stratégique.

1. Développer les moyens et la coordination en matière de recherche

L'effort français en faveur de la recherche de défense et sécurité (R & T) est insuffisant (13).

Comme le reconnaît un récent rapport publié à ce sujet par la Commission de la défense de l'Assemblée nationale (14), ces crédits ne sont pas prioritaires, ce qui serait justifié par le fait que l'actuelle loi de programmation militaire serait une « loi de fabrication ». Pour cette raison, alors que la précédente loi de programmation 1997-2002 prévoyait un montant annuel moyen de 702 millions d'euros, les objectifs de la loi de programmation 2003-2008 en R & T sont plus modestes que lors de la précédente programmation, avec une moyenne annuelle de 647 millions d'euros. Je veux bien admettre que l'exécution de la précédente loi de programmation n'a pas été à la hauteur des ambitions affichées en matière de R & T, puisque les crédits de paiement votés en loi de finances initiale se sont élevés en moyenne à 600 millions d'euros et, surtout, les crédits de paiement consommés ont atteint seulement 526 millions d'euros par an. Je remarque cependant que, la présente programmation étant tout aussi peu respectée, l'effort de recherche de défense et sécurité est encore moindre, l'exécution pour les exercices 2003 et 2004 s'établissant à une moyenne de 518 millions d'euros par an. Le rapporteur, M. Yves Fromion, le reconnaît, l'effort « n'est pas à la hauteur des besoins ». Il souligne notamment les lacunes que j'ai relevées en matière de systèmes de surveillance et de commandement (C4ISR), dont il propose doubler l'effort de recherche concernant la partie spatiale, pour le porter à 100 millions d'euros.

Si l'on se fie aux chiffres globaux, la France n'a certes pas à rougir de son effort en matière de recherche de défense par rapport à ses partenaires européens : ainsi, elle occupe la première place en matière de R & T, devant le Royaume-Uni ayant même, en 2003, dépensé 81 % de plus que son voisin britannique. En réalité, ce constat doit être fortement relativisé dans la mesure où la supériorité du budget de R & T français est exclusivement due à la recherche liée à la dissuasion et au budget civil de recherche et développement (BCRD). Hors nucléaire, l'effort français en matière de R&T tombe largement en dessous de l'effort britannique, comme le montre le tableau suivant.

Evolution de l'effort de « R & T hors nucléaire » de la France, du Royaume-Uni,

de l'Allemagne et de l'italie

(en milliards d'euros courants)

1998

1999

2000

2001

2002

2003

2004

France

0,58

0,57

0,57

0,57

0,54

0,54

0,56

Royaume-Uni (1)

0,67

0,70

0,71

0,74

0,75

0,72

0,68

Allemagne (1)

0,43

0,41

0,38

0,39

0,36

0,36

0,38

Italie

nc

0,04

0,03

0,04

0,04

0,04

0,04

(1) Les budgets de défense du Royaume-Uni et de l'Allemagne sont exprimés en HT contrairement à celui de la France.

Source : rapport d'information n° 2150 de M. Yves Fromion.

Il importe donc de relever fortement le niveau des crédits de recherche de défense et sécurité hors nucléaire. Je rejoins la proposition du rapport de la commission de la défense qui souhaite que le montant des dépenses de R & T atteigne un milliard d'euros, ce qui est, dans le projet de budget pour 2006, le montant total des crédits inscrits, y compris BCRD (200 millions d'euros) et nucléaire (46 millions d'euros pour les seules études amont). On pourra certes se féliciter de la forte hausse des études amont : l'action 4 augmente ainsi de 487 millions d'euros en autorisations d'engagement et 200 millions d'euros en crédits de paiement. Il restera cependant à s'assurer de l'exécution réelle de ce poste budgétaire, ce type de crédits étant traditionnellement la cible de gels et annulations, à court terme indolores et invisibles, mais, sur la durée, porteurs de conséquences redoutables. Dès aujourd'hui, au vu du niveau traditionnellement faible de l'exécution de ces crédits, on peut estimer que l'effort actuel se situe 40 % en dessous de ce qu'il devrait atteindre.

L'accroissement de notre effort de recherche de défense et de sécurité doit être coordonné avec l'élaboration d'une politique européenne de recherche harmonisée. L'enjeu en la matière est de ne pas laisser se creuser davantage l'écart avec les Etats-Unis, dont l'effort est dix fois supérieur à celui de la France, hors BCRD. Or cet écart financier risque de devenir également un écart technologique tel que les Européens pourraient être irrémédiablement distancés. Le rapport précité de la commission de la défense estime que, dans 41 % des domaines relatifs au maintien de capacités technologiques définis par le plan prospectif à trente ans élaboré par la DGA, le retard entre la France et les Etats-Unis dépasse cinq ans, soit un délai qui rend tout rattrapage problématique. Sont concernés les domaines suivants : composants hyperfréquences de puissance, micro-systèmes électromécaniques, technologies radars à dominante numérique, sources laser embarquées de moyenne et haute énergie, certains aspects des biotechnologies et la lutte informatique défensive. Une initiative forte s'impose donc, qui pourrait être prise dans le cadre de l'agence européenne de défense.

2. Accroître et accélérer les programmes liés au spatial militaire

La question du spatial militaire est au cœur d'une double tension :

- tension entre l'affirmation des souverainetés nationales et la nécessité de partenariats (investissements lourds, dimension politique) ;

- tension entre concurrence et partenariat (enjeux de puissance vs enjeux de sécurité).

C'est pourquoi, si l'Europe est une puissance spatiale civile, l'approche européenne de l'espace comme enjeu de sécurité est encore très peu développée. La dimension européenne du spatial militaire peine en effet à émerger du fait du verrou des souverainetés nationales et de la lourdeur des investissements en jeu. C'est en filigrane la question de l'émergence de l'Europe comme acteur stratégique qui est posée.

Tout au contraire, le spatial militaire est un thème majeur aux Etats-Unis depuis cinq décennies et il connaît une actualité renouvelée avec les projets de défense antimissile et le concept d'Information Dominance. La dissymétrie entre des Etats-Unis dont la supériorité en matière spatiale militaire est écrasante et une Europe, nouvel acteur encore balbutiant dans ce domaine, est énorme : comment comparer un Etat qui dépense 18,6 milliards de dollars par an (chiffres 2005) et une union d'Etats qui consacrent, de manière partiellement coordonnée, 1,9 milliard d'euros par an au spatial civil et militaire - dont 500 millions d'euros dépensés par la France pour le seul spatial militaire ? Comparaison d'autant plus délicate quand on sait que les premiers ont augmenté ces crédits de 25 % entre 2001 et 2003.

L'inertie européenne en matière spatiale est paradoxale, à l'heure où chacun s'accorde à considérer que les besoins prioritaires d'une armée moderne concernent l'observation, les transmissions, les télécommunications, autant de domaines largement délaissés sur la période 2003/2008.

Il faut être lucide : l'Europe restera un nain stratégique aussi longtemps qu'elle n'aura pas acquis une crédibilité en matière spatiale. Dans le cadre de la PESD, il est donc devenu indispensable de mettre en place une véritable politique spatiale européenne, dépassant les égoïsmes nationaux. Cette politique nécessite d'une part une augmentation des sommes allouées à l'espace par chaque pays européen, et d'autre part une fédération de ces efforts dans des projets communs. D'ores et déjà, dans le cadre des objectifs capacitaires fixés en 1999 à Helsinki, des besoins minimum en matière spatiale ont été définis (deux satellites de télécommunications sécurisés par un élément redondant, une composante d'observation optique et radar et une orientation minimale dans le domaine de l'écoute), dont le coût a été évalué par l'Etat-major des armées à 730 millions d'euros.

La mise en place de l'Agence européenne de l'armement va certes permettre d'aller beaucoup plus loin. Cependant, il est bien évident que dans ce domaine traditionnellement porté par la France, nous avons un rôle spécifique à jouer, ce que ne permet pas le niveau actuel des dotations budgétaires destinées au spatial militaire, soit 489 millions d'euros en crédit de paiement en 2006. Là encore, je ne peux que revenir sur le paradoxe, incompréhensible par nos partenaires européens, qui nous conduit à accroître de 15 % en quatre ans les crédits d'une dissuasion étroitement nationale et à augmenter seulement de 5 % l'an prochain les crédits dévolus au spatial militaire, un secteur dont la force d'entraînement politique en Europe ne fait aucun doute. Seule une initiative européenne forte de la France permettra de valoriser efficacement et de démultiplier l'impact des quelque 10 % de nos crédits d'équipement - soit en moyenne, 1,4 milliard d'euros par an - qui sont consacrés aux systèmes de communications, de renseignement et de commandement. Surtout, combler les lacunes identifiées devient une urgente nécessité ; compte tenu des délais de réalisation des programmes, c'est aujourd'hui qu'il faut prendre des initiatives dans les domaines suivants :

- capacités de surveillance électromagnétique et d'écoute ;

- capacités de surveillance de l'espace aérien et d'acquisition des objectifs mobiles ;

- capacités d'alerte avancée.

Je n'ignore rien des lourdeurs et difficultés que connaissent les programmes liés au spatial militaire que nous menons en coopération avec nos partenaires européens : notamment, le partage des tâches entre la France (renseignement par satellite optique avec Hélios II, dont le premier satellite a été déclaré opérationnel en avril 2005) et l'Allemagne et l'Italie (renseignement par satellite radar SAR Lupe et Cosmo-Skymed), se révèle insatisfaisant, faute d'engagement réel de nos partenaires.

Toute la difficulté vient de ce que, au lieu de définir d'abord le besoin opérationnel de l'Europe en la matière, nous avons raisonné en termes nationaux, avant de nous tourner vers nos partenaires, faute de moyens budgétaires suffisants au plan national. Il faut désormais concevoir la coordination européenne en termes politiques, le caractère laborieux de la conduite des programmes en coopération n'étant généralement que le reflet d'un manque de pilotage politique. Inverser la logique en expliquant pourquoi l'Europe a besoin, politiquement et stratégiquement, des capacités spatiales que j'ai mentionnées s'impose donc aujourd'hui dans le cadre de l'Europe des réalisations concrètes.

CONCLUSION

Le projet de loi de finances pour 2006 en matière de défense ne permet pas d'atteindre les objectifs fixés par le modèle d'armée 2015. Ni les mutations de l'environnement stratégique, ni les conséquences véritables de l'engagement en faveur de la construction d'une défense européenne n'ont été véritablement et pleinement prises en compte ni assumées par les auteurs de la loi de programmation militaire 2003-2008. Plutôt que de procéder aux choix nécessaires en profitant du volontarisme budgétaire affiché, le gouvernement les a éludés en prétendant tout mener à bien.

Il conviendra pourtant de faire ces choix. Sur le plan des effectifs, cela posera la question du format des armées. Sur le plan des équipements, cela exigera de tirer toutes les conséquences des réalités stratégiques qui s'imposent à une puissance moyenne et du discours sur la constitution d'une Europe de la défense ; cela posera la question du nucléaire dans les pires termes qui soient, d'ailleurs, la tentation étant grande d'y voir une « variable d'ajustement », et, en tout état de cause, celle de l'acceptation d'abandons capacitaires - dans le meilleur des cas dans le cadre d'une mutualisation des moyens européens.

Nous atteignons à l'évidence les limites de l'exercice. Je l'ai déjà souligné les années précédentes, le paradigme sur lequel nous fondons nos budgets annuels n'est plus adapté au contexte stratégique : la loi de programmation militaire 2003-2008 s'inscrit dans une doctrine stratégique fondée sur le Livre blanc, rédigé en 1994, et sur le modèle « Armée 2015 » défini en 1996. Où sont les leçons du 11 septembre ? Où sont les évolutions majeures de la politique étrangère, de défense et de sécurité de la première puissance mondiale ? Où sont les progrès de l'Europe de la défense ? Plus encore, si, non content de nous être fixé un objectif inadapté, nous ne sommes même pas en mesure de l'atteindre, autant dire que nous sommes passés dans une logique de pilotage à vue de la politique de défense. Comment désigner autrement le fait de dépenser de grosses sommes d'argent en faisant croire qu'elles ont pour but d'atteindre un objectif de toute façon inadapté ?

Cette dérive est très préoccupante : l'outil militaire n'est en effet qu'un moyen, parmi d'autres, mais néanmoins essentiel, mis au service d'une politique étrangère. Dès lors que nous ne sommes plus en mesure de définir les contours de cet outil, ni d'en prévoir les composantes à cinq ans, alors nous prenons le risque de faire la politique de nos moyens, alors que l'action politique signifie se donner les moyens de remplir des objectifs. Or il existe une vision française de l'Europe, dont la construction d'un outil de défense commun en représente une composante essentielle. Par conséquent, piloter à vue la construction d'un outil de défense moderne comme le fait aujourd'hui le Gouvernement, c'est à moyen et long terme, se condamner au silence en Europe.

En tout état de cause, il nous faudra sortir des slogans simplistes et autres « sanctuarisations » en trompe-l'œil, qui président aujourd'hui à la conduite de notre politique de défense. D'ailleurs, que signifie, en politique, la notion de sanctuarisation, sinon fermer à tout débat un domaine d'action, à l'encontre même de ce que doit être le débat démocratique ? Qui plus est, l'idée même de sanctuariser le budget de la défense est symptomatique de cette tendance qui consiste à penser notre défense en termes exclusivement quantitatifs, alors que le seul débat qui vaille est celui de l'adaptation de l'outil aux objectifs de politique étrangère et de sécurité que nous nous assignons.

Pour ces raisons, j'invite la Commission à donner un avis défavorable à l'adoption des crédits du programme « Environnement et prospective de la politique de défense » de la mission « Défense » pour 2006.

EXAMEN EN COMMISSION

Au cours de sa réunion du mercredi 2 novembre 2005, la Commission a examiné pour avis, sur le rapport de M. Paul Quilès, les crédits du programme « Environnement et prospective de la politique de la défense » de la mission « Défense » pour 2006.

Un débat a suivi l'exposé du Rapporteur.

M. Hervé de Charette a estimé que le Rapporteur pour avis avait fait preuve d'un bel exemple d'objectivité en faisant part de ses préoccupations, tout en citant des chiffres qui montrent que le budget de la Défense est en tous points excellent. S'agissant de l'écart entre les engagements budgétaires et les objectifs de la loi de programmation militaire, il est plus faible que dans les autres domaines ayant fait l'objet de lois de programmation. Ce type de lois fixe en effet toujours des objectifs ambitieux qui ne sont pas systématiquement réalisés. En la matière, force est de constater que cette loi de programmation a été mieux respectée que les autres lois de programmation militaire.

Il a ensuite indiqué qu'il souscrivait aux propos du Rapporteur sur la nécessité d'accroître les efforts de recherche au niveau européen et de poursuivre le programme spatial européen. Il faut toutefois vaincre d'importantes réticences en la matière, comme par exemple en Allemagne, dont les autorités sont rétives à tout développement d'une politique spatiale et d'armement commune.

M. Jacques Myard a salué l'exercice de grand écart du Rapporteur. Vu le contexte international, il est indispensable de disposer d'un outil militaire efficace. La France et la Grande-Bretagne font des efforts en la matière, ce qui contraste avec l'attitude de nombreux pays membres de l'Union européenne, dont certains ont fait le choix de confier leur défense aux Etats-Unis. Ce n'est pas avec une addition de canards boiteux que l'on pourra avoir des résultats dans le domaine de la défense au niveau européen. Le traité constitutionnel européen faisait de l'OTAN l'instrument privilégié de la défense européenne, tandis que les Etats-Unis ont montré leur opposition à la mise en œuvre des programmes Hélios ou Galileo. Il a par ailleurs fallu attendre des années pour décider de construire un avion militaire de transport européen. Dans ces conditions, l'Europe de la défense n'existera que si la France en manifeste la volonté et qu'elle fournit un effort militaire important.

M. Jean-Paul Bacquet a souhaité savoir dans quelle proportion les opérations extérieures étaient financées dans la loi de finances initiale et si cela pesait sur les moyens de la défense.

M. Axel Poniatowski a déclaré qu'il ne comprenait pas la position du Rapporteur. Il serait certes souhaitable que les autres pays européens accroissent leur effort en matière de défense de façon à consacrer une part de leur richesse équivalente à ce que font la France ou le Royaume-Uni. Il est en outre nécessaire de disposer d'une armée européenne mieux intégrée et mieux coordonnée. Mais il est quelque peu paradoxal de se fonder sur cet argument pour rejeter le budget, alors même que le Rapporteur a fait campagne pour le non lors du référendum sur le traité constitutionnel européen : il y a quelque contradiction à s'être opposé à ce traité et à plaider pour une plus grande intégration en matière de défense européenne.

Le Rapporteur a apporté les éléments de réponse suivants :

- sur les deux millions d'hommes et femmes sous les drapeaux en Europe, seuls 70 000 sont mobilisables pour être projetés sur un théâtre d'intervention extérieur ; ces chiffres montrent clairement qu'il est insuffisant d'additionner les efforts nationaux pour constituer une armée européenne ;

- l'Europe sera autre chose qu'un grand marché lorsqu'elle aura les moyens de sa puissance, c'est-à-dire une diplomatie et une armée ; il n'y a là rien d'idéaliste, comme le montre l'ampleur des progrès réalisés au cours des dix dernières années ; de très importants progrès ont eu lieu en matière de coordination et de réduction des lacunes capacitaires mais il en reste encore beaucoup à faire ; par exemple, quel sens y a-t-il pour l'Europe de disposer de trois types différents d'avions de combat mais de manquer d'avions ravitailleurs nécessaires à la projection de forces ?

- l'OTAN et l'Europe de la défense recouvrent deux réalités différentes, entre lesquelles il convient d'établir une distinction claire ; le fait que les Britanniques aient une conception différente de la nôtre en la matière ne saurait constituer une raison suffisante pour que nous renoncions à faire progresser notre point de vue ;

- la logique quantitative n'est pas satisfaisante car elle omet les réalités qui sont présentes derrière les chiffres ; par exemple, il est évident que l'avion de l'avenir est, non pas le Rafale, mais les drones ; de même, à quoi servent les crédits sur le deuxième porte-avions dans une perspective européenne, lorsque l'on sait que le porte-avions est avant tout un instrument de gesticulation diplomatique ?

- les chiffres affichés ne doivent pas faire oublier la réalité de l'exécution budgétaire, qui montre que la sanctuarisation du budget de la défense appartient au passé et que le taux d'exécution des crédits d'équipement militaire ne cesse de diminuer ;

- la provision inscrite dans le projet de loi de finances initiale pour financer les opérations extérieures s'élève à 250 millions d'euros, après les 100 millions d'euros inscrits dans la loi de finances pour 2005 ; cette budgétisation croissante est une bonne chose, même si elle ne pourra, par définition, pas être totale.

Contrairement aux conclusions du Rapporteur pour avis, la Commission a donné un avis favorable au programme « Environnement et prospective de la politique de la Défense » de la mission « Défense » du projet de loi de finances pour 2006.

N° 2571-05 - Avis présenté au nom de la commission des affaires étrangères sur le projet de loi de finances pour 2006 (n° 2540), Tome V : Défense, environnement et prospective de la politique de la défense (M. Paul Quilès)

1 () Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism Act of 2001, signé le 26 octobre 2001 par le Président des Etats-Unis.

2 () Ils représenteraient 10 % des djihadistes en Irak, soit 300 personnes environ.

3 () Il s'agit de négociations multilatérales réunissant la Corée du Nord, les Etats-Unis, la Chine, le Japon, la Corée du Sud et la Russie.

4 () Tentative de coup d'Etat militaire qui a conduit à la division du pays.

5 () Mission de la CEDEAO en Côte d'Ivoire.

6 () Accord sur la cessation des hostilités et la mise en place d'un gouvernement de réconciliation nationale.

7 () Sa composante militaire devrait être augmentée de 850 personnes (effectif de départ : 6 240 hommes).

8 () Un groupe de neuf pays (Algérie, Burkina Faso, Egypte, Kenya, Libye, Mali, Soudan, Ouganda, Zambie) a refusé d'abandonner l'exigence du veto. D'ailleurs le consensus dit d'Enzulwini, position officielle de l'Union africaine sur la réforme de l'ONU, ne disait pas autre chose. D'autres Etats, sans s'opposer ouvertement, n'étaient pas non plus favorables à la proposition du G4.

9 () Le 4 juillet dernier, le secrétaire d'Etat à la défense, M. John Reid, précisa au Parlement que « c'est au cours de cette législature que devront intervenir les décisions sur le remplacement des forces de dissuasion britanniques [remplacement du système de missile Trident] (« Decisions on any replacement of the United Kingdom's nuclear deterrent are likely to be necessary in the lifetime of the current Parliament »). Au Royaume-Uni, les membres de la Chambre des communes sont également élus pour cinq ans, même si le recours à la dissolution les empêche généralement de siéger pendant toute la durée théorique du mandat.

10 () Arrêté du 19 mai 2005, publié au JO du 25 mai 2005 (alors que de tels arrêtés sont en général publiés en début d'année).

11 () Cf. rapport sur « Le maintien en condition opérationnelle des matériels des armées » - Décembre 2004.

12 () Sources : Commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée nationale, rapport d'information du 2 mars 2005 (précité) et rapport d'information du 17 novembre 2004 sur les conditions d'exécution des grands programmes de défense.

13 () L'agrégat R & T, comprend : le budget des études amont ; le budget des études à caractère opérationnel ou technico-opérationnel (EOTO) et des études à caractère politico-militaire, économique et social (EPMES) ; les subventions versées aux organismes de recherche sous tutelle du ministre de la défense (office national d'études et des recherches aéronautiques - ONERA - et institut franco-allemand de recherches de Saint-Louis - ISL) ; le financement des travaux de recherche fondamentale et relatifs aux nouveaux moyens d'expérimentation et de simulation du commissariat à l'énergie atomique (CEA) ; la participation du ministère de la défense au budget civil de recherche et développement (BCRD).

14 () Rapport d'information n° 2150, mars 2005.


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