COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 12

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 30 novembre 2005
(Séance de 9 heures 15)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président

SOMMAIRE

 

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Colloque sur les visions partagées de la France et de l'Ukraine sur l'avenir de la construction européenne
- Ouverture

- Première table ronde : Au-delà du plan d'action, quelles relations entre l'Union européenne et l'Ukraine après 2007 ?

- Deuxième table ronde : Dans l'hypothèse de l'adhésion de nouveaux voisins, quelles institutions pour une Europe à 35 ?

  


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Colloque sur les visions partagées de la France et de l'Ukraine sur l'avenir de la construction européenne

· Ouverture

M. Edouard Balladur, Président de la Commission des Affaires étrangères : Je suis très heureux d'ouvrir ce colloque sur les conceptions qu'ont la France et l'Ukraine de la construction européenne. Nous avons décidé de l'organiser à la suite d'une visite que M. Jean-Louis Bianco et moi-même avons effectuée en Ukraine, au cours de laquelle j'ai mesuré combien il était indispensable que nous clarifiions nos idées sur l'avenir de la coopération entre l'Ukraine et l'Union européenne.

Les trois tables rondes qui succéderont à cette introduction nous permettront, je l'espère, de traiter à fond ce sujet vaste et difficile.

Le 1er décembre, se tiendra à Kiev le sommet entre l'Union européenne et l'Ukraine, qui sera l'occasion de faire le bilan de dix mois de mise en œuvre du plan d'action qui fixe le cadre des relations jusqu'au début de 2008. Les sujets abordés seront nombreux : statut d'économie de marché, accession de l'Ukraine à l'Organisation Mondiale du Commerce, mesures de facilitation pour la délivrance des visas.

Mais ce sommet marquera surtout le symbole de la rénovation et de la relance des relations entre l'Union européenne et l'Ukraine, à la suite des événements qui se sont déroulés dans ce pays il y a un an. L'Ukraine est désormais un des pays les plus importants de la politique européenne de voisinage et c'est ensemble qu'il nous appartient de définir les termes de nos relations futures.

Ce travail de définition de la relation de voisinage est soumis à deux contraintes :

- La première est liée aux élargissements récents et prochains, qui représentent douze pays et 110 millions d'habitants supplémentaires, avec un poids budgétaire important.

- La seconde tient au rejet, par la France et par les Pays-Bas, du projet de Traité constitutionnel. Que nous l'ayons soutenu - ce fut mon cas - ou non, nous devons constater aujourd'hui que ce projet appartient au passé, surtout si nous devons aller vers une Europe à 35, et que nous devons réfléchir et élaborer un nouveau projet d'avenir pour le fonctionnement de l'Union européenne.

C'est dire combien cette dernière est entrée aujourd'hui dans une phase d'introspection, de réflexion, dont il est sage de penser que le nouveau contrat de partenariat qu'elle doit passer avec l'Ukraine au début de 2008 portera la marque. Quels peuvent être l'ambition et le contenu de ce nouvel accord ? Tel est l'objet de la première des trois tables rondes, que présidera M. Alain Lamassoure.

Vous le savez, j'ai, pour ma part, appelé à une suspension de tout nouvel élargissement de l'Union, aussi longtemps qu'elle n'aura pas réglé ses problèmes institutionnels. Ma conviction est connue : l'Union européenne telle qu'elle est ne peut plus s'élargir tant qu'elle n'a pas défini des mécanismes efficaces de représentation et de décision des Etats membres. Notamment, les institutions de l'Union doivent être réformées car elle ne pourra fonctionner sans qu'un certain nombre de disparités soient prises en compte dans le fonctionnement institutionnel. C'est dans cet esprit que j'ai proposé qu'au cours de notre deuxième table ronde, nous réfléchissions, sous la présidence de M. Michel Barnier, au lien indissociable entre réforme institutionnelle et élargissement.

Les analystes, experts et historiens diront dans quelle mesure les rejets français et néerlandais du projet de traité ont été motivés par le sentiment qu'ont nos concitoyens d'une inadaptation entre l'Union élargie et le fonctionnement de ses institutions. Reste que le débat a été trop longtemps esquivé et qu'il est désormais au cœur des réflexions sur la poursuite de la construction européenne. Ce n'est d'ailleurs pas nouveau. J'ai le souvenir que lors du premier élargissement de l'Europe des six à la Grande-Bretagne, il y a 35 ans, la question était déjà de savoir s'il fallait commencer par élargir ou par approfondir les institutions. L'Europe a trop souvent posé la question sans y répondre et c'est sans doute ce qui fait qu'elle se trouve dans la situation actuelle.

Je le répète, j'estime qu'en l'état de ses institutions, l'Union ne peut s'étendre à l'infini sous peine de se dissoudre. Après le vaste élargissement de 2004, elle n'a les moyens ni financiers ni institutionnels de poursuivre indéfiniment un mouvement qui pourrait apparaître comme une fuite en avant ; une pause est indispensable. Je ne plaide pas pour autant pour un repli. L'Union ne saurait se désintéresser des pays qui l'entourent ; elle doit tisser des liens avec ses voisins avec trois objectifs, moral, politique et économique : défendre ses valeurs, assurer sa sécurité, préserver son niveau de vie.

Cela suppose la constitution autour d'elle d'un espace de démocratie, de sécurité, de stabilité et de prospérité. Nous ne partons pas du néant : l'Union a déjà noué des liens étroits avec ses voisins, notamment avec l'Ukraine, aujourd'hui pays pilote de la politique dite de « nouveau voisinage » qui se matérialise par de nombreux accords et financements adaptés aux besoins et à la situation de chacun des partenaires. Seul le recours au contrat, et non l'application de solutions stéréotypées, permet de s'adapter à la situation particulière de chacun. Il ne saurait être question de définir un statut type unique de partenaire privilégié.

Si la création d'une zone de prospérité autour de l'Union passe par la formation d'un marché libre entre elle et les Etats partenaires, il ne sera sans doute pas possible d'ouvrir immédiatement les frontières de tous à la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Dans l'intérêt de l'Union mais aussi de ses partenaires, dont l'économie pourrait être étouffée par une ouverture trop rapide, il faudra adopter une politique graduelle selon les cas. C'est tout l'objet, par exemple, des discussions actuelles avec l'Ukraine sur la délivrance des visas.

Le contenu des nouveaux contrats de partenariat définira aussi les politiques communes auxquelles chaque pays partenaire pourrait être associé : coopération judiciaire et policière, recherche, éducation, santé, culture, migrations, agriculture, environnement. Dans ce vaste éventail, les questions de sécurité me paraissent devoir être privilégiées : les attentats de Madrid, d'Istanbul, de Moscou ont montré que nous devons tous faire face aux mêmes menaces et que des actions communes sont indispensables.

C'est dans cet esprit que j'ai souhaité que nous réfléchissions ensemble, Ukrainiens et Français, à notre communauté de destin en matière de sécurité. Pour importantes que soient les questions institutionnelles, elles ne sauraient faire oublier que la sécurité du continent européen - je pense à la sécurité militaire mais aussi énergétique - est un sujet majeur de la relation franco-ukrainienne comme des relations entre l'OTAN et l'Ukraine ou entre l'Union européenne et l'Ukraine. C'est de cette question plus large des relations entre l'Ukraine et ses voisins de l'Ouest européen que nous débattrons, lors de la troisième table ronde que présidera M. Hubert Védrine.

Si les contrats de partenariat doivent être adaptés aux intérêts de l'Union et aux besoins des pays concernés, tous doivent comporter un socle commun sur lequel on ne peut transiger. Il s'agit de la démocratie et de l'Etat de droit. Se référant aux « critères de Copenhague », l'Europe doit poser comme condition de tout partenariat le respect de ses valeurs, ce qui passe aussi par le refus de toute discrimination et par la reconnaissance des frontières et des droits des minorités.

En 1994, j'avais pris l'initiative d'un pacte de stabilité avec les pays de l'Europe de l'Est qui reposait sur le respect de ces principes et qui a permis, grâce à l'adhésion des pays, l'élargissement à douze nouveaux membres. Je propose que tous les pays qui souhaiteraient aujourd'hui devenir partenaires de l'Union soient soumis à l'obligation d'adhérer à un tel pacte. Je remarque à cet égard que la politique remarquablement sage qu'a suivie l'Ukraine depuis son accession à l'indépendance a porté ses fruits.

Vous le constatez, les relations entre l'Union européenne et l'Ukraine ne se limitent pas à une alternative simpliste : l'adhésion immédiate ou rien du tout. Nous avons beaucoup à discuter et à échanger, alors que l'Ukraine a entamé une transition politique délicate et ô combien méritoire, nous devons l'aider. J'ajoute que ma conception du partenariat privilégié en fait une étape vers une adhésion éventuelle et non un point final. Certes, cette étape n'est ni automatique ni inéluctable, mais la possibilité de l'adhésion doit rester ouverte.

Plus particulièrement, j'ai souhaité associer nos partenaires ukrainiens à cette réflexion sur l'avenir de la construction européenne pour quatre raisons :

- En premier lieu, parce que l'Ukraine, forte de 50 millions d'habitants, est une grande et vieille nation située au cœur de la civilisation européenne ;

- En deuxième lieu, parce que l'Ukraine est, depuis le dernier élargissement de 2004, un voisin de l'Union européenne et que celle-ci doit organiser ses relations avec les pays situés à ses frontières, plus encore lorsqu'ils sont démographiquement, stratégiquement, historiquement et économiquement du poids de l'Ukraine ;

- En troisième lieu, parce que le succès de la transition politique qui se déroule en Ukraine depuis plusieurs mois est dans notre intérêt commun ;

- Enfin, parce que les relations entre la France et l'Ukraine sont encore trop peu développées et que nous devons les renforcer. Au moment du premier anniversaire de la Révolution orange, qui a témoigné de l'adhésion des Ukrainiens à nos valeurs communes, la France tient à marquer son souhait d'accompagner l'Ukraine dans son processus de réformes. Je l'avais dit au Président Viktor Iouchtchenko lors du déplacement que j'ai effectué en Ukraine en mai dernier en compagnie de M. Jean-Louis Bianco et je le répète aujourd'hui. La France regarde avec sympathie et amitié les aspirations de l'Ukraine à rejoindre l'Union européenne, mais elle se veut réaliste et elle est attachée à distinguer le possible immédiat du souhaitable à plus long terme.

Je remercie nos amis ukrainiens d'avoir accepté de répondre à mon invitation de réfléchir ensemble à la manière dont nous envisageons l'avenir. Je remercie également M. Jean-Louis Bianco, ancien ministre et membre de la commission des affaires étrangères, d'avoir accepté d'organiser cette manifestation. Je cède maintenant la parole à M. Hennadiy Oudovenko, ancien ministre des affaires étrangères, député à la Rada et Président de la commission des droits de l'homme et des minorités.

M. Hennadiy Oudovenko, Ancien ministre des Affaires étrangères, député, Président de la commission des droits de l'homme et des minorités : Je remercie l'Assemblée nationale, en particulier M. Edouard Balladur, Président de la commission des affaires étrangères, d'avoir organisé ce colloque. Je me réjouis d'être ainsi entouré de tant de personnalités compétentes et de pouvoir échanger des idées avec ceux qui influent sur la politique de la France et de l'Union européenne.

Voltaire l'a écrit, « l'Ukraine a toujours souhaité être libre », toute notre histoire en est un témoignage. Après des siècles de servage, un génocide, la destruction systématique de l'intelligentsia ukrainienne, des années de lutte pour la libération du pays, l'Ukraine a fait le choix de l'indépendance. Cet événement considérable ne date que de quatorze ans.

Ce colloque se tient à un moment particulièrement important pour notre pays qui vient de commémorer le premier anniversaire de la « révolution orange », laquelle a profondément modifié la mentalité de notre société. Un des succès les plus importants est que le peuple ukrainien s'est mis debout, qu'il a pris en main sa propre destinée, comme vous avez pu vous en rendre compte grâce aux images télévisées de ces événements. La « révolution orange » a montré qu'il allait y avoir des changements fondamentaux dans la société ukrainienne, que nous allions tout simplement nous transformer en un Etat démocratique avec des libertés garanties. Cette transformation est en train de s'opérer.

La présence dans cette salle de députés français et ukrainiens, d'anciens ministres et de nombreuses personnalités montre tout l'intérêt que les questions traitées soulèvent. Les journalistes présents peuvent aussi témoigner que la liberté de parole n'est aujourd'hui plus un vain mot en Ukraine.

Libérés de la peur et du mensonge, nous sommes fiers d'être Ukrainiens, nous commençons à penser en Ukrainiens, à vaincre ce complexe d'infériorité si fort dans une nation bafouée par le régime soviétique et habituée à prendre ses ordres d'un maître situé à Moscou ou à Varsovie. La révolution orange et l'élection de Viktor Iouchtchenko étaient déjà de grandes victoires, mais aujourd'hui les gens sentent qu'ils peuvent décider eux-mêmes de leur destin.

Désormais, il y a chaque jour des manifestations et des grèves, et les exigences sont peut-être même plus fortes que dans les pays occidentaux d'économie de marché. On ne comprend plus que le gouvernement fixe le prix la viande ou du pétrole. Tout cela traduit l'ampleur des changements fondamentaux qui sont en train de s'opérer en Ukraine.

Penser en Ukrainiens signifie que nous nous libérons des mythes étrangers et que nous faisons renaître notre mémoire historique. Nous l'avons montré samedi dernier, en commémorant cette page tragique de notre histoire qu'a été le Holomodor, ce génocide par la famine artificielle perpétré par les Soviétiques en 1932-1933. Cette volonté de Staline de détruire notre pays a fait dix millions de morts, et ce n'est qu'aujourd'hui qu'on commence à en prendre conscience. Nous avons aussi perdu dix millions d'Ukrainiens lors de la deuxième guerre mondiale. Notre nation a été détruite et nous devrions donc aujourd'hui être 80 millions.

Il nous a fallu quinze ans de lutte pour savoir si nous allions être un Etat indépendant ou nous unir à nouveau avec notre ancien « grand frère ». Je le dis pour qu'on comprenne bien l'importance que revêt à nos yeux la politique d'intégration européenne. Lorsque l'Ukraine a choisi l'indépendance c'est parce qu'elle cherchait une protection qu'elle s'est tournée vers l'Union européenne et vers l'OTAN. Nous pensions qu'en déclarant ce désir, nous allions faire en sorte que l'Occident nous accepte, mais nous avons été rejetés par une Europe occidentale qui n'avait pas besoin de nous et qui a oublié un peu vite que, lors de notre déclaration de souveraineté de 1990, nous avons renoncé à un arsenal qui aurait fait de nous le troisième Etat nucléaire du monde. Depuis lors personne n'a suivi notre exemple, au contraire on a assisté à une prolifération nucléaire.

Cette décision illustrait bien l'idéalisme ukrainien qui fait que nous avons besoin d'une protection. Nous avons choisi l'intégration européenne, le Président Viktor Iouchtchenko l'a réaffirmé lors de ses deux dernières visites en France. Nous avons conscience que notre législation doit être revue, une commission parlementaire en est particulièrement chargée et elle a capacité de décider si un projet de loi répond aux normes européennes. Nous accomplissons en ce moment un très important travail de mise à niveau.

Les adversaires de l'intégration de l'Ukraine dans l'OTAN sont nombreux. La participation de nos forces à la mission de paix au Kosovo est diversement appréciée. On tente aujourd'hui de faire croire qu'un référendum serait nécessaire. Mais il est trop tôt.

Les visites de notre Président montrent l'importance que nous attachons à la coopération avec la France. Nous sommes assistés par un conseiller du ministère de l'intérieur français dans notre réforme des forces de sécurité. C'est une bonne illustration des coopérations concrètes que nous appelons de nos vœux. Celle-ci est d'autant plus nécessaire qu'au nom de la défense contre de prétendues menaces extérieures, on a transformé notre pays en un Etat policier dans lequel 500 000 personnes étaient surtout destinées à lutter contre le peuple ukrainien. C'est aussi pour cela que l'expérience occidentale des droits de l'homme nous est précieuse.

Ce colloque permettra non seulement de renforcer les liens entre nos deux parlements mais aussi de tracer de nouvelles perspectives de coopération dans d'autres instances interétatiques. À titre personnel, je suis particulièrement intéressé par une coopération sur les questions relatives aux droits de l'homme afin de faire progresser notre législation.

C'est aussi dans cet esprit que se tient aujourd'hui même au Parlement ukrainien une conférence sur l'entrée de l'Ukraine au Conseil de l'Europe. Nous avons signé un grand nombre des instruments du Conseil et il nous appartient désormais de les mettre en œuvre.

Je vous remercie chaleureusement d'organiser de ce colloque et d'accueillir notre délégation. J'espère que cette réunion permettra de donner une impulsion aux relations entre nos deux pays.

M. Edouard Balladur : Merci beaucoup. Nous vous avons écouté avec intérêt et émotion. Vous avez bien fait comprendre que les questions dont nous débattons ne répondent pas uniquement à la froide raison mais qu'elles ont une signification qui relève aussi du sentiment et du cœur.

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· Première table ronde : Au-delà du plan d'action, quelles relations entre l'Union européenne et l'Ukraine après 2007 ?

M. Alain Lamassoure, ancien Ministre, député européen : J'ai l'honneur d'assurer l'animation de cette première table ronde.

Les deux premiers orateurs ont montré l'importance du sujet et de la période actuelle. L'Ukraine fête le premier anniversaire de la révolution orange et de l'instauration d'un système authentiquement démocratique. Elle est à la veille d'une période électorale importante. Du côté de l'Union européenne, l'heure est aux interrogations et à la transition. M. Edouard Balladur a rappelé les conséquences de l'échec du projet de constitution. Il faut ajouter que l'Union éprouve de grandes difficultés à se mettre d'accord sur son budget.

L'Union européenne a en outre pris, le 3 octobre dernier, la décision, aux conséquences considérables, d'accepter l'ouverture de négociations avec la Turquie en vue de son adhésion. Nous sommes ainsi entrés dans une période nouvelle qui sera complexe et qui risque de déboucher sur des crises dans la mesure où l'élargissement au-delà des frontières du continent géographique n'est pas accepté par plusieurs peuples des Etats membres, à commencer par les Français. Or la réforme de la constitution française, qui s'appliquera après l'entrée de la Roumanie, de la Bulgarie et de la Croatie, va rendre obligatoire de recourir au référendum pour ratifier tout nouveau traité d'élargissement. Les décisions d'élargissement ne dépendront donc plus des seuls dirigeants politiques et des députés, mais du peuple tout entier. Cet exemple sera sans doute suivi par d'autres pays.

On le voit, on peut parler de période de changement pour les deux partenaires qui participent à cette conférence.

Notre table ronde nous donnera l'occasion à la fois de dresser un bilan et de tracer des perspectives d'avenir.

Signé en 1998, le traité de partenariat et d'association avec l'Ukraine a été mis à jour après la révolution orange. Il comporte des chapitres classiques, comme celui relatif à la concurrence, l'Union européenne étant maintenant le premier partenaire de l'Ukraine, mais aussi des chapitres plus originaux, liés à la situation particulière du pays, je pense à la sécurité nucléaire, à la participation de l'Ukraine au programme de recherche et développement de l'Union, au rôle diplomatique de cette dernière dans le traitement du difficile problème de la Transnistrie, à l'harmonisation des législations.

En abordant les perspectives, nous en viendrons au cœur de notre sujet. Au-delà de l'application du plan d'action, que se passera-t-il à partir de 2008 ? En matière commerciale, nous travaillons à la création d'une zone de libre-échange qui suppose que l'Ukraine mène à bien son processus d'entrée dans l'OMC. De ce point de vue, la réunion de Hong Kong sera très importante pour que le pays se voie reconnaître le statut d'économie de marché.

L'Europe doit aussi aider l'Ukraine à mettre en valeur ses atouts, au-delà de la seule industrie lourde et de l'agriculture. Je pense à l'aéronautique et au spatial ainsi qu'à l'agroalimentaire.

La circulation des personnes est un autre domaine très important, qui relève de ce que nous appelons le volet justice et affaires intérieures de l'Union, ainsi que de l'espace de liberté, de sécurité et de justice. Nous avons déjà avancé sur un certain nombre de sujets comme l'immigration, la lutte contre le terrorisme et contre les mafias, et l'Ukraine a pris des décisions unilatérales positives en matière de visas.

Enfin, l'énergie est un secteur clé pour l'avenir non seulement économique mais aussi politique du pays. Il s'agit de garantir l'indépendance énergétique d'une Ukraine libre. Si l'Union européenne n'a pas véritablement compétence pour conduire une politique énergétique commune, elle a la possibilité de coordonner les politiques nationales et d'apporter une réponse commune coordonner au défi énergétique et aux tensions sur le marché de l'énergie en raison de la forte augmentation de la demande mondiale, du fait notamment des besoins croissants des pays émergents. Je pense que, compte tenu de l'évolution de l'Union et de l'importance stratégique de l'énergie pour l'avenir de l'Ukraine, nous devrions essayer de nous fixer des objectifs communs.

Pour traiter toutes ces questions, nous accueillons trois personnalités éminentes, que je vous propose d'entendre avant d'ouvrir le débat avec la salle. Je cède tout d'abord la parole à M. Oleksandr Chalyi, ancien Secrétaire d'Etat aux Affaires européennes.

M. Oleksandr Chalyi : Je remercie les organisateurs de ce colloque, en particulier M. Edouard Balladur, que j'ai rencontré à Kiev et à qui je souhaite plein succès dans sa recherche d'un nouveau plan pour l'Europe et pour l'Ukraine.

Il est important de cette rencontre ait lieu à Paris, car la position de la France quant à l'intégration européenne et euro-atlantique de l'Ukraine a toujours été très conservatrice. Je pense que 2007 sera l'année de vérité des relations entre l'Ukraine et l'Union européenne car c'est alors que prendra fin l'accord de partenariat et de coopération et qu'il faudra décider ce que nous ferons à l'avenir. Cet accord sera-t-il reconduit sans changement, modifié ou simplement abandonné ? Nous saurons aussi alors quelles ressources financières l'Union européenne pourra engager dans la coopération avec l'Ukraine. M. Alain Lamassoure vient de nous rappeler quelles étaient les difficultés de l'Europe à se mettre d'accord sur le budget 2008-2013, qui ne suffira même pas à assurer l'élargissement déjà prévu. On imagine donc que, quand on en arrivera à la ligne consacrée à l'Ukraine, la pilule sera bien amère à avaler pour les amoureux de l'Europe dans notre pays...

Jusqu'ici, nous pensions que l'amour devait se terminer par un mariage, désormais nous comprenons que 2007 risque de se traduire, sinon par une rupture, du moins par un changement des relations.

On peut envisager trois scénarios pour ces relations futures : un accord de partenariat de type européen ; la poursuite de la politique actuelle du « ni oui ni non », l'Union campant sur ses positions tandis que nous continuerons à nourrir l'espoir bien romantique de la rejoindre un jour ; une intégration pas à pas de l'Ukraine dans l'Union européenne, mais sans véritable perspective d'adhésion.

En fait, l'Union européenne a déjà pris sa décision et il faut maintenant que l'élite ukrainienne abandonne son idéalisme et son romantisme et envisage ses relations avec l'Union sur la base du modèle suisse et norvégien.

Du point de vue des intérêts de l'Ukraine, le premier scénario ne paraît pas réaliste et je pense que le futur budget de l'Union le confirmera.

A une époque où j'étais encore idéaliste, j'ai discuté avec le Secrétaire général du ministère français des affaires étrangères de l'éventualité que l'Ukraine se voie offrir une perspective d'entrer dans l'Union à l'occasion de l'élargissement du 1er mai 2004. Je lui avais alors dit franchement que nous n'étions pas choqués de ne pas nous voir offrir cette perspective, mais que nous comprenions mal que les pays des Balkans deviennent membres de l'Union alors qu'ils ne présentaient aucune garantie de stabilité et que nos propres forces étaient d'ailleurs engagées là-bas pour y maintenir la paix. Mon interlocuteur m'a alors répondu que la question était avant tout celle de la stabilité de l'Union, et je lui ai répondu que notre problème était donc sans doute que nous ne constituions pas une menace pour l'Union... Manifestement, la France n'était pas prête à endosser la responsabilité géopolitique de soutenir l'adhésion de l'Ukraine.

Depuis, la situation n'a fait qu'empirer. M. Edouard Balladur, qui représente le courant politique majoritaire en France, a dit clairement qu'avec la crise constitutionnelle, les problèmes budgétaires et les difficultés économiques de l'Allemagne et de la France, l'Ukraine ne pourrait pas rejoindre l'Union en 2007.

J'en viens donc au deuxième scénario, dans lequel l'Union européenne continuerait à affirmer qu'elle soutient nos aspirations européennes sans que nous puissions véritablement franchir le seuil. Mais, avec cette position, combien de temps et d'efforts les Ukrainiens ont-ils dépensés pour rien ? Voilà dix ans que tous ceux que vous voyez assis dans cette salle travaillent sans compter pour l'entrée de l'Ukraine dans l'Union. À quoi cela a-t-il servi ? Nous aurions bien mieux fait de nous concentrer sur le travail intérieur et sur les perspectives de coopération concrètes entre l'Union européenne et l'Ukraine. Pourquoi poursuivre une politique contre-productive pour le développement économique et pour les milieux d'affaires ukrainiens ? Il serait bien plus honnête de dire clairement qu'au moins jusqu'en 2013, il n'y a pas lieu de parler d'un projet d'entrée de l'Ukraine dans l'Union.

Sans doute conviendrait-il de concentrer plutôt nos efforts sur la construction d'une zone de libre-échange, sur les relations de bon voisinage et sur les coopérations transfrontalières, qui sont le seul programme financé tant bien que mal par l'Union. Mais comment ne pas déplorer que le parlement ukrainien n'ait même pas engagé un million de hryvnyas dans le programme d'intégration transfrontalière ?

En 2002-2003, il y a eu des discussions sur l'entrée de l'Ukraine dans un espace économique commun avec la Russie. La diplomatie ukrainienne a rejeté cette idée parce qu'elle était alors séduite par la perspective européenne et parce qu'elle craignait que la construction de cet espace ne nuise à ses aspirations européennes. L'heure est sans doute venue de regarder les choses en face : il serait constructif aussi bien pour l'Ukraine que pour la Fédération de Russie et pour l'Union européenne d'élargir cette initiative à la Moldavie, conformément à nos intérêts nationaux. Nous pourrions ainsi aller vers l'idée d'un espace économique commun avec l'Union européenne et la Russie. Nous devons aussi engager un dialogue avec la première sur les éléments de l'accord douanier.

Je ne suis pas certain que la question de l'entrée de l'Ukraine dans l'OMC soit à l'ordre du jour en 2006 car, le nouveau pouvoir étant déjà incapable de convaincre le Parlement actuel, on voit mal comment il obtiendrait l'adhésion du prochain, qui devrait être encore plus réticent.

Notre plus grande priorité est actuellement la zone de libre-échange car des perspectives concrètes de croissances lui sont liées.

Monsieur Michael Leigh, lors des pourparlers que nous avons eus en 2004, vous avez évoqué la possibilité d'une zone asymétrique de libre-échange en raison des faiblesses de l'économie ukrainienne. Pouvez-vous me dire si cette idée est toujours d'actualité et si l'Union européenne est prête à surmonter son égoïsme économique pour faire quelques pas en direction de l'Ukraine ?

Ni le peuple, ni les milieux d'affaires, ni le futur Parlement ukrainien n'accepteront de continuer à s'en remettre à l'idéalisme. Ce sont désormais le pragmatisme et les intérêts nationaux de notre pays qui fonderont sa politique.

Je propose que nous mettions à profit la période 2007-2013 pour construire des relations sur la base du réalisme, sans nous concentrer sur les perspectives de l'intégration de l'Ukraine mais sur la zone de libre-échange et sur les coopérations transfrontalières, en y associant la Fédération de Russie.

M. Alain Lamassoure : Je vous félicite de ne pas avoir pratiqué la langue de bois et d'avoir développé un point de vue personnel, y compris en posant des questions précises à M. Michael Leigh, qui vous répondra certainement.

Nous autres, hommes et femmes politiques, avons parfois le devoir un peu triste d'aider nos peuples à passer de la période de la poésie à celle de la prose, de moments lyriques et passionnés à des moments de vie quotidienne plus ordinaires. C'est sans doute une des tâches des dirigeants ukrainiens actuels. Dans la vie européenne, nous passons souvent d'une période à l'autre.

Je donne maintenant la parole à Mme Sylvie Goulard, Chercheur associé au Centre d'études et de recherches internationales (CERI), dont je rappelle qu'elle a joué un rôle très important auprès du précédent président de la Commission européenne.

Mme Sylvie Goulard : Consacrant l'essentiel de ma réflexion actuelle à la Turquie, je suis ravie de l'occasion qui m'est offerte de m'intéresser à un autre pays, en situant plutôt mon propos du côté de l'avenir de l'Union, de son projet et de sa capacité à accueillir de nouveaux membres.

J'essaierai de ne pas pratiquer non plus la langue de bois car j'ai beaucoup apprécié le ton de l'intervention de M. Oleksandr Chalyi. Je crois que c'est par un dialogue de ce type qu'on peut vraiment progresser.

Mon message est simple : il est très important de poursuivre dans l'esprit du plan d'action, mais il serait assez déraisonnable de croire à une possibilité d'adhésion, du moins dans un avenir proche.

Sans revenir sur le détail du plan d'action, je rappelle que l'idée de départ de la politique de voisinage voulue par Romano Prodi, avec lequel j'ai en effet eu la chance de travailler, était celle d'un cercle d'amis autour de l'Union européenne. Il s'agit donc d'un point de départ coopératif et aussi ouvert et constructif que possible. Depuis la première communication de la Commission, en mars 2003, dans un temps relativement bref, on a mis un contenu important derrière ce concept assez révolutionnaire par rapport à l'état d'esprit antérieur. De nombreux domaines sont visés, comme Alain Lamassoure l'a rappelé justement : l'économie, mais aussi l'énergie et tout ce qui touche à la justice et aux affaires intérieures. On peut y ajouter les relations entre personnes : je suis personnellement attachée à ce qu'on favorise les échanges humains, en particulier entre étudiants.

Le plan d'action comporte environ 70 propositions qui méritent d'être creusées. Il est fondé sur le refus des antagonismes et privilégie les projets concrets, proches des gens. Pour les députés ici présents, c'est sans doute un moyen de s'adresser aux citoyens et de les consoler de ce rêve qui s'éloigne, en leur montrant qu'il y a néanmoins un contenu. C'est bien ainsi que les choses ont commencé entre la France et l'Allemagne, avec la coopération autour du charbon et de l'acier, qui n'était pas vraiment « excitante »... Je rappelle aussi que cette politique a une traduction sonnante et trébuchante, puisque, depuis 1991, c'est au total un milliard d'euros que l'Union européenne a engagés en faveur de l'Ukraine, ce qui n'est pas négligeable.

Il faut donc rendre hommage à cette politique qui est tout à fait conforme à l'esprit européen, mais aussi avoir le courage de dire qu'elle est arrivée bien tard, qu'on s'est trop longtemps enfermé dans une approche binaire, l'élargissement ou rien, comme s'il fallait absolument, pour une question de prestige, faire partie de l'Union.

Avec les problèmes que nous avons, en dépit de nos succès et de nos réalisations, il est important que nous, membres de l'Union européenne, sachions dire non sans culpabiliser. Bien sûr, il ne faut pas créer de nouvelles lignes de division en Europe, mais les décisions qui sont prises à Bruxelles, en associant les autorités ukrainiennes et celle d'autres pays, n'ont rien à voir avec Yalta. Il faut le dire et l'assumer. J'ai donc été un peu triste de lire dans le Figaro ces propos de M. Viktor Iouchtchenko : « toute limitation à l'élargissement serait perçue comme une nouvelle répartition du continent, un Yalta bis ». Je crois pour ma part qu'on peut souhaiter délimiter l'Union européenne, lui donner un contenu qui fasse que ses citoyens se sentent bien en son sein, en ayant avec nos voisins des relations extrêmement étroites.

L'histoire a laissé des traces - nous avons entendu tout à l'heure le témoignage émouvant de M. Hennadiy Oudovenko -, mais il est important de surmonter une division historique qui a beaucoup pesé dans les relations avec les derniers Etats membres. Nous n'avons pas plus à nous culpabiliser que lorsque nous entendons parler de « club chrétien » opposé à des pays musulmans. On ne fonde rien de bon, de solide et de durable sur la culpabilité.

J'ai beaucoup apprécié que M. Hennadiy Oudovenko insiste sur l'appropriation de la démocratie et des droits de l'homme par les Ukrainiens eux-mêmes. Si on veut retrouver leur universalité, il faut cesser de lier les droits de l'homme au soutien de l'Union européenne. Bien évidemment, il faut se réjouir si le rapprochement permet la consolidation de ces valeurs, et le Conseil de l'Europe peut aussi jouer un rôle en la matière, mais il est primordial que l'attachement à ces dernières vienne directement des pays concernés, comme l'a bien montré la révolution orange. Bonne chance aux Ukrainiens dans la consolidation de ce processus, non pas pour accéder à l'Union européenne mais pour faire leur propre bonheur.

Pourquoi, dans ce contexte, refuser l'adhésion ? Tout d'abord, en raison de la nature du projet européen, sur lequel j'insisterai plus particulièrement parce que nous sommes en France, où il s'est passé au printemps un événement que je déplore et que je me suis efforcée d'empêcher, mais dont il faut maintenant prendre acte. Deux pays fondateurs ont dit non à un texte qui, dans le fond, répondait assez bien, malgré ses défauts, ses ambiguïtés et sa complexité, à un certain nombre de questions posées. Cela doit nous amener à réfléchir au malaise de nos peuples face à la construction européenne, non pas pour se complaire dans le pessimisme mais parce que c'est un fait.

J'ai ressenti pendant la campagne référendaire que beaucoup de citoyens français ne comprenaient plus quel était le projet européen. Il y avait à l'origine l'idée qu'on allait constituer une entité assez homogène entre des peuples suffisamment proches pour partager une part de souveraineté. Désormais, c'est une autre conception qui règne à Bruxelles, celle d'un réseau assez lâche, qu'on peut élargir sans limite, qui repose, dit-on, sur l'adhésion à des valeurs, mais qui est en fait destiné à faire du business. Le dernier rapport de la Commission sur la Turquie est édifiant de ce point de vue : alors que les clignotants passent à l'orange sur la liberté religieuse, la liberté d'expression, l'égalité hommes-femmes, la torture, la conclusion est que tout va bien puisqu'il y a des perspectives économiques... La construction européenne est ainsi devenue un outil diplomatique entre les mains des Etats membres, les citoyens n'ont guère leur mot à dire, et je pense qu'il faudrait avoir le courage de reconnaître qu'au fond, on ne veut pas faire l'Europe des citoyens. À quoi bon organiser un débat sur un éventuel plan B, si l'objectif lui-même a changé de nature ?

Personnellement, je suis attachée à la première conception, parce que c'est la seule qui nous permettra de jouer dans le monde un rôle positif, à la fois pour nous et pour tous nos partenaires. Ainsi, l'Ukraine a surtout besoin d'une Union européenne forte, solide, bien acceptée par ses citoyens. Surtout, ce glissement s'est opéré sans débat. On peut estimer qu'il est plus important de stabiliser la périphérie que de perpétuer le projet européen, mais un changement aussi important méritait quand même qu'on informe les citoyens. Or on commence par faire des promesses et, au mieux, on consulte les peuples ensuite, tout en leur disant qu'on ne peut pas revenir en arrière puisqu'on a déjà promis. C'est inacceptable ! Et c'est pour cela que je préfère dire franchement que je ne suis pas favorable à la poursuite des discussions.

J'ai été chargée par l'Ecole Nationale d'Administration (ENA) de constituer un groupe de travail pour réfléchir à l'alternative à l'adhésion et nous sommes arrivés à cette conclusion qu'actuellement l'Union européenne crée de l'espoir en dehors et du désespoir en dedans : il est quand même paradoxal que tous ceux qui sont à l'extérieur veuillent y entrer tandis que ceux qui sont à l'intérieur ne s'y sentent pas à l'aise. Et si on continue comme ça, on va tous y perdre ! J'ajoute que chacun est, dans ce système, l'avocat de son voisin, avec lequel il a envie d'entretenir le plus possible de coopérations transfrontalières, d'autant qu'il n'aura à supporter qu'un vingt-cinquième du coût d'un nouvel entrant. Il faut donc bien bloquer le mouvement à un moment donné.

Je considère que la Commission n'a pas joué son rôle de gardienne des traités et de défenseur de l'intérêt général : dans les critères de Copenhague, il y avait quand même l'idée, qu'on avait enterrée, avant qu'elle ne ressorte, heureusement, l'année dernière, de maintenir l'élan de l'intégration. Je suis désolée que, dans le cadre des négociations avec la Turquie proposées par la commission le 29 juin, à peine un mois après les deux référendums, il n'y ait pas un mot sur ce qui s'est passé en France et aux Pays-Bas. Le 23 juin, dans son discours devant le Parlement européen, Tony Blair a lancé un grand appel au débat, sauf sur l'élargissement, alors que c'est un sujet qui intéresse beaucoup les citoyens européens...

Ce malaise est grave. Il provoque des flambées qui risquent de profiter aux extrêmes, je pense en particulier à la Turquie parce qu'il y a derrière cela des angoisses de type identitaire, mais aussi au fantasme économique du « plombier polonais ».

Comme l'a rappelé justement Alain Lamassoure, la Constitution française a été modifiée pour rendre désormais le référendum obligatoire sur les élargissements. Cela signifie que ces élargissements seront éventuellement suspendus aussi à d'autres sujets, qui interféreront dans la discussion. C'est pour cela qu'il faut qu'on sorte de cette logique de « l'élargissement ou rien ». Il y a matière à nombre de coopérations concrètes, financées, dans beaucoup de domaines.

Les institutions sont en panne et il risque d'être difficile de sortir de la crise. Je demeure persuadée que le Traité constitutionnel était moins mauvais que ce que l'on en a dit, qu'il aurait été utile pour progresser. Mais il est difficile de le soumettre à nouveau aux peuples qui l'ont rejeté. Je crains donc que l'on doive vivre à 35 sur la base du traité de Nice, qui n'est pas satisfaisant et dont la négociation a été relativement bâclée. Il n'est dans l'intérêt de personne, ni des Etats membres ni d'éventuels candidats, d'avoir une Union qui fonctionne mal, dans laquelle la légitimité de la Commission est contestée. Il est quand même incroyable que cette dernière, qui a l'exclusivité de l'initiative et qui est censée être une force de proposition, ait pour seule ambition d'adopter le moins de textes possible. J'ai entendu un commissaire dire : « Je ne veux pas rester dans l'histoire pour ce que j'ai fait, mais pour ce que je n'ai pas fait »... C'est grave !

Enfin, les moyens financiers font défaut. Les document de la Commission montrent que le PIB par habitant de l'Ukraine, de la Moldavie et des autres pays de la politique du « nouveau voisinage » est bien inférieur non seulement à celui de l'Espagne ou du Portugal quand ils sont entrés dans l'Union, mais aussi à ceux de la Hongrie, de la Pologne et de l'ensemble des derniers entrants. Même s'il il y a des possibilités de rattrapage, quand on est à 3 ou 4 % du PIB par tête de l'Union européenne, on n'est pas à 70 % ! L'entrée de ces pays créerait donc des tensions insupportables, en particulier sur les fonds structurels. La seule solution serait de supprimer les politiques communes, mais je ne crois pas que ce soit ce que nous voulons : je suis persuadée qu'il n'y aura d'Union européenne que s'il y a des politiques.

Nos difficultés à nous mettre d'accord sur un budget sont liées non seulement au refus de certains Etats membres de contribuer, en raison de leurs propres problèmes économiques, mais aussi au fait que les procédures budgétaires de l'Union ne sont pas à hauteur de ses ambitions.

Le message que je souhaitais faire passer est clair et je suis pour une fois à l'aise puisqu'il s'agit de dire non à un pays chrétien, qui fait culturellement partie de l'Europe depuis longtemps. Mais je ne veux pas opposer totalement la raison et sentiment : je pense qu'on peut faire beaucoup de choses, notamment inventer des relations qui ne prennent pas la forme de l'adhésion à l'Union européenne, mais qui en aient à la fois l'étroitesse et l'intensité.

M. Alain Lamassoure : Merci d'avoir continué dans cet esprit de très grande franchise. Votre analyse ne me paraît pas d'ailleurs fondamentalement contradictoire de celle de M. Oleksandr Chalyi.

La parole est maintenant à M. Michael Leigh, Directeur général adjoint à la direction générale « relations extérieures » de la Commission européenne.

M. Michael Leigh : J'ai la grande tentation de répondre sur les différents points qui ont été soulevés : avenir de l'Union, élargissement, rôle de la Commission en tant que défenseur des traités. Mais, à la différence d'Oscar Wilde, qui disait pouvoir « résister à tout, sauf à la tentation », je vais m'efforcer de résister et de parler en prose, mais sans langue de bois...

Je vais donc m'en tenir aux aspects concrets de nos relations, à la veille du sommet qui va s'ouvrir à Kiev. Ce sommet, le huitième depuis l'entrée en vigueur de l'Accord de Partenariat et de Coopération, sera particulier : ce sera le premier depuis la révolution orange, le premier avec un gouvernement ukrainien qui s'est fermement engagé à procéder à des réformes et qui devra accomplir beaucoup en un court laps de temps avant les élections parlementaires du printemps prochain.

L'Ukraine est un des partenaires les plus importants de la politique européenne de voisinage. Au début de cette année, après la révolution orange, l'Union a clairement reconnu qu'un nouvel engagement pour la démocratie et les réformes ouvrait de nouvelles perspectives pour les relations avec l'Ukraine. Dans ce contexte, nous avons approuvé ensemble le plan d'action qui constitue une feuille de route pour le processus de réformes et une base solide pour le renforcement de nos relations.

Aujourd'hui, c'est la réalisation des objectifs du plan d'action qui constitue la priorité, et c'est dans ce cadre que l'Union assiste activement l'Ukraine dans la conduite des réformes fondamentales. Nous voulons, en même temps, approfondir le dialogue politique sur tous les problèmes internationaux, notamment ceux qui concernent les deux parties, comme celui de la Transnistrie. Le projet de contrôle commun de la frontière entre la Moldavie et l'Ukraine pourrait aider à lutter contre les trafics, mais aussi apporter une solution politique durable.

Le plan d'action prévoit une assistance dans un grand nombre de domaines, en particulier :

- La réforme de l'Etat et des administrations, ainsi que le renforcement de la société civile. Pour cela, l'Union utilisera des instruments qui ont fait leurs preuves dans les nouveaux Etats membres, notamment les jumelages entre les institutions publiques, celles de l'Union européenne pouvant détacher des fonctionnaires pour un à trois ans afin d'assurer la transmission de bonnes pratiques et d'accompagner les fonctionnaires ukrainiens d'une manière très concrète ;

- L'établissement d'une zone de libre échange, qui nécessite l'adhésion préalable de l'Ukraine à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). M. Oleksandr Chalyi a semblé envisager que cette adhésion soit différée jusqu'en 2007, ce qui serait assez grave car c'est une étape préalable indispensable à l'adhésion. Espérons que la Rada fera le nécessaire pour adopter les textes qui s'imposent dans un délai bref. L'aide à l'adhésion de l'Ukraine à l'OMC est un point fondamental du plan d'action.

En reconnaissance des développements positifs en Ukraine, l'Union européenne a cherché à aller au-delà du plan d'action. Le Conseil des Affaires générales, a mis en avant, au lendemain de la révolution orange, une série de mesures supplémentaires, comprenant l'amélioration des relations en matière d'énergie, une coopération plus étroite dans le domaine de la politique de sécurité et le lancement de négociations sur la facilitation des visas. Dans cette tâche, l'Union européenne s'est engagée à soutenir l'Ukraine et à avancer rapidement sur tous les aspects du plan d'action.

Et nous voilà à la veille d'un sommet qui, nous l'espérons, donnera plus de résultats concrets que jamais auparavant. L'Union s'est engagée à ouvrir avec l'Ukraine des consultations sur un accord renforcé, dès que les principales conditions politiques du plan d'action seront remplies. A cet égard, la façon dont les élections législatives de mars 2006 seront conduites sera un test de l'engagement de l'Ukraine en faveur des valeurs de la démocratie et de la primauté du droit.

Les évolutions observées jusque-là sont positives. Le Gouvernement semble sérieusement décidé à garantir des élections démocratiques. La couverture médiatique sera un test mais nous avons constaté des progrès dans ce domaine et le débat sur tous les aspects de la politique nationale est désormais libre.

Si nous partons du principe que les élections seront libres et équitables, quelle doit être la prochaine étape ? Que devrait comporter un accord revu à la hausse ?

Le passage à un niveau plus étroit de relations entre l'Union européenne et l'Ukraine dépend de deux conditions essentielles : l'approfondissement de la démocratie politique et du respect des droits fondamentaux, et l'adhésion de l'Ukraine à l'OMC, qui jetterait les bases d'une coopération économique beaucoup plus étroite.

Un accord renforcé devrait en premier lieu accélérer l'intégration de l'économie ukrainienne dans le marché de l'Union. A cette fin, la conclusion d'un accord de libre échange devrait être complétée par un effort de convergence complémentaire. L'idée d'intégration économique est très importante. La différence entre les relations de voisinage que nous proposons et les relations classiques tient précisément à cette intégration économique.

Dans le domaine énergétique, l'Ukraine est un pays de transit qui remplit une fonction cruciale pour la sécurité des approvisionnements de l'Union. A cet égard, il sera nécessaire d'assurer une intégration progressive de ses marchés du gaz et de l'électricité dans le marché de l'Union, d'assurer conjointement la maintenance et le développement du réseau d'oléoduc et de gazoduc ainsi que la mise à niveau de sûreté des réacteurs nucléaires et l'accompagnement de la restructuration de l'industrie charbonnière. Il conviendra également envisager l'insertion de l'Ukraine dans des réseaux transeuropéens étendus.

Il faudra aussi progresser vers l'objectif à long terme d'une libre circulation des personnes. Cela suppose de renforcer la coopération dans de nombreux domaines comme la gestion des frontières, la production de documents de voyage, la politique d'asile et de migration.

Les échanges entre étudiants, chercheurs et fonctionnaires devraient aussi être amplifiés afin de parvenir à une meilleure connaissance réciproque des sociétés. Cette politique du people to people est de première importance psychologique et culturelle.

Dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune, il faudrait consolider la coopération dans la gestion des crises avec un alignement progressif de l'Ukraine sur les positions de l'Union.

C'est ainsi que nous voyons les éléments principaux de notre relation avec l'Ukraine au-delà du plan d'action : un partenariat étroit, fondé sur des valeurs communes, avec l'objectif d'une intégration économique et d'une coopération de plus en plus renforcée dans tous les autres domaines.

Si j'ai choisi de me concentrer sur ces aspects concrets, c'est pour montrer qu'en dépit de l'ambiance de crise créée par les résultats du référendum en France et aux Pays-Bas et de l'incertitude sur l'avenir de nos idées constitutionnelles, nous sommes dans une phase d'activité, non seulement dans ses relations extérieures classiques, mais aussi en direction de ses voisins. Qui aurait imaginé qu'en dépit de la crise, l'Union jouerait un rôle majeur dans le contrôle des frontières entre l'Ukraine et la Moldavie et qu'elle mènerait à Gaza une opération exemplaire qui a permis un accord entre Israël et les Palestiniens ?

Il y a une vraie demande de l'opinion publique pour que l'Union aille de l'avant dans tout ce qui concerne la coopération transfrontalière judiciaire, l'asile, les migrations, mais aussi la concurrence et bien d'autres domaines. Loin de moi l'idée de minimiser les conséquences de l'échec du traité : il faut trouver des moyens pour sortir de l'impasse institutionnelle, mais sans donner l'impression que l'Union a perdu toute son énergie.

Le développement de nos relations avec l'Ukraine dans de nombreux domaines concrets, l'appui que nous pouvons apporter à ces transformations démocratiques et à son propre projet de réformes politiques et économiques montrent clairement que nous conservons la capacité d'agir pour le bien de nos voisins et du monde.

M. Alain Lamassoure : Je vous félicite, car ce n'était pas chose aisée, d'avoir répondu de façon claire et sincère aux questions qui vous avaient été posées.

J'invite maintenant ceux qui le souhaitent à apporter leur contribution à cette table ronde.

M. Loïc Bouvard : J'approuve ce qu'a dit M. Michael Leigh. Pour sa part, Mme Sylvie Goulard a jeté un voile de doute sur ce qu'est l'Union européenne. Fervent européen, j'invite pour ma part nos amis ukrainiens à ne pas douter de l'Union. Il est vrai que la France a rejeté à 54 % le traité constitutionnel, mais il ne faut pas oublier qu'elle n'avait ratifié le traité de Maastricht qu'à 51 %. Et je ne crois pas que ce glissement soit dû au fait que l'Union « crée de l'espoir à l'extérieur et du désespoir à l'intérieur ». Simplement, le peuple français n'a pas été consulté sur l'élargissement, il ne comprend pas jusqu'où il peut aller et il n'est sans doute pas mûr pour que l'Union s'élargisse à la Turquie et à l'Ukraine. Mais cela n'empêche pas l'Europe des 25 de continuer à faire des progrès extraordinaires dans tous les domaines. Moi qui ai suivi ses débuts, je mesure le chemin parcouru en cinquante ans.

Certes, on observe peut-être un ralentissement de l'intégration européenne, mais elle se fera, elle est inéluctable et la politique de voisinage prendra alors tout son sens. Oui, je l'affirme, l'Union européenne existe, elle progresse, elle continuera à agir.

M. Konstantin Grichtchenko, vice-président du parti républicain d'Ukraine, ancien ministre des Affaires étrangères : Les orateurs ont prôné le réalisme sur l'avenir des relations entre l'Union européenne et l'Ukraine. Mais, pour nous, l'intégration européenne constitue surtout la possibilité de mobiliser les ressources de toute notre société pour réaliser les transformations dont notre pays a besoin.

Il faut aussi simplement savoir si l'Union et les peuples qui la composent sont prêts à tendre une main secourable au peuple ukrainien, pour l'aider à surmonter ses divisions. Il s'agit donc en fait d'une question de civilisation : nous ferons notre chemin, mais il sera plus long si nous sommes seuls et il ne nous permettra peut-être pas d'atteindre les standards européens.

En outre, si Bruxelles continue à nous adresser des signaux négatifs, si l'espoir de rejoindre l'Union s'amenuise, nous serons contraints de nous montrer pragmatiques, de faire primer l'intérêt de notre nation et donc de constater que la perspective d'entrer dans l'union Russie-Biélorussie est bien plus accessible.

On peut aussi se demander quels intérêts l'Union européenne peut trouver à l'Ukraine. Le seul dont on soit certain, M. Alain Lamassoure l'a souligné, c'est celui de l'énergie. Nos relations avec la Russie traversent actuellement une crise terrible. Si celle-ci nous impose les prix mondiaux pour l'électricité et le gaz, il est évident que nous devrons aussi porter le prix du transit au niveau mondial, et c'est le consommateur final, en particulier français, qui en supportera les conséquences. Peut-être cela pourrait-il faire comprendre l'importance de l'Ukraine en tant que composante de l'Europe et conduire à une autre vision de nos relations.

L'Union européenne, qui cherche sans cesse à améliorer sa position concurrentielle dans le monde, devrait aussi prendre garde à ce que des pays comme le nôtre ne se tournent, non seulement vers la Russie, mais aussi vers les Etats-Unis, la Chine ou l'Inde. Serons-nous ou non un élément du succès européen, c'est aussi la question.

Il ne faut pas se bercer d'illusions : nous limiter au bon voisinage, ne nous inviter à participer que dans certains domaines, sans nous offrir la possibilité d'influer tant soit peu sur la politique de l'Europe, ne saurait être satisfaisant.

M. Ihor Ostash, Vice-Président de la Commission des Affaires étrangères de la Rada : La question de l'élargissement est d'abord politique, nous le voyons avec l'exemple de la Macédoine.

Pour ma part, je suis persuadé que la balle est dans le camp de l'Ukraine : nous devons remplir nos devoirs, changer ce dont a parlé Mme Sylvie Goulard, adapter notre législation, entrer dans l'OMC, organiser des élections démocratiques.

La question est moins de savoir à quel moment l'Ukraine va entrer dans l'Union que de savoir quand elle va devenir à ses yeux un pays intéressant, capable de contribuer à son renforcement. Car je suis persuadé qu'elle verra alors où est son intérêt, comme l'ont déjà compris des groupes comme Arcelor et Mittal Steel.

Apprendre le français sans professeur est beaucoup plus difficile qu'avec un bon professeur. M. Edouard Balladur a donc eu raison de parler de « partenariat européen ». Ainsi quand nous sommes ensemble, comme aujourd'hui à Odessa, pour régler le conflit en Transnistrie, nous donnons un bon exemple d'une coopération efficace entre l'Ukraine et l'Union européenne.

S'agissant de la politique de voisinage, je crois qu'il faut distinguer les voisins qui souhaitent devenir membres de l'Union de ceux qui n'ont pas la même aspiration, comme la Jordanie ou la Palestine.

On sait bien que les questions économiques priment. J'ai entendu un acteur de l'Union européenne dire hier : « Ne nous pressons pas pour ne mettre dans l'embarras ni nos amis ukrainiens ni nos amis russes ». Ne fallait-il pas plutôt entendre « notre ami le gaz russe » ?

Je regrette par ailleurs que Bruxelles n'attribue que 24 bourses d'études à des étudiants ukrainiens, alors que les besoins se chiffrent en milliers.

S'agissant enfin du sentiment de culpabilité dont a parlé Mme Sylvie Goulard, j'insiste sur le fait que le peuple ukrainien n'est pas coupable du fait que les Européens n'ont appris qu'au lendemain de la révolution orange qu'il était un grand peuple européen, qui malheureusement ne compte aujourd'hui que 47 millions d'habitants. Pour ma part, je suis persuadé que ce grand peuple a encore de l'avenir.

M. Volodymyr Polokhalo, Rédacteur en chef de la revue « Politychna Dumka » : Il y a, dans la société ukrainienne, un consensus sur les valeurs européennes et sur les standards démocratiques. La révolution orange a été cette poésie qui a permis à notre société de prendre la direction de l'Europe et je crois qu'on ne peut ni l'ignorer ni considérer qu'aujourd'hui la prose et le pragmatisme brutal pourraient suffire. Mais c'est à cela que travaille actuellement la Russie qui espère que la position française, telle qu'elle vient encore d'être exprimée ici, va triompher au sein de l'Union européenne. Car la pause dans l'élargissement après l'échec du référendum viendrait renforcer la position et l'influence de la Russie.

M. Romano Prodi a dit il y a trois ans que l'Ukraine était incapable de démocratie. Les transformations opérées depuis, pour lentes qu'elles aient été, sont réelles. Et comment ignorer que pour sa part la Russie est sur le chemin du totalitarisme ? Or, en renforçant la dépendance énergétique de ses voisins, on l'aide à se faire le gendarme de l'espace post-soviétique. Si c'est ce qu'on veut, il faut le dire clairement et annoncer qu'on renonce ainsi aux critères de Copenhague et aux droits de l'homme.

Pourquoi l'Union européenne veut-elle ignorer la révolution orange et tout ce qui s'est passé ces quinze dernières années ? Pourquoi refuse-t-elle de voir que la distance entre la Pologne et l'Ukraine se réduit à vue d'œil, et que notre pays souhaite se tourner vers le modèle polonais plutôt que vers le modèle russe ? Si l'Europe politique est aussi indifférente à notre sort, au moins devrait-elle dire clairement !

Je me souviens que l'an dernier, avant le deuxième tour de l'élection présidentielle, un certain nombre de Français étaient persuadés que notre heure n'était pas encore venue et que l'ancien régime allait triompher. La révolution orange a été une surprise pour tout le monde. Les mêmes personnes sont-elles donc incapables aujourd'hui de constater que la transformation est en marche ?

L'Ukraine a la chance rarement offerte à un pays de l'ex Union soviétique de devenir membre de la famille européenne, pourquoi ceux-là mêmes qui travaillent à la construction européenne ne nous laissent-ils pas saisir cette chance ? Aujourd'hui l'Ukraine a besoin d'un signal fort de l'Europe.

M. Alain Lamassoure : J'ai rarement assisté à une table ronde aussi passionnante.

Je crois que M. Oleksandr Chalyi a remarquablement résumé les choix qui sont devant nous entre l'adhésion pleine et entière, le statu quo actuel, qui prête à confusion, et le choix délibéré d'une autre forme de relation, qui reste à inventer. Comme lui, le Président Edouard Balladur a insisté sur la troisième hypothèse, mais je ne me fais pas d'illusions, c'est la seconde qui a le plus de chances de l'emporter, laissant demain les relations entre l'Union européenne et l'Ukraine dans une totale ambiguïté. Si M. Michael Leigh a cité Oscar Wilde, c'est un Français, Paul de Gondi, cardinal de Retz, qui a dit : « En politique, on ne sort de l'ambiguïté qu'à son détriment ».

Entre amis, entre partenaires qui se respectent, il est des moments où il faut se dire la vérité. Si personne, en France et en Europe, ne dit aujourd'hui à l'Ukraine : « Non, vous n'entrerez jamais dans l'Union européenne », celui qui prétendrait qu'elle va y entrer vite mentirait.

Cela tient tout simplement fait que la décision ne dépend plus de nous. Ce ne sont plus quelques centaines de députés et de sénateurs qu'il faut convaincre, mais soixante millions de Français puisque, cela a été rappelé, il a été décidé que tout nouveau traité d'élargissement donnera désormais lieu à référendum. Or on a bien vu en mai dernier combien il était difficile de l'emporter, quand bien même tous les Français présents dans cette salle ont fait campagne en faveur du oui.

Vous comprenez d'autant mieux que les grands choix comme les élargissements dépendent du vote populaire, j'en suis sûr, que personne n'imagine que l'Ukraine puisse entrer dans l'Union sans l'accord de son propre peuple.

C'est pour cela qu'il est nécessaire de réfléchir ensemble à ce que peut être un statut de partenaire privilégié, qui ne constitue pas une alternative à l'adhésion mais une étape acceptable par nos peuples. Parallèlement aux transformations qui s'opèrent chez vous, il faut parvenir à un tel statut, qui aille au-delà de la politique de voisinage et du plan d'action.

Ce statut doit donc être en premier lieu suffisamment séduisant pour vous. Puisque l'adhésion mobilise beaucoup votre peuple, il faut trouver quel « paquet cadeau » on peut lui offrir pour éviter sa déception. Je crois qu'il faudrait y mettre les aspects économiques, mais aussi les questions de sécurité et tout ce qui est propre à garantir votre indépendance, c'est pourquoi j'ai beaucoup insisté sur l'énergie. Oui, je pense que si l'Union européenne mettait en œuvre un partenariat qui garantisse fortement que l'Ukraine restera indépendante et libre, cela serait assez séduisant pour les Ukrainiens.

Le statut devrait aussi comporter une clause de conditionnalité politique que l'Union européenne n'a pas jusqu'ici réussi à mettre en œuvre. Aider à stabiliser un régime démocratique, accélérer la marche de pays comme l'Ukraine vers la modernité politique et économique suppose aussi d'introduire dans nos relations des conditions telles que si, par malheur, la démocratie connaissait un coup d'arrêt, l'Union puisse en tirer toutes les conséquences. C'est d'ailleurs ce que nous avons commencé à faire pour les Etats membres dans le traité de Nice, et l'article 59 du projet de Traité constitutionnel permettait de prendre en compte le recul des valeurs démocratiques dans n'importe lequel de nos pays.

Le statut devrait aussi garantir une véritable égalité entre partenaires car nous sommes totalement conscients que l'Ukraine est un grand pays qui serait, on l'a dit, plus grand encore s'il n'avait pas connu la tragédie stalinienne. Plusieurs d'entre vous ont également souligné que c'est parce que l'Ukraine à plusieurs choix possibles qu'elle doit être traitée comme elle le mérite.

S'agissant enfin des autres aspects évoqués par M. Volodymyr Polokhalo, il me semble que des réponses pourront être apportées à l'occasion de la troisième table ronde, en particulier sur les questions de sécurité.

Je vous remercie tous chaleureusement d'avoir participé à cette table ronde.

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· Deuxième table ronde : Dans l'hypothèse de l'adhésion de nouveaux voisins, quelles institutions pour une Europe à 35 ?

M. Michel Barnier, ancien Ministre des Affaires étrangères : Je suis doublement heureux de retrouver l'Assemblée nationale, où j'ai eu l'honneur de siéger pendant près de dix-huit ans, et de retrouver tous ceux qui, parmi vous, représentent ce grand pays européen qu'est l'Ukraine. Je n'ai d'ailleurs pas oublié l'accueil cordial que j'ai reçu à Kiev à plusieurs reprises, comme ministre de l'environnement, et plus récemment, après la « révolution orange », le jour même où le premier gouvernement de Mme Ioulia Timochenko se réunissait pour la première fois.

Cette table ronde ne porte pas sur l'Ukraine, sur le statut qu'elle pourrait avoir dans ou à côté de l'Union européenne, mais sur l'Union européenne elle-même. Il est très important que ceux qui ont cette perspective européenne, quelle qu'en soit la nature, technique ou politique, sachent ce qui se passe dans l'Union et comprennent qu'elle ne va pas bien. Elle se trouve dans une situation de panne politique, et peut-être même de panne budgétaire. Il serait paradoxal et dangereux d'évoquer de nouveaux élargissements sans s'interroger sur le fonctionnement actuel de l'Union. Nous sommes nombreux dans cette salle à espérer qu'elle soit autre chose qu'une grande zone de libre échange, qu'elle reste une communauté solidaire et qu'elle devienne une puissance politique. Cela n'est pas possible sans une vraie réforme de nos institutions, comme nous nous y sommes essayés sans succès à trois reprises. Nous l'avons ratée à Amsterdam, nous l'avons à peine esquissée à Nice, et nous avons réussi dans le cadre de la Convention présidée par M. Valéry Giscard d'Estaing à proposer un traité constitutionnel européen qui, après avoir été adopté par les chefs d'Etats et de gouvernements, a été rejeté par les référendums français et néerlandais. Je souligne que ce serait aussi une sorte de marché de dupes, pour vous, amis ukrainiens, que d'entrer dans une Union qui ne fonctionnerait pas, ou plus.

Nos institutions ne fonctionnaient pas bien à quinze. Elles ne fonctionnent guère mieux à vingt-cinq ou vingt-sept. Il y a donc urgence à préparer une réforme. Car si l'on peut concevoir des politiques faibles avec des institutions faibles, il n'y a jamais de politiques fortes avec des institutions faibles. Or, les nôtres s'affaiblissent. Il nous faut une Commission plus resserrée, plus collégiale, un Parlement respecté et qui décide, un Conseil des ministres plus transparent, et des coopérations renforcées, lesquelles constituent un outil dont nous avons impérativement besoin.

M. Sergiy Chevtchouk, député, Président du sous-comité de la Commission de l'intégration européenne de la Rada : Je vous remercie, au nom du Parlement ukrainien, de m'avoir invité à ce colloque, et d'abord de l'avoir organisé, ce qui montre l'intérêt que les parlementaires français ont pour l'Ukraine.

Une Europe à trente-cinq, tel est le sujet de notre table ronde. Pourtant, cette perspective est aussi illusoire qu'un mirage dans le désert aux yeux d'une large partie des opinions ukrainienne et européenne. Comment concevoir l'Union européenne en 2020 ? Sera-t-elle un cercle monolithique, à l'image de son drapeau actuel, ou sera-t-elle composée de constellations différentes ? La question se pose d'autant plus que l'on envisage, en faisant cette hypothèse d'une Europe à trente-cinq, l'adhésion de pays qui, historiquement, géographiquement et mentalement, ne sont pas associés au continent européen.

Voltaire a écrit que le Saint-Empire romain n'était ni saint, ni empire, ni romain. La postérité dira-t-elle un jour que l'Union européenne n'a été ni une union ni européenne ?

Les politologues américains avancent de plus en plus l'idée qu'il existerait un clivage entre une vieille Europe et une nouvelle Europe, cette dernière étant plus ouverte aux influences américaines. Si ce colloque se tenait aux Etats-Unis, je serais obligé de parler plus en détail du rôle et de la place de l'Ukraine en Europe. Mais dans cette enceinte, je peux me limiter à une brève parenthèse historique, en rappelant que l'Etat de Kiev, la Rus' de Kiev, est un puissant Etat chrétien qui s'est formé au XIe siècle. La capitale ukrainienne porte d'ailleurs le nom de la mère des villes ruthènes. Au XIIe et XIIIsiècles, la Rus' de Kiev s'est posée en rempart sur la voie des envahisseurs tataro-mongoles et a protégé les monarchies européennes de leur joug. Cette fonction de dernier bastion de l'Europe, l'Ukraine l'a jouée pendant plusieurs siècles. Certains fonctionnaires de Bruxelles lui donneraient volontiers ce rôle encore aujourd'hui, en tant qu'Etat tampon.

L'Ukraine est un pays indépendant depuis déjà quinze ans. La mémoire émotive est beaucoup plus forte que la mémoire logique. Imaginez donc ce château du Moyen-Âge européen et cette grande steppe envahie par les hordes tataro-mongoles. Il est beaucoup plus confortable de vivre dans un château européen bien protégé. C'est par cette métaphore que l'on pourrait décrire le contexte du rapprochement entre l'Ukraine et l'Europe.

Mais il faut tenir compte de la réalité. Avec une superficie supérieure à celles de la France et de la Belgique réunies, avec ses 48 millions d'habitants, l'Ukraine, le premier pays au monde à avoir volontairement renoncé à l'arme nucléaire, est un grand Etat spatial, dont le potentiel scientifique et industriel est immense. Notre potentiel humain est également très important. Ceux qui nous ont fait perdre plusieurs années dans la voie du rapprochement entre l'Ukraine et l'Union européenne ont pris une lourde responsabilité. Alors que beaucoup de pays ont pu sauter dans le dernier wagon, l'Ukraine, restée sur le quai, en est encore à rechercher quelle est sa vocation.

François Mitterrand disait que la France est une partie du continent européen et non un balcon qui donne sur l'Atlantique. Or ce continent a un centre géographique, un petit village des Carpathes qui se trouve sur le territoire de l'Ukraine. Mais il est inutile d'insister plus longuement sur notre européanité.

La « révolution orange », qui s'est opposée à un régime soutenu par notre voisin du Nord, a prolongé les « révolutions de velours » qu'a connues l'Europe de l'Est à partir de 1989. Elle fait également partie des révolutions qu'a connues l'espace post-soviétique, après la Serbie et la Géorgie. Un Ukrainien sur cinq a pris part à la mobilisation, à Kiev comme dans d'autres villes. Dans la capitale, 48 % des habitants se sont engagés dans cette révolution qui a changé en profondeur notre pays. Comme l'a dit M. Taras Kuzio, qui enseigne actuellement à l'Université George-Washington, l'Ukraine, qui a procédé à une réforme constitutionnelle, deviendra en 2006 un régime mixte, mais à tendance parlementaire, en se rapprochant du modèle institutionnel de l'Europe centrale et des pays baltes. Ce serait un nouveau modèle pour l'espace post-soviétique, dans lequel le modèle qui prévaut est celui d'un régime présidentiel fort, caractérisé par un mode de gouvernance plus autoritaire.

Une autre tendance de fond est la liberté des médias de masse, qui est un autre acquis de la « révolution orange ». Dans le classement établi par Freedom House1, l'Ukraine dépasse la Russie de 25 points et la Biélorussie de 40 points en ce qui concerne la force des institutions démocratiques.

Le gouvernement du nouveau président Viktor Iouchtchenko a réellement engagé le pays dans le combat contre la corruption et l'absence de transparence. Les anciennes règles bureaucratiques qui entravaient les entreprises ont été supprimées. Environ 18 000 fonctionnaires de l'ancien régime ont été limogés et remplacés. Un grand combinat métallurgique, Krivorojstal, a été privatisé et mis aux enchères, ce qui a rapporté à l'Etat plus de 4,8 milliards de dollars, soit six fois plus que ce qu'avait payé son ancien propriétaire, lequel avait spolié le pays.

Le gouvernement a relevé les standards sociaux. Les salaires des catégories les plus défavorisées ont été relevés - je pense aux jeunes mères, aux jeunes familles, aux retraités. On peut dire que le budget de 2005 est très social, à hauteur de 73 %.

Les acquis de la « révolution orange » ne doivent cependant pas masquer l'ampleur des défis qui restent encore à relever. Mais revenons au thème de notre table ronde, celui d'une Europe à trente-cinq. Pour la première fois, la politique étrangère de l'Ukraine est clairement dirigée vers l'Union européenne. Le mot d'ordre est « le retour vers l'Europe ».

Avant les élections législatives de mars 2006, l'Ukraine doit relever plusieurs défis. Le Sénat américain a récemment voté en faveur de la normalisation des relations commerciales avec l'Ukraine : la levée de l'amendement Jackson-Vanik doit être un premier pas qui doit conduire les Etats-Unis, ainsi que l'Union européenne, à aider l'Ukraine à acquérir le statut de pays à économie de marché. Nous espérons adhérer à l'OMC dès 2006. Cette année verra aussi l'application des premières mesures d'un plan visant à l'entrée de l'Ukraine dans l'OTAN.

Dans cette perspective d'intégration euro-atlantique, le soutien de pays tels que la France et l'Allemagne serait très important. La chancelière allemande, en regardant vers l'Est, ne verra pas uniquement le Kremlin.

Durant les derniers mois, nous avons constaté de la part de la France de réels efforts de coopération. Auparavant, sa position était plutôt attentiste et extérieure. Elle consistait à ne pas s'ingérer dans les affaires des pays de l'Est européen. Je comprends votre position, mais je voudrais vous rappeler les paroles de Talleyrand, qui disait que la non-intervention était un principe philosophique qui signifiait à peu près la même chose que le mot intervention. L'ingérence dans les affaires de l'Ukraine, c'était celle de la Russie, avec la totale indifférence de la France. Je rappelle par exemple qu'en 2003, la Russie a commencé la construction d'une digue visant à relier au territoire russe l'île ukrainienne de Touzla. L'Ukraine, après la « révolution orange », a été perçue comme une exportatrice de démocratie vers l'Est. Elle avait été à l'initiative du GUAM, organisation régionale regroupant la Géorgie, l'Ukraine, l'Azerbaïdjan et la Moldavie. Cette union a un grand potentiel économique et peut contribuer à résoudre bien des problèmes en matière de transport. L'Ukraine est un facteur de stabilité dans une région où quatre conflits - Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du sud et Haut-Karabakh - sont pour l'instant gelés. Le rôle que joue l'Ukraine à cet égard n'est pas suffisamment apprécié.

L'Ukraine joue également un rôle extrêmement important dans la zone de coopération économique des pays riverains de la mer Noire. Notre pays propose notamment la démilitarisation de la mer Noire. L'Union des trois mers - Baltique, mer Noire et Méditerranée - serait souhaitable. Cet axe allant des pays baltes aux pays du sud de l'Europe pourrait donner lieu à une coopération importante.

L'Ukraine joue un rôle important dans les actions de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Pour la sixième année consécutive, les représentants de l'Ukraine font partie de la direction de l'OSCE, au niveau des vice-présidents. Le forum de l'OSCE aura lieu à Kiev en 2007.

Au niveau des parlementaires, nous avons pris l'initiative d'une union entre Ukraine, Pologne et Lituanie. Nous sommes reconnaissants à nos collègues de Pologne et de Lituanie de leur position de compréhension et de soutien. Notre union a de profondes racines historiques. Je souligne que les unions des couloirs transfrontaliers contribuent à l'atmosphère amicale entre nos pays.

Un autre vecteur puissant est l'Espace économique unifié établi entre la Russie, l'Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan.

L'Ukraine se trouve à présent devant un choix historique. Ce choix, elle l'a fait : elle souhaite devenir membre de l'Union européenne. Les eurosceptiques affirment que ce but est aujourd'hui éloigné. Mais selon le mot de M. Edouard Bernstein, le but n'est rien, le mouvement est tout. Quoi qu'il en soit, rejoindre les standards européens en matière économique, de droits de l'homme et de sécurité constituent un objectif que nous nous engageons à remplir.

M. Michel Barnier : Monsieur le Président Chevtchouk, je vous remercie d'avoir confirmé votre détermination à atteindre un horizon européen. Je souligne à nouveau, puisque notre table ronde porte sur les moyens de mieux faire fonctionner cette Union dans laquelle vous voulez entrer un jour, que votre intérêt n'est pas d'entrer dans une Union qui serait en panne et qui fonctionnerait de moins en moins bien. Encore une fois, vous seriez victimes d'un marché de dupes. Je donne maintenant la parole à M. François Heisbourg, Conseiller spécial auprès de la Fondation pour la recherche stratégique.

M. François Heisbourg : Après la victoire du « non » aux référendums français et néerlandais, il était très intéressant de suivre les réactions officielles et officieuses, à Washington et à Moscou. À Washington, il y avait très peu de Schadenfreude. Les milieux gouvernementaux comprenaient qu'une Union européenne entrant dans une phase de dysfonctionnement n'allait pas s'élargir. Or les Etats-Unis veulent l'élargissement. À Moscou, au contraire, la Schadenfreude s'est fait entendre. Le gouvernement russe était ravi, pour la même raison : avec le dysfonctionnement de l'Union, l'élargissement devient moins probable.

Du point de vue des traités, l'effet de seuil de l'élargissement n'est pas à trente-cinq, mais à vingt-sept ou vingt-huit. Le traité de Nice, qui était en effet un traité bâclé, prévoit des institutions à vingt-sept, incluant la Bulgarie et la Roumanie, mais pas au-delà. Il existe quelques domaines pour lesquels des mécanismes, d'ailleurs surréalistes, ont été prévus. En revanche, pour les droits de vote au Conseil européen, c'est le vide juridique. Autrement dit, à partir de l'adhésion de la Croatie, le traité de Nice deviendrait caduc. La Croatie pourrait être prête à adhérer en 2009. D'ici là, le vide juridique devra avoir été comblé. Il faut que les décisions politiques visant à le combler soient prises dans les trente-six mois qui viennent.

Trois options se présentent.

La première, l'option paresseuse, qui sera donc tentante, est d'utiliser le traité d'adhésion de la Croatie à la manière d'un cavalier législatif, afin d'introduire des modifications au traité de Nice en ce qui concerne les droits de vote. Mais dans ce cas, les pays qui ont adopté le traité de Nice par référendum seraient tentés de procéder par la même voie. Et en tout état de cause, après l'adhésion de la Croatie, les choses deviendraient plus compliquées, par exemple avec l'adhésion de la Macédoine, qu'il est tout à fait possible d'envisager pour 2010 ou 2011. Autrement dit, cette option ne permettra pas de définir le fonctionnement d'une Union dépassant les vingt-sept membres, ni a fortiori de répondre à la question que nous nous posons ce matin, celle du fonctionnement d'une Europe à trente-cinq.

La deuxième option serait la relance du traité constitutionnel. C'est là un scénario qu'on entend évoquer ici ou là, y compris au sein de la majorité actuelle. Un nouveau président français sera élu en 2007, il aura un crédit politique tout neuf, et pourra le mettre à profit pour engager le pays dans une démarche analogue à celle qu'avaient suivie le Danemark après le rejet du traité de Maastricht et l'Irlande après celui du traité de Nice. Il inviterait donc les Français à adopter par référendum - il est difficile de voir comment une autre voie pourrait être envisagée - une sorte de déclaration interprétative permettant à la France de dire qu'elle a obtenu satisfaction sur un certain nombre de points, ce qui la conduit, finalement, à adopter le traité constitutionnel. Le problème est que le sentiment de fierté nationale serait, d'une certaine façon, atteint. Et surtout, dans le cas du Danemark et de l'Irlande, on pouvait identifier des raisons relativement précises ayant conduit à la victoire du non. Il était donc possible d'apporter des aménagements précis leur permettant de ratifier le traité qu'ils avaient, dans un premier temps, refusé d'adopter. Dans le cas français, et encore plus dans le cas néerlandais, les causes du rejet sont plus diffuses, moins susceptibles d'être isolées et de recevoir un traitement politique. Je crains donc que la voie de la relance du traité constitutionnel ne soit pas suivie. Si les faits démontraient le contraire, nous aurions des institutions pour une Union à trente-cinq. On pourrait toujours discuter de la question de savoir si ce seraient les bonnes institutions, mais elles existeraient.

La troisième option serait un traité institutionnel, et non plus constitutionnel. Il comblerait les vides juridiques du traité de Nice en reprenant des éléments du traité constitutionnel, ainsi que celles de ses dispositions qui concernaient la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et qui n'ont pas été au centre des rejets français et néerlandais. Ce traité institutionnel serait adopté par une « mini-Conférence intergouvernementale (CIG) », puis ratifié par des voies parlementaire ou référendaire. Le moment idéal, si cette voie devait être empruntée, serait la fin de la présidence allemande, après les élections françaises du printemps 2007. Cela supposerait que le travail diplomatique nécessaire soit réalisé avant cette date. Cela supposerait aussi que soit dressé l'acte de décès de la Constitution. Par qui le serait-il ? Je ne tenterai pas, à ce stade, de répondre à cette question.

J'ajoute, s'agissant de l'Ukraine, qu'elle risque de souffrir de la séquence où elle se trouve enfermée. Cette séquence est : la Turquie d'abord, l'Ukraine ensuite. Contrairement à Mme Sylvie Goulard, je ne suis pas défavorable à l'adhésion éventuelle de la Turquie. Comme elle, en revanche, je suis très frappé par la communication de la Commission, et encore plus frappé par les commentaires qui en sont faits. On en est arrivé à un point où je ne serais pas surpris si la négociation devait être suspendue peu de temps après avoir commencé. Le procès d'Orhan Pamuk n'est qu'un élément parmi un ensemble de signes qui donnent à penser que les Turcs ont fait marche arrière. Si le processus censé aboutir à l'adhésion de la Turquie devait être enrayé, l'Ukraine aurait intérêt, si je puis dire, à sauter une place dans la file d'attente.

Au-delà du cas de l'Ukraine, il faudra bien un jour que nos responsables politiques se réunissent pour discuter entre eux des limites de l'Union. J'entends parler en effet, non seulement de l'adhésion de la Turquie, mais aussi de celles de la Géorgie, de l'Arménie, de l'Azerbaïdjan et même du Kazakhstan, dont il apparaît que 400 000 kilomètres carrés se situent sur le continent européen. À ce rythme, on se dirigerait vers une Europe à quarante ou quarante-cinq, c'est-à-dire non plus une Europe qui fonctionne mal, mais une Europe qui ne fonctionne plus du tout.

M. Michel Barnier : Je vous remercie. La parole est maintenant à M. Vasil Hudak, Vice-Président de l'institut Est-Ouest (EWI) à Bruxelles.

M. Vasil Hudak : Mesdames, Messieurs, je voudrais remercier l'Assemblée nationale de m'avoir invité à ce colloque, et d'abord de l'avoir organisé. L'Europe a besoin d'échanges tels que ceux que nous avons ce matin.

En préparant mon intervention, je craignais d'y insérer des éléments qui pourraient heurter les participants. Mais après les interventions qui ont eu lieu dans la première partie de la matinée, je suis moins inquiet, ayant constaté que notre discussion est menée dans un esprit de franchise et d'ouverture aux idées nouvelles.

L'idée force que je voudrais tenter de défendre ici est que l'Union européenne a besoin d'une « révolution orange ». Elle a besoin d'un changement qui bouscule les vieilles institutions, qui rapproche l'Europe des peuples et ouvre de nouvelles perspectives à ses citoyens.

L'Union européenne a besoin d'une révolution parce que le développement par évolutions successives a épuisé ses possibilités. L'Europe est confrontée à des changements révolutionnaires, qui appellent des réponses révolutionnaires, bien que tranquilles. Quels sont ces changements ?

En premier lieu, nous sommes dans une période de crise. Les citoyens européens sont dans la confusion et l'apathie quand ils considèrent les structures de l'Union. Ils n'ont aucune idée claire sur le sens du projet européen, malgré le fait que l'Union leur ait beaucoup apporté depuis cinquante ans. Il y a une grande tension entre principes différents, entre traditionalistes, libéraux et modernistes. L'Europe est également confrontée au vieillissement et au déclin de sa population. Pour la maintenir au niveau actuel, il faudrait accueillir entre deux et trois millions d'immigrés chaque année pendant plusieurs années.

L'Europe doit devenir, ou redevenir, moteur de la croissance économique.

L'élargissement de la Turquie n'est pas le seul qui appelle une réflexion. Nous évoquons ce matin la perspective d'une Europe à trente-cinq, mais ce nombre pourrait être plus élevé. Le référendum qui aura lieu prochainement au Monténégro débouchera peut-être sur la création d'un Etat nouveau. De même, il est possible que le Kosovo devienne un Etat indépendant. Et puis, quid du voisinage de l'Union ? L'Ukraine occupe le cœur de ce voisinage.

Il ne faut pas non plus oublier que l'Union est un moteur de réformes. Dans l'Union, il n'est pas seulement question d'institutions, mais aussi de valeurs et des perspectives que l'on veut pouvoir offrir aux peuples des nouveaux pays membres. Étant moi-même ressortissant de l'un de ces Etats, je peux vous dire que la stratégie d'intégration était la seule possible pour les gouvernements successifs de mon pays. La perspective de l'adhésion a été porteuse d'une vision d'avenir.

Les défis auxquels est confrontée l'Union appellent des réponses révolutionnaires, même si chacun d'eux, pris isolément, pourrait recevoir une réponse classique.

Le facteur clé de la démarche révolutionnaire dans laquelle il me semble que l'Union doit s'engager est l'idée d'une intégration à un rythme multiple, ou, si l'on préfère, l'idée d'une Europe comprenant des cercles concentriques. Cette idée n'a rien de très nouveau. À Amsterdam comme à Nice, des coopérations renforcées étaient prévues. L'union monétaire et l'espace de Schengen sont deux exemples de coopérations renforcées. D'autres sont envisageables, telles que le groupe des six cher à M. Nicolas Sarkozy. Tout cela n'est pas nouveau, mais je crois qu'il faut aller plus loin.

Quelle forme pourrait prendre cette Europe à plusieurs vitesses ? Je proposerai trois cercles concentriques. Le premier pourrait être le noyau de l'Europe, regroupant les pays fortement intégrés, politiquement, économiquement et socialement. Le deuxième cercle pourrait être constitué par des pays comme la Turquie, la Roumanie, la Bulgarie, ainsi que certains Etats des Balkans, la Croatie étant un exemple évident. Dans ce cercle, l'intégration économique serait totale. Il bénéficierait d'une harmonisation sur la base de l'acquis communautaire, et connaîtrait une harmonisation des politiques judiciaires. Un troisième cercle réunirait des pays du voisinage : la Moldavie, l'Ukraine, peut-être l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Leur intégration serait progressive, sectorielle, en matière économique ou de politique étrangère, dès lors que ces pays seraient en mesure d'envisager un approfondissement de leurs relations avec l'Europe. Ce serait une sorte d'intégration à la carte. Ce cercle pourrait comprendre la Russie, ce qui résoudrait un problème classique qui se pose à l'Ukraine, laquelle se situe toujours sur un fil tendu entre l'Europe et la Russie. Pourquoi perpétuer ce dilemme qui pourrait être résolu si cette approche révolutionnaire était retenue ? S'agissant du prix de l'énergie, par exemple, on sait que le prix du gaz finit par peser sur l'Europe, et risque d'affecter sa compétitivité. Pourquoi ne pas aller vers un espace économique européen partagé avec l'Ukraine et la Russie, qui comporterait des tarifs énergétiques communs ? Cela favoriserait une meilleure compétitivité et nous permettrait d'être, dans le contexte mondial, une réelle puissance régionale.

Une telle révolution passerait évidemment par des institutions nouvelles, notamment financières.

Quels seraient ses avantages ?

Elle permettrait de mettre fin à la schizophrénie d'une Europe partagée entre élargissement et approfondissement.

Elle offrirait aux citoyens européens une plus grande lisibilité quant à l'avenir de l'Union. Ils n'auraient plus peur de l'arrivée de l'Ukraine et de la Turquie, dès lors qu'un certain nombre de marchés, notamment le marché du travail, seraient pleinement intégrés. C'en serait fini de la peur du « plombier polonais ».

Elle éviterait de créer de nouvelles lignes de fracture, de nouvelles divisions en Europe. C'est un message politique et affectif capital : nous ne voulons pas de nouvelles divisions ; nous voulons au contraire supprimer les divisions. Cela constituerait en outre un message positif en direction de ceux qui veulent se rapprocher de l'Union, sans que celle-ci soit obligée de répondre « ni oui, ni non ». Elle gagnerait à procéder par inclusion plutôt que par exclusion.

Elle créerait une « feuille de route » que ces pays pourraient suivre, qui leur permettrait de passer du troisième cercle au deuxième, et le cas échéant du deuxième au premier.

Enfin, last but not least, elle aurait pour effet de renforcer la compétitivité économique de l'Europe et offrirait à ses citoyens une idée beaucoup plus séduisante de l'Union.

J'espère n'avoir heurté personne. Mais je pense, encore une fois, que des discussions comme celle de ce matin sont faites pour échanger des idées nouvelles.

M. Michel Barnier : Je ne crois pas, monsieur Hudak, que vous ayez été trop radical. L'Europe a besoin de radicalité. Je ne sais pas si cela doit la conduire vers une « révolution orange ».

Avant de donner la parole à M. le Premier ministre Edouard Balladur, je voudrais préciser quelques points.

M. Chevtchouk a cru discerner une certaine réticence française au moment de la « révolution orange ». Je peux témoigner qu'il n'y avait pas de réticence, au contraire. Les Français ont été très impressionnés par le mouvement populaire qui s'est manifesté en Ukraine. La France a soutenu l'évolution démocratique. J'ai d'ailleurs été l'un des tout premiers à dire, au nom du Gouvernement, que les élections n'étaient ni justes ni équitables. La visite que j'ai faite à Kiev, à la demande du Président de la République, au moment même où le nouveau gouvernement se mettait en place, était la preuve de notre soutien à ce grand mouvement populaire et à cette révolution démocratique et économique.

Cela étant, nous avons le souci de relations stables avec la Russie. Ce grand pays, qui est à lui seul un Etat continent, a lui aussi engagé un processus de transition qui n'est pas facile. Je crois que personne en Europe n'a intérêt à ce que ce grand pays soit instable et que nos relations avec lui ne soient pas claires. Cela vaut pour les pays baltes, notamment la Lituanie, comme pour la Pologne, l'Ukraine et tous les pays frontaliers de la Russie. Nous souhaitons trouver avec la Russie une relation de partenariat stable, tout en favorisant l'évolution démocratique.

M. François Heisbourg a montré à quel point la situation était grave. Nous ne savons pas, aujourd'hui, ce qu'il faut faire pour sortir de la crise et de la panne politique dans laquelle nous sommes depuis les votes français et néerlandais. Il n'y a pas de « plan B », contrairement à ce que certains nous avaient promis. Nous cherchons comment sortir par le haut de cette situation. Si la troisième option évoquée par François Heisbourg devait être choisie, celle d'une mini-convention pour approuver un mini-traité, cela demanderait une réflexion très rapide. Il a suggéré une date située vers la fin de la présidence allemande, au printemps 2007. Or, pour que nous, Français, puissions participer à un tel travail en pleine campagne présidentielle, il faut qu'un dialogue national s'instaure entre nous. Si ceux qui ont voté oui et ceux qui ont voté non ne peuvent pas se mettre d'accord sur une position commune, la parole française n'aura aucune crédibilité. Jusqu'à la tenue de l'élection présidentielle, elle serait suspecte d'être provisoire. Il serait souhaitable que tous les partis, toutes les forces sociales, toutes les forces de la société civile participent à un tel dialogue. Ce que j'ai appelé la grande coalition des idées me paraît plus que jamais nécessaire.

Je pense comme vous, François Heisbourg, qu'il faut absolument ouvrir entre Européens, et d'abord entre Français, un débat sur les frontières de l'Europe. Je veux dire à nos amis ukrainiens que l'une des raisons du « non » a été clairement ce sentiment populaire d'une fuite en avant, qui faisait l'économie d'une réflexion sur la frontière politique et territoriale de l'Union européenne.

M. Vasil Hudak a souligné l'importance des coopérations renforcées. C'est une clé majeure de la solution au problème institutionnel que de leur donner plus de souplesse et d'efficacité.

M. Edouard Balladur : Une Europe à trente-cinq serait certainement trop nombreuse et impraticable. Par conséquent, elle n'existera pas, en tout cas pas sous la forme actuelle, notamment avec les institutions actuelles. M. Vasil Hudak, reprenant des idées dont on parle depuis de nombreuses années, a évoqué des cercles concentriques. C'est une bonne chose. Mais puisque M. Michel Barnier a presque reproché à M. Hudak de ne pas avoir été assez radical, je vais l'être un peu plus que lui. Je voudrais poser trois problèmes, que nous n'éluderons pas.

Le premier problème est le rapport entre les grands et les petits pays, en fonction de leur population. J'ai entendu M. Vasil Hudak nous parler de l'éventuelle adhésion du Kosovo, dont le statut n'est pas encore défini. D'autres citent la Bosnie-Herzégovine, dont l'existence fragile est définie par les accords de Dayton. Ces perspectives me paraissent très prématurées mais elles posent néanmoins la question de l'équilibre démographique entre les pays membres de l'Union. Nous n'éviterons pas ce problème si nous voulons une Europe efficace. Pour la prise de décision, il faudra qu'on se réfère davantage qu'aujourd'hui au chiffre de la population, ce qui, par parenthèse, n'est pas de nature à inquiéter l'Ukraine.

Le deuxième problème est que nous ne pourrons pas maintenir éternellement cette distinction artificielle entre le Conseil européen et la Commission. Le Conseil est supposé correspondre à ce qui est intergouvernemental, la Commission à ce qui est de nature véritablement fédérale. Cette distinction ne correspond plus à rien. Je crois que l'avenir de l'Europe sera de placer clairement la Commission sous l'autorité du Conseil, dont j'observe d'ailleurs que dès lors qu'il serait doté d'un président élu pour un mandat de deux ans et demi renouvelable - ce qui n'est pas impossible malgré le rejet du traité constitutionnel - il perdrait de son caractère intergouvernemental. Un président de Conseil européen élu pour cinq ans, étant, en quelque sorte un chef d'Etat, il serait parfaitement légitime que la Commission fût placée sous l'autorité du Conseil. Nous ne nous en sortirons jamais avec des structures aussi compliquées que les structures actuelles, lesquelles sont ingérables. J'en appelle au témoignage de M. Michel Barnier. Le grand défaut de l'Europe, c'est sa complication. Personne ne sait jamais très bien quelle procédure il faut employer pour prendre quelle décision.

Troisièmement, nous devrons clairement décider si nous voulons une Europe fédérale ou intergouvernementale. Or, soyons clairs : si l'Europe doit être, un jour, un grand ensemble économique, une zone de libre échange rassemblant trente ou trente-cinq Etats, elle ne pourra pas être une organisation fédérale. Elle serait un grand marché, avec des règles de décision qu'on peut adapter, mais qui ne seraient pas caractérisées uniquement par le fait qu'une majorité peut imposer sa décision à une minorité. En revanche, si, à côté de cette grande Europe à trente ou trente-cinq, essentiellement économique, on veut bâtir une Europe de nature et d'ambition plus politique et militaire, alors on n'échappera pas au problème de la majorité qualifiée, c'est-à-dire au problème du fédéralisme. Je me permets d'insister sur ce point. On donne une définition des choses très compliquées, alors qu'elles sont très simples : on est dans un régime fédéral lorsqu'un Etat doit obéir à une décision qu'il ne voulait pas, dont il n'était pas partie prenante, et qui a été prise par la majorité. Nous aurions été dans un régime fédéral, par exemple, si, l'Europe étant un ensemble politique et militaire, Français et Allemands avaient été obligés d'intervenir en Irak sous prétexte que la majorité des gouvernements européens - mais pas des peuples - étaient partisans de l'intervention américaine en Irak et d'y envoyer des troupes.

Pour me résumer, je dirai que nous vivons sur un héritage du passé que nous ne voulons pas remettre en cause. Désormais, il faut le remettre en cause. Il faut élargir l'Europe. Il faut répondre aux aspirations des peuples qui se sont libérés de l'emprise soviétique. Il faut leur proposer une structure large, d'ordre économique et où les droits de l'homme soient respectés. Mais il faut aussi envisager des institutions qui nous permettent d'exister efficacement sur le plan politique et sur le plan militaire. Cela suppose que les Etats qui voudront s'engager dans cette voie renoncent à une part de leur souveraineté. Voilà le débat des dix années qui viennent.

M. Michel Barnier : Vous conviendrez, Monsieur le Premier ministre, que placer la Commission sous l'autorité du Conseil exige un changement de culture du Conseil, ne serait-ce que par l'élection d'un président qui puisse exercer sa fonction durant cinq ans. Il n'est pas inenvisageable qu'un jour, le président du Conseil européen et le président de la Commission soit la même personne. Le texte du traité constitutionnel laissait la porte ouverte à une telle option.

Mme Sylvie Goulard : Peut-on faire simple au niveau européen ? Il faut certes tendre vers la simplicité, mais je crois que l'extraordinaire diversité de nos expériences politiques fait que ce qui est une bonne solution pour les Français sera peut-être une mauvaise solution pour d'autres. Cela me conduit à évoquer la question du fédéralisme. Je me suis amusée à comparer la définition du fédéralisme que l'on trouve dans le Petit Robert et dans le Duden, son équivalent pour les Allemands. Je ne crois pas que beaucoup d'Allemands adhéreraient à votre vision du fédéralisme, monsieur le Premier ministre. Le vote majoritaire est certes un élément clé de la prise de décision, mais les choses sont parfois un peu plus compliquées. Ce qui fait la valeur du fédéralisme allemand, c'est bien la capacité de ce système à défendre les pouvoirs des Länder par rapport au pouvoir central. C'est pourquoi je trouve étrange de proposer d'abord de placer la Commission sous l'autorité du Conseil, et ensuite d'ouvrir le débat sur la dose de fédéralisme nécessaire. Dans ce cas, que fait-on des politiques qui sont d'ores et déjà des politiques fédérales, même si on ne leur donne pas ce nom - je veux parler de la politique de l'euro, de la politique de la concurrence, de la politique commerciale ? Ces politiques constituent une valeur ajoutée européenne, et correspondent à des domaines dans lesquels l'Europe existe, notamment face aux Etats-Unis.

M. Hennadiy Oudovenko : Qui pouvait penser, au moment du traité de Rome, que l'on pourrait envisager un jour une Europe à trente-cinq, voire une Europe à quarante ?

J'ai relevé que certains semblaient faire un parallèle entre l'adhésion de la Turquie et celle de l'Ukraine, en suggérant que les chances d'adhésion de celle-ci seraient accrues dans l'hypothèse où celle-là n'adhérerait pas à l'Union. Je voudrais mettre en garde contre cette espèce de concurrence entre les deux pays. Outre le fait que l'Ukraine a de très bonnes relations avec la Turquie, qui lui a apporté son soutien depuis qu'elle est indépendante, il me semble que ces deux pays peuvent cohabiter au sein d'une OTAN élargie à l'Est. L'Ukraine a toujours soutenu le droit des anciens pays de l'Est et des pays baltes à entrer dans l'OTAN. Elle a toujours dit que ce n'était pas à Moscou qu'une telle décision devait être prise. Elle s'est clairement prononcée pour le choix souverain des Etats. À présent, la frontière de l'OTAN est celle de l'Ukraine.

M. Chevtchouk a dit que la Rus' de Kiev avait été le rempart de l'Europe occidentale contre l'invasion tataro-mongole. Mais l'Ukraine a également protégé l'Europe contre l`invasion communiste. Aujourd'hui, elle la protège contre l'immigration clandestine. Je veux parler des flux d'immigrants illégaux qui traversent la frontière ukraino-russe. Je n'accuse nullement la Russie, mais le fait est que nous devons faire face à ce problème, en sachant que les immigrés qui entrent en Ukraine par sa frontière orientale se présentent ensuite à ses frontières occidentales pour entrer en Pologne ou en Hongrie. Celles-ci étant de plus en plus contrôlées, cette population clandestine reste en Ukraine, ce qui représente un coût énorme pour notre budget. Les autorités ukrainiennes sont pleinement conscientes des responsabilités qui sont les leurs. Elles pourraient fort bien fermer les yeux et laisser entrer les immigrés clandestins dans l'espace de l'Union européenne. Elles ne le font pas, parce qu'elles assument les engagements qu'a pris notre pays dans le but de lutter contre l'immigration clandestine. Une fois de plus, l'Ukraine sert de rempart à l'Europe, et ce alors que les contreparties qu'elle en retire sont insignifiantes. Ce que propose l'Union européenne en matière d'assistance technique ne suffit pas. Or, ce défi est un défi commun. Si le statu quo perdurait, l'Ukraine serait à un moment ou à un autre face à un problème auquel elle ne pourrait plus faire face.

M. François Heisbourg : Le problème du rapport entre les grands et les petits Etats et de la place à donner au critère de la population dans la prise de décision a toujours existé. Il existait à six, à douze, à quinze. Il existe aujourd'hui et existera à l'avenir. L'un des paradoxes est que si l'on fait entrer dans l'Union européenne un groupe de petits pays, il faut absolument faire entrer un ou deux grands pays afin de maintenir les équilibres. Ce serait une façon paradoxale de justifier l'entrée de la Turquie après avoir fait entrer le Monténégro, le Kosovo, la Macédoine, la Bosnie et la Serbie. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne logique, mais si le souci est bien celui de l'équilibre entre les grands et les petits pays, c'est ce raisonnement qu'il faut tenir.

En termes de population, je rappelle que l'Europe des quinze représente un peu plus de 350 millions d'habitants, c'est-à-dire largement plus des trois quarts de l'Europe à vingt-sept. Autrement dit, le dernier élargissement n'a pas représenté un saut qualitatif par rapport aux élargissements de douze à quinze et de neuf à douze. La transformation de l'Europe a déjà eu lieu. Ce n'est pas en accueillant les 25 millions d'habitants que comptent les pays des Balkans, soit 6 % de la population de l'Europe à vingt-sept, que l'on changera la nature de l'Union. L'Europe a changé de nature lors des élargissements précédents. Qu'il faille tenter de répondre, à l'occasion des futurs élargissements, aux questions auxquelles on aurait dû répondre lors des élargissements précédents, je le conçois aisément, mais je doute qu'on le fasse beaucoup mieux à l'avenir qu'on ne l'a fait dans le passé.

Cela étant, je ne suis pas radical. Je considère que l'Union européenne est une construction ad hoc. Elle n'est pas destinée à être un Etat fédéral, mais elle n'est pas non plus, comme la voient parfois nos interlocuteurs américains, russes, ou certains Etats candidats qui ne savent pas très bien ce à quoi ils s'engagent, une organisation internationale. C'est une organisation sui generis, qui est hybride et forcément complexe, et qui ne fera probablement jamais rêver. Et de fait, il n'y a aucun sentiment de destin commun et d'histoire commune au sein des opinions publiques européennes. On ne créera pas les Etats-Unis d'Europe, mais cela ne signifie pas que l'Union européenne sera l'équivalent de l'OTAN ou de l'ONU. Nous sommes dans une position d'entre-deux.

M. Michel Barnier : Je suis d'accord avec vous, M. François Heisbourg, pour dire que l'Union européenne est une construction ad hoc. Mais pour revenir à l'inquiétude exprimée par M. Edouard Balladur, je souligne que le nombre de pays membres pose un problème, et notamment au sein de la Commission. Dans cette Union qui s'élargit, les forces centrifuges vont être très fortes. Le risque de « détricotage » de l'Union est grandissant. Nous avons donc besoin d'un lieu de cohérence. C'est précisément la fonction de la Commission, qui joue le rôle d'un Premier ministre européen. Or, notre grand souci doit être de savoir si les grands Etats vont longtemps continuer à faire confiance à la Commission, surtout une Commission où l'Allemagne aurait une voix et les petits Etats issus de l'éclatement de la Yougoslavie auraient près de dix voix. C'est un problème y compris pour les petits pays. Le grand risque pour eux est que les grands n'aient plus confiance dans la Commission, ne respectent plus son indépendance ni sa collégialité.

M. Henri Froment-Meurice, Ambassadeur de France : La subordination de la Commission au Conseil serait l'acte de mort de ce que je crois être l'Union européenne. Il est important qu'une institution indépendante des gouvernements puisse interpréter les intérêts de l'Europe, en tenant compte des intérêts nationaux et en tentant de les dépasser. C'est là ce qu'il y a de spécifique à la construction européenne, ce qui en fait, comme l'a dit François Heisbourg, une construction ad hoc, qui n'existe nulle part ailleurs.

J'entends depuis cinquante ans des voix françaises demander cette subordination de la Commission. Au fond, c'est ce que voulait le général de Gaulle. De temps à autre, ce thème resurgit. On voit également ce point de vue apparaître du côté des nouveaux pays membres, qui ne comprennent pas ce qu'est la Commission, puisqu'ils demandent à avoir chacun un commissaire, comme si avoir « son » commissaire était l'assurance que les intérêts nationaux soient pris en compte au sein de la Commission. Mais les intérêts nationaux doivent être pris en compte au sein du Conseil. Ce n'est pas la peine d'avoir un Conseil qui compte autant de ministres que d'Etats et une Commission où il y aurait autant de commissaires que d'Etats. J'ai entendu dix fois M. Raymond Barre, lorsqu'il était vice-président de la Commission, dire qu'il fallait un commissaire par compétence. Plus les compétences de l'Union s'élargissent, plus il doit y avoir de commissaires. Voilà à mon avis quelle doit être la philosophie. Si l'on s'en écarte, l'Union européenne perdra toute sa spécificité, les conflits entre intérêts nationaux s'exprimeront sans qu'aucune institution tente de les dominer et de les effacer.

M. Michel Barnier : Je précise que je n'ai pas proposé la fusion de la Commission et du Conseil actuel. Je me situais dans l'hypothèse d'un président élu de l'Union européenne, lequel aurait une vraie légitimité communautaire. Dès lors, on pourrait imaginer qu'il ait auprès de lui un collège pour l'aider dans sa tâche.

Je propose à M. Vasil Hudak de conclure notre table ronde.

M. Vasil Hudak : Bien loin de conclure, je me bornerai à quelques brèves remarques.

Je pense que l'une des questions essentielles est celle de savoir comment gérer au mieux l'Union européenne et l'espace européen de la manière la plus efficace pour satisfaire les aspirations des citoyens de cet espace. Pour cela, il nous faut considérer les fins de l'Union européenne. Les institutions ne sont que des infrastructures qui portent ces fins. Or, je crois que l'Union en est arrivée à un stade de son développement où le but premier doit être de démontrer l'efficacité économique de l'intégration européenne. Si cette démonstration n'est pas faite, il ne sera pas possible de défendre le modèle social de l'Europe, ni d'élargir l'Union tout en faisant en sorte que les citoyens aient confiance dans le projet européen.

Les débats qui opposent le fédéral à l'intergouvernemental, ou qui tournent autour d'autres oppositions, sont à mes yeux des discussions idéologiques. Nous avons besoin de nouveaux projets pragmatiques, libérés de toute dimension idéologique. Cela implique des structures hybrides, comme l'a dit M. Heisbourg, qui soient suffisamment flexibles pour permettre une gestion optimale des problèmes économiques et sociaux de l'Union. Nous savons fort bien, par exemple, qu'une politique énergétique unifiée se heurte à des intérêts nationaux. Soyons pragmatiques et faisons ce que les peuples nous demandent de faire.

M. Yuriy Sergeyev, Ambassadeur d'Ukraine à Paris : Je trouve symbolique que M.  Michel Barnier ait présidé notre table ronde. Comme vous le savez, le sommet qui se tiendra demain à Kiev aura à son ordre du jour deux questions principales : le transit de populations et le statut d'économie de marché. L'année dernière, au mois de septembre, les deux ministres des affaires étrangères ukrainien et français ont élaboré un projet d'accord visant à la simplification des règles de transit. M. Michel Barnier s'est rendu en Ukraine le 5 février dernier et a fait une proposition concrète qui a rendu possible l'examen de cette question demain. Il a transmis le texte de ce projet d'accord à Bruxelles, qui est devenu la base même de la facilitation du régime des visas. Qu'il en soit ici remercié.

M. Jean-Louis Bianco, Député : Merci à MM. Michel Barnier et Alain Lamassoure, qui ont bien voulu présider nos deux tables rondes de ce matin. Merci à nos invités pour la qualité de leurs interventions. Nous sommes, les uns et les autres, habitués à participer à de nombreux colloques. Il me semble que lors de ces deux premières tables rondes, nous avons parfois échangé nos réflexions avec passion mais toujours avec beaucoup d'intérêt. Je ne doute pas qu'il en sera de même cet après-midi.

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● Ukraine

● Union européenne

1 Organisation américaine fondée par Eleanor Roosevelt dans le but de soutenir la démocratie


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