COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 24

(Application de l'article 46 du Règlement)

Jeudi 18 décembre 2003
(Séance de 9 heures 30)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de Mme Shirin Ebadi, Prix Nobel de la Paix


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Audition de Mme Shirin Ebadi

Le Président Edouard Balladur a déclaré que la Commission des Affaires étrangères était très honorée de recevoir Mme Shirin Ebadi, après qu'elle a reçu le Prix Nobel de la paix et que le Centre des défenseurs des droits de l'Homme, qu'elle anime, a reçu le Prix des droits de l'Homme de la République française. Il s'est dit particulièrement intéressé de connaître son point de vue sur la situation des droits de l'Homme en Iran, dans le monde, ainsi que sur les liens entre la religion et les droits de l'Homme.

Mme Shirin Ebadi a fait part de sa joie de se trouver en France, qui est l'un des berceaux de la civilisation et de la démocratie. La lutte que les Français ont menée pour les droits de l'Homme depuis la Révolution française est d'ailleurs un exemple pour les Iraniens.

S'agissant de la situation dans les pays musulmans, la démocratie et les droits de la femme n'y sont généralement pas respectés, les gouvernements de ces pays justifiant ce fait par des raisons liées à l'Islam. Pourtant, cette religion n'est nullement en contradiction avec la démocratie et les droits de l'Homme, mais les gouvernements des pays musulmans interprètent l'Islam dans un sens qui leur permet de nier les principes démocratiques. Cette opinion est largement partagée par le peuple iranien, qui lutte depuis vingt ans pour la démocratie : après avoir été confronté aux violences de la révolution islamique et de la guerre avec l'Irak, celui-ci aspire maintenant à un changement pacifique.

Mme Shirin Ebadi a précisé que les défenseurs des droits de l'Homme en Iran ont longtemps été brimés : beaucoup ont été tués, mis en prison ou contraints à l'exil. Mais, alors que la référence aux droits de l'Homme était alors considérée comme une injure, aujourd'hui, même les plus conservateurs se disent officiellement défenseurs des droits de l'Homme. Pour autant, un problème important va se poser avec les prochaines élections législatives : la démocratie en Iran étant imparfaite, les candidats doivent être préalablement sélectionnés par le Conseil des gardiens, dont la composition est largement contrôlée par le guide de la révolution, l'ayatollah Khamenei. Ce système constitue un cercle vicieux dans lequel le peuple n'a aucune place ; le Président Khatami a présenté un projet de loi pour donner une véritable liberté aux électeurs dans le choix de leurs représentants. Le Parlement a voté ce projet de loi, mais le Conseil des gardiens s'y est opposé. Devant cette impasse, il est fortement à craindre que de nombreux Iraniens préfèrent ne pas participer aux élections, ce qui aurait pour conséquence de permettre aux conservateurs, qui ne représentent que 15 % de l'électorat, de gagner les élections. Par ailleurs, cela incitera les jeunes et les étudiants, qui sont lassés d'attendre le changement, à s'éloigner des réformateurs et peut-être à opter alors pour la violence. Une telle situation chaotique serait très mauvaise pour l'Iran et ne pourrait que faire le jeu des Etats-Unis, qui sont déjà très présents dans tous les pays voisins de l'Iran.

Pour préserver l'indépendance et éviter la violence, la démocratie est essentielle, d'où l'importance du projet de loi sur les candidatures aux élections. A l'inverse, le Conseil des gardiens ne se rend pas compte de l'importance historique de ce projet. Mme Shirin Ebadi a donc souhaité que les pays européens soutiennent le développement de la démocratie en Iran avec la même virulence qu'ils ont mise vis-à-vis de la question du nucléaire. Si la démocratie et les droits de l'Homme sont bafoués, la situation dégénèrera en une guerre, qui profitera uniquement aux Etats-Unis.

Le Président Edouard Balladur a remercié Mme Shirin Ebadi de sa présentation qui a suscité un très grand intérêt mais également une certaine émotion et une vive admiration.

M. Jean-Michel Boucheron s'est déclaré lui aussi ému par l'exposé de Mme Shirin Ebadi. Il a demandé quelle était la situation de la jeunesse iranienne, et où en était le mouvement étudiant. Cette jeunesse est-elle psychologiquement capable de patienter ? Les mouvements qui veulent manifester dans la rue leur rejet du régime sont-ils majoritaires, comme le souhaiteraient les conservateurs pour pouvoir accroître la répression ?

Mme Shirin Ebadi a déclaré craindre, elle aussi, ce type de réactions de la part des conservateurs, car dans une situation de paix et de calme ceux-ci seraient perdants. Selon elle, la jeunesse iranienne est calme et souhaite une amélioration pacifique de la situation. Toutefois, de nombreux étudiants sont emprisonnés pour avoir exigé la démocratie. La jeunesse va-t-elle patienter ? C'est moins évident pour elle que pour les plus âgés.

Mme Elisabeth Guigou a exprimé son respect et son admiration à Mme Shirin Ebadi et s'est enquise de la situation des femmes iraniennes. Sont-elles un ferment pour la démocratie ? Quelles formes de lutte emploient-elles, comment résistent-elles à l'oppression ?

Mme Shirin Ebadi a précisé que les femmes iraniennes étaient éduquées et ouvertes d'esprit, actuellement en Iran 63 % des étudiants sont des femmes. Le mouvement des femmes en Iran a un certain pouvoir mais même si celles-ci sont éduquées, leur situation juridique demeure effroyable. Ainsi, le témoignage de deux femmes est nécessaire face à celui d'un seul homme, la polygamie est autorisée, un homme a le droit de divorcer sans raison alors qu'il est très difficile pour une femme d'obtenir le divorce. Si celle-ci veut voyager, il lui faut une permission écrite de son mari. De nombreuses lois répriment les femmes. Elles représentent une force dans le processus de réforme.

Les femmes ont soutenu le Président Khatami qui témoigne d'une ouverture d'esprit et veut procéder à des réformes. Mais en Iran les élus ont très peu de pouvoir, ce sont les chefs suprêmes religieux, les gardiens de la révolution qui détiennent la réalité du pouvoir et contrôlent les médias et le Parlement.

Les réformes sont impossibles compte tenu de la législation actuelle, pourtant le VIème Parlement travaille. Ses élus, surtout les femmes, sont de qualité, mais chacune des lois qu'il a votées a été censurée par le Conseil des gardiens de la révolution. Les femmes sont déçues, elles sauront le faire valoir au cours des élections. Il existe des organisations non gouvernementales légales et autorisées de femmes. Un parti politique des femmes a été créé. Cependant ce sont les associations de femmes qui au sein de la société ont le plus d'impact.

Mme Martine Aurillac s'est déclarée elle aussi touchée par l'audition de Mme Shirin Ebadi qui fait apparaître combien le blocage institutionnel est grave puisque les lois d'ouverture sont purement et simplement censurées. Elle a demandé si, en dehors des mouvements de femmes, il y avait d'autres éléments permettant d'espérer une évolution vers la démocratie.

Mme Shirin Ebadi a précisé qu'il n'existait pas de mouvement d'opposition organisé en Iran. Il y a certes des petits groupes d'opposants mais pas de parti unique ou de personnalités fédérant l'ensemble de l'opposition. Cependant, l'opposition et les réformateurs demandent l'établissement de la démocratie, le respect des droits de l'Homme et l'amélioration de la situation économique, la solution de ces trois demandes étant essentielle pour le peuple iranien.

Mme Marie-Jo Zimmermann s'est dite très affectée du fait que la perception du droit des femmes en France était aussi loin de la réalité décrite par Mme Shirin Ebadi en Iran. Elle s'est déclarée impressionnée par le courage et la force qu'on dû signifier pour Mme Ebadi toutes ces années de lutte pour les droits des femmes en Iran. Elle a voulu savoir si celle-ci ressentait le prix Nobel de la paix comme un fardeau, et comment les femmes en Iran ont perçu ce message.

Si une personne croit profondément à la lutte qu'elle mène, elle trouvera toujours la force nécessaire, a répondu Mme Shirin Ebadi. Elle s'est par ailleurs déclarée opposée à une héroïsation de son travail, et a souligné l'effort commun entrepris par tant de femmes en Iran, pour améliorer leur sort. Le prix Nobel de la paix est un signal de courage pour toutes les femmes en Iran.

Le Président Edouard Balladur s'est interrogé sur les rapports entre les grandes religions et l'incompréhension culturelle qui persiste encore entre elles. Il a appelé à un approfondissement du dialogue entre les civilisations. Il s'est demandé si la condition de la femme ne résultait pas aussi de l'organisation sociale et si cette réalité sociale s'était en Iran construite en Iran en application des principes de l'Islam. Existe-t-il des pays musulmans dans lesquels la condition des femmes connaît des améliorations notables ? Quelle est la part de la tradition et quelle est la part de l'influence religieuse ?

Mme Shirin Ebadi a souligné ce point en distinguant nettement entre la religion et la culture patriarcale. Cette dernière s'est souvent servie de principes religieux pour défendre ses intérêts. L'interdiction pour toutes les femmes d'exercer leur fonction de magistrate fut ainsi justifiée par la loi islamique. Grâce à la lutte acharnée des femmes en Iran, cette interdiction a pu être abolie. Il est curieux que la décision de permettre aux femmes d'exercer à nouveau ce métier ait été aussi justifiée par l'Islam, a ajouté Mme Shirin Ebadi. Tout découle donc de la façon dont est interprété l'Islam. Une bonne interprétation permet de conjuguer les droits de la femme, les principes de la démocratie et les valeurs de l'Islam. Il est donc important de ne pas se tromper de cible.

Le Président Edouard Balladur a relevé l'optimisme du message de Mme Shirin Ebadi et a espéré qu'il sera plus facile de changer la société patriarcale.

M. Loïc Bouvard a salué l'action de Mme Shirin Ebadi puis lui a demandé si, ayant récemment fait l'objet de menaces de mort, elle se sentait réellement menacée et si elle pouvait vivre librement dans son pays, sans craindre d'être placée en résidence surveillée ?

Relevant que récemment des jeunes gens l'avaient empêchée de s'exprimer dans une université, il a souhaité savoir si une partie de la jeunesse en Iran était fanatisée par les mollahs et, dans l'affirmative, comment celle-ci était organisée.

Enfin, il a demandé si existaient en Iran des écoles islamiques où les jeunes enfants sont endoctrinés et sur quels piliers, hormis ceux institutionnels, les conservateurs s'appuyaient pour maintenir leur emprise sur le pays et les esprits.

Mme Shirin Ebadi a répondu qu'elle faisait l'objet de menaces depuis dix ans déjà et que, jusqu'à présent, elle n'avait pas permis à la peur de s'installer et de l'empêcher de travailler. Ces menaces viennent des conservateurs. Elle a cité l'exemple récent de son intervention dans une université où ceux-ci ont tenté de l'empêcher de s'exprimer. Mais les étudiants l'ont soutenue et le directeur, craignant des accrochages, a demandé à la police de rétablir le calme. Le directeur et les étudiants se sont excusés auprès d'elle par lettre et celui-ci a averti que, si les agresseurs n'étaient pas punis, il démissionnerait. S'agissant de l'identité de ces agresseurs qui s'attaquent aux réunions légales, Mme Shirin Ebadi a précisé que, comme la mafia, il s'agissait d'une espèce de pouvoir constitué derrière lequel figurent les conservateurs, mais aucun nom ni adresse précise ne sont identifiables.

Concernant les écoles, depuis le début de la Révolution, l'Etat iranien a essayé d'endoctriner les enfants par le biais des programmes scolaires. Ainsi, à partir de neuf ou dix ans, ils suivent un enseignement militaire dans le but de constituer des forces civiles. Toutefois, il est important de noter que l'Etat a échoué dans ce processus d'endoctrinement puisque le pourcentage des jeunes qui quittent le pays est le plus élevé au monde. Ces jeunes qui fuient l'Iran y sont nés pendant ou après la Révolution et ont été élevés par l'Etat. Parallèlement, ceux qui restent sont également opposés à l'Etat iranien. Et il est évident que, grâce au soutien financier des conservateurs, certains jeunes attaquent les réunions publiques, mais ils sont très peu nombreux.

Se disant très honoré de cet échange, M. Richard Cazenave a fait valoir que le combat des femmes, des jeunes et des réformateurs en Iran dépassait très largement le seul cadre iranien. S'agissant des relations entre l'Islam et la démocratie, il a demandé jusqu'où allait le souhait des réformateurs d'améliorer la démocratie en Iran. Envisagent-ils de limiter les pouvoirs du Conseil des gardiens an adoptant par exemple la loi permettant de choisir librement les candidats aux législatives ou pourraient-ils aller jusqu'à redéfinir la relation entre le pouvoir religieux et le pouvoir politique.

M. Renaud Donnedieu de Vabres a souhaité poser trois questions. Sur quoi se fonde le fondamentalisme religieux ? De par le monde, augmente-t-il aujourd'hui ou diminue-t-il ? Quelle est la part du fondamentalisme islamique lié à la question palestinienne ?

M. Jean-Jacques Guillet a interrogé Mme Shirin Ebadi sur le rôle réel du clergé chiite qui n'est pas nécessairement monolithique. Est-il entièrement dominé par les conservateurs ? Peut-il jouer un rôle dans les réformes à venir ? Peut-on y trouver des forces de renouveau ?

Mme Shirin Ebadi a répondu que le réformisme n'avait pas de limites. Il y a une différence entre réforme et révolution. La révolution ne se fait pas petit à petit mais signifie des changements globaux immédiats. Dans la réforme, une fois que la première marche est montée, il faut gravir la deuxième. Le premier pas souhaité par les Iraniens se matérialise par le projet de loi permettant des élections libres et la diminution du pouvoir du conseil des gardiens. Une fois ce droit acquis, ils lutteront pour les autres. Le nombre des conservateurs diminue tous les jours. Ainsi, de majoritaires il y a vingt ans, sont-ils devenus réellement minoritaires aujourd'hui. C'est pourquoi ils utilisent tous les moyens pour garder leur pouvoir, comme par exemple soutenir les autres pays et mouvements musulmans. Ce ne sont que des prétextes pour rester en scène.

Le clergé iranien n'est pas un monde uniforme. Nombreux sont les grands religieux opposés au régime et qui subissent des persécutions. Ainsi, l'ayatollah Montazeri qui fut l'ancien dauphin de Khomeiny est assigné à résidence depuis dix ans. Beaucoup d'autres religieux font partie des réformateurs.

Le problème palestinien est également utilisé par les conservateurs comme un prétexte. Ils procèdent de la sorte chaque fois que leur pouvoir diminue. Il faut espérer qu'un jour ce problème sera résolu afin que ce prétexte ne puisse plus être utilisé par les conservateurs, qui malheureusement en trouveront alors un autre.

Le Président Edouard Balladur a remercié Mme Shirin Ebadi pour la clarté de ses réponses et l'a félicitée pour son courage, sa force de caractère et son attachement à défendre les libertés et la démocratie. Tout cela explique largement la consécration qu'elle vient de recevoir et dont il faut se réjouir. En toutes circonstances, la représentation nationale s'attachera, dans la mesure de ses moyens, à soutenir son action et à y apporter son concours moral et politique.

Mme Shirin Ebadi a fait part de l'honneur qu'elle ressentait à s'exprimer devant les parlementaires et a rappelé que, pour le peuple iranien, la civilisation et la démocratie françaises étaient très importantes. C'est pourquoi les Iraniens ont besoin du soutien moral et politique de la France.

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