COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 24 RECTIFIÉ

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 17 décembre 2002
(Séance de 16 heures 15)

Présidence de :

M. Edouard Balladur, Président de la Commission des Affaires étrangères,

M. Pascal Clément, Président de la Commission des Lois,

et M. Pierre Lequiller, Président de la Délégation pour l'Union européenne

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Renaud Denoix de Saint-Marc, Vice-Président du Conseil d'Etat, sur l'articulation entre le     droit européen et le droit interne



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Audition de M. Renaud Denoix de Saint-Marc, Vice-Président du Conseil d'Etat

M. Edouard Balladur, Président de la Commission des Affaires étrangères, s'est réjoui de la présence de M. Renaud Denoix de Saint Marc. Il a indiqué que son audition devait permettre de faire le point sur les conséquences de la pénétration du droit européen dans notre droit national, alors même que nous nous trouvons à la veille d'échéances majeures pour l'Union européenne.

M. Renaud Denoix de Saint Marc a déclaré qu'il ne traiterait que du droit communautaire, à l'exclusion des problèmes posés par la Convention européenne des droits de l'Homme. En effet, même si la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme soulève plus de difficultés que celle de la Cour de justice des communautés européennes, le droit communautaire est numériquement bien plus important. Par sa décision Costa contre ENEL de 1964, la Cour de justice des communautés européennes a posé le principe selon lequel les traités ont institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des Etats membres et qui s'impose à toutes les autorités nationales, y compris les juridictions, entraînant ainsi une limitation de leurs droits souverains.

En France, trois révisions de la Constitution opérées sur la base de son article 54 ont été rendues nécessaires du fait du développement des institutions européennes : celle du 25 juin 1992, mettant la Constitution en conformité avec le traité de Maastricht, celle du 25 janvier 1999, qui a été provoquée par le traité d'Amsterdam, celle du 25 novembre 1993, qui ne résulte pas d'un traité communautaire, mais des accords de Schengen et des conséquences qu'en avait tirées le Conseil constitutionnel sur le fondement du préambule de la Constitution de 1946. Enfin, une nouvelle révision de la Constitution est en cours pour appliquer la décision-cadre du Conseil de l'Union européenne du 13 juin 2002 relative au mandat d'arrêt européen, qui ne respecte pas le principe à valeur constitutionnelle dégagé par le Conseil d'Etat selon lequel l'Etat français doit se réserver le droit de refuser l'extradition pour les infractions qu'il considère comme des infractions politiques.

Les effets les plus marquants de la pénétration du droit communautaire dans le droit interne se manifestent dans l'ordre législatif et dans l'ordre réglementaire : aux 8 000 lois et aux 110 000 décrets en vigueur dans notre pays, se superposent les traités fondateurs, mais aussi environ 300 accords entre l'Union européenne et des Etats tiers, une cinquantaine d'accords entre Etats membres et Etats tiers, environ 70 accords multilatéraux liant les Etats membres entre eux et 15 000 textes de droit dérivé.

Un grand nombre de directives sont encore à transposer, malgré le recours aux ordonnances mis en œuvre par la loi du 3 janvier 2001. Madame la Ministre déléguée aux affaires européennes a ainsi indiqué au Conseil des ministres du 6 novembre dernier que la France était le pays le plus en retard dans la transposition des directives ; le Gouvernement s'est engagé à mener à bien dans les six mois la transposition des directives pour lesquelles le retard est supérieur à deux ans et à assurer la transposition des deux tiers des directives en souffrance. Cet objectif est particulièrement ambitieux, d'autant que le Gouvernement actuel ne souhaite pas recourir une nouvelle fois à la procédure des ordonnances.

Le droit communautaire concerne aujourd'hui la plupart des domaines : l'ouverture de la fonction publique aux ressortissants des autres Etats membres concerne 90 % des corps et des emplois statutaires ; le droit de la commande publique a modifié notre droit très ancien et très élaboré des marchés publics ; le droit du service public doit s'adapter au droit de la concurrence et au principe de séparation de l'opérateur et du régulateur, qui s'est traduit par la création d'autorités administratives indépendantes ; la sécurité des produits s'est, pour sa part, développée sur la base de la directive du 29 juin 1992, dont le champ d'application est très général.

M. Renaud Denoix de Saint-Marc a estimé que la supériorité du droit communautaire était aujourd'hui totale. Même les dispositions contraires issues d'une loi postérieure ne permettent plus d'écarter le droit européen depuis le célèbre arrêt Nicolo du Conseil d'Etat de 1989, qui rejoint la jurisprudence de la Cour de cassation datant de 1975. Il s'ensuit qu'à chaque occasion, le Conseil d'Etat peut être amené à vérifier la conformité de notre législation aux dispositions du droit communautaire, y compris dans sa fonction consultative où il doit de lui-même chercher les éventuelles dispositions de droit communautaire contraires aux textes qu'il examine, ce qui n'est pas chose facile.

Cet examen est encore plus délicat quand il s'agit de vérifier la conformité d'un texte avec les objectifs d'une directive : il faut alors prendre en compte non seulement les dispositions de la directive, mais aussi la jurisprudence de la Cour de justice. Par exemple, la conformité de la réglementation sur l'ouverture et la fermeture de la chasse aux oiseaux migrateurs doit être appréciée non seulement par rapport aux dispositions de la directive de 1979, qui sont très générales, mais aussi de la jurisprudence de la Cour, qui en donne, au contraire, une interprétation très restrictive. De même, dans le domaine de la concession de service public, alors qu'aucune disposition communautaire ne s'appliquait, la Cour a estimé que la règle traditionnelle en droit français de l'intuitu personae méconnaissait le principe de non discrimination et rendait nécessaire au préalable un « degré de publicité adéquat ». Autre exemple, la Cour de justice a bâti une jurisprudence, d'ailleurs assez imprécise, pour appliquer les dérogations autorisées au principe de la libre circulation des travailleurs dans la fonction publique, en employant des notions, comme celle d'emploi, difficiles à concilier avec les principes traditionnels de la fonction publique française.

M. Renaud Denoix de Saint-Marc a indiqué que le droit communautaire imposait également des exigences de procédure dont il fallait assurer le respect : c'est par exemple le cas de l'article 93 du traité de Rome, qui prévoit la communication à la Commission des projets d'aides d'Etat, ou encore de l'article 105, qui impose une consultation de la Banque centrale européenne de la part des autorités nationales pour leurs projets de réglementation entrant dans son domaine de compétence.

Par ailleurs, l'application du droit européen n'est pas toujours facile pour d'autres raisons. Ainsi, la première difficulté tient à la mauvaise qualité du droit européen sur le plan de la forme et de la clarté. Cela s'explique par le fait que ce droit est le résultat de négociations ardues qui conduisent à prendre en compte les concessions, garanties ou limites demandées par tel ou tel. De plus, ce droit ne procède pas de concepts juridiques préétablis ou d'une hiérarchie des normes précise, mais résulte d'une juxtaposition de réglementations dans des domaines divers. Cette sédimentation par couches successives, sans aucun effort de codification, rend difficile la perception de principes généraux d'interprétation de ces textes.

En outre, les directives sont devenues de plus en plus précises : leur transposition ressemble de plus en plus à du recopiage ; cette tendance est confortée par la Cour qui privilégie le respect de la lettre de la directive plutôt que de son esprit.

Le droit national est de plus en plus « marqué » par le droit européen et celui-ci ignore notre hiérarchie des normes, ce qui en rend la transposition difficile. Ainsi, une directive peut contenir des dispositions extrêmement précises. M. Denoix de Saint-Marc a cité en exemple un décret transposant la directive du 29 avril 1966 concernant l'interdiction d'utilisation de certaines substances à effet hormonal ou thyréostatique et des substances beta-agonistes dans les spéculations animales. Si l'on avait voulu adopter des dispositions équivalentes en droit national, on aurait pris un décret fixant des dispositions générales, puis les détails auraient été renvoyés à un arrêté. De même, le règlement communautaire, d'application directe, ignore la séparation du domaine législatif et du domaine réglementaire, rendant difficile l'insertion des règlements dans notre droit interne.

Il existe en outre des oppositions ou des divergences conceptuelles entre systèmes ou notions, qui rendent encore plus difficile l'application des dispositions européennes. C'est le cas, par exemple, de l'extension aux sociétés mutuelles des règles applicables aux assurances, qui a été imposée par une directive. L'application de la notion européenne « d'organismes de droit public » au sens de la directive sur les marchés est tout aussi délicate, car elle inclut les sociétés d'économie mixte et même les associations.

Dans cette situation, s'il est difficile d'améliorer la rédaction des textes communautaires, il est toutefois possible d'être plus vigilant au stade de l'examen des propositions d'actes communautaires, afin de déceler les risques juridiques, de réagir et de peser davantage sur la négociation.

Le premier remède à notre portée serait de mieux coordonner le Secrétariat général du Gouvernement (SGG) et le SGCI, car il est paradoxal de laisser le premier organisme de coordination administrative et d'expertise juridique à l'écart du processus d'élaboration du droit communautaire. En effet, le SGG n'est pas systématiquement averti des négociations, et de leur côté, les représentants des ministères techniques maîtres de la négociation n'en mesurent pas toujours les enjeux juridiques.

L'autre moyen d'action relève de l'article 88-4 de la Constitution. M. Denoix de Saint-Marc a rappelé le rôle du Conseil d'Etat dans cette procédure. Celui-ci opère le tri, parmi les propositions d'actes communautaires et les projets d'actes de l'Union, entre ceux qui contiennent des dispositions relevant, selon notre droit national, de la compétence du Parlement et ceux qui ne contiennent pas de dispositions de cette nature.

Depuis l'entrée en vigueur de cette procédure en 1992, plus de 4 100 propositions d'actes communautaires ont été examinées par le Conseil d'Etat, dans un délai inférieur en moyenne à sept jours. Dans près de la moitié des cas (48 %), il a jugé que la proposition comportait des dispositions de nature législative en droit français. Ont également été examinés 634 projets d'actes relevant du pilier « Justice-Affaires intérieures » et du pilier « Politique étrangère et de Sécurité commune » ; pour ce dernier domaine, seuls onze textes ont été transmis par le ministère des Affaires étrangères.

Le Gouvernement considère aujourd'hui que le Conseil d'Etat est en mesure de lui signaler les projets nécessitant un examen détaillé au fond en vue de mieux négocier et d'éviter des difficultés ultérieures, liées par exemple à la non-conformité à la Constitution.

Une nouvelle instruction devrait en outre être prise pour demander au Conseil d'Etat, à l'occasion de son examen au titre de l'article 88-4, de donner un avis sur les quelques textes pouvant poser des problèmes de fond. Jusqu'à présent, le Conseil d'Etat a attiré l'attention du Gouvernement sur les difficultés que pourrait poser la transposition de textes européens : ce fut le cas pour une directive relative à la protection des données personnelles, pour la proposition de règlement sur le brevet européen, et, enfin, tout récemment, sur le projet de décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen.

La nouvelle procédure devrait améliorer l'information du Gouvernement et du Parlement sur les enjeux que comporte la négociation de certains projets d'actes communautaires ou de l'Union.

Après avoir remercié le Président de son exposé extrêmement précis, le Président Edouard Balladur s'est enquis du pourcentage de la législation nationale d'origine communautaire. Soulignant, en outre, le fait que l'article 34 de la Constitution française n'existait pas pour l'Europe, il a demandé si celui-ci était toujours aussi systématiquement appliqué par les autorités françaises.

M. Renaud Denoix de Saint-Marc a précisé qu'environ la moitié de la législation nationale française était d'origine communautaire. Il a ajouté que le Conseil d'Etat s'efforçait de supprimer les dispositions réglementaires des projets de loi alors que ce n'était pas la logique communautaire. Il a souhaité que les instances communautaires s'inspirent de cette distinction entre la loi et le règlement prévue par la Constitution française et se dotent d'un moyen de vérifier comment les Etats procèdent.

Citant le contenu restrictif de l'article 88-4 de la Constitution et les propos de M. Renaud Denoix de Saint-Marc, M. Pascal Clément, Président de la Commission des Lois, s'est étonné que sur la demande du Gouvernement, le Conseil d'Etat ait été chargé de vérifier la conformité à la Constitution des projets de directive communautaire, et a demandé s'il s'agissait d'une demande orale du Premier Ministre.

M. Renaux Denoix de Saint-Marc a fait valoir qu'il appartenait au Conseil d'Etat de vérifier que les projets de loi comme les directives qui s'inscrivent dans l'ordre public national étaient conformes à la Constitution. En cas d'incompatibilité, soit le projet de transposition de la directive est abandonné, soit la Constitution est modifiée. C'est le cas de la décision-cadre du Conseil de l'Union européenne relative au mandat d'arrêt européen, qui contient des dispositions contraires au principe selon lequel les infractions à caractère politique ne donnent pas lieu à extradition.

Rappelant les termes du 12ème considérant de la décision-cadre du Conseil de l'Union européenne de juin 2002 relative au mandat d'arrêt européen, le Président Pascal Clément a contesté l'atteinte à ce principe constitutionnel, estimant que ce considérant rend la révision constitutionnelle inutile.

M. Renaud Denoix de Saint-Marc a estimé que l'avis du Conseil d'Etat était motivé.

M. Xavier de Roux a considéré qu'il s'agissait de l'application du principe de précaution par le Conseil d'Etat.

Le Président Edouard Balladur a estimé que cette question était confuse.

M. Pierre Lequiller, Président de la délégation pour l'Union européenne, a reconnu que le problème de la constitutionnalité du mandat d'arrêt européen n'avait pas été détecté au cours des négociations, mais après. Il s'est demandé s'il ne fallait pas renforcer le contrôle préventif de constitutionnalité des actes européens dérivés. Les avis de phase 2 du Conseil d'Etat ne devraient-ils pas être plus systématiques quand ils concernent le droit pénal et obligatoirement transmis au Parlement ?

Evoquant les travaux du groupe de travail sur la simplification des actes de la Convention sur l'avenir de l'Europe, il a voulu savoir si M. Renaud Denoix de Saint-Marc était favorable à la création d'une nouvelle catégorie d'acte législatif délégué par le Parlement européen et le Conseil à la Commission, et si cela ne comportait pas le risque d'assimiler cette catégorie d'acte à des actes d'exécution.

M. Renaud Denoix de Saint-Marc a expliqué que l'on entrerait alors dans un système qui ressemble quelque peu à la distinction entre la loi et le règlement, la Commission devenant l'exécutif du Parlement. Ce serait un progrès, car cela débarrasserait les règlements européens des détails qu'ils contiennent. Ainsi, on laisserait à la Commission le soin de prendre des règlements avec des recours possibles devant la Cour de justice des communautés européennes.

S'agissant de la phase 2, il a précisé qu'elle n'existait pas encore et que le projet d'instruction était prêt. Il a souhaité que le Conseil d'Etat puisse procéder à un examen préalable à condition de disposer de plus de 24 heures pour ce faire. Les délais de transmission au Parlement pourraient en souffrir. En revanche, si le nombre de projets d'actes est limité à quinze par an, il a estimé cela possible et souhaitable. Quant aux transmissions au Parlement des notes du Conseil d'Etat, il a déclaré y être favorable à titre personnel, tout en rappelant qu'il revenait au Gouvernement d'en décider.

M. Jacques Myard a insisté sur l'envahissement du droit national par le droit communautaire, qui pose le problème politique de la subsidiarité, très mal définie dans les traités de Maastricht et d'Amsterdam.

Rappelant que la Cour de cassation et le Conseil d'Etat avaient été créés par la loi, il s'est étonné que ces institutions s'arrogent le droit, avec les arrêts Jacques Vabre et Nicolo, d'écarter la loi française pour appliquer une règle de droit international.

Il a estimé inacceptable et scandaleux qu'un simple tribunal administratif écarte l'application de la loi, comme ce fut le cas pour la chasse, et en a conclu que, comme l'avait dit Pierre Pflimlin, la France était occupée par le droit communautaire.

M. Renaud Denoix de Saint-Marc a jugé que la jurisprudence du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation sur l'application du droit communautaire était inévitable ; elle est celle que tous les Etats membres de l'Union ont adoptée et résulte pour la France de l'article 55 de la Constitution. Conformément à la logique du Traité de Rome, il appartient au juge national d'appliquer les traités qui instituent l'ordre juridique communautaire.

Le Président Edouard Balladur s'est interrogé sur la pérennité d'une situation qui se caractérise par des retards de plus en plus conséquents en matière de transposition des directives communautaires. Face à la confusion juridique que ces retards entraînent, il a émis le souhait que puisse être menée une réflexion sur les voies d'une transposition immédiate du droit communautaire en droit national, tout en admettant que la réponse à une telle réflexion relevait d'avantage de la sphère politique que juridique.

M. Renaud Denoix de Saint-Marc a considéré que le problème de l'application immédiate du droit communautaire était en partie résolue par la voie des règlements communautaires. S'agissant des directives, il a rappelé qu'elles comprenaient à chaque fois un délai de transposition, généralement de dix-huit mois, et que, au-delà de ce délai, une action en manquement pouvait être engagée auprès de la Cour de justice des communautés européennes permettant de sanctionner les Etats retardataires.

M. Pierre Lequiller a fait état du peu d'empressement de la France à transposer les directives communautaires, contribuant à nous classer dernier des Etats de l'Union européenne. Il a cité à ce propos une directive européenne de 1988 concernant la profession de psychologue, qui n'avait toujours pas fait à ce jour l'objet d'une transposition en droit national.

M. Renaud Denoix de Saint-Marc a exprimé son scepticisme sur la réalité de la dernière place occupée par la France, s'interrogeant sur les méthodes de comptabilisation de la Commission européenne pour procéder à ce type de classement.

Déplorant la mauvaise qualité du droit communautaire, M. Daniel Garrigue a jugé tout à fait souhaitable d'imposer au niveau communautaire une méthode de rédaction législative ; il a également émis le souhait que la France occupe une position juridique plus offensive, de telle sorte que le droit communautaire puisse s'inspirer du droit national. Il a cité à cet effet le projet de code civil européen qui devrait prochainement voir le jour et qui sera très vraisemblablement fortement influencé par le droit des obligations en vigueur en Allemagne et aux Pays-Bas. Il a ensuite interrogé le vice-Président du Conseil d'Etat sur le retard pris dans la transposition de la directive « Natura 2000 », en souhaitant connaître la nature des sanctions qu'encourait la France en cas de non transposition.

M. Renaud Denoix de Saint-Marc a rappelé que le droit français avait d'ores et déjà inspiré des pans entiers du droit communautaire, qu'il s'agisse de la protection des données personnelles, fortement inspirée de la loi du 6 janvier 1978, ou de la bioéthique.

S'agissant de la directive « Natura 2000 », il a considéré que la méthode retenue par les instances communautaires, consistant à demander aux Etats de désigner des sites destinés à être classés « Natura 2000 », sans qu'il puisse être encore précisé ce qu'un tel classement emporterait à l'avenir comme conséquences juridiques, était certainement à l'origine du retard pris dans la transposition. Il a déploré que les autorités communautaires ne se soient pas davantage inspirées du droit français relatif au classement en réserves naturelles, qui exige au préalable une enquête publique. Il a ensuite rappelé que le classement en site « Natura 2000 » donnait lieu à l'octroi de fonds communautaires ; il ne s'agissait donc pas en l'occurrence de sanctions financières, mais tout simplement de la non attribution de fonds en l'absence de classement.

Revenant sur les propos de M. Jacques Myard relatifs aux risques d'invasion du droit national par le droit communautaire, M. Xavier de Roux a rappelé que le principe de suprématie des traités internationaux sur le droit national résultait d'un choix de la France, certains pays, comme le Royaume-Uni, ayant fait le choix contraire. Quant à estimer que le droit européen n'était pas conceptuel, il a jugé tout au contraire que la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés européennes était fondée sur l'affirmation de principes structurants, tels que la libre concurrence, la libre circulation des personnes, des capitaux et des biens, la non-discrimination ou encore l'équité, qui formaient un corpus conceptuel à forte connotation politique, définissant un type précis de système économique. Il a fait observer que cette démarche téléologique était soutenue par les autorités françaises, qui faisaient preuve en l'occurrence d'une schizophrénie certaine, selon qu'elles étaient parties aux négociations dans le cadre européen ou qu'elles s'exprimaient dans un cadre strictement national.

M. Gilbert Gantier, tout en félicitant le vice-président du Conseil d'État pour la qualité de son exposé, s'est dit frappé de la complexité et des incertitudes qu'il mettait en lumière quant à l'articulation entre droit interne et droit communautaire et inquiet des difficultés dont elles étaient porteuses dans la perspective de l'élargissement à venir de l'Union européenne. Il s'est demandé s'il ne serait pas souhaitable, pour prévenir celles-ci, de réfléchir de manière prospective à une réorientation de l'Union européenne vers un régime fédéral, avec, d'un côté, un droit de l'État fédéral et, de l'autre, un droit des États fédérés. Revenant ensuite sur la jurisprudence respective de la Cour de cassation et du Conseil d'État quant à la supériorité du droit européen sur le droit interne, il a souhaité savoir quelles en étaient les conséquences sur les principes généraux du droit.

M. Renaud Denoix de Saint-Marc a apporté les éléments de réponse suivants :

-- S'il est vrai que la France a fait le choix du monisme, c'est-à-dire de l'incorporation directe du droit international dans le droit national, au contraire du choix britannique en faveur du dualisme, qui subordonne l'incorporation du droit international à une décision expresse des autorités nationales, cette distinction n'est, en tout état de cause, pas pertinente au regard du droit européen, le Royaume-Uni ayant été contraint, lors de son adhésion à la Communauté européenne, de renoncer au dualisme dans ce cadre ;

-- Les traités européens sont effectivement articulés autour de principes clairs, mais la législation adoptée sur leur fondement n'est pas conceptuelle pour autant ;

-- Le système juridique élaboré dans le traité de Rome, qui reposait sur l'application directe des règlements communautaires, pouvait apparaître séduisant pour un marché commun limité à quelques pays et à quelques produits. Avec l'élargissement du champ de compétences de l'Union et de son périmètre géographique, les institutions européennes sont conduites à élaborer des règles extrêmement minutieuses, susceptibles qui plus est de s'appliquer à quinze États, et bientôt à vingt-cinq ;

-- Il convient effectivement de se demander si la meilleure application du principe de subsidiarité - notion d'ailleurs inconcevable dans la perspective du traité de Rome - ne résiderait pas dans la mise en œuvre d'un système fédéral, dans lequel le traité (foedus) définirait les charges incombant à l'État fédéral. A cet égard, la conception moderne du principe de subsidiarité, défini comme la protection des droits réservés aux collectivités périphériques, procède d'une erreur d'interprétation du subsidium qui, dans le droit canon, se définit comme l'aide que le pouvoir central est susceptible d'apporter aux pouvoirs périphériques ;

-- Il est impossible d'introduire dans la législation nationale des règles qui seraient contraires aux principes généraux du droit à valeur constitutionnelle. C'est d'ailleurs en vertu de ce principe qu'intervient la révision constitutionnelle relative au mandat d'arrêt européen, le considérant n° 12 du préambule de la décision-cadre du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d'arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres ne traitant que des réfugiés politiques, et non des étrangers résidant sur le territoire national, mais poursuivis pour des raisons politiques dans leur État d'origine, protégés par le principe constitutionnel selon lequel l'État doit se réserver le droit de refuser l'extradition pour les infractions qu'il considère comme des infractions à caractère politique.

Le Président Pierre Lequiller a indiqué que les membres de la Convention sur l'avenir de l'Europe envisageaient de créer un droit d'alerte précoce en faveur des parlements nationaux leur permettant de saisir en amont la Commission européenne, lorsqu'ils estimeront qu'une proposition d'acte communautaire empiète sur les compétences des Etats membres, en violation du principe de subsidiarité. Il a ajouté que la Commission européenne pourrait alors modifier le texte élaboré, le maintenir ou le retirer.

M. Renaud Denoix de Saint-Marc a souhaité savoir si ce droit d'alerte permettrait aux parlements nationaux de faire respecter leurs compétences ou plus largement d'évoquer des problèmes de compatibilité de la proposition d'acte communautaire avec leur droit national.

Le Président Edouard Balladur a estimé que le système actuel était confus et que l'on devrait peut-être s'orienter, à terme, vers la définition d'un domaine de compétences propres aux instances européennes, avec des actes communautaires directement applicables sans transposition sur tout le territoire de l'Union, et un domaine de compétence réservé aux Etats membres.

M. Michel Delebarre a estimé que le principe de subsidiarité serait défini par la Cour de justice des communautés européennes, soulignant que le débat sur la répartition des compétences entre l'Union européenne et les Etats membres n'avait jamais vraiment eu lieu. Il a fait observer que la complexité des normes communautaires pouvait s'expliquer par le fait qu'il n'existait pas d'institution similaire à celle du Conseil d'Etat au niveau communautaire, qui serait chargée de donner un avis juridique sur les propositions d'actes de la Commission européenne. Il a enfin considéré que le Conseil d'Etat devrait publier régulièrement des notes de synthèse permettant de montrer les convergences et les divergences entre les concepts mis en place au niveau communautaire et les notions juridiques françaises, soulignant à titre d'exemple que la notion communautaire de service d'intérêt général, traditionnellement opposée à la notion française de service public, était très imprécise.

M. Renaud Denoix de Saint-Marc a répondu qu'il demanderait au président de la section du rapport et des études du Conseil d'Etat de donner plus d'importance aux observations relatives au droit communautaire dans les rapports publics publiés chaque année par le Conseil. Il a rappelé, qu'à titre personnel, il avait établi, en 1996, un rapport sur le service public pour le Premier ministre de l'époque, M. Alain Juppé, qui avait permis de rapprocher les conceptions française et communautaire en la matière.

Rappelant que le droit communautaire était issu d'un important travail de négociation, il a fait part de son scepticisme sur la possibilité de transposer au niveau communautaire le modèle du Conseil d'Etat français.

Souhaitant connaître la position du vice-Président du Conseil d'Etat sur le principe de subsidiarité, M. Xavier de Roux a estimé que le partage de compétences entre les institutions communautaires et les Etats membres ne pouvait pas reposer sur ce principe, car son contenu juridique demeure imprécis. Il a plaidé pour une répartition claire et explicite des compétences entre l'Union et les Etats membres.

M. Renaud Denoix de Saint-Marc a estimé que le principe de subsidiarité, encore à « l'état gazeux », imposait dans sa philosophie de laisser plus de marge de manœuvre aux Etats membres, mais qu'il prendrait moins d'importance si le système communautaire devenait plus fédéral et plus clair.

Le Président Edouard Balladur a souhaité savoir si une étude sur le partage possible des compétences entre l'Union européenne et les Etats membres avait été menée.

M. Pierre Lequiller a rappelé que M. Alain Lamassoure avait rédigé un rapport sur la distinction entre les compétences qui pourraient être partagées entre l'Union et les Etats membres et celles relevant exclusivement de l'Union ou des Etats membres.

M. Jacques Myard a estimé que le principe de subsidiarité était de nature politique et qu'il appartenait aux Etats membres de le définir, puisque la légitimité de la construction européenne repose uniquement sur ceux-ci.

Le Président Edouard Balladur a souhaité savoir quelles étaient les difficultés posées par l'application de la Convention européenne des droits de l'Homme et des libertés fondamentales.

M. Renaud Denoix de Saint-Marc a fait observer que la plupart des principes posés par cette convention rejoignaient ceux qui sont contenus dans la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 et le préambule de 1946 et ne posaient en eux-mêmes pas de difficulté d'application particulière pour les juges français. Il a toutefois estimé que la Cour européenne des droits de l'Homme avait développé une jurisprudence constructive, notamment sur le concept de procès équitable visé à l'article 6 de la Convention, mais que cette jurisprudence heurtait parfois les conceptions françaises et risquait notamment de remettre en cause le rôle du parquet. Par ailleurs, l'évolution de la jurisprudence de la CEDH la conduit à prendre des positions de plus en plus « droits de l'hommistes », qui reconnaissent de moins en moins les droits de la collectivité à l'égard des individus.

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