COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 26

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 8 février 2005
(Séance de 16 heures 30)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Maurice Druon, Secrétaire perpétuel honoraire de l'Académie française, sur l'emploi de la langue française dans les organisations internationales et les institutions européennes

  

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Audition de M. Maurice Druon, Secrétaire perpétuel honoraire de l'Académie française

Le Président Edouard Balladur a remercié M. Maurice Druon, Secrétaire perpétuel honoraire de l'Académie française, d'avoir accepté de venir devant la Commission des Affaires étrangères et il a salué son action en faveur du rayonnement de la langue française.

M. Maurice Druon, Secrétaire perpétuel honoraire de l'Académie française, après avoir rappelé qu'il avait été membre de la Commission des Affaires étrangères et qu'il se réjouissait d'avoir l'occasion d'y revenir, a déclaré qu'il souhaitait donner écho à l'avertissement lancé en 1971 par le Président Georges Pompidou s'adressant depuis l'ambassade de France à Bruxelles à nos compatriotes résidant en Belgique : « Si nous autres Français reculons sur notre langue, alors nous serons emportés purement et simplement. Le rôle de la langue n'est pas un simple moyen d'expression. C'est un moyen de pensée, un moyen d'influence intellectuelle, et c'est à travers notre langue que nous existons dans le monde, autrement que comme un pays parmi les autres. »

Après la capacité stratégique, qui donne crédibilité à sa politique étrangère, l'importance d'un pays se mesure à la diffusion de sa culture, et donc de sa langue, qui en est l'élément fondamental. Une politique de la langue doit donc être une priorité nationale pour tous les gouvernements et un souci premier pour tous les citoyens.

S'il ne faut pas céder à la nostalgie de l'époque où l'Europe était le continent le plus puissant du monde où le français était la langue communément employée par les élites, force est de constater que les reculs du français ne sont pas uniquement dus à la force des choses, mais que nous y avons souvent mis la main : nous sommes passés dans une civilisation technique, où la communication orale l'emporte sur la communication écrite ; les médias audiovisuels diffusent à longueur de temps fautes grossières et vulgarités ; la publicité a multiplié les inventions perverses, les sciences dites humaines un jargon incompréhensible ; l'enseignement est confronté à une tragique baisse de son niveau. Naguère encore, on apprenait à parler comme on doit écrire ; aujourd'hui on apprend à écrire comme on ne doit pas parler.

L'anglais est devenu langue dominante dans les domaines scientifiques, techniques, financiers, commerciaux et il est choisi par la plupart des étudiants dans le monde en raison de la puissance économique des Etats-Unis. Mais que l'anglo-américain tende à devenir la langue unique relève de notre faiblesse et de celle des pays latins. Langue unique veut dire culture uniforme, c'est-à-dire mort de la culture par extinction des échanges. Est-il admissible que des congrès scientifiques où l'usage du français est exclu se tiennent en France, qu'un manuel d'économie à l'usage de l'université soit publié en France entièrement en anglais, que les conseils d'administration de certaines grandes sociétés françaises se tiennent dans cette langue, que des contrats conclus entre des entreprises françaises le soient en anglais, ou que dans les entreprises de loisirs le vocabulaire anglais soit employé à tort et à travers car considéré comme plus vendeur. C'est une illusion de croire qu'en adoptant la langue du plus riche, on se hisse à sa hauteur : on ne fait que se mettre à sa remorque.

L'utilisation du français est également en baisse dans les grandes institutions internationales où, pourtant, il est langue officielle et de travail. Il est de fait qu'à l'ONU, les projets de rapport sont quasiment tous rédigés en anglais. A l'Organisation mondiale du commerce, 89 % des documents originaux sont en anglais, contre 6,5 % en espagnol et 4,5 % seulement en français. Au début de l'Europe des Six, le français était la langue utilisée par tous les partenaires et le Ministre allemand von Brentano avait préconisé qu'il fût reconnu langue de la communauté. Au fil des ans, le français n'a cessé de régresser de manière accélérée, il y a sept ans encore 45 % des documents de la Commission européenne étaient initialement rédigés en anglais contre 40 % en français. En 2003, on est passé à 59 % pour l'anglais contre 28 % pour le français.

Faut-il s'en étonner quand de nombreux agents français, par vanité, complaisance ou faux réalisme, privilégient l'anglais dans leurs discours et leurs écrits officiels ? Est-il concevable de recevoir une invitation de Sciences Po écrite en anglais pour un colloque international qui se tient rue Saint Guillaume sous les auspices du Ministère des Affaires étrangères. De quel étrange masochisme sommes-nous saisis ? La langue d'un peuple, c'est son âme : avons-nous perdu tout honneur de nous-mêmes et toute dignité ?

En 1994, une circulaire du Premier ministre relative à l'emploi de la langue française par les agents publics dans les relations internationales disposait qu'aucune considération d'utilité, de commodité ou de coût ne saurait empêcher ou restreindre l'usage de la langue française. Les agents des services extérieurs de l'Etat devaient employer le français dans les négociations et refuser de siéger dans les réunions pour lesquelles les documents préparatoires n'avaient pas été traduits en français. Ces saines obligations ont malheureusement été oubliées par les gouvernements suivants.

S'il est un domaine pour lequel il ne faut pas reculer d'un pouce, c'est celui du droit. Il se créé actuellement un droit européen qui tend à se surimposer aux droits nationaux. Dans l'élaboration de ce droit nouveau, il y a une compétition entre le droit de tradition romano-germanique, fondé sur le droit écrit, et le droit de tradition anglo-américaine, dit de common law qui est coutumier et empirique. Comme l'a dit le Président Abdou Diouf : « la langue véhicule le droit et le droit véhicule la langue. La structure de la langue qui traduit celle de la pensée influence la conception même du droit. » Loin d'être en position de faiblesse, le droit latin dont la langue française est le premier véhicule se trouve plutôt en position de force. Outre les pays où il est par tradition fortement ancré, notre droit est choisi par de vastes nations qui ont à créer ou modifier leurs normes juridiques, parce qu'elles l'estiment plus clair et plus sûr. Nous serions donc gravement coupables si nous laissions notre droit et notre langue battre en retraite dans les institutions du grand ensemble européen où se détermine notre avenir.

Pour ces raisons, M. Maurice Druon a déclaré qu'il avait pris l'initiative de lancer en octobre dernier avec l'appui d'une douzaine de personnalités européennes parmi les plus éminentes, un manifeste demandant au Conseil européen de convenir que « pour tous les textes ayant valeur juridique ou normative engageant les membres de l'Union, la rédaction déposée en français soit celle qui fait référence. ». Il s'agirait, autrement dit, de faire du français la langue juridique de l'Europe.

Les rédacteurs du Traité constitutionnel européen ont mis de côté de manière trop prudente le problème de la langue de l'Union sans doute parce qu'il leur a paru insurmontable. Il est compréhensible que chaque Etat membre veuille que sa langue soit tenue pour langue officielle au nom de sa dignité nationale et de la diversité culturelle. Après le récent élargissement de l'Union, le nombre de langues officielles s'élève à vingt-et-une et devrait atteindre vingt-cinq ou plus compte tenu des élargissements futurs. L'Espagne a pour sa part demandé que les langues de quatre de ses provinces soient reconnues pour officielles. Dans ce contexte, les problèmes de traduction et de compréhension mutuelle risquent de devenir aussi coûteux qu'insurmontables. Il faudra donc, alors que le coût d'interprétation dans les institutions européennes atteindra cette année un milliard d'euros, limiter en usage sinon en droit, le nombre de langues de travail de l'Union.

Par ailleurs, il est indispensable pour l'homogénéité du droit européen, l'application des accords et le règlement des litiges, que l'Union se choisisse une langue de référence. Or, la langue française, comme jadis le latin, est la mieux désignée pour jouer ce rôle. Grâce à son vocabulaire, sa grammaire et sa syntaxe, elle est la plus apte aux définitions générales et aux notions abstraites et offre le plus de garanties de clarté et de précision en réduisant au minimum les risques de divergences d'interprétation. L'anglais a ses mérites en ayant des brièvetés qui ne sont pas dans la nature du français, mais il prête facilement à l'ambiguïté. La résolution 242 du Conseil de sécurité des Nations unies enjoignant à Israël, après la guerre des six jours, le retrait des Territoires occupés dans le récent conflit ne permettait pas dans sa version anglaise de savoir si elle visait tout ou partie de ces territoires (« from territories »).

Les mots du droit doivent être irréfutables et c'est à cela que la langue française excelle. Elle est la mieux à même d'assurer la sécurité juridique de l'Europe et la Cour de justice de Luxembourg l'atteste puisqu'elle délibère et rend ses arrêts en français. Ce solide précédent doit permettre de persuader nos partenaires de l'intérêt du français comme langue de référence en droit européen.

M. Maurice Druon a espéré que cette cause bénéficierait de l'appui des parlementaires et souhaité que ceux-ci partagent sa conviction que la langue française n'a pas fini de rendre des services à l'humanité.

Le Président Edouard Balladur a remarqué que, actuellement, trois langues de travail, le français, l'anglais, l'allemand étaient utilisées dans les institutions communautaires et qu'elles constituaient de fait les langues de référence. La proposition défendue par le manifeste vise à ce que le français fasse foi en cas de difficulté d'interprétation avec les autres langues officielles. Comment les responsables français et européens ont-ils réagi à cette proposition ? Comment faire en sorte qu'elle soit examinée ?

M. Maurice Druon, Secrétaire perpétuel honoraire de l'Académie française, a indiqué que sa proposition avait recueilli un nombre très important de témoignages d'intérêt et de soutien. Le Président de la République, le Garde des Sceaux, les Ministres de l'Education nationale, des Affaires étrangères, de l'Economie, de la Culture, des Affaires européennes, de la Coopération et de la francophonie, se sont déclarés favorables à la proposition. Le Vice Président du Conseil d'Etat, le Premier Président de la Cour des Comptes et celui de la Cour de Cassation ont également exprimé leur appui.

Le manifeste a été officiellement envoyé aux députés européens membres du groupe interparlementaire sur la Francophonie. Une douzaine d'entre eux s'est déclarée favorable à la proposition. Grâce à l'action de M. Jean-Paul Garraud, 150 députés du groupe UMP ainsi que 50 sénateurs ont signé le manifeste. Il est important que des membres de tous les groupes le signent car la défense de la francophonie n'est pas un sujet de lutte partisane mais relève d'un véritable intérêt de civilisation.

Les professions judiciaires ont suggéré la réunion d'un congrès mondial des pays de tradition de droit écrit. Le manifeste est aussi soutenu par onze associations universitaires ou juridiques polonaises.

Pour mener une action de cette ampleur, il est nécessaire de bénéficier du soutien d'une structure administrative ou privée. Malgré les nombreux encouragements officiels, aucune proposition concrète n'a encore été formulée dans ce domaine. Les parlementaires pourraient contribuer à soutenir cette action à travers les groupes d'amitié qui notamment lient la France à chacun des autres pays membres de l'Union européenne.

Le Président Edouard Balladur a observé que l'usage du français comme langue de création du droit communautaire suppose que cette langue soit utilisée par toutes les institutions qui contribuent à la création de ce droit, le Conseil européen, le Conseil des Ministres, le Parlement européen, la Commission et la Cour de justice des communautés européennes. Cette dernière délibère d'ores et déjà exclusivement en français. Pour arriver à ce résultat, il faudrait qu'une initiative en ce sens soit prise dans chacune de ces institutions. Il peut sembler maladroit que des Français soient à l'origine de cette proposition mais on ne peut guère compter sur d'autres relais. Ainsi on ne saurait attendre le soutien des Britanniques.

M. Maurice Druon s'est inquiété de la pression qui s'exerçait à la Cour de justice des communautés européennes en faveur de l'anglais. Les Britanniques reconnaissent volontiers que la langue française est plus précise que l'anglais mais ils ne soutiendront probablement pas l'idée d'accorder à notre langue une place privilégiée.

M. François Rochebloine a souhaité que la défense de la francophonie soit une priorité nationale soutenue par tous les gouvernements. Il a évoqué deux exemples qui l'ont choqué : M. Jean-Claude Trichet s'est exprimé en anglais à Strasbourg devant le Conseil de l'Europe et le français a été très peu utilisé aux Jeux olympiques d'Athènes, en infraction avec les dispositions de la Charte olympique, mais sans que cela suscite de réactions du gouvernement français, qui était soucieux de ne pas nuire à la candidature de Paris. L'Assemblée nationale ne pourrait-elle pas voter une résolution qui soutiendrait la proposition de M. Maurice Druon ?

M. François Loncle a déploré que le représentant permanent de la France auprès des Nations unies tienne le plus souvent ses conférences de presse en anglais et il s'est étonné qu'un Premier ministre français évoque la « positive attitude ». Dans un premier temps, il a estimé que l'Assemblée nationale pourrait exprimer son soutien au manifeste et les députés pourraient agir au Conseil de l'Europe et auprès de leurs collègues du Parlement européen. Dans un deuxième temps, l'appui de parlementaires d'autres pays pourra être recherché.

M. André Schneider a fait part de la réticence de la plupart des personnes à s'exprimer dans une autre langue que la leur, notamment à cause d'une connaissance imparfaite des langues étrangères. Ainsi, à l'occasion d'une rencontre franco-allemande de professeurs de français et d'allemand, ceux-ci ont commencé par s'entretenir en anglais alors que chacun connaissait la langue de l'autre. Le recul de l'influence du français est sensible non seulement en Europe mais aussi dans les pays francophones d'Afrique, comme le Cameroun ; cela constitue un échec culturel mais aussi économique et politique.

Après avoir souligné la pertinence de la proposition de M. Maurice Druon, qui vise non la défense mais la promotion du français en Europe, M. Michel Herbillon a estimé que c'était effectivement au sein de l'Union européenne que se jouait l'avenir de la langue française. Le recul de notre langue a commencé en 1995 lorsque l'Autriche, la Finlande et la Suède sont devenues membres de l'Union. Depuis cette date, le nombre de documents de la Commission ou du Conseil rédigés en français a diminué de moitié. Il est temps de réagir à cette évolution, alors que le récent élargissement risque d'affaiblir encore la place du français.

En 1958, a été proclamée l'égalité des langues de tous les Etats membres mais ce principe a été progressivement oublié, comme l'a montré le rapport d'information de la Délégation pour l'Union européenne intitulé Pour une Europe en V.O., travail dont M. Michel Herbillon a rappelé qu'il en avait été le rapporteur. De graves anomalies sont constatées mais elles ne suscitent aucune réaction. Par exemple, de nombreuses annonces de recrutement sont rédigées uniquement en anglais et le site internet de la Banque centrale européenne n'est disponible que dans cette langue. La proposition de M. Maurice Druon est très ambitieuse mais risque de se heurter à l'opposition de certaines institutions. Deux mesures pratiques pourraient être prises. La première pourrait consister à imposer l'apprentissage d'une deuxième langue vivante à l'école, alors qu'elle n'est actuellement obligatoire que dans sept Etats membres. L'exemple espagnol montre que l'introduction d'une deuxième langue vivante profite essentiellement au français : depuis que cette disposition est en vigueur en Espagne, le nombre d'élèves apprenant le français a quintuplé. Une autre initiative pourrait viser à créer un centre de formation au français pour les fonctionnaires communautaires, lequel pourrait être installé à Strasbourg.

Le Président Edouard Balladur a proposé à la Commission de rédiger une proposition de résolution qui serait présentée à M. Maurice Druon avant d'être soumise aux Présidents des groupes de l'Assemblée nationale et aux Présidents des groupes d'amitié entre la France et les pays de l'Union européenne. La Commission pourrait aussi demander au Gouvernement quelles initiatives il a l'intention de prendre pour soutenir la proposition de M. Maurice Druon.

M. François Loncle et M. François Rochebloine ayant approuvé cette idée, M. Maurice Druon les a vivement remerciés.

La défense de l'utilisation de la langue française dans les instances internationales est une lutte de tous les instants. Ainsi, après que le Pape se fut exprimé en anglais aux Nations unies, l'Académie française lui a remis la médaille d'or de la langue française afin de lui rappeler qu'il aurait dû utiliser le français, langue diplomatique du Vatican, ce qu'il a volontiers reconnu.

La plus grande vigilance est nécessaire pour que soit accordé au français la place qui est la sienne dans la Charte olympique. Celle-ci précise que lorsque la version française et la version anglaise d'un document sont source d'une interprétation divergente, c'est la version française qui fait référence. Il y a là un précédent très important que l'on pourra utilement faire valoir.

L'usage de l'anglais dans les conférences de presse de l'Ambassadeur de France auprès des Nations unies s'explique par les difficultés de compréhension de la langue française de la plupart des journalistes présents à New York. Il ne faut pas pour autant renoncer à utiliser le français car les journalistes feront l'effort de comprendre si les informations sont importantes. Il n'y a pas de raison que la circulaire de 1994, prise par M. Edouard Balladur, ne s'applique pas dans ce type de situation.

M. Maurice Druon a souligné les difficultés psychologiques auxquelles se heurte l'utilisation d'une langue étrangère. Alors que 60 % des élèves britanniques apprennent le français, rares sont ceux qui osent le parler. Il a considéré qu'il serait vain de vouloir se battre sur tous les fronts. Ainsi, lutter pour la place du français dans les organisations internationales économiques semble voué à l'échec alors que la position du français peut être plus efficacement défendue dans le domaine du droit. Il est donc préférable de se consacrer à la réalisation de cet objectif. Les deux propositions formulées par M. Michel Herbillon sont excellentes et mériteraient d'être promues.

M. Maurice Druon a remercié les députés présents de l'unanimité de leurs réactions en faveur de la promotion de la langue française et de la proposition formulée dans son manifeste.

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