COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 13

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 30 novembre 2005
(Séance de 15 heures)

Présidence de M. Jean-Louis Bianco

SOMMAIRE

 

page

Colloque sur les visions partagées de la France et de l'Ukraine sur l'avenir de la construction européenne

- Troisième table ronde : Quelle place pour l'Ukraine dans l'architecture de sécurité européenne ?

  


3

Colloque sur les visions partagées de la France et de l'Ukraine sur l'avenir de la construction européenne

· Troisième table ronde : Quelle place pour l'Ukraine dans l'architecture de sécurité européenne ?

M. Jean-Louis Bianco, Député : Nous reprenons nos travaux avec cette troisième table ronde. Je remercie chaleureusement M. Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, d'avoir accepté de la présider.

M. Hubert Védrine : J'ai en effet accepté, à la demande du Président Edouard Balladur, de présider cette table ronde, qui nous permettra, je l'espère, d'analyser la place de l'Ukraine dans l'architecture de sécurité européenne à la lumière de la situation créée, notamment, par la politique du président George Walker Bush et par l'interruption du processus constitutionnel au sein de l'Union. Nous nous intéresserons particulièrement à l'intensification des mécanismes de coopération, en particulier en matière de défense, sans attendre les évolutions institutionnelles futures escomptées par l'Ukraine, qui a l'ambition de rejoindre l'OTAN et l'Union européenne. Je donne tout d'abord la parole à M. Ihor Ostach, vice-président de la Commission des Affaires étrangères de la Rada.

M. Ihor Ostach : Je vous remercie de votre invitation, qui montre combien Paris est toujours un bouillon de culture et un humus politique fertile.

L'Ukraine se trouve aujourd'hui dans une situation géopolitique exceptionnelle, entre les Etats membres de l'Union européenne et de l'OTAN à l'ouest et, à l'est, l'union Russie-Biélorussie, le bloc de Tachkent, dont la position vis-à-vis de l'élargissement de l'OTAN diffère radicalement de celle des pays d'Europe centrale et orientale, Ukraine comprise. Il n'est un secret pour personne que Moscou ne voit pas d'un très bon œil notre coopération avec Bruxelles.

C'est en étant conscients de cela que les anciens pays soviétiques ont fait état de leur souhait d'adhérer à l'OTAN et à l'Union européenne. Ils ont récemment obtenu des succès incontestables dans cette voie. L'Azerbaïdjan, la Géorgie et la Moldavie ont fait des déclarations d'intention similaires aux nôtres.

L'Ukraine est membre de l'OSCE et travaille activement pour jouer tout son rôle dans le renforcement de la stabilité et de la sécurité en Europe. Elle fait tout son possible pour développer le GUAM, union régionale entre la Géorgie, l'Ukraine, l'Azerbaïdjan et la Moldavie. La réunion constitutive de l'Assemblée parlementaire du GUAM, qui s'est tenue le 23 septembre 2004, a marqué un nouveau pas important de l'approfondissement de notre coopération au sein de cette organisation. Elle témoigne de l'engagement des Etats membres à poursuivre la coopération, y compris institutionnelle. Ces intentions ont été fixées dans la déclaration de Chişinǎu du 22 avril 2005, qui marque notre aspiration à créer, sur la base du GUAM, une organisation régionale destinée à favoriser la démocratie et le développement. Un changement de nom en « Organisation de la coopération est-européenne », « Communauté des mers Noire et Caspienne » ou « Partenariat pour le développement et la démocratie », est envisagé, pour accroître son autorité, mieux refléter ses activités et permettre l'adhésion de nouveaux membres.

Je veux aussi insister sur l'implication de l'Ukraine dans la résolution des conflits régionaux. J'en veux pour preuve la proposition par le président Viktor Iouchtchenko du plan de règlement, par la démocratie, du conflit en Transnistrie, que toutes les parties prenantes ont accueilli de façon positive. L'Ukraine s'est également déclarée prête à jouer le rôle de médiateur et à envoyer ses soldats de la paix dans les pays concernés.

Elle reste en outre candidate à l'adhésion à l'OTAN. Le début d'un dialogue intensif est pour nous stimulant et nous espérons sincèrement obtenir des résultats concrets dès 2008.

Malheureusement, la question de l'entrée de l'Ukraine dans l'OTAN est utilisée par certains partis dans le débat politique qui précède nos prochaines élections législatives, le discrédité SDPU et son leader Viktor Medvedtchouk exigeant un référendum préalable.

Par ailleurs, l'implication de l'Ukraine dans le développement de l'identité européenne de sécurité et de défense proposée par le président Jacques Chirac favoriserait la poursuite du rapprochement de notre pays et de l'Union européenne, dans une perspective d'adhésion. Nous espérons donc participer à la politique européenne de sécurité et de défense, mais aussi, de façon concrète, à la Force européenne de réaction rapide ainsi qu'à plusieurs autres projets.

L'Ukraine devient donc ces derniers temps un partenaire de l'Europe en matière de sécurité : il est désormais difficile d'imaginer la sécurité de l'Europe sans la contribution de notre pays sur les questions de l'énergie, des transports, de l'immigration, de la démocratie chez son voisin biélorusse, du règlement des conflits en Moldavie et en Géorgie. C'est dans ce cadre que s'inscrit la réunion qui se tient actuellement à Odessa, en présence de M.  Javier Solana, haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et de Mme Benita Ferrero-Waldner, commissaire européen aux relations extérieures, sur le problème de la Transnistrie.

M. Hubert Védrine : Vous avez à la fois fait un exposé lucide sur les questions institutionnelles et indiqué un certain nombre de domaines, en particulier l'énergie et la résolution des conflits régionaux, pour lesquels l'Ukraine souhaite des coopérations concrètes afin d'assurer sa propre sécurité. C'est aussi pour cela que votre pays cherche à s'insérer dans des mécanismes de gestion régionale de la sécurité et des conflits, même si les conditions ne sont pas encore réunies pour une pleine participation à tel ou tel organisme.

Il y a bien sûr derrière tout cela, en permanence, la question de la politique russe et de la méfiance de la Russie à l'égard de l'extension des mécanismes de sécurité occidentaux.

Je cède maintenant la parole à Mme Oksana Antonenko, chercheuse à l'Institut international d'études stratégiques (IISS) à Londres.

Mme Oksana Antonenko : Il serait sans doute superflu d'expliquer pourquoi l'Ukraine joue un rôle important sur la scène européenne. Je rappelle simplement qu'à la fin de l'Union soviétique, elle a renoncé à ses capacités nucléaires. Or, alors que cela conférait de facto à l'Union européenne et aux Etats-Unis la responsabilité d'assurer la sécurité de ce pays, tel n'a malheureusement pas été le cas. L'Ukraine doit néanmoins demeurer un élément-clé de la politique européenne de non-prolifération.

L'Ukraine a déjà abondamment contribué à la sécurité européenne ces dix dernières années, par exemple en envoyant ses soldats dans les Balkans et en Irak et en développant une véritable industrie de défense. Ainsi, certains Etats membres de l'OTAN utilisent ses appareils de transport et coopèrent avec elle dans d'autres domaines de la technologie militaire.

Récemment, les Ukrainiens ont participé à l'élaboration de la politique européenne de sécurité et de défense ainsi qu'à la résolution du conflit en Transnistrie, et aidé au déploiement d'observateurs européens à la frontière entre l'Ukraine et la Moldavie. Il faut en outre rappeler que la région de la mer Noire est considérée comme une priorité stratégique de l'OTAN.

Dès la révolution orange, l'Ukraine a fait part de son désir d'intégrer l'Union européenne et l'Alliance atlantique. Les Etats baltes y sont tout à fait favorables, mais les réticences rencontrées ailleurs devraient amener à réfléchir sur la façon dont l'Ukraine pourra conserver sa position euro-atlantique.

J'insisterai surtout sur les pièges et sur les défis auxquels l'Ukraine est confrontée au cours de son processus d'intégration euro-atlantique.

Il est évident que les questions de sécurité ont beaucoup changé après le 11 septembre 2001 et depuis le début des opérations de la coalition internationale en Irak : la sécurité est devenue de moins en moins géographique, se transformant en un phénomène mondial auquel la construction de la sécurité européenne a dû s'adapter, ce qui n'a pas été sans effet sur la crise d'identité de l'Union européenne. Il y a manifestement aussi une crise de l'OSCE, dont l'Ukraine est un membre très actif. On observe aujourd'hui une fracture entre les Etats qui ont choisi la voie du développement démocratique et les autres. Le processus décisionnel s'est trouvé interrompu à plusieurs reprises et on voit mal comment l'Organisation retrouverait son rôle passé, certains allant jusqu'à réclamer sa dissolution.

On pourrait tenir des propos similaires à propos de l'OTAN, bien qu'elle reste l'organisation fondamentale de la défense atlantique. Certains, tel l'ancien chancelier allemand, ont déclaré qu'après les changements de la politique américaine consécutifs aux attentats du 11 septembre 2001, l'OTAN n'était plus la grande institution qu'elle a été. Outre les Etats-Unis, de nombreux Etats européens semblent aujourd'hui s'en désintéresser et miser davantage sur la politique européenne de défense, bien qu'elle soit encore balbutiante. L'Ukraine sait donc que les structures qu'elle aspire à intégrer ne sont pas immuables.

Par ailleurs, les capacités de défense et de sécurité ne sont absolument plus conçues comme elles l'étaient au moment de la guerre froide : on ne les mesure plus au nombre de chars et aux crédits alloués à la défense. On a donc besoin d'une méthodologie plus complète, qui reste encore à élaborer : il faudra aussi tenir compte des facteurs politiques et économiques pour apprécier les questions de sécurité de façon globale et ne plus s'intéresser uniquement aux périodes de conflit, mais également à celles qui les précèdent et qui les suivent.

Ces mutations affectent l'ensemble du monde, mais elles touchent plus précisément l'espace eurasiatique et post-soviétique, région où il n'existe pas de mécanisme réel de sécurité, le traité collectif de la CEI ne pouvant apparaître comme un instrument efficace. Pourtant, les défis de sécurité en Eurasie ne semblent pas susciter un grand intérêt de l'OTAN ni de l'Union européenne, même si l'envoi d'observateurs à la frontière entre l'Ukraine et la Moldavie est un signe encourageant. C'est pourquoi il me semble que l'Ukraine pourrait jouer un rôle très important, non seulement pour l'Eurasie mais pour l'ensemble de l'Europe et je me réjouis que plusieurs orateurs aient évoqué ce matin cette mission potentielle. L'Ukraine a les capacités de déployer des forces de maintien de la paix en Abkhazie ou dans le Haut-Karabakh, au cas où on trouverait une solution politique à ces conflits. Mais il est évident qu'en dehors de la Transnistrie, elle n'a pas une tradition de présence politique forte dans la région et qu'elle n'apparaît pas comme un partenaire légitime au lieu des populations locales et des parties en présence. Il me semble qu'elle pourrait, avec l'aide de l'Europe, développer ce rôle. Ce serait une porte ouverte pour sa diplomatie.

Cela étant, il paraît très difficile d'envisager qu'elle joue un rôle constructif dans la sécurité de la région sans que soient normalisées ses relations avec la Russie, qui traversent une crise assez grave. J'aborderai ici la question épineuse des rapports entre l'Ukraine et la Russie, évidemment très importante pour les questions de sécurité.

Il ne fait pour moi aucun doute que l'Ukraine a une chance bien plus importante de devenir membre de l'OTAN que de l'Union européenne. Je pense que c'est, in fine, une décision politique qui interviendra. Les Etats-Unis et les nouveaux Etats membres soutiennent activement l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, qui pourrait intervenir prochainement. Il n'y a pas si longtemps, personne n'aurait imaginé que la Russie puisse avoir un droit de veto sur cette adhésion, qui lui pose bien plus de problèmes que celle des Etats baltes ou des pays d'Europe centrale. La première question est celle de la flotte et des bases militaires russes de la mer Noire, que les Etats-Unis jugent incompatible avec l'adhésion de l'Ukraine. S'agissant des relations militaro-industrielles, il apparaît clairement que les deux pays essaient désormais de diversifier leurs sources d'approvisionnement, même si la rupture totale des liens aurait un impact négatif.

Il convient par ailleurs que les problèmes de frontières soient définitivement résolus. C'est un grand défi pour la sécurité en Eurasie et on ne peut pas exclure que des incidents comme celui, particulièrement inquiétant, de Touzla, ne se répètent. Il paraît donc nécessaire d'ouvrir sans tarder des discussions avec la Russie, en invitant l'Ukraine à participer aux réunions du conseil OTAN-Russie pour jeter les bases d'un dialogue constructif.

Je veux enfin dire quelques mots de la façon dont l'Ukraine voit elle-même le processus et la perspective de l'adhésion à l'OTAN. L'opinion publique semble assez divisée et paraît y voir surtout un marchepied vers l'Union européenne. On peut donc craindre que le report de l'entrée du pays dans l'Union n'ait un effet négatif, d'autant que l'adhésion à l'OTAN aurait un coût et que les ressources qui seraient consacrées apparaîtraient comme détournées des réformes économiques nécessaires.

M. Hubert Védrine : Je vous remercie. Le panorama que vous-même, Mme Antonenko, et M. Ihor Ostach avez dressé montre que la situation n'est simple ni sur le plan géographique, ni sur le plan géopolitique, ni sur le plan institutionnel, ce qui ne rend guère facile de gérer les affaires de sécurité. Je donne maintenant la parole à M. Thomas Gomart, chercheur à l'Institut français des relations internationales (IFRI).

M. Thomas Gomart : J'observerai tout d'abord que, depuis 1991, la quête de souveraineté de l'Ukraine ne s'est pas faite de manière linéaire. Depuis la révolution orange, les objectifs sont clairement affichés puisque, selon le président Viktor Iouchtchenko, « la base de la politique ukrainienne doit être l'intégration européenne ». Dans le même temps, l'image de l'Ukraine se brouille en raison, non pas tant des objectifs de Kiev, que du décalage entre le discours tenu à l'extérieur et les réalités intérieures. Autrement dit, la linéarité de la démarche ukrainienne n'est pas encore garantie.

Ma deuxième remarque porte sur les principaux piliers de la défense européenne :

- l'OTAN, que l'Ukraine souhaite rejoindre, semble perdre une part de sa crédibilité militaire en s'étendant et en se politisant ;

- l'Union européenne, que l'Ukraine souhaite également rejoindre, n'a pour l'instant comme référence en matière de sécurité que son intervention en Bosnie dans un contexte post-conflit ;

- l'Organisation du traité de sécurité collective est considérée par l'Ukraine comme un instrument de domination de la Russie dans l'espace post-soviétique ;

- le GUAM, dont l'Ukraine est un membre actif, a la volonté de glisser des questions énergétiques vers celles de sécurité, avec le soutien actif de Washington ;

- la Russie et les Etats-Unis, qui ont déjà joué un rôle essentiel dans la dénucléarisation de l'Ukraine dans les années 1990, ont encore un poids très important.

Je rappelle en outre que l'Ukraine a envoyé en Irak un contingent qui a atteint jusqu'à 1 600 hommes et qui devrait être retiré à la fin du mois de décembre.

Cela me conduit à considérer que l'Ukraine occupe une position de carrefour et se caractérise par une grande plasticité en matière de sécurité. C'est pour cela que je pense que le pays sera, dans les années à venir, davantage consommateur que producteur de sécurité, en raison de la tension entre une politique étrangère tous azimuts, ambitieuse, et des ressources politiques, économiques et militaires limitées. Dans ces conditions, le pays sera tenté de rechercher des ressources politiques et économiques, ainsi que des garanties de sécurité auprès de l'ensemble de ses partenaires, Russie incluse. L'enjeu pour l'Ukraine est donc de ne pas se rigidifier, mais au contraire d'utiliser sa plasticité comme liant, le plus difficile étant sans doute de combiner son intégration économique et son intégration en matière de sécurité avec ses principaux partenaires - Russie, Etats-Unis et Union européenne.

Je vais donc m'attacher à montrer ce que représente l'Ukraine pour chacun d'entre eux.

· Le potentiel de l'Ukraine la rend indispensable aux projets d'intégration régionale de la Russie. Kiev a récemment signé un certain nombre d'accords dans le cadre de l'espace économique commun qui doit permettre une meilleure intégration entre la Russie, l'Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan, en précisant toutefois que ces accords ne devaient pas entraver sa marche vers l'Union européenne.

Il faut aussi rappeler que l'Ukraine est un pays de transit pour les exportations énergétiques russes vers le marché européen - 82 % du gaz russe passant par ce pays -, et que Kiev bénéficie de tarifs préférentiels. M. Ihor Ostash a insisté sur la notion de sécurité énergétique, particulièrement ambivalente pour la Russie, qui figurera à l'ordre du jour de la présidence russe du G8 et qui comprend à la fois l'accès aux ressources et la sécurité des infrastructures.

L'Ukraine fait par ailleurs figure, pour une élite militaire russe qui continue à penser en termes d'intégrité territoriale et de glacis protecteur, de dernier rempart face aux élargissements de l'OTAN. De ce point de vue, les questions principales restent, en effet, celles de la flotte de la mer Noire et de Touzla.

Peut-être n'a-t-on pas assez souligné qu'à aucun moment au cours de la « révolution orange », la crispation de Moscou ne s'est traduite militairement. C'est le signe d'un début de maturité post-impériale.

· Pour l'Union européenne, l'Ukraine est selon moi un enjeu aussi important que la Turquie, et il va nous falloir apporter une réponse au désir d'Europe exprimé par Ukraine à l'occasion de la « révolution orange ».

L'Ukraine est ensuite une cible privilégiée de la politique européenne de voisinage. Le plan d'action signé en février 2005 vise en premier lieu pour Kiev à obtenir le statut d'économie de marché en vue de son accession à l'OMC. De ce point de vue, il est clair que l'Ukraine conçoit beaucoup plus l'Union européenne comme vecteur d'intégration économique que comme acteur de sécurité.

L'Ukraine est également un révélateur des divergences entre Etats membres. Certains, en particulier les pays baltes, souhaitent accueillir l'Ukraine pour durcir la position générale de l'Union européenne vis-à-vis de la Russie. Pour d'autres, telles l'Allemagne de Gerhard Schröder et la France, l'objectif essentiel est de stabiliser la situation en Russie.

· Pour les Etats-Unis, la dégradation de la relation transatlantique a pour causes principales la guerre en Irak et l'analyse du « terrorisme international ». Sans être le principal point de désaccord, la gestion de l'espace post-soviétique fait également l'objet d'approches divergentes entre l'Union européenne et les Etats-Unis. En effet, la présence militaire américaine aux pourtours de la Fédération, en Caucase et en Asie centrale, combinée au redéploiement des bases vers les nouveaux entrants, pourrait compliquer les relations. Il ne faut pas perdre de vue que, pour Moscou, la coopération transatlantique s'est jusqu'à présent traduite par la double extension de l'Union européenne et de l'OTAN, sans autres contreparties que le conseil OTAN-Russie et que le « partenariat stratégique » avec l'Union européenne. En fait, la persistance d'une menace russe reste une des raisons d'être de l'OTAN.

Il faut également rappeler que, selon la thèse de Zbigniew Brzezinski, la Russie est un empire qui cesse de l'être dès que Kiev s'émancipe. A cela s'ajoute l'idée plus récente qu'il serait contre-productif de chercher à exercer une pression directe sur la Russie et que mieux vaudrait miser sur le fait que la société civile russe finira par imiter ses voisines géorgienne et ukrainienne, dont le succès est de première importance pour Washington.

N'oublions pas non plus que les Etats-Unis sont en guerre et qu'ils sont toujours à la recherche de stratégies d'accès, physique et politique, à tous les théâtres du monde. De ce point de vue, l'Ukraine est sans doute moins perçue comme un élément du voisinage de la Russie que comme un intervenant sur le grand théâtre de la mer Noire, à la jonction du Great Middle East.

Dans le contexte actuel, je crois qu'il faut refuser très explicitement de reproduire la méthode de l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale par entrées successives dans l'OTAN puis dans l'Union européenne. Cette approche est en effet inadaptée à la grande fragilité actuelle de l'Union et à la saturation de l'élargissement.

Il faut par ailleurs encourager des modèles d'intégration régionale à une échelle intermédiaire entre le bilatéral et le global. En fait, la politique européenne de voisinage est à la fois bilatérale, grâce au plan d'action, et globale. L'IFRI mène actuellement une étude sur une éventuelle « dimension mer Noire » de l'Ukraine, afin de favoriser une intervention à une échelle régionale et de voir dans quelle mesure l'Union européenne et l'OTAN pourraient susciter une coopération approfondie entre la Turquie, les pays du Caucase, la Russie, l'Ukraine et la Moldavie.

Il convient également d'encourager Ukraine à utiliser son liant pour éviter des cassures irrémédiables avec la Russie dont une marginalisation progressive aurait forcément des répercussions en termes de sécurité.

Enfin, tout en étant lucide sur l'importance de la corruption en Ukraine, que M. Viktor Iouchtchenko a lui-même soulignée lors de son intervention à l'IFRI, nous devons continuer à soutenir ouvertement les efforts de démocratisation de l'Ukraine.

M. Hubert Védrine : Ces exposés très intéressants ont à la fois bien décrit les réalités politiques et géopolitiques et montré que nous attendions de l'Ukraine beaucoup de patience, d'efforts et d'habileté. Il faut aussi voir comment nous pouvons l'y aider.

J'ouvre maintenant le débat avec la salle.

M. Henri Froment-Meurice, Ambassadeur de France : J'étais la semaine dernière à Moscou et j'ai été frappé par cette sorte d'obsession de l'Ukraine, qui est revenue dans l'ensemble de mes conversations aussi bien au ministère des affaires étrangères qu'avec les hommes politiques, les journalistes et le patriarcat orthodoxe. Pour mes interlocuteurs, il s'agissait moins d'invoquer un esprit de revanche après la « révolution orange » ou d'appeler à la reconstruction de l'empire que de mettre l'accent sur la menace démocratique, sur le risque de reproduction de ce qui s'est passé à Kiev. Il me semble d'ailleurs que le projet de loi relatif aux organisations non gouvernementales (ONG) qui vient d'être annoncé par le président Vladimir Vladimirovitch Poutine est étroitement lié au rôle que ces dernières ont joué dans la « révolution orange ». Je crois que les Russes cherchent en fait à se prémunir d'une sorte de contagion de la gangrène démocratique.

M. Hubert Védrine : Et pensez-vous que vos interlocuteurs ont raison de craindre cette contagion ?

M. Henri Froment-Meurice : Il me semble que la capacité de mobilisation de l'opinion publique n'a rien de comparable avec ce qui s'est passé en Ukraine. La société civile russe est peu développée, le pouvoir est de plus en plus autoritaire, les médias sont très contrôlés, tout cela ne crée pas des conditions très favorables à une action de masse. Je crois vraiment que la mesure relative aux ONG est extrêmement significative car ces dernières vont être obligées de se dissoudre et ne pourront être requalifiées en fonction de critères que le pouvoir dictera.

M. Yuriy Makarov, journaliste de la chaîne « 1+1 » : Je remercie M. Thomas Gomart d'avoir rappelé la thèse de Zbigniew Brzezinski. Nous aimerions vraiment, honni soit qui mal y pense, avoir à nos portes une Russie démocratique, européenne et amicale.

En dépit de tous ses succès, que M. Sergiy Chevtchouk a rappelés, l'Ukraine reste et restera encore longtemps un Etat en transition. Il me semble donc que le point de non retour n'a pas encore été atteint. Ces transformations démocratiques se fondent sur une opinion publique dont l'attachement à ces valeurs doit être alimenté et stimulé. Quand 500 000 Ukrainiens se sont rassemblés sur la place centrale de Kiev il y a un an, c'était pour apporter leur soutien non seulement à certaines personnalités, mais surtout à des idées, parmi lesquelles celle d'une voie européenne pour l'Ukraine n'était pas la dernière.

C'est pour cela que je ne pense pas que l'Ukraine a besoin d'un « paquet cadeau », mais plutôt de messages clairs et nets d'une Union européenne qui se déclarerait enfin intéressée par ce pays, même simplement en tant que frontière.

M. Olexandr Chalyi, Ancien secrétaire d'Etat aux affaires européennes : J'appelle votre attention sur les conséquences, pour la sécurité de l'Ukraine, de l'élargissement de l'Union européenne à la Roumanie et à la Moldavie, pays assez instables, particulièrement si l'on se réfère à la situation en Transnistrie. Considérant que 500 000 Moldaves ont aussi la nationalité roumaine, on peut légitimement penser que si la Roumanie adhère à l'Union européenne on assistera à une sorte de deuxième chute du Mur de Berlin, car les doubles nationaux quitteront la Moldavie en masse. L'Union européenne est-elle consciente qu'elle prend la responsabilité, en lançant ce processus d'adhésion, de faire disparaître la Moldavie en tant qu'Etat, alors que son intégrité territoriale doit être préservée ?

Par ailleurs, quelle alternative sécuritaire à l'adhésion à l'OTAN l'Ukraine a-t-elle ? Devrait-elle revenir sur l'Accord de Budapest ? J'observe que personne n'a parlé du statut de la flotte de la Mer Noire, alors qu'il ne peut y avoir d'adhésion plénière de l'Ukraine à l'OTAN aussi longtemps que le problème n'aura pas été réglé. Dans ces conditions, que faire ?

Mme Oksana Antonenko : Nous suivons de près le dossier de la Moldavie car il a une incidence sur les négociations en cours à Bruxelles avec la Roumanie. J'estime peu probable le grand déplacement de population auquel il a été fait allusion ; des mouvements migratoires peuvent certes se produire mais j'imagine mal la « nouvelle chute du Mur de Berlin » qui nous a été annoncée.

Je crains que l'Ukraine n'ait raté le coche au début des années 1990 mais, étant donné l'état de confusion actuel et puisque pour les Etats-Unis, la prolifération est le mal absolu, il me semble difficile de revenir sur l'Accord de Budapest. Le plan d'action pour l'adhésion à l'OTAN pourrait être adopté dès l'an prochain, et la question de la flotte de la mer Noire devra être réglée avant que l'invitation à rejoindre l'OTAN soit faite à l'Ukraine ; il y faudra trois ou quatre ans. La Russie considère que l'Ukraine sera membre de l'OTAN avant 2012, ce qui implique le retrait de la flotte russe de la mer Noire. Quel accord devra avoir été passé pour en arriver là ? L'avenir de l'industrie de la défense est aussi en jeu, et la question devra également être abordée au cours de la négociation entre la Russie, l'Ukraine et l'OTAN pour savoir si l'OTAN est prête à accorder des contreparties, financières ou autres. Ce n'est pas à exclure, car la Russie semble s'accommoder de la perspective de devoir déplacer sa flotte, comme le montre l'inscription au budget des crédits permettant la construction d'une nouvelle base portuaire.

M. Ihor Ostach : La question de l'identité européenne de sécurité et de défense a été évoquée à juste titre. A ce sujet, s'agissant de l'engagement de forces armées en Irak, la position de l'Ukraine rejoint celle de la France, puisque les forces ukrainiennes quitteront l'Irak à la fin de l'année. D'autre part, l'Ukraine pourrait participer à la force de réaction rapide européenne, notamment en mettant à disposition des avions de fret. Mais quand on parle de l'OTAN, il faut être réaliste et se rendre compte que le dialogue doit se renforcer. Pour autant, l'OTAN n'exprime aucune exigence relative à la flotte de la mer Noire, car elle sait qu'un accord a été conclu à ce sujet entre l'Ukraine et la Russie, qui vient à échéance en 2017. S'agissant des frontières, la Russie peut avoir une influence, mais il y a moyen de négocier.

Pour ce qui est de l'état de l'opinion publique en Ukraine, les sondages font apparaître des clivages liés à l'âge des personnes interrogées. On constate en effet que les plus âgés en sont restés aux stéréotypes de l'époque soviétique alors que les jeunes ont adopté une autre façon de voir les choses, ce qui s'explique aussi par la politique d'information de l'Etat.

S'agissant de la Moldavie, j'ai lu un article intéressant sur l'hypothèse d'une adhésion de ce pays à l'Union européenne sur le modèle de ce qui a été fait pour Chypre. Enfin, comme cela a été dit, de nombreux Moldaves ont aussi la citoyenneté roumaine, et je suis convaincu qu'à l'avenir l'Union européenne sera amenée à prendre une part active à la résolution du problème de la Transnistrie.

M. Konstantin Grichtchenko, vice-président du parti républicain d'Ukraine, ancien ministre des Affaires étrangères : Avant d'être ministre des affaires étrangères d'Ukraine, j'ai été en poste pendant trois ans à Washington, où j'ai appris que toute chose se décide en fonction des critères locaux. Autrement dit, la place de l'Ukraine dans le dispositif de sécurité et de défense européen se déterminera selon une dynamique interne à l'Ukraine. Aujourd'hui, le gouvernement ukrainien est « euro-intégrationniste », mais tout dépendra du résultat des élections de mars prochain. Si le gouvernement n'obtient pas le soutien de la population, tout ce dont nous parlons aujourd'hui n'aura plus guère d'importance pratique, c'est une évidence. Autant dire que ce qui compte vraiment est de savoir si le gouvernement aura la majorité car, dans le cas contraire, l'Ukraine n'adhérera pas à l'OTAN. En ma qualité d'ambassadeur, jamais je n'ai dit que la flotte de la mer Noire pourrait empêcher l'Ukraine de devenir membre de l'OTAN. Je rappelle aussi que cette flotte ne peut faire ce qu'elle veut, puisque ses activités sont réglementées ; rien ne sert d'exagérer le problème.

Par ailleurs, l'opinion publique ukrainienne est deux fois plus favorable à l'adhésion à l'Union européenne qu'à l'adhésion à l'OTAN ; il n'y a pas lieu de lier les deux processus, au risque de les condamner à l'échec l'un et l'autre.

S'agissant des relations avec la Russie, je ne pense pas utile de commencer des consultations tripartites. Les questions en suspens doivent être résolues par l'Ukraine dans le cadre de négociations bilatérales avec l'OTAN, l'Union européenne et la Russie séparément. Lier l'ensemble donnerait l'impression que l'un des trois participants a un droit de veto, ce dont il ne peut être question.

Je ne conclurai pas sans souligner que la question énergétique est bien plus déterminante pour l'Europe, l'Ukraine et la Fédération de Russie que la question militaire et que l'augmentation catastrophique, par trois fois déjà, du prix du gaz, peut conduire à toutes sortes d'incidents. Que l'on se rappelle l'impact pour l'Europe des chocs pétroliers ! Travailler avec l'Union européenne et la Fédération de Russie à l'élargissement de nos intérêts en matière d'énergie touche de très près à notre sécurité. Occulter ces questions ou les minimiser serait extraordinairement dangereux car, pour nous tous, la question énergétique est fondamentale.

M. Yuriy Sergeyev, Ambassadeur d'Ukraine en France : Il n'est pas constructif d'affirmer, comme cela a été fait, que l'Ukraine est « plus consommatrice que productrice » de défense et de sécurité. D'ailleurs, qui nous la donne, cette sécurité ? La Russie ? Jamais de la vie ! L'Europe ? Jamais de la vie ! Les Etats-Unis ? Jamais de la vie ! Pour ce qui est de l'énergie, faut-il rappeler que l'Ukraine est le seul pays de la région à avoir de l'uranium ? C'est aussi le seul pays de la région à même de contribuer au rétablissement d'un certain équilibre, que ce soit en Transnistrie ou dans le Caucase.

En mars 1993, nous avons tenté d'obtenir une décision du Conseil de sécurité des Nations unies, et proposé avec la France l'envoi d'une force d'observation sur la sécurité chimique en Irak. Nous n'avons manifestement pas été entendus, puisque nos forces ont été envoyées au Koweït et celles de la France au Qatar.

L'Ukraine reste un acteur de premier plan de l'Europe recomposée, et elle prend des initiatives en matière nucléaire. Mais, s'agissant de l'OTAN et de l'Union européenne, notre position n'est pas aussi simple qu'on veut bien le dire, et je doute que l'adhésion à l'Union européenne soit notre objectif premier, comme le président Iouchtchenko va répétant. Mais, sous la présidence de M. Pierre Lellouche, l'Assemblée parlementaire de l'OTAN cherche à définir le rôle que pourrait jouer l'Ukraine au sein de l'Alliance atlantique. Il ne s'agit pas d'antagonisme entre deux systèmes mais d'un dialogue constructif dont j'espère qu'il donnera des résultats.

Pour ce qui est du rôle de la France dans l'architecture européenne de sécurité, je me réjouis qu'un amiral français soit, aujourd'hui même, en visite en Ukraine. Nous préconisons sans relâche un dialogue de paix, mais l'Union européenne n'entend pas toujours nos propositions. La France, elle, a formulé des propositions concrètes tendant à l'envoi de forces de paix ukrainiennes dans les Balkans. Ce processus est primordial car il faut à la fois diversifier l'architecture de défense et faire progresser la sécurité du continent en matière d'approvisionnement énergétique.

M. Hennadiy Oudovenko, Ancien ministre des Affaires étrangères, député, Président de la commission des droits de l'homme et des minorités : Nous avons hérité d'une armée russe colossale que nous avons dû nourrir tout en garantissant la sécurité de nos propres forces. Nous avons aussi le troisième parc nucléaire mondial et nous ne sommes sous la pression ni de la Russie ni des Etats-Unis. En juillet 1990 déjà, dans l'Ukraine soviétique, la Verkhova Rada a adopté une résolution relative à la sûreté du pays, vote qui a permis de faire primer la Constitution ukrainienne sur la Constitution soviétique. Il était dès lors prévu que l'Ukraine deviendrait un pays neutre et renoncerait à ses armements nucléaires. Sans doute cela s'explique-t-il par l'idéalisme national... Ensuite, aussi bien les Russes que les Américains ont été pris de frayeur à l'idée que nous utilisions nos armes nucléaires tactiques. Nous avons par ailleurs hérité d'armes légères et d'explosifs en quantités considérables, qui datent pour certains de la Première guerre mondiale. Ces stocks dangereux - des explosions accidentelles se sont déjà produites - sont entreposés à proximité de la Transnistrie, et personne ne sait qu'en faire.

S'agissant de la Transnistrie, n'oubliez pas qu'il s'agit de territoires qui appartenaient autrefois à l'Ukraine. Lorsque Staline a dû négocier avec Hitler, il a consenti à la création de la République socialiste soviétique de Moldavie en prélevant, sans nous demander notre avis, une part de notre terre. La conséquence de ce découpage artificiel, c'est qu'aujourd'hui vivent là-bas 350 000 Ukrainiens qui ne veulent être ni Transnistriens ni Moldaves. Peut-être leur revendication est-elle sans valeur juridique, mais elle existe ! Que faire de tous ces gens qui ont opté pour la nationalité ukrainienne ou russe mais qui ont des passeports transnistriens avec lesquels ils ne peuvent voyager ? Le problème est très compliqué mais le président Iouchtchenko a pris des initiatives récentes tendant à le régler. A une date récente encore, la Russie ne voulait même pas que l'Ukraine participe aux négociations ; heureusement, cela n'est plus le cas.

En Crimée, la situation est extrêmement dangereuse car les patrouilles armées russes se comportent à Sébastopol en occupants sur le sol de l'Ukraine souveraine. Nous aurons des problèmes, c'est certain.

Je tiens à souligner qu'il n'y a aucun conflit ethnique en Ukraine, à la différence de ce qui se passe chez nos voisins. N'est-ce pas là une contribution à la sécurité en Europe ? Imaginez ce qui serait advenu si, Dieu nous en préserve, la situation en Ukraine avait été celle que le Kosovo a connue ? En protégeant les minorités ethniques qui représentent 22% de sa population, l'Ukraine garantit sa propre sécurité.

On voit que, contrairement à ce qui a été dit, nous ne sommes pas « consommateurs » de sécurité. En 1994 déjà, alors que nombre d'organisations de sécurité paneuropéennes n'étaient pas créées, l'Ukraine souhaitait signer des accords de défense avec l'Union européenne. J'observe à ce sujet que notre armée a été réduite au quart de ses effectifs antérieurs. Si l'on poursuit dans cette voie, je ne sais pas comment nous pourrons défendre l'Europe si elle doit être défendue.

M. Hubert Védrine : Ces très intéressantes contributions nous ont donné une conscience plus aiguë encore de la situation délicate dans laquelle se trouve l'Ukraine, qu'il s'agisse des interactions avec la Russie, de ses aspirations à l'adhésion à l'OTAN et à l'Union européenne ou des problèmes régionaux. Toutes ces questions sont liées et il y a peu de chance d'évolution à court terme. L'Union européenne et la France en particulier doivent prendre au sérieux les préoccupations légitimes de l'Ukraine a propos de sa sécurité, mais sans formuler de promesses que nous ne serions pas en mesure de tenir. Un champ de travail existe, et il convient d'aborder les sujets concrets les uns après les autres pour tenter d'apporter les réponses appropriées sans bouleversement institutionnel.

M. Jean-Louis Bianco : Il m'appartient de conclure ce colloque consacré aux « Visions partagées de la France et de l'Ukraine sur l'avenir de la construction européenne », organisé à l'initiative du Président Edouard Balladur et de la Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale. Je remercie tous ceux qui ont contribué au succès de cette rencontre passionnante, succès auquel la liberté de ton de tous les orateurs a grandement contribué. Mais si personne n'a pratiqué la langue de bois, il a beaucoup été question de langue, de prose et de poésie, signe, peut-être, que des problèmes de communication se posent.

Le Président Edouard Balladur souhaitait que fussent croisées les interrogations sur l'avenir de l'Europe, sur les relations entre l'Ukraine et l'Union européenne, sur l'Ukraine et la sécurité, sur l'Union européenne telle qu'elle est et telle qu'elle pourrait redémarrer à vingt-cinq, sur l'Europe plus grande encore. Sur toutes ces questions, nous avons entendu, expliquée de manière toujours argumentée et parfois émouvante, la position de l'Ukraine. Analyser les choses avec vous nous permet de les analyser mieux et différemment.

Le Président Edouard Balladur a dit en introduction que l'Europe a besoin d'une pause qui ne doit en aucun cas être un repli. Quels sont alors les objectifs de l'Europe, sur le plan moral, politique et de sécurité, et économique ?

S'agissant de l'Ukraine et de l'Europe, nous avons été touchés par la phrase de M. Hennadiy Oudovenko disant : « Nous avons commencé à penser en Ukrainiens ». Nous ne devons pas oublier l'histoire de l'Ukraine en Europe ni, quelles que soient les réponses apportées aux demandes de l'Ukraine, sous-estimer - je le dis sans démagogie - le rôle stratégique de ce pays dans la construction européenne. Mais nous devons aussi à l'amitié de dire la vérité. Il a été exposé avec force qu'il n'est souhaitable ni pour l'Ukraine ni pour l'Union européenne de rester dans l'ambiguïté, sans que jamais soit dit où l'on veut et où l'on peut aller. A cet égard, il serait illusoire et mensonger de dire que l'Ukraine pourrait intégrer rapidement l'Union européenne, mais ce serait insulter l'avenir que de dire « jamais ».

Il faut donc trouver une troisième voie. Il ne doit pas s'agir d'un « paquet cadeau » mais de définir, ensemble, quoi faire ensemble dans ce qui serait davantage qu'un partenariat : une étape vers une éventuelle adhésion, mais non un point d'arrivée. Or, nous manquons tous d'idées sur ce que pourrait être cette alternative, car il est plus facile de dire qu'il faut des critères que de les définir, même si chacun s'accorde sur le fait que cette relation doit être séduisante et qu'elle doit d'établir sur un pied d'égalité - et nous n'avons pas eu le sentiment que ce fut le cas jusqu'à présent.

On a parlé de réalisme, de pragmatisme et de prose en les opposant au rêve, à l'utopie et à l'idéalisme. Mais l'illusion lyrique ne doit pas nous dispenser d'une vision, et c'est ce qui nous conduit à des interrogations, plus graves que jamais au moment de l'élargissement de l'Union européenne à plusieurs pays d'Europe centrale et orientale, sur l'échec du traité constitutionnel. Quelle est la nature du projet européen ? Quelle est l'affectio societatis ? De la réponse à ces questions dépendra la définition des institutions de l'Europe d'aujourd'hui et de demain.

De l'Europe, on peut avoir deux visions : celle d'un espace de prospérité économique partagée, d'un grand marché régulé, ou celle d'une Europe politiquement beaucoup plus forte, qu'il s'agisse des questions de sécurité ou de l'intégration. L'Europe des Vingt-Cinq a besoin d'un ample débat démocratique avec les peuples pour que l'on réponde à ces questions sans se bercer d'illusions, pour que les chefs d'Etat et de gouvernements et les Parlements prennent leurs responsabilités et fassent de l'Europe quelque chose de plus simple et de plus compréhensible, que nos compatriotes s'approprieront. M. Michel Barnier a dit de l'Europe qu'elle était « en panne » ; or, nous avons besoin de l'Europe, l'Europe a besoin de l'Ukraine et le monde a besoin de l'Europe.

M. Yuriy Sergeyev, Ambassadeur d'Ukraine en France : Je remercie vivement le Président Edouard Balladur d'avoir pris l'initiative de ce colloque et suis reconnaissant à tous ses organisateurs. Je remercie de leur participation tous les intervenants, et notamment les parlementaires ukrainiens présents malgré le lancement de la campagne électorale. L'intégration européenne n'est pas seulement une théorie : le processus est presque physique, et des dynamiques se mettent en oeuvre. L'ambassadeur que je suis s'en rend compte, au quotidien, à Paris. Demain s'ouvrira le Sommet Union européenne - Ukraine, qui sera d'une importance particulière. A cet égard, je remercie les autorités françaises de la position constructive qu'elles ont prises au sein de l'Union pour faciliter l'obtention de visas par les Ukrainiens. Je sais qu'il est parfois difficile de prendre conscience des enjeux ; ainsi, alors que j'en appelais à la levée du blocage de l'octroi de visas à mes compatriotes, je me suis entendu répondre : « Imaginons que nous ouvrions demain les frontières de l'Union européenne à vos ressortissants ; vos forces de police, vos douaniers, vos garde-frontières vont-ils collaborer avec les nôtres dans la lutte contre l'immigration clandestine ? » De fait, aucune sorte de collaboration n'existait, non plus qu'entre les services de renseignement. Un tournant a eu lieu depuis lors, des contacts ont été établis et une coopération s'est engagée.

Je rappellerai aussi l'accord signé entre le parti « Notre Ukraine » au pouvoir et la majorité au gouvernement en France. Quant au parti socialiste ukrainien, il a été admis dans l'Internationale socialiste. Une évolution politique d'importance est en cours en Ukraine, qui tend notamment à réformer un système judiciaire très corrompu. La France, par son assistance technique, prête son concours à la réforme indispensable du fonctionnement des tribunaux, qui devrait conduire à l'établissement d'une justice indépendante.

Il a beaucoup été question d'énergie et de l'approvisionnement énergétique de l'Europe. Je tiens à souligner l'apport de la France dans le secteur nucléaire.

On a aussi évoqué l'aide à la réforme de l'instance la plus odieuse héritée de l'époque soviétique, le ministère de l'intérieur. Les forces de police doivent prendre modèle sur leurs homologues de l'Union européenne. La France a été le premier pays de l'Union à dépêcher une assistance technique à ce sujet, et un conseiller français travaille au ministère de l'intérieur. D'autres travaillent aux ministères de l'agriculture et de l'économie et, à l'initiative des autorités françaises, un conseiller français participe au Comité ukrainien pour l'intégration européenne.

Cette coopération nous donne confiance et nous rend optimistes. Il y a quelques années, l'opinion était fréquemment émise que, pour préserver la politique agricole commune, la France serait, de tous les pays membres de l'Union européenne, celui qui ferait le plus obstacle à l'adhésion de l'Ukraine. Or, on assiste à tout autre chose. Une grande confiance existe entre nos deux pays, un comité agricole franco-ukrainien a été constitué et une coopération s'est engagée sur le marché céréalier. Là où l'on redoutait une concurrence, on trouve des partenaires. C'est sur ce modèle qu'il faut, concrètement, faire évoluer la situation, en suivant la feuille de route qui recense les mesures à réaliser.

_______

● Ukraine

● Union européenne


© Assemblée nationale