COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 25

(Application de l'article 46 du Règlement)

Jeudi 18 décembre 2003
(Séance de 11 heures)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Dominique de Villepin, Ministre des Affaires étrangères, sur l'actualité européenne et internationale



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Audition de M. Dominique de Villepin, Ministre des Affaires étrangères

Le Président Edouard Balladur a accueilli M. Dominique de Villepin, en indiquant qu'il serait souhaitable de faire un point d'actualité sur trois sujets : les conséquences de l'échec du Sommet de Bruxelles, la situation en Irak et la situation en Côte d'Ivoire.

M. Dominique de Villepin a indiqué qu'en effet, les chefs d'Etat ou de gouvernement des vingt-cinq Etats membres ou adhérents de l'Union se sont séparés sans parvenir à se mettre d'accord sur une Constitution pour l'Europe. Peut-être a-t-on été présomptueux en espérant que la Conférence intergouvernementale pourrait régler les questions institutionnelles en dix semaines seulement. Cependant, cet échec, qui est plutôt un rendez-vous manqué, ne plonge pas l'Europe dans la crise.

L'Union va continuer à fonctionner sur la base des dispositions du traité de Nice élaboré précisément pour assurer la transition de 2004 : ses règles sont sans doute insuffisantes, mais elles peuvent permettre d'avancer sur le court terme. La CIG va se poursuivre sous la présidence de l'Irlande ; selon les premières indications, les autorités irlandaises semblent vouloir se donner le temps de la réflexion. Un accord au prochain Conseil européen, en mars 2004, sera sûrement difficile.

Certains ont établi un lien entre l'échec de Bruxelles et l'élargissement en cours. Cela ne correspond pas à la réalité, car il n'y a pas de division entre ancienne et nouvelle Europe et aucun conflit n'oppose l'Europe des Quinze et les nouveaux membres. Les prises de position des différents Etats ont traduit des lignes de clivage très variées, et on constate que les deux pays qui ont refusé avec le plus d'intransigeance l'accord global sont à la fois un ancien et un nouveau pays.

Le Ministre des Affaires étrangères a fermement rejeté l'analyse selon laquelle la position adoptée par les chefs d'Etat ou de gouvernement allemand, britannique, français, néerlandais, suédois et autrichien sur le futur budget de l'Union constituerait une mesure de rétorsion à l'encontre des pays adhérents, en particulier de ceux opposés au projet de Constitution. Cette position visait plutôt à rappeler que l'Union doit faire preuve du même souci de rigueur budgétaire que celle à laquelle les Etats membres sont contraints pour leurs budgets nationaux.

La France et l'Allemagne ont joué un rôle très actif tout au long de la Conférence, et n'ont nullement montré d'arrogance, restant au contraire ouverts à toute concertation avec les autres Etats membres.

Toutefois, ce revers doit nous inviter à prendre la mesure du triple défi posé à l'Union. D'abord, le défi de l'hétérogénéité du fait des disparités économiques, ensuite, le défi institutionnel né de l'accroissement du nombre des Etats membres et de celui des petits Etats, et enfin, le défi politique qui pose la question de savoir si nous sommes capables de passer d'une Europe espace à une Europe puissance, fondée sur une Constitution.

La France, avec beaucoup de ses partenaires, continuera de réclamer une réforme ambitieuse qui permette à l'Europe d'agir véritablement sur la scène mondiale. Aujourd'hui, l'économie, la sécurité ou les menaces de tous ordres ne peuvent être pensées que de manière globale, c'est pourquoi il faut doter l'Union d'une gouvernance économique et sociale, d'une politique étrangère et d'une défense, d'une politique de sécurité et de justice. Ces objectifs impliquent le vote à la majorité qualifiée pour de nombreuses mesures comme la politique étrangère, la fiscalité ou les perspectives financières. Ils appellent une Commission resserrée, plus efficace et incarnant l'intérêt général européen plutôt que les intérêts nationaux. Ils exigent enfin un système de vote au Conseil clair et capable de donner plus de réactivité à cette institution. Le principe démocratique doit s'appliquer avec la prise en compte de la double légitimité de l'Union, union de peuples et union d'Etats.

L'Europe élargie doit s'organiser autour d'un socle commun constitué par l'organisation d'un espace européen de prospérité et de solidarité, fondé sur le marché unique et les politiques d'accompagnement et de redistribution liées à ce marché, telles que les aides régionales et les grandes infrastructures, l'agriculture ou encore les transports. Dans toutes ces matières, il faut mettre l'Europe en mesure de poursuivre l'élaboration des règles assurant la libre circulation des marchandises, des capitaux, des services et des personnes. Pour l'ensemble de ces domaines, la règle commune doit s'imposer à tous et il ne saurait y avoir d'exception que temporaire, afin de permettre aux nouveaux Etats membres, avec l'appui technique et financier de l'Union, de s'adapter à l'acquis communautaire.

Au-delà de ce « socle commun », il faut envisager des formes d'intégration supplémentaires, conduites de manière plus souple, qu'il s'agisse de la gestion des politiques économiques au sein du groupe de l'euro, de notre influence dans le monde ou de la sécurité et de l'immigration. C'est ici que peuvent intervenir des formules plus flexibles. L'Europe doit respirer : ce peut être les coopérations prévues par Nice ou des coopérations ad hoc hors traité.

Pour mener à bien tout cela, il nous faut, en premier lieu, reprendre les travaux de la CIG pour parvenir à l'adoption de la future constitution. Dans le même temps, nous devons réfléchir au mode d'intégration supplémentaire à mettre en place rapidement. La France en a déjà donné l'exemple avec l'Allemagne et le Royaume-Uni, sur le dossier de la non-prolifération en Iran. D'autres domaines pourraient fournir l'occasion de coopérations renforcées : la défense ou les industries d'armement, les initiatives à conduire en Afrique ou en Méditerranée, la coopération universitaire pour définir des cursus communs, la justice pour rapprocher nos systèmes juridiques et lutter plus efficacement contre la criminalité transnationale, la police et le contrôle des frontières ou encore la protection de l'environnement, la santé, les transports, la recherche, l'éducation ou la fiscalité.

C'est dans ces coopérations additionnelles que le couple franco-allemand pourrait jouer un rôle moteur, réunissant autour de lui ce « groupe pionnier » évoqué par le Président de la République dans son discours de juin 2000 au Bundestag. Les intégrations complémentaires, menées par un petit nombre, ne sauraient être considérées comme un substitut au progrès de l'Union toute entière, mais simplement comme la conséquence du constat que l'Europe élargie a atteint certaines limites. D'ailleurs, de nombreux pays, dont des nouveaux Etats membres, sont prêts à participer à cette nouvelle aventure.

Le Ministre des Affaires étrangères a brièvement énoncé les résultats du Conseil européen qui s'est tenu avant la CIG, avec l'approbation d'une liste de 46 projets dans le domaine de l'infrastructure, du transport et de la recherche, pour la mise en œuvre de l'action européenne pour la croissance et l'adoption de la stratégie européenne de sécurité mise au point par le Secrétaire général, haut représentant, M. Javier Solana. Les propositions de la France, du Royaume-Uni et de l'Allemagne sur la planification et la conduite des opérations militaires européennes ont été validées et un accord est intervenu sur les sièges des agences européennes, avec notamment l'implantation de l'Agence de sécurité ferroviaire à Lille-Valenciennes.

Le Ministre des Affaires étrangères a ensuite abordé la situation en Irak. L'arrestation de Saddam Hussein constitue une nouvelle chance d'évolution pour l'Irak ; il faut espérer qu'une nouvelle mobilisation soit possible. Quant à son jugement, il est important qu'une véritable justice prenne place et que les Irakiens puissent s'approprier ce travail de justice qui est aussi un travail de mémoire. Un schéma de transition politique a été adopté pour l'Irak ; bien qu'imprécis, il prévoit différentes étapes jusqu'à la restitution de sa souveraineté au pays, le 30 juin 2004.

La France est prête à fournir une expertise dans l'élaboration de la Constitution. Il est souhaitable que le processus politique soit largement ouvert pour intégrer toutes les composantes politiques irakiennes refusant la violence. Il serait très souhaitable que le processus admette des clauses de rendez-vous avec la communauté internationale, et notamment le groupe de contact institué par le Secrétaire général des Nations unies. Pour ce qui concerne les questions relatives à la dette irakienne et à l'accès aux contrats de reconstruction, la bonne volonté doit prévaloir.

En Côte d'Ivoire, le retrait des forces s'opère selon les modalités prévues par les accords de Marcoussis et le Président Laurent Gbagbo devrait se rendre à Bouaké avant la fin de l'année pour marquer officiellement la fin des hostilités avec les Forces nouvelles. L'arrivée à Abidjan d'une centaine de gendarmes supplémentaires de la CEDEAO et surtout un échange de lettres entre le Président et le Premier ministre relatif à la délégation de pouvoirs de ce dernier devraient être de nature à faire évoluer la position des Forces nouvelles. La situation devrait donc s'améliorer, et l'Union européenne est prête à prendre en charge en 2004 l'essentiel du financement de la CEDEAO. Les deux échéances majeures sont les suivantes : le règlement de la question foncière et identitaire par la voie législative et la préparation de l'élection présidentielle prévue en 2005.

Le Président Edouard Balladur a estimé qu'il était peu probable que la Conférence intergouvernementale aboutisse à un accord avant les élections européennes, mais qu'il convenait de reprendre les discussions après cette échéance afin d'aboutir courant 2004. Même si le Traité de Nice entre en application, il est par ailleurs indispensable qu'un nouveau texte donne une perspective claire et précise sur la question de la majorité qualifiée et de la présidence du Conseil. A défaut, il conviendra de réfléchir à l'opportunité de procéder à de nouveaux élargissements dans les années qui viennent, même si des engagements précis ont été pris à l'égard de la Roumanie et de la Bulgarie. Si l'idée d'un « socle commun » à tous les pays européens doit être défendue, il faut en revanche parallèlement diversifier les structures au sein de l'Union, car celle-ci ne pourra, dans un premier temps, se bâtir à vingt-cinq dans le domaine monétaire, diplomatique ou militaire.

M. Didier Julia a regretté que l'élargissement prévu le 1er mai prochain se fasse en l'absence de Constitution européenne. Dans ces conditions, il s'est demandé si le Parlement pouvait accepter les élargissements prévus dans les prochaines années.

M. Jack Lang s'est étonné que la France et l'Allemagne n'acceptent pas d'augmenter la part du prélèvement consacré au financement de l'Union en la portant à la limite maximum de 1,24 % du PIB. Comment, dans ces conditions, concilier à l'avenir le financement de la PAC, le coût de l'entrée des nouveaux pays et la mise en œuvre d'une stratégie de développement ambitieuse, fondée notamment sur la recherche et l'innovation ?

M. François Loncle a estimé que la lettre des Six constituait une mauvaise action, parce que le moment choisi donne à penser qu'il s'agit d'une mesure de rétorsion à l'encontre de la Pologne et de l'Espagne et parce qu'elle est en contradiction avec les ambitions européennes affichées par la France.

M. Gilbert Gantier a considéré que l'Europe à deux vitesses existait d'ores et déjà du fait de l'euro et il a estimé que cet exemple méritait d'être médité dans le contexte actuel.

M. Loïc Bouvard a déclaré qu'il était dans l'intérêt de la France d'arrimer l'Espagne aux trois grands pays européens et qu'il fallait transiger sur la question du nombre de voix qui lui revient. Pour quelles raisons cela empêcherait-il l'Europe de bien fonctionner ?

Le Ministre des Affaires étrangères a indiqué qu'il serait souhaitable que la Conférence intergouvernementale aboutisse en 2004. Le rythme des élargissements futurs dépendra de la dynamique européenne et de l'aboutissement des négociations relatives au texte constitutionnel. Cela étant dit, il n'est pas question de revenir en arrière pour la Roumanie et la Bulgarie, pour lesquelles le calendrier d'adhésion a été clairement défini.

S'agissant des problèmes budgétaires, il est indispensable de maîtriser les dépenses tant au niveau national qu'au niveau européen. Les polémiques sur le Pacte de stabilité ont conduit une majorité d'Etats à comprendre que, si l'on demandait plus à la France et à l'Allemagne, l'on risquait de nuire à la croissance européenne dans son ensemble. La lettre des Six n'est absolument pas motivée par une quelconque intention de nuire, elle rappelle simplement le point de vue des contributeurs nets en faveur d'une règle commune qui va dans le sens de l'intérêt général européen. D'ailleurs, le plafonnement de la dépense ne signifie pas la stagnation, car elle augmentera au même rythme que la croissance. Il faut bien mesurer que le passage de 1 % à 1,24 % de la part du PIB consacrée au financement de l'Union implique une hausse de 4 milliards d'euros de la contribution française.

Le rendez-vous manqué de Bruxelles n'a pas remis en cause l'esprit européen ni l'esprit qui a animé la Convention. Il faut renouer avec les grands principes démocratiques qui permettront de fonder une Union des peuples et une Union des Etats. Cette ambition ne passe pas nécessairement par un accroissement de la dépense.

Le Président Edouard Balladur a souligné que l'augmentation de la contribution des Etats du fait de l'élargissement était contradictoire avec le respect des engagements budgétaires demandés à la France par la Commission européenne.

Le Ministre des Affaires étrangères a par ailleurs estimé que les nouveaux Etats membres avaient une vision trop financière de l'Europe et qu'il convenait de leur envoyer un signal pour renouer avec l'esprit européen. Il est certes regrettable d'être contraint de faire de la pédagogie européenne sur le plan financier, mais cela doit permettre de remettre les pendules à l'heure.

Le Président Edouard Balladur a estimé que le procès de Saddam Hussein devrait être fait par les Irakiens eux-mêmes, pour des raisons politiques, mais en prenant toutes les précautions juridiques afin que les principes d'une défense disposant des garanties indispensables soient respectés.

M. Dominique de Villepin a estimé que la clef du succès d'un procès était effectivement sa réappropriation par le peuple, comme l'a très bien montré l'exemple de l'Afrique du Sud, avec la mise en place des commissions « vérité et réconciliation ». Dans ce pays, la transition a été une réussite car il y a eu un travail de deuil et pas une simple vengeance.

Le Président Edouard Balladur a également estimé que l'exemple sud-africain était un modèle, notamment par l'esprit de modération qui avait présidé pendant cette période de transition.

M. Jean-Claude Lefort a considéré qu'avec la capture de Saddam Hussein, les Etats-Unis avaient enfin trouvé une arme de destruction massive en Irak. Il est souhaitable que son procès ait lieu en Irak pour que les Irakiens se réapproprient leur propre pays, mais on voit mal comment cela pourrait se réaliser réellement, c'est-à-dire avec une justice indépendante, compte tenu de l'occupation et de la domination américaine dans ce pays, comme le montrent par exemple les récentes déclarations du Président Bush sur le procès de Saddam Hussein.

M. Jean-Claude Lefort a par ailleurs demandé quelles pourraient être les conséquences de la visite en France de James Baker, qui semble traduire un rapprochement avec les Etats-Unis, et quel pourrait être le rôle de l'ONU en Irak, qui n'est toujours pas central.

M. Loïc Bouvard a également demandé des précisions sur la visite de James Baker et sur le rôle de l'ONU.

M. Dominique de Villepin a répondu que la visite de James Baker avait été largement centrée sur la question de la dette irakienne. Il s'agit d'une question très complexe, les procédures du Club de Paris étant encadrées par des règles très strictes en ce qui concerne les annulations de dette, notamment la nécessité d'un accord préalable du FMI ainsi que l'obligation de négocier avec un gouvernement souverain. Cela dit, la France s'est déclarée disponible pour annuler une partie de la dette irakienne, en prenant bien sûr en compte la capacité de remboursement de l'Irak.

Plus globalement, cette affaire montre que la gestion des crises exige l'unité de la communauté internationale, et qu'il faut donc intensifier le dialogue pour aplanir les divergences. La situation internationale est très tendue et il faut éviter de rentrer dans des logiques de tension, que ce soit au Proche-Orient, en Syrie, en Iran, en Corée du Nord... L'unité de la communauté internationale est donc indispensable, elle exige de lever les ambiguïtés, de ne pas se contenter des apparences de la réconciliation et d'éviter les querelles théologiques. Par exemple, les progrès de l'Europe de la défense ont entraîné une grande inquiétude aux Etats-Unis, mais qui a pu être largement dissipée par des explications rationnelles. De plus, il n'y aura pas de monde stable sans une Europe plus forte et plus présente sur la scène internationale.

Sur le rôle des Nations unies, la France souhaite l'envoi rapide d'un envoyé spécial du Secrétaire général, indispensable notamment pour légitimer le processus politique en cours en Irak et pour permettre l'association de l'ensemble des pays de la région.

M. François Loncle a demandé quel était l'état d'avancement du projet de coopération policière avec l'Irak.

M. Dominique de Villepin a rappelé que ce projet, commun avec l'Allemagne, consistait à participer à la formation de la police iranienne. La disponibilité de la France est très grande sur ce sujet, même si sa mise en œuvre dépend des conditions de sécurité et du retour à une certaine forme de souveraineté en Irak.

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