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COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 26

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 14 mars 2006
(Séance de 16 heures 30)

Présidence de M. Edouard Balladur, Président

SOMMAIRE

 

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- Compte rendu du déplacement de MM. Roland Blum et Henri Sicre en Haïti et à New-York pour la mission d'information sur la situation en Haïti

  

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Compte rendu du déplacement effectué en Haïti et à New York du 25 février au 3 mars 2006

M. Roland Blum a déclaré que la mission s'était déroulée du 25 février au 3 mars dernier : en Haïti, ont été entendus le Président René Préval, des membres du Gouvernement intérimaire, des représentants de la société civile, les responsables de la force des Nations unies (la MINUSTAH) et des ONG ; à New York, ont été entendus M. Guéhenno, Secrétaire général adjoint chargé des opérations de maintien de la paix, ainsi que plusieurs représentants permanents des pays contributeurs de la MINUSTAH (Brésil, Argentine, Chili, Canada, États-Unis).

Si la France est restée un pays entretenant des relations économiques privilégiées avec Haïti au dix-neuvième siècle, l'influence américaine l'a peu à peu supplantée. Le pays a même été occupé militairement par les États-Unis de 1915 à 1934. Les États-Unis n'ont depuis cessé de jouer un rôle majeur dans le pays, rôle d'autant plus important qu'un million d'Haïtiens vivent sur leur sol dont 600 000 à New York.

Après le long règne des Duvalier de 1957 à 1986, Haïti a connu en quatre ans deux putschs, des élections avortées et une insurrection. L'élection, le 16 décembre 1990, de Jean-Bertrand Aristide n'a pas permis de rompre avec l'instabilité du pays, puisque il a été renversé le 30 septembre 1991 par le coup d'état du chef de l'armée, Raoul Cédras. Après trois ans d'exil, le Président Aristide a été rétabli dans ses fonctions le 15 octobre 1994 par une opération décidée par l'administration Clinton en accord avec les Nations Unies. Le Président Aristide a terminé son mandat le 17 décembre 1995 et René Préval, l'un de ses anciens Premiers ministres, lui a succédé pour cinq ans. Après des élections contestables, le Président Aristide a été réélu fin 2000 avec 90 % des voix ; il a été contraint de quitter le pays le 29 février 2004 après une intervention militaire organisée avec l'aval des Nations unies. Le pays est depuis géré par un gouvernement intérimaire dirigé par M. Gérard Latortue.

Avec 8,4 millions d'habitants, Haïti est le seul pays d'Amérique classé parmi les pays les moins avancés. L'espérance de vie y est de 50 ans, le taux d'alphabétisation est inférieur à 50 %, le taux de chômage se situe autour de 80 % et le PIB par habitant est de 390 dollars par an en 2003.

Le déplacement en Haïti a permis de constater que la légitimité du nouveau président élu ne fait pas de doute. Après quelques péripéties relatives au décompte des votes blancs, René Préval a été proclamé élu avec 51,15 % des voix et le candidat arrivé en seconde position n'a obtenu que 12 % des suffrages. Les autres candidats ont obtenu un nombre très faible de voix. En revanche, le nouveau président n'est pas assuré d'obtenir de majorité parlementaire absolue ; il devrait pouvoir en tout état de cause réunir une majorité autour de lui, au besoin en constituant une coalition.

Le long entretien avec René Préval a convaincu de sa bonne volonté et de son souhait de rompre avec les années Aristide. Reconnaissant l'absence d'État en Haïti et l'absence de structures locales, il a souhaité avant tout exprimer le besoin d'expertises techniques ; de son propre aveu, en l'absence d'État et de capacités d'expertises, l'aide ne peut que difficilement être dépensée efficacement.

René Préval est apparu posé et pragmatique ; l'ensemble des interlocuteurs haïtiens rencontrés, que ce soient les candidats rivaux, les représentants du gouvernement de transition, les représentants des milieux d'affaires ou de la diaspora, s'accordent tous pour considérer qu'il est la dernière chance pour sortir Haïti de l'ornière.

L'engagement de la communauté internationale en Haïti se traduit par la présence d'une force de stabilisation dont le mandat a été défini par le conseil de sécurité de l'ONU. Cette force, dénommée MINUSTAH, comporte une composante militaire de 6 013 hommes, dont le plus gros contingent provient du Brésil ; sa composante de police, comporte 1 400 hommes. La France participe à la mission onusienne à hauteur de 2 officiers d'état major, 39 policiers et 40 gendarmes. De l'avis unanime, la MINUSTAH a permis d'éviter au pays de sombrer dans le chaos après le départ d'Aristide. Elle n'a toutefois pas permis d'enrayer l'insécurité. Les différents interlocuteurs rencontrés s'accordent sur la nécessité d'accroître la composante de police et de diminuer le nombre de militaires au sein de la MINUSTAH. Aucun pays contributeur ne semble toutefois prêt à une telle augmentation de l'effectif des forces de police.

M. Henri Sicre a indiqué que l'élection de René Préval avait été présentée par les médias comme annonçant le retour prochain d'Aristide. La rencontre avec le Président n'a pas conforté cette thèse : René Préval est apparu comme un homme intègre, très conscient de la situation de son pays et soucieux de l'améliorer. Il a exprimé le besoin d'une aide pour construire un État en Haïti. La justice et la police sont corrompues, il n'y a pas de système éducatif public, pas d'action sociale, il n'y a ni cadastre, ni état-civil. Enfin, les structures locales sont inexistantes.

La lutte contre l'insécurité constitue un chantier prioritaire. Il faut en conséquence accroître le nombre de policiers au sein de la MINUSTAH et réduire le nombre de militaires. Pour être efficaces, les forces de police doivent être francophones ; peu de pays sont donc susceptibles d'y contribuer. La France elle-même a fait preuve de mauvaise volonté, puisque le ministère de la Défense a refusé que l'un des deux officiers d'état-major français soit nommé numéro deux de la composante police de la force. Cette situation est tout à fait regrettable et il serait souhaitable d'y remédier.

La présence de la communauté internationale en Haïti doit avoir lieu à long terme ; le Représentant permanent du Canada auprès des Nations unies a ainsi estimé qu'il faudrait 30 ans pour construire un État dans ce pays ; les pays d'Amérique latine présents dans la MINUSTAH ne devraient pas rester sur une aussi longue période et il convient d'anticiper cette situation. La France doit jouer un rôle dans la construction de l'État en Haïti. L'Assemblée nationale devrait ainsi s'impliquer dans la formation des élus et la mise en place d'une administration parlementaire. De même les instances de la Francophonie doivent jouer un rôle dans le pays. Il serait souhaitable d'accroître le nombre de bourses accordées à des étudiants haïtiens. Enfin, il serait utile que la Commission des Affaires étrangères organise un forum réunissant les responsables haïtiens et les élus des départements français d'Amérique, afin d'encourager le développement de la coopération décentralisée en Haïti. Rappelant que Régis Debray, dans un rapport remis au Ministre des Affaires étrangères en janvier 2004, avait estimé qu'il fallait que la France aide le seul État officiellement francophone d'Amérique, il a estimé que notre pays devait s'impliquer davantage en Haïti.

Le Président Edouard Balladur a demandé si la population de la République dominicaine était plus nombreuse que celle d'Haïti, qui compte huit millions d'habitants. L'utilisation du français reste-t-elle majoritaire ou la proximité de la République dominicaine et de Cuba, deux pays hispanophones, conduit-elle à une progression de la pratique de l'espagnol ?

Le Président Edouard Balladur a rappelé que, lorsqu'il était Premier ministre, la France avait envoyé en Haïti une centaine de gendarmes intégrés dans une force internationale. La situation dans le pays était déjà tragique ; il n'y avait plus de structure étatique. Haïti est néanmoins le seul État situé sur le continent américain dont le français est langue officielle. Les liens entre les États-Unis et Haïti sont-ils particulièrement développés ?

M. Henri Sicre a indiqué que la population dominicaine était équivalente à celle d'Haïti et que les Haïtiens parlaient le français et le créole. La présence de militaires canadiens est significative car l'instabilité en Haïti entraîne un accroissement du flux d'immigrés vers le Canada. Cette immigration n'est d'ailleurs pas récente comme en témoigne la récente nomination d'une canadienne d'origine haïtienne à la fonction de gouverneur général.

M. Roland Blum a souligné l'importance de la présence des États-Unis en Haïti, tant sur le plan économique que politique.

Après avoir indiqué qu'il partageait entièrement l'analyse présentée par les rapporteurs, M. André Schneider a souligné que Haïti était une île non seulement francophone mais aussi francophile, dont la situation s'est fortement dégradée aux cours des dix dernières années. La faculté de médecine de Strasbourg accueillait des médecins haïtiens désireux de suivre une spécialisation mais les récents événements ont considérablement réduit le flux de ces étudiants. Le fait que l'on utilise le dollar en Haïti témoigne de l'importance de l'influence économique américaine. Dans la mesure où Haïti constitue une tête de pont pour la défense de la langue française en Amérique, il faut que la France aide ce pays, même si cela doit durer trente ans. Contribuer à la formation des personnels du Parlement est nécessaire mais il faut assurer cette formation en France.

M. Jacques Myard a indiqué que, depuis plusieurs dizaines d'années, Haïti a toujours été un État nébuleux et en ébullition. Les programmes de coopération successifs n'y ont rien changé. Il est difficile de savoir ce qu'il faut faire pour aider le pays à s'en sortir et quels pourraient être les moyens de le stabiliser enfin. L'émigration haïtienne est très importante notamment en direction de New York et des Antilles françaises. Quel est le taux de croissance de la population haïtienne ? Ne risque-t-on pas d'assister à une fuite en avant semblable à celle que connaît l'Afrique ?

M. Bruno Bourg-Broc a remarqué que la formule selon laquelle le présent est le passé qui recommence était particulièrement pertinente dans le cas d'Haïti. La situation ne s'améliore pas, elle semble même empirer. La francophonie est en recul, y compris au sein du personnel politique, ce à quoi la créolisation de l'enseignement a fortement contribué. Le fonctionnement du groupe d'amitié parlementaire France-Haïti, que M. Bourg-Broc a créé, a toujours été rendu difficile par l'absence de véritables interlocuteurs élus démocratiquement. En 1992, plusieurs parlementaires français s'étaient rendus en Haïti pour contribuer à la formation des personnels de l'Assemblée nationale. La première séance avait porté sur l'établissement d'un compte rendu des débats ; des livres, du matériel et des experts avaient été envoyés sur place ; des fonctionnaires haïtiens avaient été reçus à Paris. Il semble que tous ces efforts soient aujourd'hui à recommencer. Etant donné leur proximité géographique et leur capacité d'expertise, les départements d'outre-mer pourraient mener des actions en faveur de la création d'une administration en Haïti.

Même si ce sont souvent des Québécois, les Canadiens présents sur place ne sont nullement francophiles. Les investissements français sont aujourd'hui nuls. En 1986, le Club Méditerranée a été fermé, avant que la desserte directe de la compagnie Air France ne soit aussi supprimée. Il faut désormais passer par Miami ou par la Guadeloupe pour aller de France en Haïti. L'idée de contribuer à la formation du personnel et des élus du Parlement haïtien est bonne mais les rapports entre ce Parlement et la francophonie ont toujours été tumultueux et irréguliers.

Le Président Edouard Balladur a prié les rapporteurs de compléter leur étude par une liste des actions en faveur d'Haïti auxquelles la France pourrait contribuer. Cette liste pourrait s'articuler en trois parties : d'abord les actions que la France peut accomplir d'elle-même (envoi de gendarmes, formation de médecins, aide au fonctionnement du Parlement, etc.) ; ensuite les actions décidées par le pouvoir haïtien auxquelles la France pourrait apporter son aide, notamment par l'intermédiaire des départements antillais ; enfin, les domaines dans lesquels la France pourrait jouer un rôle d'intermédiaire, voire d'avocat, auprès du FMI, de la Banque mondiale ou d'autres sources de financement international, dans la mesure où les autorités haïtiennes y seraient favorables. Cette liste pourrait constituer une forme de plan d'action pluriannuel qui serait soumis aux autorités haïtiennes. Même si ces efforts de coopération ressemblent à un éternel recommencement, la France ne peut pas abandonner Haïti.

M. François Rochebloine a souhaité savoir si, hormis les militaires et les policiers français, des enseignants étaient également présents en Haïti. Par ailleurs, quel rôle jouent les ONG dans ce pays ? Enfin, on parle beaucoup d'un problème d'adoption en Haïti : les rapporteurs ont-ils eu des informations sur ce sujet ?

Le Président Edouard Balladur a demandé si des communautés religieuses importantes étaient présentes dans ce pays.

M. Bruno Bourg-Broc a indiqué qu'il avait connaissance de la présence de différentes congrégations religieuses dans ce pays via de petits groupes et notamment à Cité Soleil. Il existe également un collège privé français laïque, à Jacmel, financé dans des proportions très importantes par une citoyenne française.

M. Axel Poniatowski a fait observer que Haïti était un éternel problème pour la France et il a attiré l'attention de la Commission des Affaires étrangères sur le fait que la situation dans ce pays relevait de la solidarité et de l'action humanitaire, voire de la morale chrétienne, dans la mesure où il ne représente aucun enjeu stratégique pour la France, contrairement à certains pays africains par exemple. Cela ne veut évidemment pas dire qu'il ne faut rien faire, mais qu'il ne faut pas se tromper de débat.

Après avoir souligné que l'aide française à Haïti avait été doublée, passant de 20 à 40 millions d'euros, le Président Edouard Balladur a fait valoir que ce pays était peuplé de 8 millions d'hommes qui parlent le français et qu'ils méritaient que l'on se préoccupe d'eux.

M. André Schneider a rappelé que la dernière visite diplomatique française, en l'occurrence celle de M. Renaud Muselier, alors Secrétaire d'État aux Affaires étrangères, s'était terminée par une fusillade.

M. Roland Blum a apporté les éléments de réponse suivants :

-  il existe un lycée français à Port au Prince, ainsi qu'un centre culturel ;

-  les ONG, dont la mission a rencontré plusieurs représentants, jouent un rôle très important ; elles suppléent l'État dans tous les domaines, comme par exemple l'éducation ou la santé ; leur rôle est si important pour la population, que les ONG continuent de travailler à Cité soleil, ce qui n'est pas sans poser de problèmes pour leur sécurité ;

-  la tâche à accomplir pour construire l'État est immense ; la justice est corrompue et les détenus qui ne sont pas en mesure d'acheter leur libération restent en prison de longues années sans être jugés ; le chef de la police, qui a entrepris de renvoyer les policiers participant à des activités criminelles, est protégé par la MINUSTAH ; les structures sanitaires et éducatives publiques sont inexistantes ;

-  Haïti est devenu un pays privilégié de l'adoption internationale ; faute d'état-civil et de services judiciaires performants, le trafic d'enfants s'est développé dans des proportions considérables ; le Consul de France en Haïti a ainsi déclaré qu'il était la plupart du temps impossible de connaître l'identité des enfants adoptés et de vérifier le consentement de leurs parents à l'adoption.

M. Henri Sicre a apporté les précisions suivantes :

-  la croissance démographique haïtienne est plutôt faible puisqu'elle s'établit à 1,8 % ; la faible espérance de vie et l'importance de la mortalité infantile expliquent cette situation ;

-  le souhait émis par les membres de la mission d'une plus grande implication de la France en Haïti n'est pas candide et irréfléchi ; il tient compte de la nouvelle donne créée par l'élection de M. René Préval, qui rompt avec la situation chaotique antérieure ; il est essentiel d'aider le nouveau Président à construire un État en Haïti et la France doit jouer un rôle dans cette action ;

-  notre pays a un intérêt direct à la stabilité d'Haïti ; l'immigration clandestine vers la Guyane et la Guadeloupe est en effet préoccupante et plusieurs dizaines de milliers d'Haïtiens se trouvent d'ores et déjà dans les départements français d'Amérique ; par ailleurs le trafic de drogue qui transite par Haïti constitue un facteur de déstabilisation de l'ensemble de la zone des Caraïbes ;

-  il est essentiel de développer la coopération décentralisée entre les DOM et Haïti ; encore faudrait-il qu'au préalable il y ait des structures locales en état de fonctionner sur place.

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