COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 11

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 5 novembre 2003
(Séance de 10 heures)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président

SOMMAIRE

 

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- Débat sur l'élargissement et l'approfondissement de l'Europe


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Débat sur l'élargissement et l'approfondissement de l'Europe

Le Président Edouard Balladur : Mesdames et Messieurs, Chers Collègues, comme vous le savez, cette réunion exceptionnelle a pour objet de nous permettre d'échanger sereinement nos points de vue et réflexions sur l'avenir de l'Europe élargie.

Trois thèmes de discussion ont été retenus qui vont donner lieu chacun à un double exposé avant que ne s'engage une discussion entre nous. Je vous rappelle que sur le premier thème « La future constitution de l'Europe élargie », nous entendrons MM. Pierre Lequiller et François Loncle ; sur le deuxième thème « Valeurs politiques et culturelles communes », MM. Renaud Donnedieu de Vabres et Henri Sicre et sur le troisième thème, « Coopérations renforcées, coopération structurée », MM. Roland Blum et Jean-Louis Bianco.

Sur le premier thème « La future constitution de l'Europe élargie », la parole est à M. Pierre Lequiller.

1. La future Constitution de l'Europe élargie :

Faut-il modifier substantiellement le projet de la Convention ?

M. Pierre Lequiller : Monsieur le Président, Chers Collègues, la question mise à l'ordre du jour est la suivante : Faut-il modifier substantiellement le projet de la Convention ?

Ma réponse personnelle est négative, et cela pour des raisons aussi bien de forme que de fond.

Remettre en cause le projet présenté par la Convention signifierait que l'on remet en cause radicalement l'apport si fructueux de la méthode conventionnelle. Cette Convention s'est réunie avec des représentants des Parlements nationaux, du Parlement européen, des commissaires et des gouvernements qui ont d'ailleurs progressivement, prenant très au sérieux les travaux de la Convention, délégué leurs propres ministres des Affaires étrangères, pour un très grand nombre de pays dont la France et l'Allemagne.

Après le constat d'échec du Traité de Nice au plan institutionnel, les gouvernements ont demandé à une Convention de se constituer et de travailler sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing. La Convention a travaillé dans la plus totale transparence durant 16 mois au cours de 26 sessions plénières et a donné lieu à 1 812 interventions de conventionnels.

Alors que cette Convention s'était ouverte sous le regard sceptique des observateurs et des journalistes, elle est parvenue, à la surprise générale, à proposer un texte unique. Cela signifie que la force politique de la proposition de la Convention était évidemment importante.

Tous les sujets actuellement en discussion à la Conférence intergouvernementale (CIG) ont été longuement débattus entre tous les partenaires lors de la Convention. Il en est résulté un compromis très important entre les représentants de 28 pays différents qui ont travaillé très activement. Plus de 6 000 amendements ont été élaborés. Il faut également souligner le travail important de la coopération franco-allemande qui a fortement contribué à ce succès.

Certes, la CIG a le droit de remettre en cause le travail de la Convention. C'est vrai au plan théorique, mais politiquement et pratiquement, l'opinion comprendrait très mal qu'après le succès de la Convention, les gouvernements remettent en cause l'équilibre très difficile et en même temps audacieux, trouvé à la Convention.

Voilà pour les raisons de forme.

J'en viens aux raisons de fond : le travail de la Convention a été extrêmement positif et ouvre la voie de l'Europe politique. A ce titre, ce traité est beaucoup plus important que les précédents et, à mon sens, aussi important, même s'il n'est pas fondateur, que le Traité de Rome.

Il ne faut pas non plus tomber dans l'optimisme béat. Ce projet de Constitution n'est pas parfait. Selon M. Valéry Giscard d'Estaing, il est même loin de l'être. Mais, en même temps, il est inespéré et les progrès qu'il apporte sont remarquables.

Le premier progrès est que nous avons une Constitution pour l'Europe qui reconnaît la personnalité juridique de l'Union. Cela paraît évident aujourd'hui alors qu'au début de la Convention cela ne l'était absolument pas, les Britanniques s'opposant à l'idée même de Constitution.

Le deuxième succès, très important aux yeux de l'opinion publique, est l'intégration dans la Constitution de la Charte des droits fondamentaux qui donne à celle-ci une valeur juridique et qui permet aux citoyens de s'en prévaloir devant la Cour de justice des Communautés européennes. Ainsi, les articles de la Charte, à laquelle François Loncle avait d'ailleurs travaillé, donnent aux citoyens européens l'une des meilleures protections juridiques au monde. Cette Charte des droits du citoyen, élaborée elle aussi par une convention, avait été très peu modifiée par la Conférence intergouvernementale.

Le troisième sujet très important est le droit d'initiative populaire inscrit dans la Constitution. Il suffit qu'un million de personnes réunies dans plusieurs pays de l'Union pétitionnent pour amener la Commission à traiter du sujet en question. Un million peut paraître important, mais ne l'est pas du tout par rapport au système du référendum d'initiative populaire de la Suisse. Ce système est tout à fait novateur puisqu'il n'existe pratiquement dans aucun des Etats composant l'Union.

La Constitution est aussi un succès parce qu'elle simplifie et clarifie le fonctionnement de l'Union. D'abord, une véritable procédure législative a été mise au point avec une hiérarchie des normes clarifiée qui n'existait pas et une simplification des actes européens, dont le nombre a été réduit à six, contre une vingtaine de catégories d'actes actuellement. La création des lois cadres et des lois européennes qui remplacent les directives et les règlements actuels contribue à cette clarification et cette simplification.

La Convention a également donné lieu à un grand débat sur la répartition des compétences en établissant les compétences exclusives de l'Union, les compétences partagées et les compétences d'appui, et cette répartition a de plus été améliorée. Il s'agit là aussi d'un progrès important par rapport à tous les traités précédents.

On parlait du principe de subsidiarité depuis les Traités de Maastricht et d'Amsterdam, mais sans mécanisme de contrôle. La Constitution prévoit un mécanisme d'alerte précoce qui permet aux parlements nationaux de porter un avis sur les propositions de la Commission et, par ce que nous avons appelé un « carton jaune », de dire éventuellement à la Commission qu'elle déborde de ses compétences, qu'elle ne respecte pas le principe de subsidiarité.

Dès lors qu'un certain nombre de Parlements se prononcera dans le même sens, cela amènera la Commission à revoir sa copie, à la modifier, à la maintenir si elle pense qu'elle est dans son droit, en sachant qu'au bout du compte les Etats pourront, au nom des Parlements, saisir la Cour de justice des Communautés européennes et donc éventuellement sanctionner la Commission. Cette association des Parlements nationaux tout à fait nouvelle a été créée au sein du groupe de travail dirigé par Iñigo Méndez de Vigo.

La France a tout particulièrement défendu l'idée des services économiques d'intérêt général et l'idée de l'exception culturelle sur laquelle notamment Pascale Andréani s'est beaucoup battue au sein de la Convention. Ces conceptions ont été précisées à l'intérieur de la Convention.

Le point le plus important - me semble-t-il - par rapport au Traité de Nice qui s'était révélé très faible en la matière, réside dans l'intégration, dans la Convention, non seulement des coopérations renforcées, mais de la coopération structurée en matière de défense. La clause, interdite dans le Traité de Nice, va sans doute permettre à l'Europe puissance de se faire.

Il est évident qu'au delà de l'Europe territoire que nous sommes en train de construire à vingt-cinq, la conception française est de construire une Europe qui doit avoir la possibilité de s'exprimer d'une seule voix dans le monde multipolaire de demain. Elle ne pourra le faire qu'à l'intérieur d'une avant-garde, d'un groupe pionnier, comme le Président Chirac l'avait proposé lors de son discours à Berlin, et à l'intérieur de plusieurs Europe, comme le Président Balladur vient de l'exposer à nouveau dans un article tout récent paru dans Le Figaro. A la différence des coopérations renforcées qui nécessitent la participation d'un tiers des Etats membres, la coopération structurée en matière de défense ne pose pas cette exigence et offre à l'Europe puissance la possibilité de se développer.

Cela signifie que les initiatives de la France, de l'Allemagne, du Luxembourg, de la Belgique ou les contacts que la France et l'Allemagne ont commencé à prendre avec la Grande-Bretagne sont les prémisses de cette coopération structurée en matière de défense, de cette véritable Europe puissance à côté de l'Europe espace, de l'Europe de la paix que nous construirons le 1er mai prochain.

Je partage donc tout à fait l'avis exprimé selon lequel il y aura deux Europe, voire plusieurs, à la composition, à l'organisation et aux compétences variables et parmi elles une véritable Europe de la défense qui est la condition de l'Europe de la politique étrangère, qui réunira - pour reprendre la formule de Jacques Delors à propos de l'Euro - un groupe composé des pays « qui le peuvent et le veulent », c'est-à-dire ceux qui décident de faire un effort tout particulier en matière de défense.

Les progrès au plan institutionnel sont très importants aussi. On critique depuis des années la présidence tournante qui rend complètement illisible la continuité de la politique européenne. Tous les six mois, chaque nouvelle présidence a ses priorités. Sur la scène internationale, nous avons quatre ou cinq interlocuteurs en matière de politique étrangère. Avoir un Président stable de l'Union européenne, qui se consacre entièrement à l'Europe - il ne peut pas être un chef d'Etat ou de gouvernement en exercice -, est un progrès extrêmement important sur le plan de la lisibilité internationale mais aussi pour le citoyen.

La deuxième avancée importante est l'instauration du ministre des Affaires étrangères européen. Elle a fait l'objet de remarques à la Conférence intergouvernementale, mais a recueilli un consensus assez large à l'intérieur de la Convention. Il s'agit en fait de fusionner les fonctions de MM. Solana et Patten, pour avoir un ministre des Affaires étrangères européen qui préside le Conseil des ministres des Affaires étrangères qui soit en même temps Vice-président de la Commission. Il aura donc une double casquette.

Certains disent que ce projet de Constitution est fédéral alors que d'autres considèrent qu'il ne va pas assez loin. La formule adoptée par Jacques Delors, Jacques Chirac, Helmut Kohl, Valéry Giscard d'Estaing et vous-même, M. le Président, qui fait l'originalité de l'Europe est celle d'une fédération d'Etats Nations et la Convention propose de renforcer les trois côtés du triangle.

J'ai parlé du renforcement du Conseil européen avec une présidence plus stable, mais la légitimité de la présidence de la Commission sera aussi accrue. Les Allemands souhaitaient que le président de la Commission soit élu par le Parlement européen. En fait, le Praesidium a modifié cette proposition : le Conseil européen proposera un président pour la Commission sachant que cette nomination devra être avalisée par le Parlement européen qui l'appréciera « en fonction des résultats des élections ». En fait, ce système ressemble assez largement à celui qui existait auparavant. C'est un équilibre entre le pouvoir du président du Conseil et celui du président de la Commission.

Le rôle du Parlement européen est également renforcé à travers la procédure législative et la désignation du président de la Commission.

Les règles de la majorité qualifiée sont simplifiées par rapport aux dispositions du Traité de Nice, avec la représentation à la fois de la majorité des Etats et des peuples. Pour qu'une décision puisse être prise, 50 % des Etats représentant 60 % de la population doivent se prononcer. C'est donc un juste équilibre entre le poids des petits pays à travers le nombre des Etats et la population, et le poids des grands pays à travers la majorité de la population.

Sur tous les points que je viens d'évoquer, il y a eu un consensus très large de la Convention. Sur les 105 conventionnels, 100 ont signé symboliquement à la fin des travaux de la Convention. C'est pourquoi il me semblerait gravissime de remettre en cause les bases de ce projet élaboré par la Convention.

La CIG peut naturellement l'améliorer, car bien entendu il reste des lacunes, j'en suis conscient. En tant que conventionnel, j'aurais souhaité que l'on aille plus loin sur la gouvernance économique et sociale, sur le fonctionnement de la zone Euro. Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi les décisions de cette zone continuent d'être prises avec ceux qui n'en font pas partie. Dix pays supplémentaires vont dans quelques années y adhérer. Il serait logique que la zone Euro ait une certaine indépendance puisque c'est l'expression la plus poussée de la construction européenne, or il y a eu blocage de la part de ceux qui n'en font pas partie, c'est-à-dire les Britanniques, les Danois et les Suédois.

Je n'évoquerai pas les divergences qui s'expriment au sein de la CIG - Pascale Andréani y reviendra - concernant le nombre de commissaires et la définition de la majorité qualifiée. La position de la France est de soutenir les conclusions de la Convention, d'éviter que par la remise en cause des points principaux du projet, on ouvre la boîte de Pandore et que l'on remette en cause les fondements et l'équilibre de ce texte. Cela risquerait non seulement de faire stagner l'Europe, mais de la faire reculer, alors que ce projet de Constitution est un moyen qui peut permettre l'édification de l'Europe puissance à laquelle nous aspirons.

Le Président Edouard Balladur : Merci beaucoup. Avant de donner la parole à François Loncle, je vous rappelle que les problèmes des limites de l'Europe et de ses valeurs communes seront notre deuxième thème et que nous développerons la question des coopérations renforcées au cours de notre troisième thème.

Je vous précise que notre réunion n'a pas pour but de dégager la position de la Commission des affaires étrangères, mais que nous sommes là pour échanger nos idées, nos analyses et nos points de vue.

La parole est au Président Loncle.

M. François Loncle : Merci, monsieur le Président. Pierre Lequiller ayant fait l'excellent travail de présentation, je me contenterai de six remarques :

Première remarque : l'année 2004 est incontestablement dominée par le débat européen avec deux interrogations et deux certitudes.

Première interrogation : la Conférence intergouvernementale achèvera-t-elle ses travaux, rendra-t-elle sa copie définitive de la Constitution européenne avant la fin de la présidence italienne, le 31 décembre 2003 ou faudra-t-il attendre quelques mois supplémentaires, sous la présidence irlandaise, pour parvenir au but fixé en décembre 2001 lors du Conseil européen de Laeken ?

Je rappelle les objectifs formulés à cette occasion : permettre à la grande Europe de fonctionner, simplifier les textes, rapprocher l'Union de ses citoyens. Bref, dépasser « le malheureux Traité de Nice » - expression employée par Pierre Moscovici et d'autres - qui a été ratifié à une large majorité par l'Assemblée précédente.

Seconde interrogation pour 2004 : la ratification de la Constitution européenne fera-t-elle l'objet d'un référendum ou d'un vote du Parlement l'an prochain ou plus tard ?

Deux certitudes.

Première certitude : l'adhésion de dix nouveaux membres le 1er mai 2004. L'union comptera alors vingt-cinq pays.

Seconde certitude : l'élection du Parlement européen avec un nouveau mode de scrutin pour la France le 13 juin prochain avec, ensuite, la désignation d'une nouvelle Commission.

Deuxième remarque : s'agissant de la méthode d'élaboration des textes essentiels qui régissent la construction européenne, c'est-à-dire les traités, les conventions ou la Constitution, c'est la confirmation de la supériorité de la Convention par sa composition où l'on associe enfin les parlements nationaux, par son fonctionnement, la recherche permanente du compromis par consensus sur toutes autres méthodes d'élaboration, y compris les Conférences intergouvernementales.

La Convention présidée par M. Valéry Giscard d'Estaing s'est imposée en raison de la réussite de la première Convention qui a élaboré la Charte des droits fondamentaux de l'Union.

Ainsi, la CIG en cours n'est pas saisie d'un travail effectué par des représentants de gouvernements ou des experts, mais d'un texte sans option, débattu en toute transparence pendant seize mois par des conventionnels, tous détenteurs de la légitimité pour écrire le droit fondamental européen.

Troisième remarque : les avancées incontestables de ce projet de Constitution, notamment par rapport au Traité de Nice. L'Union européenne est dotée d'une personnalité juridique unique. Les compétences sont plus clairement présentées, le nombre d'instruments et de procédures juridiques est réduit : lois, lois cadres, règlements, décisions, recommandations.

Il y a également dans le texte de la Convention des avancées démocratiques importantes : la reconnaissance des symboles de l'Union, l'association plus étroite des Parlements nationaux, la transparence accrue des travaux du Conseil.

Mais surtout, les pouvoirs du Parlement européen sont considérablement renforcés avec l'extension du vote à la majorité qualifiée à quarante nouveaux domaines. Première institution de l'Union, ce Parlement est désormais un véritable législateur et une réelle autorité budgétaire. La Charte des droits fondamentaux de l'Union consacrant nos valeurs communes est par ailleurs intégrée à la Constitution dont elle devient le socle de principe.

Et surtout, cette Constitution existe - Pierre Lequiller l'a dit - et c'est en soi une novation politique considérable, inimaginable il y a peu d'années.

Le compromis institutionnel aboutit à un rehaussement bienvenu du triangle institutionnel. Je n'y reviendrai pas.

S'agissant des politiques communes qui sont pourtant la priorité des citoyens, les avancées sont plus timides, même s'il faut accueillir positivement :

- les nouveaux progrès dans les moyens de lutter contre la criminalité au niveau européen ;

- la défense européenne qui prend forme - j'y reviendrai en conclusion - avec l'adoption d'une clause de solidarité européenne et la mise en place d'une coopération structurée, permettant aux pays qui le souhaitent de développer des moyens militaires qu'ils pourraient mettre à la disposition de l'Union ;

- la politique étrangère et de sécurité commune qui trouve un cadre institutionnel avec la création d'un ministre des affaires étrangères de l'Union, disposant des moyens aujourd'hui dévolus à la Commission et au Haut représentant de l'Union, M. Solana.

Quatrième remarque : quelles sont selon nous les limites ou les insuffisances du projet de Constitution et par conséquent les améliorations possibles, étant entendu que s'il devait y avoir une réouverture de ce texte, il est essentiel que celle-ci n'ait pas lieu sur la base des demandes des moins-disants ?

Voici brièvement ces critiques :

- le maintien d'une certaine complexité institutionnelle laisse le vrai lieu de pouvoir difficilement identifiable ;

- le maintien, dans de trop nombreux domaines, de l'unanimité et de la logique intergouvernementale risque de paralyser l'Union à vingt-cinq Etats membres et plus ;

- un certain verrouillage de la procédure de révision ;

- et surtout une grande timidité en matière de coordination des politiques économiques et sociales.

Pour nous, la définition et la consolidation du modèle social européen ne peuvent se limiter à un chapitre de la Constitution. Il s'agit d'une question transversale qui doit s'imposer dans ses principes généraux et à l'ensemble de ses politiques.

Nos demandes visent à rééquilibrer les objectifs de l'Union, garantir le fonctionnement des services publics, permettre l'harmonisation sociale et fiscale et étendre le vote à la majorité qualifiée, faire naître une gouvernance économique et sociale, permettre à la zone Euro de décider pour elle-même.

Nous souhaitons par conséquent que les responsables Français utilisent la Conférence intergouvernementale pour améliorer le texte et pour éviter que les points positifs de ce projet ne soient remis en cause.

Cinquième remarque : - à ce sujet, Mme Andréani nous en dira bien davantage - nous constatons malheureusement que le « détricotage » est en marche - les articles de presse le décrivent comme tel mais vous me démentirez peut-être - et que cette Conférence intergouvernementale comporte à nos yeux plus de risques que de promesses.

Les retouches proposées porteraient notamment sur la composition de la Commission, la pondération des voies au Conseil des ministres, la défense, et enfin, sur une nouvelle tentative d'introduction de valeurs religieuses ou chrétiennes dans le préambule de la Constitution.

Les pays fondateurs, et d'autres pays comme la Grande-Bretagne, doivent donc faire preuve de la plus grande vigilance pour résister à diverses pressions qui risqueraient de déséquilibrer le texte des conventionnels.

Sixième et dernière remarque en guise de conclusion, étant entendu qu'il nous paraît prématuré de s'engager dès maintenant pour un oui ou pour un non avant la conclusion des travaux de la CIG, c'est-à-dire avant la publication d'un texte définitif. Cette conclusion qui anticipe sur les deux autres sujets de notre débat de ce matin, je l'emprunterai à un texte remarquable de M. Todorov tiré de l'ouvrage « Le nouveau désordre mondial, réflexion d'un Européen ».

Il écrit : « L'identité européenne actuelle n'est pas une simple donnée historique ou géographique même si elle y trouve sa source. Détachées de leur contexte d'origine, certaines valeurs se sont agrégées dans ce que l'on pourrait appeler le projet européen. La défense de l'identité européenne et des valeurs qui la constituent justifie mieux les risques qu'implique la prise en charge de notre défense, de notre sécurité par nous-mêmes. Tant que l'Europe n'est qu'une commodité, elle ne peut susciter la passion. Il faut pour cela qu'elle soit aussi une idée. Puisse la constitution nous rapprocher de cette idée. »

Je vous remercie.

Le Président Edouard Balladur : Je laisse à Pascale Andréani le soin de faire le point sur l'état des discussions à la Conférence intergouvernementale. Nous aimerions connaître, s'il y en a, les points sujets à modifications et sur lesquels nous pouvons envisager un consensus général, mais aussi les principaux points de désaccord qui persistent.

Je ne mettrai pas Mme Andréani dans la situation un peu périlleuse qui consisterait à lui demander une prévision sur l'issue de la CIG, mais si elle veut s'y risquer, nul ne s'en plaindra.

Mme Pascale Andréani : Les questions que vous posez sont celles que nous nous posons tous aujourd'hui. Je parle notamment des points de désaccord et des points d'accord.

Tout d'abord, pour vous rendre compte de l'état des discussions, je retiendrai trois éléments : cette Conférence intergouvernementale se caractérise à la fois par une méthode, un ordre du jour et des acteurs qui sont les gouvernements.

Sur la méthode, par rapport aux précédentes Conférences intergouvernementales et parce qu'il y a eu la Convention, il a été décidé de ne mener des négociations qu'à un niveau politique. Un groupe technique se réunit et étudie notamment les problèmes juridiques ou linguistiques, mais la négociation se déroule au niveau des ministres des affaires étrangères et des chefs d'Etat et de gouvernement. Il n'y a pas de groupes de « représentants personnels » de ces personnalités politiques.

Les ministres des Affaires étrangères se sont déjà réunis trois fois et se réuniront fin novembre pendant deux jours en « conclave ». Les chefs d'Etat et de gouvernement se sont réunis deux fois et devraient achever leurs travaux les 12 et 13 décembre, lors du Conseil européen.

Toujours sur la méthode, le calendrier est extraordinairement resserré. Pour répondre à une question posée par M. Loncle, nous ne pouvons pas exclure aujourd'hui qu'il soit tenu, mais ce sera difficile. J'y reviendrai.

S'agissant de l'ordre du jour, les sujets sont ceux qui étaient sur la table de la Convention et qui ont été longuement discutés. Il y a eu des avis contrastés sur le résultat de la Convention mais, au total, tous les gouvernements ont reconnu que des progrès très importants avaient été accomplis, et même si à aucun moment il n'a été envisagé que la Conférence intergouvernementale puisse reprendre tels quels les travaux de la Convention, c'est bien sur cette base, acceptée par tous les chefs d'Etat et de gouvernement, que s'engagent les discussions.

Pour l'instant, nous avons beaucoup parlé des sujets institutionnels, en dehors de la question du système de majorité qui est probablement la plus compliquée à résoudre. Nous avons évoqué plus rapidement les domaines d'action, les politiques de l'Union européenne pour lesquelles nous procédons par voie d'amendements écrits et par examen en groupe technique.

Voilà pour l'ordre du jour.

S'agissant des acteurs - c'est la grande différence avec la Convention - ce sont les gouvernements. On peut les répartir aujourd'hui en trois grands groupes en dehors de la présidence italienne qui doit être traitée à part.

Le premier groupe souhaite rester le plus proche possible des résultats de la Convention. Il comprend un noyau dur avec la France, l'Allemagne, le Benelux. On peut y ajouter le Danemark, l'Irlande qui assurera la prochaine présidence et a donc intérêt à ce que les choses avancent vite, et aussi la Suède et le Royaume-Uni parce qu'en dehors des dispositions concernant la défense, ces deux derniers pays peuvent accepter, dans ses grandes lignes, le projet de la Convention.

Le deuxième groupe réunit une vingtaine d'Etats qui contestent la proposition de la Convention concernant la composition de la Commission et qui se battent pour un commissaire par Etat membre. Ce sont tous les pays candidats et une partie des actuels pays membres : l'Autriche, la Finlande, le Portugal, autant de pays qualifiés, à plus ou moins juste titre, de « petits » ou de « moyens » (sauf la Pologne).

Le troisième groupe, qui soulève le plus de difficultés, refuse le système de double majorité. Il s'agit principalement de l'Espagne et de la Pologne qui veulent en rester au système prévu par le Traité de Nice.

Enfin l'Italie, qui intervient en tant qu'Etat mais surtout en tant que présidence, occupe une place à part. En tant qu'Etat, elle appartient au premier groupe et souhaite rester proche de la Convention ; en tant que pays assurant la présidence, elle est prudente, elle écoute les positions des divers Etats et prépare un compromis.

Après l'état des discussions, j'aborderai maintenant les perspectives.

Tout d'abord, certaines questions étaient restées ouvertes à l'issue de la Convention. Il était prévu que la CIG les aborde. Nous savions ainsi qu'il fallait préciser le système de présidence tournante en dehors du Conseil européen et du Conseil des affaires étrangères, ainsi que le statut du ministre des affaires étrangères et certaines dispositions concernant la défense, notamment la coopération structurée évoquée par Pierre Lequiller et la clause de défense mutuelle. Nous savions qu'il faudrait y revenir lors de la Conférence intergouvernementale.

Ensuite, certaines questions n'avaient pas été réglées, comme celle des modalités d'une éventuelle révision allégée.

La présidence italienne prépare maintenant un compromis qu'elle annonce pour la troisième semaine de novembre. Il sera élaboré à partir des deux questions que vous m'avez posées, Monsieur le Président, c'est-à-dire quelles sont les modifications qui sont aujourd'hui globalement acceptées et quelles sont celles qui sont contestées ?

Il s'agira pour la présidence d'arbitrer entre les nombreuses demandes tout en ayant le souci - parce que c'est aussi celui de l'Italie - de rester proche de la Convention, de ne pas marquer un recul de l'ambition.

Quelles sont les modifications acceptées ? Comme l'a très bien décrit Pierre Lequiller, tout ce qui concerne la simplification des procédures, la clarification de la répartition des compétences, l'association des Parlements nationaux, la transparence des débats du Conseil est accepté.

De même, l'innovation institutionnelle que constitue le président stable du Conseil européen ne devrait pas être remise en cause, même si cette proposition a été très contestée pendant les travaux de la Convention. Certains pays se disent prêts à rouvrir le débat sur le président du conseil européen s'ils n'obtiennent pas ce qu'ils veulent dans d'autres domaines. Mais je n'y crois pas. Cette proposition de la Convention devrait être confirmée par la CIG.

Pour reprendre le terme employé par les conventionnels, ce sera un chairman et non un « président » au sens plein comme certains l'avaient envisagé au départ, notamment les Français et les Allemands.

Il y a aussi accord général sur le fait que le ministre des affaires étrangères - c'est une autre innovation - aura une double casquette, même si certains, notamment les Britanniques, restent réservés sur cette idée et se demandent comment un vice-président de la Commission pourrait présider le Conseil des affaires étrangères. Un travail de clarification demeure donc nécessaire, mais l'Union devrait bien avoir in fine un « ministre des affaires étrangères ».

Nous ne devrions pas non plus revenir sur le nouveau mode de désignation du Président de la Commission (prise en compte des résultats des élections au Parlement européen) et le principe des coopérations renforcées.

S'agissant des domaines d'action, des politiques, une centaine de dispositions font l'objet d'amendements écrits ou de demandes de précisions, mais la plus grande partie ne remettent pas fondamentalement en cause le projet.

Le Gouvernement français a ainsi fait quelques propositions.

Nous souhaitons notamment, et cela rejoint les préoccupations exprimées par M. Loncle, améliorer ce qui relève de la gouvernance économique, en particulier la capacité décisionnelle des ministres de la zone Euro. Nous souhaitons également modifier ce qui a été décidé pour la procédure budgétaire qui laisse le dernier mot au Parlement européen sur toutes les dépenses.

Mais les principaux désaccords concernent trois sujets :

D'abord la défense, beaucoup contestant la proposition de « coopération structurée » et de la clause de défense mutuelle.

Ensuite, la composition de la Commission : beaucoup de pays ne veulent pas ce qui est proposé par la Convention, et la pression sera malheureusement très forte pour obtenir un commissaire par Etat membre. Les Allemands ont déjà fait savoir que ceux qui avaient deux commissaires devront alors reposer la question du deuxième commissaire. Cela ne manquera pas d'avoir des conséquences sur l'organisation interne du collège.

Enfin, le désaccord majeur concerne le système de double majorité qui est refusé par l'Espagne et la Pologne. A l'origine, ce système n'avait d'ailleurs pas la faveur de la France, qui préférait celui de Nice. Toutefois, dans le cadre de l'équilibre global et pour des raisons de simplicité et de visibilité, nous avons accepté le projet de la Convention. Les Espagnols et les Polonais veulent revenir au dispositif complexe de pondération prévu par le Traité de Nice qui leur donnait 27 voix contre 29 aux quatre « grands » pays.

Un accord sur ce point paraît aujourd'hui difficile. La présidence va probablement rester dans son compromis au système de la Convention. La négociation s'annonce délicate.

Pour terminer, je voudrais répondre à deux questions posées par M. Loncle. Sur les valeurs chrétiennes, vous avez raison, certains voudraient rouvrir le débat. Mais les autorités françaises ont clairement indiqué qu'il ne fallait pas revenir sur la formule proposée par le Président Valéry Giscard d'Estaing.

Quant aux modalités d'une révision allégée, vous avez raison d'en souligner la nécessité et nous soutiendrons les suggestions de la présidence italienne pour y parvenir.

Pour conclure, je voudrais rappeler que le souci du Président de la République et du Gouvernement tout au long des travaux de la Conférence intergouvernementale sera de ne pas perdre en ambition par rapport au résultat de la Convention parce que nous savons tous que c'est la condition du succès de l'étape suivante, celle de la ratification.

Le Président Edouard Balladur : Madame, je vous remercie.

L'importance des questions qui restent à discuter justifie amplement que personne ne se risque à une prévision.

Je souhaiterais ouvrir la discussion en posant deux questions.

Premier point : Quel est le mode de désignation des membres de la Commission ? Actuellement, le projet de la Convention ne donne à aucun Etat la garantie d'avoir un commissaire. A la limite, il peut ne pas y avoir à la même époque de commissaire allemand, français ou anglais. Pourquoi est-ce surtout les petits pays qui s'en inquiètent ? Je ne comprends pas très bien. J'aimerais que vous nous rappeliez le mode de désignation des membres de la Commission.

Deuxième point : la coopération économique et financière. Il est prévu dans le texte de la Convention que les ministres des finances peuvent faire ce que feront les chefs d'Etats et de gouvernements, c'est-à-dire élire un président pour une durée plus longue qu'une présidence tournante tous les six mois, de telle sorte que le président de la Banque centrale européenne ait un interlocuteur bien désigné qui soit ce président des ministres. Est-ce uniquement les douze pays membres de la zone Euro qui procéderaient à cette élection entre eux ou est-ce l'ensemble des ministres des finances des Vingt-cinq qui décidera ?

M. Pierre Lequiller : Sur le mode d'élection des commissaires, la formule est vague. On dit qu'il y a quinze commissaires avec droit de vote et quinze commissaires qui n'auraient pas ce droit de vote. La rotation se ferait de façon égalitaire, en fonction de critères géographiques, démographiques.

Effectivement, vous avez raison, on peut très bien avoir à un moment une Commission où ne figurerait pas un commissaire allemand.

Mme Pascale Andréani : Du moins avec droit de vote.

M. Pierre Lequiller : Oui, nous avons rajouté les commissaires sans droit de vote de façon à ce que tous les pays aient un commissaire à la Commission.

Pourquoi l'objection vient-elle surtout des nouveaux pays ? Je pense que le problème vient de ce que des référendums ont eu lieu dans chacun de ces pays. Au cours de ces consultations, les Etats se sont basés sur le Traité de Nice pour développer leurs arguments. Pour certains des pays candidats, la Convention n'était pas terminée. Ils ont défendu l'entrée dans l'Union européenne en disant qu'ils auraient un commissaire, qu'ils seraient un pays important à l'intérieur de l'Europe, etc. Il leur paraît difficile de revenir en arrière.

Deuxième chose : ils ne comprennent peut-être pas bien - c'est normal - le fonctionnement de l'Europe dont les petits pays n'ont jamais souffert. Si l'on regarde l'histoire, on voit que plusieurs présidents de la Commission ont été originaires du Luxembourg et que, par conséquent, le jeu ne se joue pas au niveau des commissaires.

Mais c'est un sujet sur lequel nous aurons du mal à tenir.

S'agissant de votre seconde question, je vous indique que le projet de la Convention précise que le président de l'Eurogroupe sera élu, parmi les Douze, pour deux ans et demi.

Le Président Edouard Balladur : C'est tout à fait satisfaisant pour nous, me semble-t-il.

M. François Loncle : S'agissant de la Commission, c'est précisément le flou que vous avez souligné sur la méthode de désignation des quinze commissaires et des sous-commissaires qui affaiblit notre argumentation par rapport à ceux qui veulent trente et un membres, c'est-à-dire l'élargissement et la « renationalisation » en quelque sorte de la Commission.

Le texte exact est celui-ci : « Les quinze membres du collège seront choisis selon un système de rotation égalitaire permettant à tous les Etats membres d'être représentés à intervalles réguliers. En outre, les quinze membres du collège seront flanqués de sous-commissaires sans droit de vote issus des Etats membres absents de la première catégorie. »

Ce n'est pas simple. L'argumentation des pays qui souhaitent un commissaire par pays prend davantage de force avec la faiblesse du dispositif présenté par la Convention.

Le Président Edouard Balladur : Merci.

La parole est à M. Bourg-Broc.

M. Bruno Bourg-Broc : Nous sommes les uns et les autres conscients de l'énorme travail qui a été fourni par la Convention. Je voudrais souligner le travail des Français et remercier personnellement Pierre Lequiller du travail qu'il a accompli en notre nom.

Je suis également conscient, comme sans doute beaucoup d'entre nous, que revenir sur ce qui a déjà été décidé, même si la Conférence intergouvernementale dispose de la légitimité pour le faire, fait courir le risque d'un « détricotage » et de l'ouverture dangereuse d'une boîte de Pandore.

Néanmoins, l'exposé de Mme Andréani nous a montré que les points de désaccord restaient relativement nombreux et importants. Comment imaginer ne pas revenir un peu sur certains d'entre eux ? La difficulté étant dans ce « un peu ».

J'ai personnellement deux questions à poser :

Premier point : je suis de ceux qui pensent que nous avons bien vite mis de côté le problème de la place des valeurs chrétiennes et religieuses dans le préambule. Aujourd'hui, un certain nombre de pays sont en faveur de l'inscription de cette référence. Le nôtre ne l'est pas, même si je le suis à titre personnel.

Comment évacuer ce problème philosophique qui préjuge un peu de l'avenir de l'Europe ? Je veux penser à l'entrée de la Turquie dans l'Europe de demain. C'est un problème important que nous aurions tort de sous-estimer.

Deuxième point : je voudrais m'assurer que la procédure de ratification est propre à chaque pays. Si tel est le cas, bien évidemment, nous ne pouvons pas, au sein de notre Commission, ne pas aborder la question de la procédure de ratification de cette nouvelle Constitution.

L'exemple du précédent débat à propos de la ratification du Traité de Maastricht montre que l'on peut, au sein d'un pays, avoir un débat de très haut niveau, intéressant, faisant participer beaucoup de personnes. Mais nous sommes aussi nombreux à savoir, nous qui sommes favorables à l'Europe, qu'un tel débat dans le cadre d'un référendum peut aussi aboutir négativement dans l'état actuel des choses. C'est très clair.

N'y a-t-il pas des occasions où le rôle de l'homme politique consiste à décider au nom de ceux qui l'ont élu ?

Si nous avions consulté la population française pour abolir la peine de mort - pour prendre un exemple d'un autre domaine et d'un autre registre -, nous pourrions aujourd'hui attendre encore la suppression de la peine de mort. En d'autres termes, n'y aurait-il pas en la circonstance une procédure de ratification de la future Constitution de l'Europe préférable à une autre ? C'est une des questions que je pose en particulier à notre Président.

Le Président Edouard Balladur : Je vous répondrai immédiatement. Je suis hostile au référendum - je l'ai dit, écrit et je le demeure - parce que je pense qu'il ne faut pas compromettre la ratification par la prise en compte de considérations extérieures à l'Europe. C'est aussi simple que cela. Je préfère ne pas prendre de risque en la matière.

Je rappelle que pour le Traité de Maastricht, si - je vous demande pardon de me citer - Jacques Chirac et moi-même n'avions pas pris position très fermement pour la ratification, celle-ci n'aurait pas été votée. A l'époque, nous avons été ultra-minoritaires dans notre propre formation politique. Cela dit, ce n'est pas quelque chose que l'on peut répéter trop souvent.

S'agissant de votre première question relative aux modifications qu'il est envisageable d'apporter au projet de la Convention sans le dénaturer, je vais demander à Mme Andréani d'y répondre.

Mme Pascale Andréani : Sur la partie « domaines », sur la partie relative aux politiques, il y a des demandes qui veulent aller plus loin, et d'autres moins loin, et l'on restera donc probablement à un équilibre proche de celui proposé par la Convention - c'est d'ailleurs aujourd'hui l'état d'esprit de la présidence italienne.

Un exemple : nous, Français, voulons davantage de majorité qualifiée dans le domaine social et la fiscalité et nous avons dit qu'en tout état de cause, nous ne voulions pas être en recul par rapport au texte de la Convention. D'autres - les Irlandais, les Britanniques - en veulent moins. Quand nous écoutons ces deux parties, nous voyons bien que la solution à laquelle est parvenue la Convention est un point d'équilibre.

En revanche, sur les institutions, - il est très difficile de faire un pronostic. En particulier, sur le système de vote à la double majorité, je ne vois pas aujourd'hui - je crois que personne ne voit aujourd'hui - comment nous allons pouvoir arriver à un accord.

Le Président Edouard Balladur : La parole est à M. Gantier.

M. Gilbert Gantier : Pour revenir sur la composition de la Commission, je ne sais pas si les solutions retenues sont vraiment très satisfaisantes. On hésite entre une Commission avec un nombre limité de membres - dans ce cas, dans quelques années, il y aura par exemple un commissaire pour Malte et pas pour la France ou l'Allemagne ; ce serait un peu étrange - ou alors une Commission pléthorique où chacun serait représenté et où ce que l'on appellerait les grands pays auraient plusieurs commissaires. Nous ne voyons pas comment une Commission peut travailler à quarante ou cinquante membres.

Je me demande si l'on ne pourrait pas se référer à ce qui a été fait pour le Conseil de sécurité des Nations unies. Il est actuellement l'objet de demandes d'adhésion de pays importants, mais en voulant le moderniser nous allons nous heurter à des difficultés insurmontables. Par exemple, le Japon devrait y être, mais dans ce cas, pourquoi pas l'Inde, et si l'Inde est là, pourquoi pas le Pakistan, etc. ?

Pour la Commission, les difficultés vont être du même ordre. Il faudrait trouver une solution plus équilibrée, assurant tout de même la présence de membres permanents ainsi qu'une rotation, comme c'est le cas pour le Conseil de sécurité pour les plus petits pays.

Le Président Edouard Balladur : Merci. La parole est à M. Delebarre.

M. Michel Delebarre : Je suis très favorable au projet de la Convention. Si la Conférence intergouvernementale préserve l'équilibre de ce texte, cela peut aboutir à une avancée réelle sur le plan de la conception et du fonctionnement de l'Europe.

Comme nous sommes ici dans un échange de vues, je souhaite faire valoir que je considère que la base de travail proposée à la CIG est tout de même déjà une réelle avancée pour les raisons évoquées par les uns et les autres.

Je suis en quelque sorte sur votre position, Monsieur le Président : j'adorerais un référendum. Mais pour avoir des responsabilités dans une région où, compte tenu de mon appartenance politique, la position de François Mitterrand, de la plupart des responsables politiques de cette région, nous étions tous favorables à Maastricht, et qui finalement a majoritairement voté contre la ratification de ce Traité, je reste très circonspect. Je crains toujours un scénario analogue avec une classe politique s'exprimant favorablement, dans son ensemble, à travers ses différentes formations, et parallèlement pour une série de raisons, territoriales ou locales, d'un tout autre ordre : - une fermeture d'entreprise, une menace sur les fonds agricoles, sur les fonds structurels, etc. -, une population qui par référendum se prononce pour un résultat inverse de ce que nous voulons être la position française.

J'exprime ici un avis personnel dans le cadre d'un échange de vues et ce n'est pas la position officielle de ma formation politique. Mais comme nous sommes là pour échanger des choses, je tiens à le dire clairement.

Je veux évoquer une question marginale tout en disant à Mme Andréani, - François Loncle avait insisté sur ce point- que dans le délai imparti, les Français sont encore très peu informés du contenu de cette proposition de Constitution et s'en sentent encore éloignés.

J'estime qu'ainsi il ne faut pas tenir pour négligeable l'argument sur la procédure de révision qui sera choisie. Si nos concitoyens ont l'impression que cette procédure est aussi lourde que celle de l'élaboration de la Constitution, cela signifie que les points jugés négatifs sont adoptés pour une éternité. Or, pour nous, cette Constitution, pour ce qui concerne l'Europe sociale, est insuffisante à la date d'aujourd'hui.

Si la procédure de révision est assouplie, nous pouvons nous battre sur l'idée que ce texte est perfectible et évoluera puisque toute avancée européenne n'a été que le fruit d'un compromis passager. Nous sommes encore face à un compromis qui pourra peut-être évoluer.

Je voudrais aborder une autre question, plus secondaire. En France, l'objectif est celui d'une meilleure gouvernance européenne et d'une meilleure lisibilité pour la population. Quand on parle des règles de majorité qualifiée telles qu'elles sont définies par le Traité de Nice, c'est incompréhensible. C'est pourquoi j'approuve ce qui est proposé par la Convention plutôt que le compromis de Nice, illisible pour tout le monde.

Je voudrais enfin évoquer une des structures européennes à laquelle vous avez bien voulu apporter votre concours dans les débats de la Convention qui est le Comité des régions. Nous n'en parlons pas en France car d'une certaine manière nous y attachons peu d'importance. Ce n'est pas tout à fait vrai dans les autres pays. Nous aurions peut-être des efforts à faire dans ce domaine.

Dans les travaux préparatoires, le Comité des régions a gagné en image et en importance dans le processus d'intégration européen. Le droit d'ester en justice devant la Cour de justice des Communautés européennes pour faire respecter l'application du principe de subsidiarité est loin d'être négligeable.

Il y a une dimension à laquelle la France, qui est très en retard sur ce point, doit se préparer, c'est le rôle des régions et la décentralisation. Dans certains pays, il y a des régions à capacité législative qui entrent directement dans le processus de représentation du pays dans un certain nombre d'instances européennes : le Conseil des ministres d'aménagement du territoire en Belgique ou un représentant des Länder ou des régions en Allemagne. Nous avons conceptuellement du mal à accepter cette avancée, mais elle va tout de même constituer un des visages de l'Europe de demain.

Le Président Edouard Balladur : La parole est à François Guillaume.

M. François Guillaume : J'ai une observation et une question.

La première observation est une certaine contradiction entre l'évolution du mode de désignation du président de la Commission, des commissaires eux-mêmes et la volonté de chacun des Etats membres de vouloir conserver un commissaire.

La deuxième question est plus ponctuelle. Auparavant, Mme Andréani a dit que le dernier mot en matière budgétaire reviendrait sans doute au Parlement européen.

La question est la suivante : cette décision sera-t-elle la fin de la distinction entre les dépenses obligatoires et non obligatoires ? Les dépenses obligatoires étant celles de la mise en oeuvre de la politique agricole commune. S'il en était ainsi, cela ne fera pas de bien à l'agriculture française et notre atout agricole risque d'être dangereusement amoindri.

Le Président Edouard Balladur : Madame Andréani, souhaitez-vous apporter des éléments de réponse sur tous ces points ?

Mme Pascale Andréani : Pour répondre à M. Gantier sur la composition de la Commission, je ne me hasarde pas à faire des comparaisons avec le Conseil de sécurité, mais dans les deux cas, nous cherchons l'efficacité.

Ce qui est proposé par la Convention est équilibré. Comme l'a rappelé Pierre Lequiller, nous nous assurons que chaque Etat membre est représenté d'une manière ou d'une autre, mais qu'il y a un collège plus restreint pour permettre une prise de décision plus efficace. Cette proposition est toutefois contestée par ceux qui veulent des commissaires dotés d'un même statut.

Pour le mode de désignation, le processus est un peu compliqué : chaque Etat présenterait trois candidats. Formellement, le Président désigne ses commissaires et ensuite le collège est approuvé par le Parlement européen.

Le seul avantage que je vois dans le fait d'aller (malheureusement) vers au moins un commissaire par Etat membre est que le collège sera tellement nombreux qu'il devra être structuré pour être opérationnel. Mais la formule « Un commissaire par Etat membre » est contraire à l'esprit de la Commission, qui n'est pas là pour défendre pas les intérêts nationaux.

Pierre Lequiller soulignait le fait que les pays candidats veulent être dans la Commission pour en comprendre le fonctionnement. Cela se conçoit très bien. D'où l'idée de rotation égalitaire.

Pour répondre à M. Delebarre sur la révision allégée de la Constitution européenne, il y a une très forte demande, mais toute décision dans ce domaine requiert l'unanimité des Etats membres.

Aujourd'hui, dans le projet de Constitution, il y a déjà les « clauses passerelles » qui prévoient la possibilité de modifier à l'unanimité, donc sans passer par des ratifications nationales, des procédures de décision et des règles de majorité.

Mais ces clauses passerelles sont très contestées par le Royaume-Uni, pour ne citer que ce pays.

Nous allons toutefois réfléchir à des mécanismes de révision allégée et soutenir la présidence italienne qui le souhaite aussi.

Je partage par ailleurs ce que vous avez dit sur le Comité des régions, mais je rappelle qu'il y a eu de réelles avancées à la Convention, notamment à notre demande.

Enfin, pour répondre à M. Guillaume sur le Parlement européen, soyons clairs : la Constitution proposée par la Convention supprime la distinction des dépenses obligatoires et des dépenses non obligatoires. C'est pourquoi nous ne pouvons pas accepter, dès lors que cette distinction est supprimée, que le dernier mot soit au Parlement européen, c'est-à-dire que toutes les dépenses se voient appliquer la procédure des dépenses non obligatoires.

Le Président Edouard Balladur : MM. Loncle ou Lequiller ont-ils quelque chose à ajouter avant de passer au thème suivant ?

M. François Loncle : Il ne faut jamais désespérer du Royaume-Uni ni du pragmatisme du Parti travailliste britannique. Dans le cadre de la CIG, ils sont plutôt à nos côtés. Mme Andréani nous l'a confirmé.

Sur les problèmes de défense, ils sont proches de nous. Lorsque nous avons négocié in fine la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, les Britanniques ont fini par céder et accepter tous les aspects sociaux de la Charte, dont ils ne voulaient pas auparavant, en nous disant simplement : « D'accord pour les aspects sociaux de la Charte à condition que jamais la Charte ne soit le préambule d'une future Constitution européenne ». Il ne faut donc pas désespérer de nos amis britanniques.

M. Pierre Lequiller : Je voudrais faire une remarque de forme générale pour dire que tous les sujets évoqués sur la remise en cause de la CIG l'avaient été à la Convention. Au cours de celle-ci, nous avons eu de véritables crises. Les articles de presse, notamment les derniers jours, commentaient les désaccords sur la composition de la Commission, sur la majorité qualifiée, sur le problème religieux, etc.

En fait, grâce à la responsabilité de chacun, de tous les membres de la Convention, il nous est apparu qu'il n'était pas possible - ou alors nous faisions échouer tout l'exercice - de ne pas se mettre d'accord.

La discussion se déroule désormais au niveau des gouvernements, mais personnellement, j'imagine mal un gouvernement faire échouer la CIG pour une simple question de pondération de voix par rapport au Traité de Nice.

Il est très important que nous, parlementaires, prenions très clairement position pour soutenir la Convention. Mon grand regret est de constater que les parlementaires nationaux qui ont fortement pesé avec les parlementaires européens sur le résultat de la Convention sont mal associés. Les parlementaires nationaux ne le sont pas du tout, sauf grâce aux contacts que nous avons avec le Gouvernement français. Mais les parlementaires européens ont deux « observateurs ».

Nous avons donc décidé de tenir une réunion des parlementaires nationaux avant la fin de la Convention, -M. Dini* préside la composante des Parlements nationaux- pour peser sur les gouvernements en insistant sur la responsabilité qui est la leur par rapport à l'importance de l'événement.

L'enjeu est très important. Je pense que les positions de la France et de l'Allemagne notamment, mais aussi de la Grande-Bretagne, de la Belgique, du Luxembourg, de la Suède et d'autres pays sont très responsables par rapport à un certain nombre de pays qui au sein de la CIG adoptent une attitude de marchandage.

Le Président Edouard Balladur : Merci beaucoup. Je voudrais ajouter un mot, allant peut-être plus loin que M. Lequiller, peut-être trop loin.

En ce qui me concerne, je préférerai un échec de la Conférence intergouvernementale à une réécriture du texte qui serait contraire à nos intérêts à l'avenir. Il ne faut pas avoir peur, il ne faut pas céder au chantage et il faut mettre au pied du mur les pays qui -soyons clairs- s'y livrent. Le meilleur moyen de dissiper ce risque est de leur montrer qu'après tout, s'ils veulent que l'on ne réussisse pas, on ne réussira pas. L'opinion publique européenne saura pourquoi et à cause de qui. C'est ma position personnelle et j'espère que vous la comprenez.

Je ne souhaite pas l'échec, mais il ne faut pas l'exclure et ne pas se laisser impressionner.

Je vous remercie et nous passons maintenant au deuxième sujet.

2. Valeurs politiques et culturelles communes, limites géographiques : Jusqu'où va l'Europe ?

Le Président Edouard Balladur : La parole est à MM. Donnedieu de Vabres et Sicre.

M. Renaud Donnedieu de Vabres : Je vais essayer d'être bref sur une question difficile et centrale dans nos débats.

Au fond, la question est réglée quand nous regardons la carte remise par le service de la division géographique du ministère des Affaires étrangères. Cette carte n'est pas neutre, qui coupe la Turquie en deux, c'est-à-dire qu'elle gomme une partie de la façade orientale de l'Union européenne si ce pays devait adhérer à cette Union que nous constituons.

L'Union européenne est une construction politique. Elle est une décision, un acte, l'expression d'une volonté, le fruit d'une démarche active qui a été celle de la réconciliation et de la paix et qui est désormais celle de la création en commun d'un avenir politique.

L'Union européenne n'est pas la reconnaissance d'un état de fait, mais l'addition des volontés qui créent l'entité politique pour l'exercice en commun de responsabilités délimitées. Cela suppose bien sûr une volonté conjointe d'agir ensemble avec les transferts de souveraineté que cela entraîne.

L'adhésion de nouveaux Etats pose bien évidemment la question de cette volonté conjointe. Lors de la réception à la Commission des Affaires étrangères de la délégation tchèque, nous avons conservé le souvenir du caractère justement non conjoint de la démarche. Nos collègues tchèques ne comprenaient pas que les quinze pays membres de l'Union européenne devaient, avec les dix Etats candidats, délibérer sur l'élargissement de l'Union européenne.

Les nouveaux membres ont parfois tendance à penser que l'adhésion, parce qu'elle est une réunification, est un droit. Nous considérons que c'est une oeuvre conjointe entre toutes celles et tous ceux qui décident d'un nouveau périmètre pour l'Union européenne.

Les volontés qui s'expriment ont d'autant plus de force qu'il existe une proximité, qu'elle soit géographique, politique, culturelle ou de civilisation. Proximité signifie partage des valeurs - élément très important et fondateur - avec le souci de l'égalité qui n'est pas celui de l'uniformité.

Dans un fonctionnement de l'Union européenne élargie, la même chose est proposée en permanence à chaque Etat membre de cette Union européenne. Libres à certains d'entre eux de vouloir agir plus vite, plus loin ensemble, mais si l'ordre des facteurs est renversé et que ces derniers sont une sorte de force de propositions permanente et se retournent vers les autres membres, il y a alors progressivement un risque d'un certain nombre de distorsions.

Jusqu'où va l'Europe ? La question posée soulève à la fois le problème du périmètre général de l'Union européenne, mais également celui des géométries variables et des coopérations renforcées.

Pour aller vite et mettre en quelque sorte « les pieds dans le plat », - je n'ai pas utilisé le terme, car j'ai fait référence aux racines culturelles, à la civilisation - la question des rapports entre politique et religion est posée. Cette question pose en fait le problème de la religion dans sa dimension politique, philosophique et culturelle plus qu'en termes de foi et de liberté de conscience, même si le respect du pluralisme, de la liberté de croyance et de conscience est une valeur européenne.

Nous voyons, aussi bien pour des raisons nationales, européennes ou internationales, que nous ne voulons pas que se développe un affrontement entre ce qui serait le monde ou la civilisation judéo-chrétienne face au monde musulman. A chaque avancée dans cette direction, il y a une réplique immédiate.

Vous avez vu depuis Rome ces jours derniers se manifester la prise de position de M. Boubakeur, qui estime que si, dans le préambule de la Constitution européenne, figuraient les racines judéo-chrétiennes de l'Union européenne, il exigerait au nom des dix-sept millions de Musulmans vivant en Europe occidentale qu'il soit fait également référence à l'apport musulman au sein de l'Union européenne.

Pour traiter cette question simplement et de manière équilibrée, il faut dire que le respect de l'Histoire, de notre patrimoine est différent du contexte de l'Histoire, et qu'il faut savoir considérer qu'il y a, à l'origine de notre patrimoine politique, un apport religieux, des racines spirituelles qui ont précédé l'héritage universitaliste, laïc et républicain.

Cette conception du patrimoine politique dans lequel figurent donc des éléments liés au sol, à la géographie, à la culture et à la religion suppose de savoir et de ne pas être négationniste. Ce n'est pas remettre en cause la loi de 1905, le principe de laïcité que de dire qu'il peut y avoir des interférences, des points de contact entre la morale de la cité, entre la morale républicaine et la morale religieuse.

Je crois que le texte proposé par la Convention est un bon point d'équilibre. Je voudrais en citer un extrait qu'il me paraît important d'avoir en mémoire.

« Conscients que l'Europe est un continent porteur de civilisation, que ses habitants venus par vagues successives depuis les premiers âges de l'humanité y ont développé progressivement les valeurs qui fondent l'humanisme, l'égalité des êtres, la liberté, le respect de la raison ; s'inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe dont les valeurs sont toujours présentes dans son patrimoine et qui ont ancré dans la vie de la société la perception du rôle central de la personne humaine et de ses droits inviolables et inaliénables ainsi que du respect du droit ; convaincu que l'Europe désormais réunie entend poursuivre cette trajectoire de civilisation, de progrès et de prospérité pour le bien de tous ses habitants, y compris les plus fragiles et les plus démunis, qu'elle veut demeurer un continent ouvert sur la culture, sur le savoir et sur le progrès social, et qu'elle souhaite approfondir le caractère démocratique et transparent de sa vie publique et œuvrer pour la paix, la justice, et la solidarité dans le monde. »

Ce texte est un point d'équilibre contesté. Il y a quelques semaines le Président de la Commission des Affaires étrangères du Parlement européen, M. Elmar Brok, a remarqué et a mis en exergue le fait que  « le rôle du christianisme dans l'histoire de l'Europe est un fait, ce n'est pas une opinion ».

Le débat est lancé sur ce que signifie au fond la construction politique de l'Union européenne.

De ce bref exposé, je voudrais que vous n'en reteniez, avant d'évoquer la suite des choses, qu'un magnifique texte que vous avez peut-être en mémoire, mais que vous n'avez pas nécessairement lu, qui est la déclaration de Victor Hugo en 1849 sur les Etats-Unis d'Europe :

« Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Saint-Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin qu'elle serait impossible et qu'elle paraîtrait absurde entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie.

Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l'Alsace, toutes nos provinces se sont fondues dans la France.

Un jour viendra où il n'y aura plus d'autres champs de bataille que les marchés s'ouvrant aux commerces et les esprits s'ouvrant aux idées.

Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d'un grand Sénat souverain qui sera à l'Europe ce que le Parlement est à l'Angleterre, ce que la Diète est à l'Allemagne, ce que l'Assemblée législative est à la France.

Un jour viendra où l'on montrera un canon dans les musées comme on montre aujourd'hui un instrument de torture en s'étonnant que cela ait pu être.

Un jour viendra où l'on verra ces deux groupes immenses - les Etats-Unis d'Amérique et les Etats-Unis d'Europe - se tendre la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leurs commerces, leurs industries, leurs arts, leurs génies.

Dans notre vieille Europe, l'Angleterre a fait le premier pas, et par son exemple séculaire, elle a dit au peuple : "Vous êtes libres". La France a fait le second pas et elle a dit au peuple : "Vous êtes souverains".

Maintenant, faisons le troisième pas et, ensemble, France, Angleterre, Belgique, Allemagne, Italie, Europe, Amérique disons au peuple : "Vous êtes frères". »

1849 ! « Vous êtes frères » : ce constat de la fraternité suppose le constat des valeurs, des volontés, des proximités politiques.

C'est une démarche véritablement politique que de définir le périmètre de l'Union européenne. Mais cela suppose, pour faire un lien avec le débat que nous avons eu tout à l'heure, que cette démarche soit clarifiée, mieux présentée à nos concitoyens. Il faut une véritable pédagogie des efforts réalisés par les Etats qui deviennent membres de l'Union européenne parce que, sinon, c'est la spirale du fantasme, de la peur, du refus qui s'enclenche.

Cela suppose de bien distinguer les deux étapes.

La première étape -pour utiliser une comparaison sportive ou universitaire- est le droit à concourir. C'est-à-dire que la première réponse à formuler est : « Vous êtes aptes ou vous n'êtes pas aptes à concourir ». Cette aptitude au concours suppose déjà d'avoir réuni un certain nombre de conditions préalables.

Ensuite, il y a l'épreuve elle-même, la sélection, c'est-à-dire qu'à partir du moment où l'aptitude à concourir est reconnue, il faut vérifier la capacité à faire la course.

Quelles sont les méthodes retenues aujourd'hui pour ce périmètre et pour l'élargissement de l'Union européenne au terme du Traité et des conclusions du Conseil européen ?

L'article 49 du Traité actuel de l'Union européenne précise :

« Tout Etat européen qui respecte les principes énoncés à l'article 6 peut demander à devenir membre de l'Union. Il adresse sa demande au Conseil, lequel se prononce à l'unanimité après avoir consulté la Commission et après avis conforme du Parlement européen qui se prononce à la majorité absolue des membres qui le composent. Les conditions d'admission et les adaptations que cette admission entraîne en ce qui concerne les traités sur lesquels est fondée l'Union font l'objet d'un accord entre les Etats membres et l'Etat demandeur. Ledit accord est soumis à la ratification par tous les Etats contractants conformément à leurs règles constitutionnelles respectives. »

L'article 6 auquel il est fait référence, qui renvoie au débat sur les valeurs, est le suivant : « L'Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales ainsi que de l'état de droit, principes qui sont communs aux Etats membres. »

Si la Constitution telle qu'elle est présentée est ratifiée, cette clause de communauté de valeurs deviendra le texte suivant :

« L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'état de droit ainsi que de respect des droits de l'homme. Ces valeurs sont communes aux Etats membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la tolérance, la justice, la solidarité et la non-discrimination. »

Deuxièmement, les critères d'adhésion à l'Union européenne sont issus du Conseil européen, de Copenhague en 1993, où figurent des critères politiques, économiques, de reprise de l'acquis communautaire.

Point très important et très sensible : l'Union européenne considère le critère politique comme un préalable à l'ouverture des négociations alors que le critère économique est un préalable à l'adhésion. C'est-à-dire que pour la phase en deux temps que j'ai évoquée, le droit à concourir suppose d'avoir satisfait à des critères politiques, et le droit à l'adhésion suppose d'avoir satisfait aussi aux critères économiques, sociaux qui sont déterminés.

Dernier point : concernant les dix pays qui vont nous rejoindre au sein de l'Union européenne, il s'agit d'une réunification ; en ce qui concerne la Turquie, c'est une décision. Vous constatez la différence des termes que, délibérément, j'utilise. La réunification signifie au fond « la proximité naturelle » ; la Turquie suppose une décision.

Cette décision est évidemment très importante, d'abord en raison de la population de la Turquie. Quantitativement, celle-ci équivaut, à quelques millions près, à la population de l'ensemble des dix nouveaux pays qui vont nous rejoindre.

Deuxièmement, elle pose la question de la liberté de circulation pour plus de soixante-dix millions d'habitants ayant un niveau de vie, un pouvoir d'achat, un mode de vie aujourd'hui encore très différents des nôtres.

Elle pose aussi la question en termes de patrimoine, de culture, de racines, et bien évidemment de respect des règles de la laïcité, même si de ce point de vue, la Turquie n'est certainement pas en retard. A bien des égards, elle est en avance - même si ce terme est un jugement de valeur - puisque, sous forme d'humour, je précise que dans les collèges et les lycées en Turquie, c'est l'uniforme qui est obligatoirement porté par tous les élèves.

Nous avons pris des engagements vis-à-vis de la Turquie au moment de la signature des accords d'Ankara en 1963. Dès cette date, la perspective ultérieure et ultime de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne était définie.

Je cite deux phrases : « L'appui apporté par la Communauté économique européenne aux efforts du peuple turc pour améliorer son niveau de vie facilitera ultérieurement l'adhésion de la Turquie à la Communauté ». C'est le préambule.

L'article 28 de l'accord d'Ankara est encore plus clair : « Lorsque le fonctionnement de l'accord aura permis d'envisager l'acceptation intégrale de la part de la Turquie des obligations découlant du Traité instituant la Communauté, les parties contractantes examineront la possibilité d'une adhésion de la Turquie à la Communauté ».

La question de l'adhésion de la Turquie n'est pas immédiate. En revanche, au Conseil européen de décembre 2004, nous devrons répondre par oui ou non à la première question formulée - ce n'est pas l'adhésion définitive puisque la Turquie n'est pas prête - du droit à concourir. Considérerons-nous ou non que la Turquie a fait suffisamment d'efforts pour pouvoir un jour peut-être faire partie de l'Union européenne ?

Cette étape initiale du droit à concourir est évidemment une réponse que nous devrons apporter en distinguant cette première étape de la perspective de l'adhésion elle-même qui suppose d'avoir satisfait bien évidemment à un certain nombre de critères et que soient constatées l'application et l'entrée en vigueur d'un certain nombre de réformes.

Tout cela pose -pour faire référence aux propos tenus tout à l'heure- le problème concernant l'élargissement de la compétence du peuple face à la question du périmètre de l'Union européenne.

La souveraineté du peuple s'exerce soit à travers nous, parlementaires, et elle a une égale valeur à la volonté exprimée directement par nos concitoyens par la voie du référendum.

Concernant l'élargissement et l'adoption d'une Constitution pour l'Union européenne, si nous ne prenons pas soin de dire préalablement et précisément à nos concitoyens notre vision de cet élargissement, la procédure suivie et le contenu des réformes, alors, l'élargissement à vingt-cinq et la Constitution telle qu'elle nous est proposée risquent d'être refusés.

Un certain nombre de forces politiques vont vouloir se servir des étapes ultérieures de l'élargissement de l'Union européenne pour remettre en cause cet élargissement aujourd'hui aux dix nouveaux membres et le projet de Constitution tel qu'il est proposé.

En conclusion -m'exprimant à titre personnel- je pense qu'en décembre 2004, il faudra dire oui, en termes de droit à concourir, à la Turquie pour qu'elle adhère à l'Union européenne. Je pense qu'elle n'est pas prête aujourd'hui, loin s'en faut, de satisfaire définitivement aux critères permettant l'adhésion et il faudra peut-être entre-temps trouver une forme nouvelle qui est celle du partenariat renforcé. Mais aujourd'hui, interdire à la Turquie la perspective de l'adhésion revient à remettre en cause un effort vers la démocratie qu'il faut au contraire soutenir et encourager.

Ce sujet est tellement important qu'il ne faut pas avoir peur de l'expliquer avec beaucoup de force et de clarté à nos concitoyens ; il faut expliquer la méthode retenue pour l'adhésion et dire que, sur ce sujet, le peuple peut avoir le dernier mot. Pour être clair et précis, lorsque la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne se posera, non pas en décembre 2004 où il s'agit d'une présélection, mais le moment venu, c'est-à-dire dans dix voire vingt ans, ce sera par la voie du référendum que ce débat et cette question seront tranchées.

Le Président Edouard Balladur : La parole est à M. Sicre.

M. Henri Sicre : Monsieur le Président, nos propos introductifs pouvant être très proches et croisés, cela m'amène à rebondir sur ce qui a été dit jusqu'à présent et à modifier quelque peu mon propos.

L'excellent texte de Victor Hugo est évidemment d'actualité. Il ne s'agit pas d'un texte prophétique, mais d'un texte de devoir. C'est en quelque sorte une feuille de route puisque ce grand dessein ainsi élaboré n'a pas encore été réalisé et n'est pas près de l'être.

Nous sommes une génération Europe. Chacune et chacun d'entre nous, depuis qu'il est engagé dans l'action politique, évoque au quotidien l'Europe, cette construction, ce dessein qui est de rapprocher des hommes, des femmes, des peuples et des nations.

Certes, le cadre est vaste. Nous avons toujours eu des limites ou des chantiers imposés, des formules annoncées de longue date avec beaucoup d'à propos qui se sont parfois pérennisées. Souvenons-nous de cette France de Dunkerque à Tamanrasset, qui est devenue par la suite la France de Dunkerque à Perpignan. Ce chantier est accompli. Et puis nous avions l'Europe de l'Atlantique à l'Oural.

C'est dans ces grandes limites que nous avions une possibilité de travailler, de construire et de concrétiser ce rapprochement indispensable. Il fallait une volonté au départ -c'est le maître mot dans la construction de l'Europe- pour opérer, au lendemain de la haine et de la rancœur issues de la Seconde Guerre mondiale, le rassemblement de ceux qui furent un temps ennemis, et pour que puisse se constituer ce premier socle de fraternité exemplaire.

Cette première organisation de l'Europe a évolué : accords limités au départ, communauté économique par la suite, pour en arriver à l'Union européenne avec une croissance homéopathique pendant toutes ces décennies et une construction méthodique et volontariste de l'Europe.

Souvenons-nous combien de fois nous nous sommes divisés ! Je me souviendrai en tant que résident d'une région frontalière avec l'Espagne des débats suscités par l'élargissement à ce pays. Nous étions volontaristes et défendions cet élargissement qui permettait de construire un cadre beaucoup plus important pour les libertés, le progrès social, pour une construction homogène de l'Europe, alors que d'autres lui reprochaient d'être un espace de libre-échange, de dumping social ou de dumping économique.

L'Europe - que l'on appelle aussi Bruxelles - s'est construite au fil du temps et a progressivement assumé des missions nouvelles dans toute une série de secteurs qui lui ont permis d'intervenir dans des domaines qui n'étaient pas ceux pour lesquels elle avait été envisagée au départ. Les fameuses directives européennes, sur de très nombreux sujets, ont tenté d'apporter cette harmonisation. L'Europe n'y a pas toujours gagné en simplicité et en sympathie, suscitant bien des caricatures et des excès. Souvenons-nous de la directive condamnant notre spécialité de fromages au lait cru. Il avait fallu toute l'amitié des responsables du Royaume-Uni pour nous défendre.

Election après élection, tout le monde a fini par se retrouver dans cette construction et cet élargissement de l'Europe. Certains fondaient des espoirs sur l'ouverture de ce nouvel espace de développement, de croissance économique, d'échanges économiques plus importants qui s'offrait à nous. D'autres ont vu dans l'Europe un cadre permettant d'assurer plus de solidarité économique et sociale, plus d'harmonie dans la qualité de vie et le confort de vie des citoyens européens.

Et puis aujourd'hui - cela a été dit à plusieurs reprises - 66 % d'Etats en plus dans l'élargissement européen ! Dans cette situation qui effraie quelque peu et qui est mal comprise par l'opinion, une sorte de boulimie apparaît puisque le Président de la Commission a déjà annoncé une politique avec nos nouveaux voisins, pays limitrophes des nouveaux Etats membres, avec une volonté de repousser beaucoup plus loin les limites de l'Europe. Il paraît donc nécessaire de se demander où va l'Europe dans ses limites géographiques ou s'il faut s'attacher à des valeurs politiques ou culturelles communes.

Où sont les limites géographiques ? Qui peut les déterminer ?

Sans revenir sur ce qui a été dit à propos de la candidature de la Turquie et de l'évolution dans l'examen de ce dossier, l'Europe a des limites géographiques. Celles-ci sont-elles garantes d'une bonne entente, d'une volonté commune de construire l'Europe ? Certainement pas.

Nous avons tous eu l'occasion de rencontrer des délégations qui venaient des nouveaux pays partenaires. Dans le cadre du groupe auquel j'appartiens, j'ai assisté à des rencontres avec des délégations hongroises et, récemment, polonaises.

Pour eux, l'entrée dans l'Union européenne se résumait à trois sujets :

- la référence aux origines religieuses dans la Constitution ;

- nos liens avec les Etats-Unis d'Amérique et l'exemplarité de la position de la Grande-Bretagne ;

- la politique agricole commune.

Sortis de ces trois points, aucun autre sujet ne les intéressait. Sur le fait religieux, j'avais indiqué que le débat avait eu lieu en 1905 en France et que nous ne le remettrions pas sur le métier.

La Pologne, où le fait religieux est un problème de politique intérieure - car il s'agit bien de cela - craignait pour les financements du culte. Nous l'avons réglé chez nous : la France est un pays laïc et les bâtiments du culte sont propriétés de l'Etat ou des collectivités territoriales qui les entretiennent. La France, longtemps qualifiée de « Fille aînée de l'Eglise » par le Vatican, a toujours garanti le respect du culte.

L'exemple de la Pologne montre bien qu'un pays situé dans nos limites géographiques peut ne pas avoir la même volonté, les mêmes objectifs que nous.

Restent bien sûr les valeurs culturelles et politiques que nous partageons mais l'Europe a eu une vocation universaliste de tout temps, et je me dis qu'il n'y aurait alors plus de limites. Elle a été sur toutes les mers. Et aujourd'hui, on retrouve les valeurs de l'Europe sur toutes les parties du globe.

Quand je me trouve à Santiago du Chili en Amérique du Sud, qui est le continent dépositaire de la culture européenne et de la préservation linguistique, -alors que les Américains ont transformé la langue anglaise-, je crois être à Barcelone, avec une même perception et une sensibilité très proche.

Si aujourd'hui nous devons penser à cette construction, cet avenir, cet objectif, cet idéal de l'Europe tel que le souhaitait Victor Hugo, c'est vraisemblablement le fruit d'une volonté.

L'Europe a commencé par le désir de fraterniser, de se réconcilier. Aujourd'hui, elle doit se poursuivre par la volonté. J'y souscris tout à fait. Il y a donc bien candidature, droit à concourir et reconnaissance des critères pour accepter l'extension qui pourrait être celle de l'Europe.

Cela étant dit, l'Europe doit être faite avec des pays qui ont un objectif, un idéal qui ne soient pas seulement ceux d'une zone de libre-échange, d'opérations financières. Sinon, pourquoi resterions-nous à des limites géographiques ?

Dans cette universalité qui est celle de l'Europe, je voudrais revenir à d'autres limites. Un compositeur chanteur d'expression catalane a créé il y a quelques années une très belle pièce parlant d'un pont de mer bleue, c'est-à-dire la Méditerranée. Il ne saurait y avoir, pour nous qui défendons des traditions, une culture, une approche des problèmes qui se veulent de fraternité et de paix dans le monde, une Europe complète qui se fasse sans des relations particulières et privilégiées avec l'autre côté de la Méditerranée qui est ce pont de mer bleue. C'est peut-être sur ce point aussi que nous devons dépasser les limites géographiques qui sont celles que l'on voudrait nous imposer.

Le Président Edouard Balladur : Merci beaucoup. Avant d'ouvrir la discussion, permettez-moi quelques réflexions, mes chers collègues.

Sur cette carte, qui nous a été remise par M. Donnedieu de Vabres, qui provient du ministère des Affaires étrangères, j'observe que la Turquie n'est pas le seul pays coupé en deux. Il y a également l'Ukraine et la Russie qui, à ce jour, n'ont pas fait acte de candidature, il est vrai. C'est donc une observation dont il faut tenir compte.

Je relis actuellement le livre de M. Huntington « Le choc des civilisations », écrit en 1996. Il y a une carte là aussi, dans laquelle il essaie de dessiner ce que serait l'Europe idéale à ses yeux. La limite passe résolument vers l'Est excluant de l'Europe les pays orthodoxes, c'est-à-dire un certain nombre de ceux que nous allons accueillir, et les pays musulmans. M. Huntington oublie simplement que d'ores et déjà il y a dans l'Union européenne la Grèce orthodoxe et dans l'Alliance atlantique la Turquie musulmane.

Troisième observation : M. Boubakeur dit que si l'on faisait figurer dans le préambule la référence aux valeurs chrétiennes, cela mécontenterait dix-sept millions de musulmans européens. Observons qu'il est question de les introduire comme référence historique et non pas comme description de l'état de choses actuel, ce qui n'est pas tout à fait la même chose.

Pour en revenir au fond de l'affaire, M. Donnedieu de Vabres et, si j'ai bien compris, M. Sicre également, nous disent qu'il faudrait reconnaître le droit à concourir fin 2004 et dire à la Turquie qu'elle pourra concourir effectivement par exemple en 2024.

Pardon d'avoir l'air de ramener les mêmes idées au premier plan. Ne pourrions-nous nous appuyer sur l'idée d'une Europe diverse et non pas uniforme pour proposer aux pays éventuellement candidats, ce qui vaudrait peut-être pour les pays maghrébins - je le dis à M. Sicre qui paraît concerné et il a d'ailleurs raison -, d'organiser dès maintenant un statut de partenariat privilégié ou de coopération particulière, de nouveau voisinage, etc. Cette possibilité est prévue dans le texte de la Convention. Cela permettrait de dire à un certain nombre de pays candidats : « En principe, nous n'avons pas d'objection, mais nous vous offrons, en attendant que vous remplissiez éventuellement les conditions dans une génération, un statut particulier qui est mieux que les accords actuels de coopération, mais qui n'est pas encore l'adhésion ». Ce serait peut-être une façon de dépassionner ce problème.

Voilà les réflexions que je voulais vous soumettre.

La parole est à M. Donnedieu de Vabres.

M. Renaud Donnedieu de Vabres : Une précision, Monsieur le Président. J'ai parlé de décembre 2004 où se posera la question de savoir si nous interrompons la politique de réformes engagée et si nous leur disons qu'ils ont le droit ou non à concourir.

La formule que vous proposez, je l'ai évoquée, n'est pas incompatible. S'il apparaît que la mise en forme concrète des réformes et le constat effectif de l'entrée en vigueur de celles-ci prend beaucoup de temps - d'ailleurs les Turcs eux-mêmes disent aujourd'hui que l'entrée en vigueur d'un certain nombre de réformes ne se fera pas immédiatement -, il pourrait y avoir le droit à concourir et une solution intermédiaire tant que les critères pour adhérer ne sont pas constatés, qui serait celle du partenariat renforcé.

Le Président Edouard Balladur : Il faut être tous sincères avec nous-mêmes. Si d'aventure, ce statut de partenaire privilégié, de voisin proche satisfait durablement la Turquie, qui s'en plaindrait ?

Je suis saisi de demandes de MM. Lengagne, Rouquet, Janquin, Lequiller, Poniatowski et Bacquet.

La parole est à M. Lengagne.

M. Guy Lengagne : Monsieur le Président, une remarque : je regrette beaucoup que le débat sur la Constitution interfère avec le problème de l'élargissement. Il eût été préférable que les Quinze décident très librement entre eux de ce qu'il faut faire et que les conditions étant posées, nous discutions ensuite de l'élargissement. Je regrette que tout cela se mélange.

Je rejoins les propos de Michel Delebarre et les réactions de différents collègues : quand nous allons présenter tout cela dans un référendum, je crains le pire. Je partage également l'analyse selon laquelle c'est nous qui sommes les représentants du peuple, et que ce serait peut-être à nous de trancher. Mais nous n'allons pas aborder ce débat ici.

Au sujet de la Turquie, je souscris à la fois aux remarques d'Henri Sicre et de Renaud Donnedieu de Vabres, non pas sur l'entrée mais sur le « droit à concourir. »

Je partage un peu votre analyse, Monsieur le Président. Les responsables turcs que nous avons rencontrés nous ont tous dit, sans exception, qu'ils mettront dix à vingt ans pour satisfaire les critères posés par l'Union européenne. Dans ce pays, l'idée s'est effectivement faite qu'ils mettront du temps à adhérer - s'ils adhèrent un jour.

Je pense que d'ici quinze à vingt ans, l'Europe aura beaucoup évolué et la notion de noyau dur aura pris forme. Nous trouverons très certainement, si nous leur laissons le droit à concourir, une solution qui permettra à chacun d'être satisfait.

Quelques remarques sur la Turquie. Sur le rôle de la religion, celui-ci est-il plus important en Turquie qu'en Pologne ? Je laisse chacun d'entre nous répondre. Quel est le pays le plus laïc des deux ? Quant à moi, je reste dubitatif.

En Turquie, le revenu par habitant est exactement égal à celui de la Bulgarie et de la Roumanie. Ces pays sont donc au même niveau de développement.

On parle aussi d'une économie parallèle. Je rappelle que l'Italie a redressé son économie grâce à une économie parallèle qui a duré des années. Cela ne me paraît pas un problème très grave.

Je prendrai le problème à l'envers en me demandant quels seraient les dangers de claquer la porte à une candidature de la Turquie. C'est toujours ainsi que j'ai abordé la question.

J'ai reçu ici le Patriarche des Arméniens de Turquie. Son message était de ne surtout pas claquer la porte à la Turquie au risque de placer les Arméniens dans une situation infernale. Les femmes que nous avons rencontrées en Turquie nous ont dit qu'il y avait une évolution incontestable. Les droits de la femme en Turquie remontent à Atatürk. Si nous leur claquions la porte, nous les placerions aussi dans une situation intenable.

Certains diront que ce sont leurs problèmes internes, mais l'effort d'occidentalisation mené par Atatürk se poursuit au niveau de l'économie. On nous a expliqué qu'un des modèles automobiles Renault, vendu ici, était fabriqué en Turquie. Il y a une imbrication très forte. Tous les grands fabricants de mode travaillent avec la Turquie. Nous avons des relations commerciales et économiques très développées.

Je me dis qu'il y a danger à repousser la Turquie. Au fond, ce que je ressens à ce sujet, c'est qu'il y a une idée religieuse, une idée que l'on se fait d'une Europe chrétienne. J'étais en désaccord avec Bruno Bourg-Broc à ce sujet.

Je dirai en forme de boutade : « Pourquoi ne pas remonter aux religions monothéistes ? » A partir de là, nous verrons que l'islam et la religion chrétienne ont une racine commune, nous réglerons le problème et nous oublierons nos divergences.

Monsieur le Président, vous évoquiez le fait qu'il y a les orthodoxes et les non orthodoxes. On n'en sortira pas.

Je rejoins les propos d'Henri Sicre sur nos valeurs communes qui sont issues de la religion chrétienne et qui sont celles de l'Europe. A partir de là, ne cherchons pas à créer chez nos candidats turcs des difficultés qui ne seraient pas bonnes pour eux - ce ne serait peut-être pas notre problème - et pour l'Europe.

Le Président Edouard Balladur : Merci. La parole est à M. Rouquet.

M. René Rouquet : Les deux interventions couvrent vraiment bien ce que nous ressentons tous. Comme viennent de le souligner MM. Lengagne et Delebarre, je pense qu'il faudra être très attentif à la façon dont nous allons présenter cela aux Français. Nous avons tous ce débat dans nos formations politiques et il nous faudra aller au bout de notre réflexion avec toute l'attention qui a été attirée sur ces problèmes.

A propos du mélange des débats -au nombre de trois selon moi- sur l'élargissement, la Constitution et l'entrée de la Turquie, il me semble que ces sujets sont complètement différents. Que les deux premiers soient imbriqués, soit. Il semblait difficile d'avoir ce débat sur la nouvelle Constitution sans en parler avec les nouveaux entrants.

Quant à l'entrée de la Turquie, je considère - c'est un point de divergence très fort avec les deux rapporteurs - que le critère d'adhésion doit tenir compte, non pas des critères économiques ou habituels des conditions d'adhésion, mais simplement de la façon dont la Turquie traite les problèmes des droits de l'homme, des minorités, de Chypre, de son histoire avec la reconnaissance du génocide arménien. Il ne faut pas attendre vingt ou trente ans pour clarifier la situation : les Turcs doivent le faire avant même que nous puissions leur donner le droit à la candidature.

Sur ces points-là, je crois qu'il faut être très ferme et ne pas lâcher, parce que cela peut, dans l'avenir, nous poser des problèmes avec d'autres pays qui pourraient se sentir autorisés à faire un certain nombre de choses dans la communauté actuelle. Nous l'avons constaté à chaque fois que les pays ont adhéré : ils ont accepté un certain nombre de règles et se sont bien souvent mis en conformité avec leur propre histoire. Nous ne pouvons pas revenir sur ces sujets-là.

Le Président Edouard Balladur : La parole est à M. Janquin.

M. Serge Janquin : Je serai bref puisque mon observation n'appellera pas réponse. Elle traduit une perplexité devant la question de l'emploi du référendum dans nos institutions.

Si j'ai bien compris, à ce point de nos débats sur le projet de Constitution européenne à soumettre soit au Parlement, soit à la voie référendaire, s'est dessinée l'idée d'un rejet de la méthode référendaire pour aboutir à bonne fin, c'est-à-dire faire adopter ces nouvelles institutions.

Dans le même temps, Monsieur le Président, quand vous avez posé des questions sur l'éventuelle adhésion de la Turquie, et après que M. Donnedieu de Vabres nous a indiqué un long processus qui pourrait se terminer par un référendum, j'avoue ma perplexité. Si j'ai bien compris son intention, ce serait de faire aboutir par référendum le rejet de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. C'est ainsi que j'ai cru le comprendre. (Signe de dénégation de M. Donnedieu de Vabres)

Si tel était le cas, cela signifierait que cela pose la question du crédit de nos propres institutions. Un référendum est-il un outil pour que les élites éclairées aboutissent à bonne fin contre le vulgaire démocratique ou est-ce vraiment un principe constitutionnel auquel nous sommes attachés pour une véritable démocratie dans nos pays ? La question est posée. Encore une fois, elle dépasse l'objet même de nos travaux et mérite que nous y réfléchissions.

Le Président Edouard Balladur : Cela mérite sûrement d'y réfléchir. Simplement, il y a dans notre pays une tendance des responsables politiques à se croire - à juste titre ou non, nous pouvons en débattre - plus froids, plus rationnels, moins passionnés et sentimentaux que le peuple. Cela explique qu'il n'y ait pas eu de référendum sur la peine de mort et que l'on dise par exemple : « Dieu sait quel résultat il donnerait ». Tout le monde le sait en fait. Je crois qu'il s'agit de cela.

Il ne m'appartient pas de faire l'exégèse ou de prendre la défense des propos de M. Donnedieu de Vabres, mais je crois qu'il n'y avait aucune arrière-pensée dans sa proposition d'un référendum dans vingt ans. Il n'avait pas l'idée que cela puisse conduire à un rejet en « menant en bateau » un grand pays candidat pendant vingt ans.

M. Renaud Donnedieu de Vabres : Mon idée sous-jacente serait de faire en sorte qu'éventuellement un référendum sur la Constitution et sur l'élargissement à vingt-cinq soit aujourd'hui possible. Si nous voulons qu'il soit possible et qu'il ne soit pas perdu comme cela pourrait être le cas, il faut traiter toute une série de questions avec beaucoup de clarté vis-à-vis de nos concitoyens.

Le Président Edouard Balladur : La parole est à M. Lequiller.

M. Pierre Lequiller : Une remarque générale : nous avons l'élargissement le plus large que nous ayons jamais fait. Je trouve un peu scandaleux, dans la démarche européenne, de commencer déjà à parler de la suite. Nous allons mettre un temps fou à absorber ce nouvel élargissement. Nos responsables européens feraient bien de prévoir une pause pour « digérer » cet élargissement avant de reparler d'autres élargissements. Nous avons déjà suffisamment de problèmes à régler.

Sur la Turquie, je suis d'accord avec l'analyse de Renaud Donnedieu de Vabres avec lequel j'ai une identité de vues sur un certain nombre de problèmes. En revanche, je ne partage pas l'enthousiasme de Guy Lengagne avec lequel j'ai déjà eu des discussions. Ce qui est important, ce n'est pas que la Turquie adapte sa législation -elle va le faire, elle a commencé à le faire : elle a supprimé la peine de mort, va supprimer la torture etc.-, mais ce qui se passe en réalité dans le pays. Or, on est loin du respect de la Charte, du respect de l'égalité entre les femmes et les hommes, du respect de la démocratie par l'armée, du règlement de Chypre et d'autres problèmes d'état de droit comme la torture et sa disparition.

Il est très intéressant de voir que le rapport récent de la Commission sur la Turquie est assez sévère alors que d'aucuns pensaient qu'il serait probablement très conciliant.

Je suis assez d'accord avec ce qui a été dit auparavant. Je suis pour une position sévère, mais pas sur le problème de la religion ou des limites géographiques. La question se pose - Renaud a raison de dire que c'est une décision - de décider entre l'intérêt stratégique d'avoir la Turquie à l'intérieur de l'Europe - qui est incontestable - et la conformité de la Turquie aux valeurs qui sont celles de l'Europe, ce qui ne me paraît absolument pas être le cas actuellement.

Je crois donc tout à fait à votre solution combinée du rendez-vous suivi d'un partenariat spécial pendant la période qui nous sépare de l'accomplissement de ces conditions qui ne sont absolument pas remplies aujourd'hui.

Pour terminer, il faut arrêter d'opposer le référendum, la procédure la plus démocratique, avec la procédure parlementaire. Quand nous en discutons avec tous nos partenaires, notamment allemands, britanniques, ils considèrent que les deux formules sont aussi démocratiques l'une que l'autre.

Sur un texte constitutionnel aussi compliqué, il n'y a pas du tout de honte à procéder par la voie parlementaire. Dans cette affaire, la réflexion du Président de la République, la prudence qu'il met à faire son choix est tout à fait justifiée.

Le Président Edouard Balladur : Merci. La parole est à M. Poniatowski.

M. Axel Poniatowski : Merci, Monsieur le Président. Je ne suis pas loin de penser que nous sommes en train de construire une Europe où chaque fois que l'on voudra une réponse négative à un sujet, un référendum sera proposé et quand on voudra une réponse positive, on proposera de se réunir en congrès.

Il me paraît très grave d'en arriver à cette conclusion car finalement, cela revient à créer une fantastique scission entre les politiques, quels qu'ils soient, les Français et peut-être au-delà, les Européens. Nous disons souvent qu'il faut faire preuve de clarté. En réalité, aujourd'hui, nous faisons exactement le contraire.

Je pense que nous sommes aujourd'hui à un rendez-vous. Si la question est très importante de savoir jusqu'où va l'Europe et si elle se pose exactement au moment de savoir quelle Constitution nous voulons avoir, il faut dire aux Français, parce que c'est notre responsabilité de politiques, où nous voulons les amener.

Il y a peut-être consensus sur ce que nous voulons mettre dans le panier, sur ce que nous sommes en train de créer, mais il n'y a pas du tout de consensus sur la taille du panier à laquelle nous voulons parvenir. Le problème de la Turquie se pose parce que ce pays compte soixante-dix millions d'habitants, c'est-à-dire autant que les dix pays qui vont aujourd'hui intégrer l'Europe.

Finalement, où nous arrêtons-nous ? Qu'est-ce que l'Europe aujourd'hui  ? Parlons-nous toujours de l'Europe des pères fondateurs ? Je n'en suis pas sûr du tout. Je crois que nous sommes en train de parler de tout autre chose. L'élargissement de l'Europe qui avait paru acceptable, légitime à nos concitoyens jusqu'alors, et notamment avec les dix nouveaux pays qui arrivent, ne l'apparaîtra plus.

Pour en revenir à la définition de l'Europe géographique, elle me paraît parfaitement légitime. Ce n'est pas une question de religion ; le problème n'est pas de savoir si les nouveaux pays qui intègrent sont musulmans. Je pense qu'il viendra un jour où les pays des Balkans, musulmans, intégreront l'Europe. J'y serais personnellement favorable. Ce n'est pas une question de niveau de vie, puisque certains pays ont des niveaux de vie aussi faibles que la Turquie.

Il s'agit simplement de nous demander si cette entité que nous sommes en train de créer est une espèce de gouvernance mondiale que nous sommes en train de mettre en place avec l'ensemble du bassin méditerranéen. Et pourquoi pas avec le sud de l'Amérique latine ou les Etats-Unis ?

Finalement, Victor Hugo disait que les Etats-Unis et les Américains sont nos frères. A beaucoup de titres, ils sont beaucoup plus proches de nous que beaucoup d'autres pays plus voisins. Où nous arrêtons-nous ? Quelle est la communauté de destin politique que nous voulons bâtir ? Ces questions sont importantes.

Il me paraît tout à fait important de le dire exactement aux Français parce que, sinon, ils vont de plus en plus rejeter ce que nous leur proposons. Il faut être très clair. Pour moi, la clarté est que l'Europe que nous voulons construire est l'Europe géographique.

Le Président Edouard Balladur : La parole est à M. Bacquet.

M. Jean-Paul Bacquet : Monsieur le Président, je considère que la concomitance de l'élargissement et de la Constitution crée une situation extrêmement difficile à faire comprendre. Je ne pense pas que la valeur démocratique d'un référendum soit la même que celle d'une consultation du Parlement. En revanche, je suis persuadé que par un référendum, il y a plus de risques de répondre à côté de la question que s'il est procédé par la voie parlementaire.

Quant à l'Europe qui, s'il n'y a pas référendum, s'éloigne un peu plus et décrédibilise le politique, je crois que c'est déjà fait. Dans la pratique, un certain nombre de Français considèrent que ce qui est transféré à l'Europe affaiblit le rôle du politique, et quand les politiques sont en situation difficile, ils ont tendance à dire « C'est l'Europe ». Il n'y a rien de tel pour complètement décrédibiliser l'action politique, des Parlements nationaux en particulier.

J'ai une question à poser à M. Donnedieu de Vabres. Je n'ai pas très bien compris lorsqu'il a dit que le port de l'uniforme dans les collèges ou lycées turcs était une avancée.

M. Renaud Donnedieu de Vabres : Non, j'ai dit que c'était la réalité. Je ne voudrais pas que vous compreniez que je souhaiterais que nous fassions cela en France. Mais le port de l'uniforme en Turquie est un signe de la laïcité turque.

M. Jean-Paul Bacquet : J'ai porté l'uniforme dans une école militaire, et je n'avais pas l'impression d'avoir pris un train d'avance par rapport à ma fratrie en particulier.

M. Renaud Donnedieu de Vabres : Je précise que le foulard est interdit dans les réceptions officielles à la Présidence de la République turque.

Le Président Edouard Balladur : Pour conclure ce débat, je souhaite faire trois observations :

Premièrement, le fonctionnement de l'Europe à vingt-cinq sera extraordinairement difficile. Constitution nouvelle ou non, simplification ou non, -il y en a une-, ce sera extrêmement difficile au plan de la technique de la prise de décision à vingt-cinq.

Deuxièmement, la réussite de l'élargissement prendra de nombreuses années, au plan économique notamment. Voyez le temps que cela a pris pour l'Espagne, le Portugal, la Grèce. Cela fait déjà plus de dix ans que la Grande-Bretagne réserve son adhésion à l'euro. Ce sera beaucoup plus long que nous ne le croyons. Je partage donc le sentiment de ceux d'entre nous qui pensent qu'il ne faut pas trop se précipiter vers d'autres étapes.

Troisièmement, nous pourrions peut-être rendre service -c'est après tout notre objectif- à notre pays en essayant d'imaginer, d'élaborer ce que pourrait être ce statut intermédiaire entre l'adhésion pure et simple, naturelle et de droit commun, et les accords d'association déjà signés. Que pourrait être ce partenariat renforcé dont nous parlons souvent, ce statut de voisins privilégiés ?

Je serais assez tenté -si vous en êtes d'accord- de demander à Renaud Donnedieu de Vabres d'y réfléchir, en liaison avec les uns et les autres et avec l'administration des Affaires étrangères pour, peut-être, être en mesure d'en délibérer ensemble dans quelques mois, autour du printemps prochain, pour concourir à éclairer nos idées aux uns et aux autres. C'est peut-être la seule décision que nous prendrions à l'issue de cette réunion.

Je remercie MM. Donnedieu de Vabres et Sicre.

La parole est maintenant à M. Bianco et à M. Blum, qui vont introduire le troisième thème de cette réunion.

3. Coopérations renforcées, coopération structurée :

Y a-t-il une ou plusieurs Europe ?

M. Roland Blum : Je traiterai d'abord des coopérations renforcées, puis de la coopération structurée, et je livrerai ensuite quelques réflexions sur le thème « Une ou plusieurs Europe ? ».

Selon le projet de la Convention, les coopérations renforcées ne peuvent s'exercer que dans le cadre des compétences non exclusives de l'Union et sont ouvertes à l'ensemble des Etats qui, à tout moment, peuvent demander d'y participer. Elles sont décidées en dernier ressort par le Conseil des ministres après qu'il a établi que les objectifs poursuivis par cette collaboration ne peuvent être atteints par l'Union dans un délai raisonnable et à condition que cette coopération renforcée réunisse au moins un tiers des Etats membres conformément à l'article III-325. Les procédures d'autorisation, de participation et de fonctionnement diffèrent suivant que la coopération renforcée relève ou non de la politique étrangère, de sécurité et de défense.

Quant à la coopération structurée, l'article I-40, paragraphe 6, soumet son exercice à des conditions de capacité militaire. En effet, cette coopération relève exclusivement du domaine de la sécurité et de la défense. Elle ne peut être ouverte dans un premier temps qu'à des pays disposant de capacités militaires plus élevées et pour reprendre le texte lui-même : « leur permettant de souscrire des engagements plus contraignants en vue des missions les plus exigeantes ». Quelles sont ces missions ? A cet égard, il convient de préciser que le Conseil des ministres peut confier à un groupe d'Etats participant à cette coopération la mise en oeuvre de moyens civils et militaires pour des actions en dehors de l'Union en vue du maintien de la paix, de la prévention de conflit, du renforcement de la sécurité internationale, conformément à la Charte de l'ONU

Enfin, l'article I-40, paragraphe 7, du projet de Constitution organise une coopération ouverte à tous les Etats membres en matière de défense mutuelle. Elle permet à un Etat participant qui ferait l'objet d'une agression armée sur son territoire de demander aide et assistance aux autres Etats ayant souscrit cette clause de défense mutuelle.

En fait, ces coopérations, une fois codifiées dans le projet de Constitution, ne sont pas nouvelles, en tout cas pour les coopérations renforcées. Elles figuraient déjà dans le Traité d'Amsterdam.

Une Europe ou plusieurs ? Cela me paraît être un faux problème. Je répondrai très rapidement que le projet de Constitution édicte à juste titre plusieurs Europe. Il n'a d'ailleurs jamais été posé comme principe qu'il fallait une Europe seule et unique, qui devrait refléter l'uniformité. Cette Europe uniforme n'existe déjà pas à quinze ; à mon avis, elle existera encore moins à vingt-cinq.

A cet égard, il faut bien rappeler que les économies ne sont pas au même niveau. Si j'en crois une lecture récente du Monde : « Comment ne pas rappeler que le poids économique des dix futurs adhérents de l'Union représente celui des seuls Pays-Bas ? ». Les moyens humains, financiers et militaires ne sont pas les mêmes. Il est donc normal que, dans l'intérêt commun et en vue de favoriser l'intégration européenne, il soit permis à un certain nombre d'Etats, dans le cadre de ces coopérations, de partir en éclaireurs dans des domaines qu'ils auront choisis d'un commun accord. S'il avait fallu attendre l'accord de tous les pays, l'euro ne serait sans doute pas une réalité, pas plus que l'espace Schengen. Sans doute l'Europe de la défense en serait-elle encore à l'échec de la CED. Elle n'aurait pas connu toutes les avancées décidées dans les divers conseils européens, depuis notamment Saint-Malo, jusqu'au concept d'Union européenne de sécurité et de défense, initiative française, allemande, belge et luxembourgeoise, qui a vu le jour au sommet de Bruxelles, le 29 avril 2003, et qui constitue un bon exemple de coopération renforcée en matière de défense.

Ces différentes coopérations reconnaissent ainsi le droit pour certains pays d'aller plus loin pour que chacun progresse vers l'intégration au rythme qui lui convient le mieux et pour que les plus volontaires ne soient pas freinés par les plus souverainistes.

Il est, à mon sens, clair que ce projet de constitution, qui sera - je le souhaite - adopté, permettra de distinguer, comme l'indiquait récemment le Président Edouard Balladur - je le cite - : « Une Union européenne à vingt-cinq dont les ambitions seront, au moins dans un premier temps, économiques, et un cercle plus restreint, à compétences diplomatiques et militaires. »

Le Président Edouard Balladur : Je vous remercie. La parole est à M. Bianco.

M. Jean-Louis Bianco : Monsieur le Président, je serai très bref sur les coopérations renforcées puisque l'essentiel des textes vient de vous être rappelé.

Un mot tout de même sur le but dans lequel une coopération renforcée peut être proposée - je cite le texte : « Permettre à une partie des Etats membres de l'Union d'utiliser le cadre institutionnel de l'Union pour un approfondissement dans tel ou tel domaine dès lors que tous les Etats membres n'ont pas la volonté ou la capacité d'y participer ». Premier rappel de ce cadre fixé dans le projet de Constitution.

Ma deuxième remarque porte sur la possibilité d'un droit de veto de fait -ce n'est pas le mot du texte- de la Commission et du Parlement. Si un ensemble d'Etats pensant remplir les conditions posées par le Traité -s'il est adopté- veulent faire une coopération renforcée entre eux, la Commission doit vérifier la conformité de cette démarche au texte du Traité. Si elle juge cela non conforme, c'est une procédure sans appel.

Le troisième point n'est pas intéressant car nous ne cessons de débattre en parlant de cette Constitution, sauf pour les enthousiastes absolus ou les opposants absolus, du verre à moitié plein ou du verre à moitié vide : est-ce mieux qu'avant ou moins bien qu'avant ?

Amsterdam crée les coopérations renforcées avec des conditions très contraignantes et les exclut complètement pour la politique étrangère et de sécurité commune. Nice assouplit le dispositif pour la Justice et les Affaires intérieures et pour la politique étrangère et de sécurité commune avec un jargon technique « Mise en œuvre d'une action ou d'une position commune ». Mais le domaine de la défense est exclu.

Je crois que là, le projet de Constitution va indiscutablement plus loin dans les domaines concernés, avec un système extrêmement compliqué en matière de Défense, que M. Roland Blum a essayé de rendre lisible. Mais, par rapport au Traité de Nice, si l'on est partisan des coopérations renforcées comme beaucoup d'entre nous, ce projet crée une difficulté plus grande. Le Traité de Nice prévoit qu'il faut huit Etats et l'accord du Conseil, sans veto de la Commission ou du Parlement. Le texte de la Convention indique qu'il faut un tiers des Etats et de fait accorde un droit de veto de la Commission et du Parlement.

Je voudrais surtout parler comme mon collègue l'a fait de cette autre chose que nous avons tous plus ou moins en tête, dont la nécessité m'apparaît de plus en plus évidente chaque jour, c'est-à-dire une avant-garde, un noyau dur, des éclaireurs.

Rien n'empêche - et nous avons cité un exemple - ceux qui le veulent d'avancer plus vite et plus loin en dehors du cadre institutionnel de l'Union. Certains peuvent dire que ce n'est pas bien et que cela pose un problème juridique, mais je ne vois pas ce qui, politiquement, serait impossible. Sinon, nous n'aurions pas fait Ariane, Airbus, Schengen, Eureka et l'euro.

Actuellement, nous sommes tous en train de débattre avec nos concitoyens de l'Europe pour essayer de faire œuvre de pédagogie. Toutes ces réalisations parlent beaucoup plus pour eux que la subtile combinaison des majorités qualifiées ou des pouvoirs respectifs du Parlement, de la Commission et du Président.

Le Président Edouard Balladur disait dans un article récent qu'il y aura forcément plusieurs Europe. Une avant-garde, cela me paraît être une évidence. Je sais que certains collègues députés européens nous reprochent d'utiliser cette expression d'avant-garde car cela fait de la peine aux autres, cela ne leur plaît pas, cela paraît exclure. C'est de nouveau le complexe de supériorité du couple franco-allemand pour les petits pays. Peut-être ! Mais quand nous sommes entre nous, prenons un terme qui veuille dire quelque chose. Et je crois que l'expression « avant-garde » veut dire quelque chose. Il y aura bien une avant-garde.

Il y aura l'Union à vingt-cinq pays, qui ne sera pas si simple à « digérer » et au-delà, le partenariat privilégié, le cercle des amis. Nous avons évoqué quelques-uns des pays importants : le Maghreb, la Russie et peut-être d'autres démembrements de l'Union soviétique et la Turquie. Je souscris donc tout à fait à vos propos, Monsieur le Président, et je crois qu'il faut donc essayer de préciser ce que c'est, sachant que - cela a été dit en réaction au propos d'un de nos collègues -, l'idée de cercle des amis, de partenariat renforcé, d'association ne plaît pas du tout à la Turquie, et que cela ne répond pas à leur demande. Il faudra donc donner de la substance à cela.

J'en reviens à cette avant-garde, à ce premier cercle, à ce noyau dur : Quels partenaires et quels domaines ?

La question des domaines est importante, mais il ne faut pas simplement la traiter sur un plan institutionnel. Nous voyons bien, à l'occasion de ce débat sur l'Europe aujourd'hui, sur le projet de la Constitution et sur l'Europe élargie que la question est : pour quoi faire ? Nous ne sommes peut-être pas très capables de le dire aujourd'hui, en dehors du discours général et vrai sur la paix, pas seulement pour les vieilles générations, vrai pour les pays d'Europe centrale et orientale qui vont venir, vrai pour les jeunes générations. Je le constate aussi chez nous. Cela ne suffit pas. Les discours par rapport à la mondialisation deviennent plus difficiles à comprendre pour les gens.

Ce noyau dur ou cette avant-garde ne peut se créer que si nous sommes capables, un certain nombre d'Etats ensemble, de dire quelque chose de clair sur ce que nous voulons faire de plus et qui va plus loin. Nous n'y sommes pas aujourd'hui. Je ne parle même pas d'une volonté politique, mais du besoin de clarifier les choses.

A terme, je suis partisan d'une vraie fédération franco-allemande. Cela prendra peut-être dix ou vingt ans. D'abord, il faut discuter de son contenu. En restant plus raisonnable, je crois que pour toutes les raisons que l'on connaît, même si le couple franco-allemand ne suffit pas, même s'il est critiqué, même si nous avons commis des maladresses, rien ne remplace cet élément de départ. Je regrette beaucoup, mais c'est un constat historique et non pas une polémique politique, qu'en 1994 et ensuite, Fischer, Lammers, nous n'ayons pas assez saisi du côté français les propositions faites du côté allemand. Il faut continuer à travailler dans ce sens au niveau des partis politiques, peut-être, en même temps que des gouvernements.

Qui peut avancer en dehors de la France et de l'Allemagne ? On voit des évidences : les six parce que ce sont les six, l'Eurogroupe parce que c'est l'euro.

Pour faire quoi ? Cela dépend du nombre des partenaires. J'énonce quelques sujets apparus dans les propos des uns et des autres dans nos rapports : l'immigration, le terrorisme, l'environnement, la recherche, la défense. Et je parle sous le contrôle des éminents spécialistes de la défense, nombreux ici : il me semble, à tout bien peser, que la défense est un domaine dans lequel il peut-être un peu moins difficile de progresser que la politique étrangère. Nous pouvons sans doute être d'accord sur ce que sont nos intérêts vitaux, mais nous aurons plus de mal à être d'accord sur nos rapports avec les Américains et l'OTAN. Cela me paraît beaucoup moins difficile que de formuler à vingt-cinq, même avec un ministre des Affaires étrangères, une politique étrangère commune.

Voilà ce que je voulais vous dire en introduction à ce débat.

Les coopérations renforcées : pourquoi pas ? C'est mieux qu'Amsterdam. Cela se discute par rapport à Nice. Mais surtout, il convient d'imaginer un dessein qui nous conduise à penser une nouvelle architecture de l'Europe.

Le Président Edouard Balladur : La parole est à Mme Andréani.

Mme Pascale Andréani : Merci, monsieur le Président.

Je voudrais seulement faire quatre remarques : tout d'abord, la caractéristique principale des coopérations renforcées est qu'elles sont dans le Traité. Dans le passé, nous avons eu l'euro, Schengen. Ceci s'est fait en dehors du Traité.

Ensuite, quand on a voulu instituer les coopérations renforcées, beaucoup de nos partenaires émettaient de fortes réserves et à Nice, quand on a voulu assouplir leurs conditions de fonctionnement, on a retrouvé ces réserves. En gros, seuls les six pays fondateurs défendaient le principe de ces coopérations renforcées et expliquaient aux autres membres que c'était leur intérêt parce que ce serait dans le Traité.

Troisième remarque : Il n'y a eu aucune coopération renforcée en application du Traité d'Amsterdam et ce n'est pas le fait du hasard, mais à cause des conditions trop restrictives. Avec la Convention - comme cela a été rappelé -, les conditions restent très contraignantes, y compris celle concernant la participation d'un tiers au moins des Etats membres qui vaut pour toute coopération renforcée en dehors de la « coopération structurée » en matière de défense.

Autre élément qui mérite d'être noté dans ces coopérations renforcées nouvelle manière : s'il s'agit d'un domaine relevant de l'unanimité, il est prévu que les membres participants peuvent décider de passer à la majorité qualifiée. Ce serait une avancée très importante, mais elle est actuellement contestée au sein de la CIG, en particulier par les Espagnols.

En conclusion, quelles que soient les difficultés de réalisation des coopérations renforcées, je suis sûre que l'on avancera à quelques-uns, avec ou sans coopérations renforcées. On a parlé de « groupe pionnier », d' « avant-garde », de « noyau dur »... Je suis sûre également que, dans ce « groupe pionnier », il y aura notamment la France et l'Allemagne.

Le Président Edouard Balladur : Merci.

Quelques réflexions suite aux propos de MM. Blum, Bianco et vous-même. De fait il y a des coopérations renforcées dans divers secteurs : monétaire, parfois militaire, sécurité ou autres. L'avant-garde, ce n'est pas cela. L'avant-garde, ce sont des pays qui, dans tous les domaines, sont en avance sur les autres.

Quelques observations : dans l'état actuel des choses, cela ne peut concerner que l'Europe de l'Ouest. C'est une réalité d'aujourd'hui. Dans dix ans, ce sera peut-être différent, mais, aujourd'hui, c'est ainsi.

Deuxièmement, regardons les domaines pour déterminer qui peut en faire partie.

Les affaires monétaires ? Cela exclut la Grande-Bretagne. Elle ne peut donc pas être dans l'avant-garde, si nous voulons une avant-garde qui, dans tous les domaines, soit la plus prospective possible.

Le domaine militaire ? Apparemment, cela exclut l'Espagne, et plus grave, -si j'ose dire- l'Italie, voire les Pays-Bas, pays fondateurs. Cela ne concerne que la France, l'Allemagne, la Belgique, le Luxembourg et la Grande-Bretagne qui semble commencer à manifester un intérêt.

Autrement dit, on ne peut pas avoir une avant-garde à géométrie variable où figureraient les uns pour certains domaines comme la monnaie et les autres pour la défense. M. Bianco avait raison d'ajouter que le plus difficile à construire est l'Europe de la diplomatie, plus que l'Europe de la défense. Nous en sommes conduits à l'idée que, si nous voulons une avant-garde homogène et cohérente, celle-ci sera constituée par la France, l'Allemagne, et tout ou partie du Benelux, à moins qu'un certain nombre de pays n'évoluent dans leurs positions, que l'Italie soit plus axée vers une défense européenne, ou l'Espagne. Cela peut se produire, mais ce n'est pas la situation d'aujourd'hui.

M. Bianco en conclut que finalement, c'est l'étroite coopération franco-allemande qui serait, jusqu'à la forme d'une fédération peut-être, la formule. Nous verrons bien ce qu'il en est. Je suis partisan d'essayer de créer cette avant-garde. J'observe qu'en Europe, chaque fois que l'on progresse, c'est sans se préoccuper des objections des autres. Il faut avancer et les autres rejoignent. Voyez ce qui s'est passé avec la Grande-Bretagne sur le marché commun et sur l'euro où elle hésite. Sur la coopération militaire, il paraît qu'il n'y a pas plus européen que nos amis anglais. Tant mieux, et pourvu que cela dure !

Il faut donc avancer.

L'avant-garde, c'est d'avancer dans tous les domaines à la fois. On ne peut pas avoir une Europe à géométrie variable à vingt-cinq et une Europe à géométrie variable à cinq ou six. Personne n'y comprendra plus rien. Si l'on veut que cette avant-garde soit définie par une homogénéité complète de progrès dans tous les domaines possibles, pour l'instant, on ne voit guère que quatre ou cinq pays : la France, l'Allemagne, la Belgique, le Luxembourg. Peut-être que cela changera dans les années à venir, mais cela ne doit pas nous interdire d'y réfléchir.

Là aussi, il faut essayer de réfléchir à ce que devraient être les statuts, les règles de prise de décision dans cette avant-garde.

La parole est à M. Quilès.

M. Paul Quilès : Je partage en grande partie vos propos.

La difficulté de cette réflexion est que nous sommes à la fois sur des questions de court terme et de vocabulaire auxquelles l'Europe nous a habitués pour savoir s'il s'agit de coopérations renforcées, structurées, etc.

La question est de savoir si nous arriverons à constituer des ensembles crédibles en matière de coopération européenne au-delà de la coopération globale et si ces coopérations seront comprises et efficaces. Il faut distinguer le court terme, c'est-à-dire ce qui est possible dans les rapports de force qui existent au sein de l'Union européenne d'aujourd'hui et de demain, et un terme un peu plus lointain. Si nous nous replaçons cinquante ans en arrière, peu de gens, quelques visionnaires seulement, pensaient en 1945-1946 que la France et l'Allemagne seraient le moteur de la construction de l'Europe. Et pourtant, c'est ce qui s'est passé. Si nous nous replaçons dix ans en arrière, peu de gens pensaient qu'en 1998, la Grande-Bretagne dirait que l'Europe de la défense est importante. On peut estimer qu'il y a des arrière-pensées, mais c'est bien avec l'Angleterre, en décembre 1998, que l'Europe de la défense a véritablement démarré.

Personne ne sait pas ce que seront les prochaines étapes qui ne se lisent pas simplement dans une continuité linéaire, avec une pente plus ou moins forte. Il y aura des ruptures. Jean-Louis Bianco en évoquait une : la fédération franco-allemande. Je ne sais pas aujourd'hui ce que cela peut vouloir dire. Cela peut faire sourire. On peut nous prendre pour des rêveurs. Cela se produira peut-être ou peut-être pas. Ce sera peut-être un ensemble plus vaste. Il ne faut jamais oublier dans nos réflexions les Britanniques, quelle que soit leur attitude vis-à-vis des Américains. L'Irak a été un enseignement très fort pour eux. Tony Blair pensait qu'il valait mieux participer pour peser un peu plus. Les Britanniques commencent à prendre conscience, et de plus en plus, qu'ils devront bien un jour ou l'autre faire le bilan de ce qu'ils ont pesé avant, pendant et surtout après. Dans les difficultés actuelles des Américains en Irak, personne ne parle jamais des Britanniques qui sont pourtant douloureusement mêlés à cette aventure.

Il faut donc essayer de voir plus loin que l'extrapolation linéaire des événements. De ce point de vue, j'ai lancé depuis quelque temps une idée très critiquée -mais ce n'est pas grave car elle le sera moins dans quelques années.

En matière de défense, nous louvoyons depuis des années. Il faut voir les discussions que nous pouvons avoir avec un certain nombre de pays européens, notamment ceux qui se disent encore neutres ou plutôt, parce qu'ils considèrent la neutralité comme un mauvais concept, non alignés. Dans l'Europe, il y a tout de même beaucoup de non alignés. Je pense qu'il faut frapper fort en termes de concept. Dans dix ou quinze ans ou avant, il y aura une armée européenne, qui ne sera pas la fusion des armées actuelles. Aujourd'hui, l'Union européenne compte un million six cent mille hommes et femmes. On arrive péniblement, après des années de débats, à en mobiliser soixante mille.

Les Américains parlent de duplication entre l'OTAN et l'Union européenne, mais la duplication - le mot est d'ailleurs impropre - entre les armées européennes est extraordinaire. Si nous voulions sortir de tous les groupes de pression, des langues de bois, des discours et aller à une discussion vraiment sérieuse pour savoir ce que représente aujourd'hui l'effort de défense des pays européens, et mettre cela face à ce que font les Américains - je sais que l'Union européenne n'a rien à voir avec les Etats-Unis d'Amérique -, nous verrions l'énormité du gâchis. En Europe, chaque armée a un ensemble de dispositifs que nous pourrions alléger. Pas aujourd'hui ! Bien entendu, nous n'allons pas faire disparaître l'armée belge, italienne, espagnole. Mais il faut se fixer des objectifs qui semblent peut-être aujourd'hui inatteignables, mais qui le seront certainement un jour.

Deuxième dossier : nous avons précédemment évoqué le nucléaire. Jean-Louis Bianco disait qu'un jour, il faudra bien définir les intérêts vitaux de l'Europe. Bien entendu ! Qui dit nucléaire, dit intérêts vitaux et réflexion.

J'ai déjà essayé de lancer le débat à deux heures ce matin, au cours de la discussion du budget de la défense, mais je n'ai pas eu de succès ni l'ombre d'une réponse de la part du représentant du Gouvernement. Mais je vais insister et je pense avoir une réponse. Il faudra bien que le débat s'ouvre, il faudra bien que sur ce domaine qui représente non seulement des dépenses importantes, mais en même temps, un débat fondamental puisque dans le Livre blanc de 1994 dont vous êtes le premier signataire, Monsieur le Président, il est dit que le nucléaire est au cœur de notre défense. Comment pouvons-nous dire cela, dire que la doctrine a évolué selon certains, n'a pas évolué selon les autres ? En sachant qu'à côté de nous, nos amis britanniques font également un effort nucléaire -moindre que le nôtre-, comment parler d'une défense, d'une construction européenne, où chacun peut dire qu'il va se défendre tout seul à partir de 2010 ou 2015 contre les ennemis lointains sans se préoccuper des autres ? Nous sommes dans un délire total.

Ce débat, il vaut mieux le déballer, en parler, non pas pour aboutir tout de suite, mais au moins, pour être cohérents avec les perspectives que nous fixons quand nous parlons de l'Europe.

Le Président Edouard Balladur : Merci. Vous avez fait un exposé très intéressant, mais sur les deux points, cela nous conduit à la conclusion suivante : nous ne pouvons pas progresser en matière de dissuasion nucléaire, en tout cas en matière de doctrine d'emploi, ni progresser en matière d'armée européenne à quinze sans avoir déterminé comment les décisions seront prises. C'est le point fondamental.

Si nous en restons à l'unanimité entre pays, vous aurez beau avoir une armée européenne merveilleusement organisée et évitant les doubles emplois, au final qui décidera ?

Si vous élaborez une doctrine nucléaire disant que les intérêts de la France, ce n'est pas seulement ses intérêts vitaux, mais aussi ceux des Européens, très bien ! Mais qui appréciera ?

Derrière vos propos qui sont profondément justes, il y a la nécessité d'être prospectif au plan de la mécanique de prise de la décision politique à l'échelon suprême. C'est un débat immense que, délibérément, ne tranche pas le projet de Constitution qui nous est soumis. Et nous le comprenons parfaitement.

Les questions que vous posez sont tellement vitales qu'elles supposent que nous nous reposions la question de ce qu'est l'Europe.

M. François Loncle : Monsieur le Président, la question de l'avant-garde, les cercles concentriques, constitue un problème sémantique incontestable, mais également un problème de fond. Et là, nous pouvons diverger sur la finalité immédiate.

Le problème sémantique : il est vrai que tout pays qui ne fait pas partie de l'avant-garde a tendance à penser que c'est l'arrière-garde. Il ne faut pas manquer d'attention par rapport à cette sensibilité. Il faut avoir de l'imagination. Certains parlementaires européens, dont notre collègue Pervenche Bérès, parlaient de groupe d'Etats volontaires ou de coalition d'Etats volontaires. Ce n'est pas parfait, mais cela a le mérite de ne pas écarter les autres par des termes trop brutaux.

Mais au fond, la vraie question est de savoir s'il faut une seule avant-garde pour tous -c'est votre préférence- ou si, en vertu de la pratique des coopérations renforcées et structurées, on peut aller plus loin avec certains dans un certain nombre de domaines. Il serait compréhensible que des Etats volontaires se groupent pour la défense, que d'autres se groupent pour l'environnement, comme d'autres se sont groupés pour Schengen. Il faudra commencer par là car l'ambition d'une avant-garde globale pour tous les domaines me paraît placer la barre très haut. Je pense, au contraire, qu'il faudra au départ, un certain nombre de géométries variables, quitte à en venir un jour à une vraie Europe à trois cercles, c'est-à-dire le noyau dur, les autres et -ce que nous abordions tout à l'heure avec Jean-Louis Bianco et Roland Blum- ce que nous ferons avec les Etats voisins.

Le Président Edouard Balladur : Au fond, c'est la situation actuelle. Dans une certaine mesure, il y a déjà Schengen, l'euro, un peu de coopérations militaires etc.

A mes yeux, la notion d'avant-garde - je veux bien me rallier à l'idée du volontariat - ce sont des pays qui veulent avancer ensemble le plus loin possible dans le plus de domaines communs possibles. C'est peut-être un peu chimérique pour l'instant, mais je citerai volontiers M. Quilès : « Il faut être chimérique dans l'immédiat pour être réaliste à échéance de dix ans. »

A l'issue de cette réunion qui a été pleine d'intérêt, il faudrait, si nous voulons qu'elle serve à quelque chose, apporter notre contribution intellectuelle et pratique. Nous avons déjà décidé que nous essayerions d'élaborer ce que pourrait être ce statut intermédiaire entre les accords de coopération et l'adhésion de droit commun à l'Union européenne. Cela peut servir pour résoudre certains problèmes.

Pourquoi ne pas réfléchir également, si certains sont intéressés, en liaison avec le ministère des Affaires étrangères, à l'idée de ce que pourrait être le statut, le fonctionnement de cette avant-garde ? Je reviens à ce que je disais à M. Quilès tout à l'heure : C'est tellement important qu'il faut savoir exactement qui va décider. Je ne suis pas sûr que nous aboutirons. La solution facile consiste à dire que nous abandonnons l'unanimité pour la majorité... C'est un peu moins simple que cela.

Si vous en étiez d'accord, nous pourrions décider de réfléchir ensemble -nous désignerions ceux qui sont intéressés par cette réflexion- à ce que serait le statut, les règles de fonctionnement d'une avant-garde multidirectionnelle.

M. Pierre Lequiller : Pour aller dans le sens que vous avez indiqué sur le périmètre très restreint de l'avant-garde, entre la France et l'Allemagne, au fond vous avez Bläsheim, avec la présence des deux chefs et des deux ministres des Affaires étrangères, vous avez des réunions conjointes du Conseil des ministres, vous avez la réunion conjointe des Commissions des Affaires étrangères et au moment d'une cérémonie, mais qui pourrait devenir quelque chose d'autre, il y a eu la réunion conjointe des parlementaires élus au suffrage universel.

Le Président Edouard Balladur : Si vous en êtes tous d'accord, je fais un appel à candidatures. Il faudrait que deux ou trois d'entre nous se disent ou soient déterminés à étudier le statut juridique de cette structure d'avant-garde.

Merci à tous. Je trouve que l'exercice a été plein d'intérêt et réussi.

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