COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 44 rectifié

(Application de l'article 46 du Règlement)

Jeudi 6 mai 2004
(Séance de 11 heures 30)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président de la Commission des Affaires étrangères

et de M. Michel Voisin, Vice-Président de la Commission de la Défense

SOMMAIRE

 

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- Audition du Dr. Mohamed El Baradei, Directeur général de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA)



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Audition du Dr. Mohamed El Baradei, Directeur général de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA)

La commission de la défense nationale et des forces armées et la commission des affaires étrangères ont entendu le Dr. Mohamed El-Baradei, directeur général de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA).

M. Edouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères, s'est déclaré heureux d'accueillir le Dr. Mohamed El-Baradei, qui exerce l'éminente fonction de directeur général de l'AIEA depuis de nombreuses années. Le rôle de l'agence est de plus en plus important depuis que la fin de la guerre froide a entraîné un fort accroissement des risques de prolifération. La communauté internationale a été saisie par l'AIEA de programmes clandestins menés dans de nombreux pays. La mission de l'AIEA est difficile puisqu'il s'agit de faire respecter le traité sur la non prolifération des armes nucléaires (TNP) par les Etats qui l'ont signé, tout en prenant en compte la situation particulière de ceux qui ont refusé de le signer.

Le Président Edouard Balladur a donc demandé au Dr. Mohamed El-Baradei quels étaient les pays qui représentaient les risques le plus importants et s'il estimait que les moyens de contrôle techniques, juridiques et financiers ainsi que les moyens de pression politique de l'AIEA étaient suffisants au regard de sa tâche. Soulignant qu'aujourd'hui le risque de prolifération émanait non seulement des Etats, mais aussi d'organisations non étatiques, il a demandé s'il fallait travailler en conséquence à renforcer ou modifier les pouvoirs de l'ONU et de son Conseil de sécurité. Enfin, il s'est interrogé sur l'avenir du TNP, qui aujourd'hui attribue un privilège juridique aux cinq Etats dotés de l'arme nucléaire et membres permanents du Conseil de sécurité.

Le Dr. Mohamed El-Baradei a d'abord salué les efforts de la France en vue de la construction d'un système de sécurité global.

Il a ensuite exposé qu'après la fin de la guerre froide, période où chacun des deux blocs contrôlait ses partenaires et équilibrait l'autre bloc, le nouvel ordre espéré, fondé sur une renaissance du système de sécurité collective dominé par l'ONU, ne s'était pas réalisé. Il n'y a pas eu de réforme globale du système des Nations unies. Aucun des projets, notamment de réforme du Conseil de sécurité, ne s'est concrétisé. Il n'est même pas sûr que ceux qui sont encore en cours soient considérés avec sérieux.

Les changements se sont limités à la disparition du pacte de Varsovie et à l'extension de l'OTAN. Personne ne sait dans quel système de sécurité le monde s'inscrit aujourd'hui. On assiste à une crise mondiale de la sécurité. Tandis que vingt-cinq pays continuent à vivre sous le parapluie nucléaire, d'autres, notamment les Etats du Sud, s'estiment en situation d'insécurité. Ce sentiment s'est aggravé depuis les événements du 11 septembre 2001. Il est à la source du développement de programmes d'armes nucléaires, biologiques ou chimiques. On connaît les programmes lancés par la Libye ou la Corée du Nord ; l'AIEA travaille aujourd'hui à comprendre la nature et l'extension du programme nucléaire iranien. Les Etats qui développent ces programmes considèrent qu'en se dotant d'armes nucléaires, biologiques ou chimiques, ils renforcent leur sécurité. Cette position est confortée par les événements récents : l'Irak a dû subir une invasion militaire ; la Corée du Nord, Etat nucléaire, a préservé sa tranquillité. La doctrine selon laquelle il faut intervenir non pas lorsqu'un Etat a développé un programme proliférant, mais de façon préventive avant qu'il n'en dispose, ne favorise pas non plus la sérénité des Etats non nucléaires. Dans la sagesse populaire, l'arme nucléaire apparaît comme un signe de puissance et de prestige ; du reste, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité ne sont-ils pas les cinq Etats légalement dotés de l'arme nucléaire ?

Les risques pour la paix, induits par la volonté de certains Etats de se doter d'armes de destruction massive, sont de degrés divers. L'AIEA, au Proche et au Moyen-Orient, a en particulier travaillé depuis dix ans sur trois Etats : la Libye, l'Irak et l'Iran. Au moins deux de ces Etats développaient un programme d'armement et le troisième au moins un savoir-faire, l'enrichissement de l'uranium. La plus grande menace aujourd'hui pour la sécurité internationale est cependant sans doute la Corée du Nord. Cet Etat dispose de capacités nucléaires, il est tout à fait isolé du reste du monde, il n'a aucune autre ressource stratégique. Le Proche-Orient est également une zone très préoccupante. La frustration à l'égard du cynisme de la communauté internationale y est extrêmement profonde. Tandis qu'Israël est solidement protégé par sa sécurité nucléaire, les Etats l'environnant doivent non seulement vivre sous cette menace, mais également faire des efforts supplémentaires de limitation d'armement. Cette situation inégalitaire est très amèrement vécue à la fois par les peuples et par les élites.

D'autres éléments menacent l'avenir du traité de non-prolifération nucléaire. Celui-ci était fondé sur deux principes : les Etats qui ne sont pas dotés de la capacité nucléaire ne cherchent pas à l'obtenir, les Etats nucléaires travaillent à leur désarmement nucléaire. Or, cette deuxième condition est aujourd'hui remise en cause : au sein d'Etats légalement nucléaires, des programmes de recherche sont conduits pour moderniser les armes nucléaires, notamment en les miniaturisant. Cette évolution transforme profondément le statut de l'arme nucléaire, qui trouvait sa légitimité en tant qu'arme ultime.

De plus, trois Etats se situent hors du régime du TNP. Parmi eux, l'Inde et le Pakistan sont traités de fait par la communauté internationale comme des Etats nucléaires. Ces deux Etats ne représentent cependant pas la menace la plus grave pour la survie du traité, dans la mesure où la capacité nucléaire de chacun équilibre la puissance de l'autre. La menace la plus grave est au Proche-Orient. Le déséquilibre et la situation d'inégalité entre Israël et les Etats environnants, qui eux sont contraints au respect du traité, a pour conséquence, au-delà de la légalité du traité, de mettre en cause sa légitimité. Un traité légitime est un traité juste, universel et pertinent. Il faut donc œuvrer pour que le traité de non-prolifération soit perçu comme un instrument légitime. Or, tant au Moyen-Orient, au Proche-Orient, qu'au sein de nombreuses organisations non gouvernementales, la légitimité du TNP est remise en cause dans la mesure où ce Traité n'est pas perçu comme juste.

La lutte contre la prolifération rencontre aussi un nouveau type d'adversaire et l'AIEA doit désormais aussi faire face à des acteurs non étatiques. Il existe un marché noir des matières nucléaires, ce qui ouvre la possibilité qu'un jour un groupe terroriste ait la capacité de disposer non pas nécessairement d'une véritable arme nucléaire, mais d'une « bombe sale » dégageant une certaine radioactivité. Un tel groupe disposerait alors d'une très grande force d'intimidation. Dans ce domaine, l'AIEA travaille en coopération avec les Etats parties au traité et tout particulièrement la France. Cependant, la guerre contre le terrorisme n'est à ce jour absolument pas gagnée.

L'efficacité de la lutte contre la prolifération dépend aussi des pouvoirs de l'AIEA. Celle-ci ne peut effectuer une inspection que si l'autorisation lui en est donnée. Aucune autorisation n'est bien sûr accordée dans le cas d'Etats non Parties au traité. Toutefois, les inspections faites en Irak après la guerre du Golfe ont aussi montré que cet Etat avait pu, avant 1991, élaborer un programme nucléaire militaire à l'insu de la communauté internationale. Cette situation a entraîné l'élaboration d'un modèle de protocole additionnel aux accords de garanties existant entre l'AIEA et chacun des Etats parties au TNP, qui renforce les pouvoirs d'inspection de l'AIEA. Or, seulement 55 Etats parties au traité ont ratifié un tel protocole. Parmi eux, figurent les Etats de l'Union européenne depuis le 30 avril 2004. En revanche, plus de cent Etats parties au traité n'ont pas signé de protocole additionnel. Or, sans les stipulations de ce protocole, il est presque impossible à l'AIEA de déceler une activité dissimulée. De nouveaux moyens d'information peuvent certes être utilisés par l'Agence : la détection par satellite, les prélèvements d'échantillons radioactifs et les données fournies par les services de renseignement. L'AIEA entretient aujourd'hui un excellent dialogue avec certains services de renseignement, dont les services français. Les renseignements fournis exigent cependant un travail de recoupement, de vérification et de caractérisation considérable.

Les ressources de l'AIEA posent problème. Le système onusien, dont l'AIEA fait partie, est souvent critiqué pour son manque d'efficacité, mais, pendant quinze ans, les ressources de l'AIEA n'ont pas augmenté, à l'exception des trois dernières années où son budget a été majoré de 15 %. L'organisation a besoin de ressources supplémentaires, c'est-à-dire de laboratoires indépendants, de ses propres images satellites et d'un accroissement des effectifs.

Le Dr. Mohamed El-Baradei a conclu en soulignant que, même après les développements positifs concernant le contrôle des programmes nucléaires de la Libye et de l'Iran, des progrès sont encore possibles dans de nombreux domaines. Il s'avère en effet nécessaire d'améliorer le régime de contrôle des exportations de technologies d'enrichissement et de matières fissiles, qui comporte de nombreuses lacunes. Il est également indispensable que tous les Etats signent un protocole additionnel, que l'on s'interroge sur le droit pour tous les pays d'accéder aux techniques d'enrichissement de l'uranium, dont la maîtrise permet de passer très rapidement au nucléaire militaire. Enfin, il faut limiter la possibilité pour un pays de quitter le TNP dans l'impunité la plus complète : la Corée du Nord a pu quitter le TNP sans provoquer la moindre réaction de la part du Conseil de sécurité. Il faut donc déligitimer l'arme nucléaire à terme, car, tant que certains Etats s'appuieront sur leurs capacités nucléaires militaires et amélioreront leurs arsenaux, d'autres seront tentés d'acquérir les technologies leur permettant d'accéder au statut de puissance nucléaire, tout particulièrement lors des périodes de tension internationale.

Après avoir remercié le directeur général de l'AIEA pour la qualité de son exposé, M. Edouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères, a demandé s'il était avéré que certains Etats signataires du TNP n'en respectaient pas les clauses.

Le Dr. Mohamed El-Baradei a répondu qu'à ce jour, le Conseil des gouverneurs de l'AIEA avait constaté que quatre Etats avaient manqué à leurs obligations en matière de non prolifération : l'Irak, l'Iran, la Corée du Nord et la Libye.

M. Edouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères, a souhaité connaître les sanctions qui peuvent être imposées aux contrevenants du traité ainsi que les pouvoirs de l'AIEA : doit-elle en référer systématiquement au Conseil de sécurité des Nations unies ou peut-elle agir de son propre chef ?

Le Dr. Mohamed El-Baradei a précisé que, lorsque l'AIEA constate une violation du TNP, elle saisit du problème le Conseil de sécurité des Nations unies en lui présentant un rapport. Cette situation s'est présentée à trois reprises depuis 1992, à propos de l'Irak, de la Libye, après que celle-ci eut annoncé renoncer à son programme militaire et, enfin, de la Corée du Nord, au sujet de laquelle le Conseil de sécurité n'a pas réagi, ni même formulé une opinion. La situation de l'Iran est en cours d'examen par l'Agence.

Souvent, le Conseil de sécurité fait partie du problème et pas de la solution. Organe légitime pour faire face aux risques de prolifération, il devrait pourtant faire respecter les obligations des Etats parties au TNP. Malheureusement, en raison de sa structure politique, il n'est pas toujours capable de prendre des décisions.

Le cas de l'Irak est, à cet égard, révélateur. Ce n'est qu'à la suite de l'invasion du Koweït que des sanctions, dont on peut discuter l'efficacité, ont été décidées par le Conseil de sécurité. De même, la seconde guerre d'Irak a été déclenchée avant même la fin des inspections : s'agissait-il d'une bonne solution ?

Au regard de la Corée du Nord, l'exemple de l'Irak montre que les réponses de la communauté internationale sont différenciées. A l'avenir, il serait plus opportun que le Conseil de sécurité apporte des réponses systématiques et cohérentes, afin d'être davantage crédible.

M. Michel Voisin, vice-président de la commission de la défense nationale et des forces armées, a rappelé que le démantèlement du programme nucléaire libyen avait démontré qu'un Etat signataire du TNP pouvait mener un programme nucléaire militaire en s'appuyant sur un réseau international fournissant technologies d'enrichissement et matières fissiles. Il a demandé quelles réformes du traité et du rôle de l'AIEA seraient nécessaires pour assurer un meilleur contrôle de la production et du commerce des matières fissiles et comment peuvent s'articuler les actions de l'AIEA et celles des Etats luttant contre la prolifération.

M. Michel Voisin a ensuite souhaité connaître l'appréciation du Dr. El-Baradei sur la qualité de la coopération et sur la sincérité des autorités iraniennes et demandé quels éléments l'AIEA a recueillis sur les aspects militaires ou potentiellement militaires du programme nucléaire iranien.

Enfin, la Corée du Nord a annoncé avoir terminé le retraitement de 8 000 barres de combustible irradié en vue d'en extraire du plutonium : quelle est l'évaluation par l'AIEA des stocks de matières fissiles qui auraient pu être constitués, notamment par le biais de ce retraitement ?

Après avoir souligné le risque important d'une mise en œuvre d'armes radiologiques par des groupes terroristes, plus plausible que l'utilisation d'armes à fission ou à fusion, M. Jean-Michel Boucheron a demandé s'il était envisageable ou au contraire illusoire de mettre en place un contrôle international du trafic des matières fissiles. Il a également souhaité savoir si les armes nucléaires de l'ex-URSS étaient parfaitement dénombrées, car si les armes stratégiques et tactiques ont pu être comptabilisées en 1991, il n'est pas certain qu'il en soit de même des armes subtactiques, réputées très nombreuses, telles que les obus de défense antiaérienne ou les torpilles nucléaires, qui constituent autant de sources potentielles de trafics pour des organisations terroristes.

Le Dr. Mohamed El-Baradei a indiqué que la Libye a tenté de mettre au point un programme d'enrichissement d'uranium et qu'elle a réussi à acquérir une bonne partie des composants nécessaires à ce projet grâce à un trafic illicite impliquant de nombreuses sources internationales, les travaux de conception ayant lieu au Pakistan et la fabrication en Afrique, en Asie du sud-est et même en Europe. L'AIEA s'attache désormais à comprendre comment ce marché noir fonctionnait et à vérifier s'il a cessé. L'argent n'était pas le seul mobile des participants à ce trafic, puisque la motivation idéologique les animait aussi, notamment dans le cas du Dr. Khan, ce qui est particulièrement inquiétant.

Conformément aux dispositions du TNP, qui autorisent l'utilisation à des fins pacifiques de l'énergie atomique, treize Etats disposent actuellement du savoir-faire et de la technologie d'enrichissement et de retraitement des combustibles nucléaires, ce qui est suffisant pour répondre à l'ensemble des besoins civils. Dès lors qu'un Etat possède de l'uranium hautement enrichi ou du plutonium, il ne lui faut pas plus d'un mois pour réaliser une arme nucléaire, ce qui constitue un délai très court pour la mise en œuvre de mesures de prévention.

Pour cette raison, il pourrait se révéler nécessaire de fixer un moratoire sur l'accès de nouveaux pays à des activités d'enrichissement de l'uranium et de séparation du plutonium, voire de confier, dans certains cas, ce type d'activités à des structures multinationales. Ces objectifs sont cependant difficiles à atteindre, car entrent en ligne de compte des considérations commerciales ou de sécurité d'approvisionnement énergétique. C'est ainsi que l'Iran a justifié son programme nucléaire en arguant des sanctions internationales qui lui sont imposées depuis vingt ans.

S'agissant de la Libye, il est difficile d'expliquer pourquoi cet Etat a dépensé plusieurs milliards de dollars dans un programme nucléaire qui n'a pas abouti et pourquoi il y a mis un terme. L'évolution stratégique de la politique étrangère libyenne constitue néanmoins une bonne nouvelle. D'ailleurs, l'ensemble des matériels nécessaires à la production de matières fissiles est désormais sorti du territoire libyen.

La principale faiblesse du régime de contrôle de la prolifération nucléaire concerne la production des matières fissiles, dont on pensait en 1968 que seuls quelques Etats pourraient en avoir la capacité. Or, avec le développement des technologies et des échanges internationaux, cette industrie s'est répandue. Il est donc nécessaire de s'interroger sur l'opportunité de continuer à permettre à certains pays d'exporter des technologies de production d'uranium enrichi ou de plutonium à des fins civiles.

En ce qui concerne le programme nucléaire iranien, mis en oeuvre depuis dix-huit ans et non déclaré, les inspections de l'AIEA ont permis de mettre à jour sa grande envergure, l'importance des infrastructures industrielles et le savoir-faire des personnels qui y travaillent. Analyser plus avant ce programme demandera du temps. Pendant un an, la coopération de l'Iran n'a pas été idéale, cet Etat ne se montrant ni volontaire, ni transparent. Les rapports avec l'AIEA étaient donc difficiles et ils ont conduit à une petite crise de confiance. Les choses ont néanmoins un peu changé. En octobre 2003, l'Iran a annoncé la décision stratégique de coopérer. La coopération est meilleure et plus intense, mais tout n'est pas parfait. A titre d'exemple, une inspection a récemment été annulée de manière impromptue, à la suite de l'adoption d'une résolution du Conseil de l'AIEA qui déplaisait aux autorités iraniennes. Néanmoins, la situation avance dans la bonne voie et il faut faire preuve de patience vis-à-vis de l'Iran, qui commence à comprendre que la communauté internationale n'attendra pas indéfiniment les gages de sa bonne volonté. La situation politique iranienne est très complexe, avec la présence de tendances divergentes, les unes se montrant favorables à une coopération avec l'Occident tandis que d'autres s'y opposent. Il est donc nécessaire de prendre en compte les dynamiques internes à l'Iran. La démarche de l'Europe vis-à-vis de ce pays est adéquate et équilibrée : elle s'appuie sur la perspective d'un renforcement des échanges économiques et techniques, en cas de coopération, mais aussi sur la menace de sanctions dans le cas contraire. Une telle stratégie, bien adaptée aux situations de crise, est également adoptée par l'AIEA. Si certains assurent que l'Iran a introduit une dimension militaire dans son programme nucléaire, l'AIEA ne dispose d'aucune preuve tangible en ce sens et ne peut l'affirmer avec certitude. Au regard de l'expérience irakienne, il convient de rester prudent et de ne pas procéder à des extrapolations qui pourraient s'avérer erronées. Tant que des menaces immédiates ne sont pas mises en évidence, il faut poursuivre les inspections.

S'agissant de la Corée du Nord, l'AIEA dispose de peu d'informations, ses inspecteurs ayant quitté le pays en décembre 2002. Cet Etat a effectivement annoncé avoir terminé le retraitement de 8 000 barres de combustible irradié, ce qui suffirait pour disposer du plutonium nécessaire à la construction de trois ou quatre armes. Selon les services de renseignement américains, la Corée du Nord disposerait déjà d'une ou deux armes nucléaires, sans prendre en compte le retraitement de ces barres. En tout état de cause, l'AIEA n'a jamais pu travailler dans de bonnes conditions dans ce pays. Il ne serait pas surprenant que la Corée du Nord dispose déjà d'armes nucléaires ou ait les capacités d'en construire dans des délais très brefs.

L'Union européenne et les Etats-Unis ont travaillé en coopération avec la Russie sur la sécurisation des matières nucléaires accumulées par l'ex-URSS en concluant des accords bilatéraux et en mettant en place des programmes spécifiques. La protection physique des matières nucléaires doit être améliorée, en Russie, mais aussi dans le reste du monde. Toutefois, si les trafics illicites dans le domaine nucléaire sont importants, la plupart d'entre eux concernent l'uranium faiblement enrichi, non susceptible directement d'usage militaire.

Beaucoup reste à faire en matière de sécurisation, mais aussi de démantèlement des installations nucléaires, celui-ci exigeant des moyens financiers très importants dont l'AIEA ne dispose pas. Cette question fait l'objet d'un large débat, notamment aux Etats-Unis en ce qui concerne un éventuel développement du programme Nunn-Lugar.

M. Pierre Lellouche a souligné que le défaut de règle commune applicable à tous les Etats, conduisant à des différences de traitement entre eux, trouvait pour partie son origine dans l'absence de sanction dans le dispositif actuel de l'AIEA et du TNP. Il serait souhaitable de réviser ce traité, notamment son article 4, et d'introduire dans la Charte des Nations unies une disposition prévoyant automatiquement la mise en œuvre du chapitre VII en cas de violation des obligations du TNP. Cette dernière proposition n'est certes pas nouvelle, mais il serait temps de l'adopter.

S'agissant du terrorisme, une simulation d'attaque nucléaire d'Al Qaïda en Europe présentée à Bruxelles a montré l'étendue des menaces envisageables. L'AIEA a pu identifier 700 cas de trafics ainsi que l'existence de 140 réacteurs de recherche utilisant de l'uranium hautement enrichi. Il apparaît nécessaire de réformer les mécanismes de l'AIEA afin de lui permettre de traiter les menaces terroristes. Sans doute doit-on craindre bien davantage que le recours à des bombes sales ; il est en effet possible que des matières fissiles en provenance de Russie avant 1993 ou de réacteurs de recherche mal protégés soient utilisées. La situation internationale ayant largement évolué depuis la signature du TNP, en 1968, il est nécessaire d'adapter les dispositifs de contrôle et de réformer les systèmes nationaux de réaction à l'éventualité du terrorisme nucléaire.

M. Didier Julia a souhaité savoir si la signature de protocoles additionnels par tous les pays déjà signataires du TNP permettrait à l'AIEA de prendre elle-même l'initiative de visiter les pays où un doute sérieux apparaît, sans attendre une résolution du Conseil de sécurité.

Rappelant qu'Israël, le Pakistan et l'Inde constituaient désormais des puissances nucléaires, M. Jacques Myard a demandé s'il ne serait pas opportun d'admettre cet état de fait et d'en prendre acte, afin d'inclure ces pays dans le système de vérification actuel et de mieux contrôler l'évolution de leurs dispositifs nucléaires.

Le Dr. Mohamed El-Baradei a indiqué que le TNP devait être effectivement revu, notamment au regard des enseignements tirés depuis sa signature, voilà plus de 35 ans. Ce traité pourrait être amélioré sur plusieurs points : le droit inaliénable de posséder du plutonium ou de l'uranium hautement enrichi pourrait être reconsidéré, tandis que le contrôle des exportations devrait être réformé, le TNP ne contenant aucune disposition efficace dans ce domaine. La mise en place de sanctions et la généralisation de la signature de protocoles additionnels pourraient également être envisagées. S'il n'est pas envisageable de renégocier le traité dans son ensemble, il serait en revanche possible d'introduire un protocole additionnel supplémentaire, comme cela est communément pratiqué pour de nombreux traités. Le dispositif actuel n'est pas tout à fait complet et il est nécessaire de s'accorder sur plusieurs mesures, dans un premier temps, puis de considérer l'ajout d'un protocole additionnel.

Il apparaît naturel de soumettre à des sanctions les Etats violant leurs obligations. Toutefois, au sein du Conseil de sécurité, certains Etats se sont montrés favorables au recours à des moyens diplomatiques dans certains cas, par exemple pour la Corée du Nord et l'Iran. Il est difficile d'obtenir un consensus sur de telles questions au sein du Conseil de sécurité et ce constat va bien au-delà de la seule application du TNP. Ainsi, 800 000 personnes ont été massacrées au Rwanda et le Conseil de sécurité n'a pas pris véritablement de mesures pour l'empêcher. Il faudrait que le Conseil de sécurité soit une autorité qui prend des mesures promptes et adéquates chaque fois que cela est nécessaire, ce qui peut d'ailleurs aller jusqu'à utiliser la contrainte de façon préventive.

Beaucoup reste à faire en matière de sécurité nucléaire : la base de données de l'AIEA contient plus de 600 cas de trafics illicites, nombre d'entre eux n'étant toutefois pas liés à des problèmes de prolifération, et une centaine de réacteurs de recherche dans quarante pays utilisent de l'uranium hautement enrichi. Il est nécessaire de vérifier que l'uranium hautement enrichi utilisé à des fins civiles ne le soit pas in fine à des fins militaires ; il importe également d'instaurer des mesures de sécurité et d'assurer leur mise en œuvre effective dans tous les Etats, car si la France dispose des moyens nécessaires pour les financer, d'autres pays ne possèdent pas les ressources suffisantes. Pour atteindre tous ces objectifs, il est indispensable d'agir en commun, en se fondant sur une analyse de risque efficace. L'AIEA manque des moyens financiers nécessaires pour accomplir pleinement sa mission et les différents gouvernements doivent en avoir conscience.

La généralisation de la signature de protocoles additionnels contribuera à l'efficacité des inspections, mais ne concernera pas des Etats comme l'Inde, Israël et le Pakistan, qui n'ont pas signé le TNP. Tout en ne traitant pas de la sûreté nucléaire, ces protocoles additionnels facilitent les demandes d'informations et d'accès aux sites et constituent une amélioration notable.

L'Inde, le Pakistan et Israël sont des puissances nucléaires de facto. Face à l'hypocrisie de la situation actuelle, un changement d'attitude apparaît souhaitable à leur égard. En l'absence de reconnaissance de cette situation de fait, ces Etats ne peuvent obtenir de combustible civil, ni avoir accès à une assistance internationale en matière de sûreté nucléaire. La question de la sécurité des personnes, qui ne figure pas au traité, doit pourtant être prise en compte. Lors de la rédaction du traité, il s'agissait de faire pression sur ces pays. Or, il est aujourd'hui avéré que ceux-ci ne renonceront pas à la possession de l'arme nucléaire et la découverte d'un marché noir de la prolifération impose d'agir. Il faut donc trouver un système de coopération qui permette d'associer ces pays d'une façon ou d'une autre au régime de non-prolifération : il faut les traiter comme des partenaires et non comme des parias, dans un souci d'amélioration de la sécurité collective. Il est important de faire entrer ces Etats dans un processus de désarmement et de mettre au point un nouveau système de sécurité, qui ne soit pas fondé sur l'arme nucléaire. Cette dernière représente encore trop souvent une marque de puissance et de prestige aux yeux de nombreux Etats. Une autorité morale forte doit se dégager pour éviter l'entrée de nouveaux venus dans le club nucléaire.

Après avoir remercié le Dr. Mohamed El-Baradei pour sa venue, M. Edouard Balladur, président de la commission des affaires étrangères, a conclu sur la montée des risques liés à la fin de la guerre froide, à la prolifération technique et scientifique et à la volonté de certains Etats de ne pas respecter leurs engagements. Il a fait observer que le Dr. Mohamed El-Baradei avait évoqué en termes très nets ce qu'il a appelé la « carence » du Conseil de sécurité et la nécessité pour les Nations unies d'élaborer une doctrine forte en matière de sanctions. Le Président a estimé qu'il ne lui semblait néanmoins pas possible de traiter comme des partenaires certains Etats qui ne souhaitent manifestement pas se comporter comme tels. La crédibilité du régime de non prolifération est liée à l'application de sanctions, dont l'automaticité n'est pas acquise. L'Assemblée nationale apportera son soutien au renforcement du rôle de l'AIEA et s'assurera que tous les moyens lui soient donnés en vue d'accroître son efficacité.

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· Agence internationale de l'énergie atomique


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