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COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 39

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 30 mai 2006
(Séance de 17 heures)

Présidence de M. Edouard Balladur,

Président de la Commission des Affaires étrangères

et de M. Jean-Michel Dubernard, Président de la

Commission des Affaires culturelles, familiales et sociales

SOMMAIRE

 

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- Table ronde, ouverte à la presse, avec la Commission des Affaires culturelles, familiales et sociales sur le thème : « recherche et langue française »

  


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Table ronde sur le thème : « recherche et langue française »

M. Edouard BALLADUR, président de la commission des affaires étrangères : La commission des affaires culturelles, familiales et sociales et celle des affaires étrangères ont décidé de se réunir autour du thème de la recherche et de la langue française, en attendant que le Gouvernement ne nous saisisse de la question de la ratification du protocole de Londres.

Je vous rappelle que le 17 mai dernier, la Délégation de notre Assemblée pour l'Union européenne a adopté des conclusions qui recommandent la ratification de ce protocole.

Au-delà de cette affaire, nous estimons utile d'étendre le champ de notre réflexion à trois questions : l'accès des chercheurs français aux travaux de recherche et aux publications de rang international, les enjeux linguistiques du brevet européen, et l'usage des langues étrangères dans l'enseignement supérieur français.

Pour en débattre, nous avons invité M. Dominique Wolton, directeur de recherche au CNRS et chargé par le ministre des affaires étrangères d'une mission d'expertise sur l'audiovisuel extérieur et le développement du français. La commission des affaires étrangères a d'ailleurs créé une mission d'information sur la place de la langue française dans le monde.

Nous avons également invité Mme Sarah Trichet-Allaire, chercheuse en informatique et représentante de la Confédération des jeunes chercheurs, et enfin M. Eskil Waage, membre du service juridique de l'Office européen des brevets.

M. Jean-Michel DUBERNARD, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales : Permettez-moi tout d'abord de remercier le président Edouard Balladur qui a pris l'initiative de cette réunion dont le thème, recherche et langue française, me tient particulièrement à cœur.

Nous venons d'adopter la loi de programme pour la recherche, dont j'ai eu l'honneur d'être le rapporteur. Cette loi est importante car elle a vocation à renouveler l'organisation de notre dispositif de recherche pour les prochaines années.

Si la logique qui a présidé à ce texte a pu faire l'objet d'appréciations diverses, il est clairement apparu à tous les membres de la représentation nationale que, dans un contexte où la primauté en matière scientifique conditionne de plus en plus la vigueur économique et le rang des Etats dans la hiérarchie mondiale, la recherche est devenue un enjeu politique majeur.

Dans le même temps, achevant sa mue, la science est devenue une discipline dont les orientations se décident au niveau mondial. Dans ces conditions, peser sur les avancées de la recherche nécessite une parfaite intégration dans le concert international : la compétence scientifique ne suffit plus, il faut aussi, désormais, maîtriser les termes de l'échange. Or, à mesure que les frontières se sont effacées devant les flux intellectuels, la langue anglaise s'est imposée comme la lingua franca de la science mondiale. Pas un scientifique ne saurait aujourd'hui prétendre à une audience internationale sans maîtriser quelques rudiments d'anglais ou, à défaut, disposer des moyens de traduire ses publications ou celles de ses confrères. La crainte s'exprime ainsi de voir peu à peu le français disparaître des enceintes scientifiques qui comptent.

Au cours de l'examen du projet de loi de programme pour la recherche, la question de la ratification ou non du protocole de Londres, lequel doit permettre de réduire le coût du brevet européen par la limitation du nombre de langues dans lequel il est traduit, a ainsi cristallisé les oppositions. Bien que le débat soit très largement le fruit d'un malentendu sur les termes exacts du protocole, qui ne prévoit nullement la disparition du français - les positions ont d'ailleurs évolué depuis l'examen de l'amendement -, il est significatif des craintes qui s'expriment aujourd'hui et renvoie à un questionnement, bien réel, sur la place de la langue française dans le nouvel environnement scientifique mondial.

Sur ce point, qui déborde la seule question du protocole de Londres, dont je soutiens la ratification, j'attends de cette table ronde qu'elle nous apporte des éclaircissements, mais avant de laisser la parole à nos grands témoins, je souhaiterais tracer quelques perspectives générales.

S'il ne fait pas de doute que la diversité des langues nationales est une richesse - a fortiori dans un domaine où le choix des termes, la précision de l'expression, venant à l'appui de raisonnements par définition complexes, conditionnent les résultats obtenus -, il n'en demeure pas moins qu'une science qui a achevé de devenir mondiale et qui met en présence, dans une même discipline, des représentants de dizaines de nationalités, doit nécessairement passer par un « véhicule » commun. Les concepts scientifiques le sont, la langue l'est également...

Au-delà du fait qu'en tant que langue du commerce et de la finance internationale, l'anglais est déjà un pont entre les cultures, sa suprématie dans le monde scientifique repose sur une triple domination : domination éditoriale, car les grandes revues scientifiques mondiales sont en langue anglaise - Science, Nature, The Lancet - ; domination technologique car la révolution technologique des trente dernières années est née pour l'essentiel outre-Atlantique, de brevets américains ; domination universitaire, car les plus grandes universités du monde, reconnues comme telles en ce qu'elles drainent l'élite intellectuelle du monde entier, sont américaines ou anglaises.

M. Jacques MYARD : Speak in English now ! Let's go!

M. Jean-Michel DUBERNARD, président de la commission des affaires culturelles : Yes, Sir! If you want, I can do it. Je connais les universités américaines et le classement de Shanghaï.

M. Jacques MYARD : So do I...

M. Jean-Michel DUBERNARD, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales : Ce matin encore, à Lyon, des universitaires reconnaissaient que le classement de Shanghai avait du sens. Regardons les choses en face. Je pense qu'en augmentant notre niveau de qualité, nous attirerons des Américains et des Anglais qui deviendront par la suite francophones ou francophiles. Plus gros contributeurs de la recherche - aussi bien sur le plan financier et humain qu'en termes de publications et de brevets -, les Etats-Unis ont naturellement imposé leur langue en ce domaine. Il y a là matière à réflexion, Monsieur Myard...

Les universités américaines sont sans doute celles qui, autour d'une langue commune, regroupent le plus grand nombre de nationalités : plus que de la diversité des langues d'usage, la fécondité scientifique naît sans doute de la pluralité des cultures.

En tout état de cause, comme je l'avais souligné lors de l'examen de la loi de programme, la défense de la langue française sera mieux servie par un dispositif favorisant un dynamisme accru de notre pays et la diffusion à l'étranger des produits issus de son intelligence que du statu quo actuel. Je refuse de me cantonner dans une position défensive, à mon sens condamnée, pour résolument me placer dans une stratégie offensive. L'excellence de la science française est la meilleure promotion de la langue française. C'est en dominant, par ses travaux, par ses brevets, que la France pourra prétendre à favoriser voire, rêvons un peu, à imposer l'usage du français dans le monde de la recherche. Dans les domaines où les Français sont très bons, comme les mathématiques, on parle français dans les congrès. J'ai reçu à Lyon, il y a quelques années, le congrès mondial des mathématiciens. J'avais préparé une intervention en anglais, mais le président, qui était russe, m'a déclaré qu'il fallait parler français... C'est une belle leçon pour les scientifiques !

Je conclurai en regrettant que M. Maurice Druon n'ait finalement pas pu être parmi nous aujourd'hui.

M. Edouard BALLADUR, président de la commission des affaires étrangères : Je donne la parole à Mme Trichet-Allaire, qui va nous entretenir de l'environnement linguistique des jeunes chercheurs et de la place des langues étrangères au sein des universités.

Mme Sarah TRICHET-ALLAIRE: Je vous remercie tout d'abord d'avoir invité la Confédération des jeunes chercheurs.

Permettez-moi de commencer par une description du brevet. Le texte d'un brevet comporte deux parties, l'une descriptive, d'une dizaine de pages, l'autre juridique, d'une ou deux pages. Pour obtenir un brevet, il faut en faire la demande auprès de l'Office européen des brevets. Si la demande est acceptée, la procédure aboutit à la délivrance d'autant de brevets nationaux que d'Etats désignés dans la demande.

Au contraire, grâce au brevet communautaire, si la négociation aboutit, un seul titre suffirait à couvrir les vingt-cinq Etats membres.

La Confédération des jeunes chercheurs considère que le dispositif actuel du brevet européen limite l'accès à la recherche et freine l'innovation.

S'agissant des enjeux linguistiques, je rappelle que les trois langues officielles de l'Office européen des brevets sont le français, l'anglais et l'allemand, ce qui signifie qu'un brevet déposé dans une de ces trois langues ne sera pas traduit au stade du dépôt. Si un chercheur français veut prendre connaissance d'un brevet allemand, il aura ainsi intérêt à maîtriser parfaitement l'allemand. De fait, nombre de brevets européens ne sont ainsi pas connus.

Je me réjouis, bien sûr, que l'Union européenne se propose de promouvoir la diversité culturelle et linguistique, et il serait incohérent de ne pas traduire les brevets dans toutes les langues européennes, en particulier en espagnol - la recherche en Espagne est très dynamique -, d'autant plus que l'apprentissage des langues au sein des universités reste à améliorer.

En ce qui concerne les travaux des chercheurs, il faut savoir que la France est l'un des rares pays à ne pas publier les thèses en anglais mais en français, ce qui rend encore plus difficile la diffusion des travaux de recherche, et peut entraver une carrière internationale. Les publications françaises courent ainsi le risque de n'être lues que par la communauté francophone, ce qui limite la diffusion de la recherche française.

Pour ce qui est de l'enseignement des langues étrangères dans les universités, l'enseignement de l'anglais est loin d'être une priorité, du moins dans les filières scientifiques. Ainsi, ma formation ne délivrait que deux heures de cours d'anglais toutes les deux semaines, ce qui suffit à peine à maintenir le niveau acquis au lycée. N'oublions pas que la plupart des étudiants de ces filières se destinent de surcroît à des carrières internationales. L'anglais, pour être maîtrisé, doit être pratiqué. Dans certains pays européens, quelques cours sont assurés en anglais, ce qui permet de pratiquer cette langue sans pour autant surcharger les emplois du temps.

Et je ne parle pas des autres langues européennes, que l'on ne peut même pas apprendre à l'université !

M. Edouard BALLADUR, président de la commission des affaires étrangères : M. Waage va à présent nous présenter les modifications envisagées par le protocole de Londres sur le régime linguistique du brevet européen.

M. Eskil WAAGE : Je représente l'Office européen des brevets, organisme public international dont le siège est à Munich, et qui est chargé de délivrer pour trente et un Etats européens les brevets européens. 

Un Français préside actuellement l'OEB, le professeur Alain Pompidou, qui s'est impliqué personnellement ces derniers mois pour faire connaître en France l'accord de Londres, ses enjeux industriels, économiques, linguistiques.

C'est à l'OEB qu'atterrissent les dizaines de milliers de demandes de brevets européens déposées chaque année. Quelque 3 500 examinateurs, dont 700 Français, vérifient chacune de ces demandes et décident de délivrer ou non le brevet. Le français, l'anglais et l'allemand sont les trois langues officielles de l'OEB, et les demandes de brevet doivent être déposées dans une de ces trois langues.

Je voudrais insister sur la question de la publication de toutes les demandes de brevet européen dix-huit mois après la date de dépôt. Cette publication concrétise le contrat que l'inventeur passe avec la société. En échange de la divulgation de son invention au public, l'inventeur reçoit un droit exclusif sur son invention pour vingt ans.

Aujourd'hui, la publication des demandes de brevet européen à dix-huit mois se fait dans la langue dans laquelle la demande a été déposée. Une demande rédigée en français sera publiée en français. Une demande rédigée en allemand sera publiée en allemand. Toute entreprise qui veut savoir où en sont ses concurrents doit prendre connaissance de ces demandes publiées à dix-huit mois.

Plusieurs années après la publication de ces demandes, le brevet européen est enfin délivré par l'OEB. C'est vrai que ce délai est long, mais très souvent, les déposants ne veulent pas que le brevet soit délivré plus rapidement car, à compter de la délivrance, ils devront faire face à des dépenses considérables. Après délivrance, en effet, le brevet européen éclate en un faisceau de brevets nationaux, et dans chaque pays où le titulaire du brevet souhaite que son brevet prenne effet, il devra payer des taxes, parfois conséquentes, ainsi que des traductions complètes des revendications et de la description. Or, de fait, ces traductions ne sont pratiquement jamais consultées, au contraire de la publication des demandes à dix-huit mois, qui est cruciale pour la veille technologique.

Pour cette raison, l'Accord de Londres propose de limiter la traduction aux seules revendications.

M. Edouard BALLADUR, président de la commission des affaires étrangères : Que sont les revendications ?

M. Eskil WAAGE : On appelle revendications le texte juridique qui définit la protection que le brevet confère. C'est un texte condensé dans lequel l'inventeur explique ce qui est protégé, ce qui est nouveau.

En revanche, la description, qui occupe les deux tiers du texte, porte sur l'arrière-plan, les modalités techniques de la mise en œuvre de l'invention, le domaine.

C'est vrai que certains brevets sont plus longs que d'autres, que certaines langues sont plus difficiles à traduire, mais il est certain qu'en limitant l'obligation de traduction aux revendications, on permet aux déposants de réaliser des économies substantielles qui pourraient être redistribuées vers la recherche.

L'Accord de Londres est un compromis européen. Les Allemands, les Anglais, les Néerlandais, les Suédois, les Danois, renonceront eux aussi à la traduction dans leur langue nationale. Plusieurs petits pays se sont également engagés en ce sens. Les nouveaux Etats membres d'Europe centrale et orientale occupent actuellement une position attentiste, le problème des coûts de traduction ne s'étant pas encore posé à leurs industries.

Certains pays se sont enfin opposés à cet Accord, comme l'Espagne, le Portugal et la Grèce. Cela étant, les entreprises espagnoles déposent à l'OEB moins de mille demandes de brevets par an, les entreprises portugaises 52, et les grecques 69, alors que les entreprises françaises en déposent plus de 8 000, ce qui place la France devant l'Angleterre, au même niveau que les Pays-Bas. Les enjeux industriels et économiques pour les entreprises françaises sont donc incomparables. Si certains Etats peuvent se permettre de se désintéresser de l'Accord de Londres, d'autres, comme la France, ne peuvent ignorer la simplification proposée, car la réduction des coûts d'obtention du brevet stimule l'innovation et renforce la compétitivité des entreprises françaises en Europe.

M. Dominique WOLTON : La question de la langue est une question politique. Avant de travailler à la recherche sur la francophonie, j'ai étudié les rapports entre la mondialisation et la diversité culturelle. J'ai également travaillé sur les questions de l'Outre-mer, dont tout le monde se moque, comme de la francophonie.

Les Britanniques sont très fiers du Commonwealth, mais nous, nous nous moquons éperdument de la francophonie, grossièrement réduite à des histoires coloniales, alors qu'elle est l'un des enjeux essentiels de la mondialisation.

Nous avons signé la convention de l'UNESCO pour la diversité culturelle, mais l'ensemble des élites mondiales estime qu'il est beaucoup plus efficace de communiquer en anglais ! Une fois de plus, les élites ont un train de retard, car elles sont conformistes et se croient plus performantes et plus intelligentes du seul fait qu'elles sont liées à la puissance dominante.

Si nous ne comprenons pas qu'il n'y aura pas de diversité culturelle dans le monde sans respect de la diversité linguistique, nous irons droit vers de violents conflits pour défendre des valeurs telles que la culture, la liberté, la religion, tout ce pour quoi, vous et moi, nous sommes prêts à mourir. Nous sommes toujours prêts à mourir pour des valeurs, au premier rang desquelles la langue dans laquelle on parle, on pense, on rêve.

Ce serait une régression que de tout standardiser par un anglais banal et pauvre.

Je m'intéresse davantage à la manière dont nous allons gérer l'étape suivante, une fois les revendications de diversités culturelle et linguistique émergées. L'Europe est bien entendu à la pointe de ce laboratoire, car elle compte plus de vingt langues. Nous arriverons à faire l'Europe, non pas quand tous les petits Européens parleront un anglais basique, mais lorsque nous respecterons la diversité linguistique, et accepterons l'idée qu'il ne saurait y avoir d'Europe sans traduction.

Le prix à payer pour les grands espaces démocratiques de demain est que tous les étudiants apprennent naturellement trois ou quatre langues, et que des traductions restent toujours nécessaires.

Oui à l'anglais comme langue commune, banale, ordinaire, avec très peu de capacités de communication, mais surtout oui au respect de la diversité linguistique et culturelle et aux traductions. J'ajoute que dans toute négociation importante, qu'elle soit économique ou politique, le chef d'Etat ou le chef d'entreprise est toujours accompagné de traducteurs, car s'il est possible de dire vaguement bonjour en anglais, il est plus délicat de se faire comprendre sur l'essentiel - on sait que les mots traduisent des rapports de force, des pensées, des philosophies.

Une des économies de la connaissance de demain passera par la valorisation de l'un des plus beaux métiers du monde, celui de traducteur.

Je sais qu'en disant cela, je vais à contre-courant d'une bonne partie de ma propre communauté scientifique au CNRS. Comme pour le reste, il s'agit d'un rapport de forces politiques.

Derrière la francophonie se cache la question d'autres aires linguistiques et culturelles comme l'arabophonie et la russophonie.

Face à la violence de la mondialisation, nous devons trouver des amortisseurs culturels, et les aires culturelles et linguistiques en sont. Les langues traversent les Etats-nations. Demain la francophonie, paru il y a deux mois aux éditions Flammarion, est mon cinquième livre en trois ans, dans lequel je soulève l'intérêt politique de la francophonie. Peu de chercheurs et d'intellectuels se sont à ce point penchés sur la question.

Les élites politiques, administratives, scientifiques, ont une énorme responsabilité dans le fait de ne pas défendre la diversité culturelle et linguistique et de ne penser qu'en anglais.

C'est vrai qu'en matière de sciences de la vie, de la nature, une vingtaine de concepts suffisent pour communiquer, mais quand on en vient à l'essentiel, à la question de la paix et de la guerre, aux sciences humaines et sociales, par définition, les mots sont des concepts, et un Italien ne pense pas comme un Français, lequel ne pense pas comme un Grec, un Indien ou un Chinois.

Imaginer que l'on pourrait véritablement communiquer scientifiquement en utilisant une seule langue, qu'il s'agisse de l'anglais, du chinois ou du russe, est une illusion de l'esprit.

Nous pouvons utiliser l'anglais comme SMIC communicationnel, mais dès que l'on aborde les questions essentielles, il faut recourir à la traduction, ou maîtriser plusieurs langues.

Il convient alors d'apprendre différentes langues à l'école, et de maintenir l'apprentissage des langues à l'université, ce qui permettra de rétablir l'équilibre avec ceux qui, connaissant deux ou trois mots d'anglais, s'imaginent plus intelligents que les autres, à l'instar de ceux qui, il y a quelques années, savaient se servir d'un ordinateur. Le fait de passer des heures sur Internet n'est pas la preuve d'une intelligence particulière, non plus que le fait de bien parler anglais.

Oui, naturellement, à l'apprentissage de l'anglais, mais surtout oui à la préservation de la diversité linguistique et culturelle.

Les Européens doivent prendre à bras-le-corps cette question de la cohabitation des langues au sein de la recherche scientifique et de l'enseignement supérieur.

La francophonie doit s'organiser. Il existe déjà depuis vingt ans une organisation internationale de la francophonie, qui compte 63 Etats. Au sein de cette organisation, l'Agence universitaire de la francophonie met en place d'excellentes coopérations entre les universités de pays qui appartiennent ou non à la zone francophone.

De même qu'il existe un Erasmus au niveau de l'Europe, qui fonctionne très bien, nous pourrions inventer un Erasmus francophone, qui permettrait à des étudiants d'obtenir facilement des visas et de circuler dans le monde. Ce sont les voyages qui ouvrent l'esprit, et non Internet.

Par ailleurs, s'agissant des enjeux politiques de l'industrie de la connaissance et de l'information, nous devons être sensibles au monopole des industries anglo-saxonnes. Les francophones sont partis en retard et ont laissé une longueur d'avance aux Anglo-Saxons, via les éditions classiques, et la constitution des bases et des banques de données. Outre la bataille des brevets, fondamentale, nous devons également mener celle des droits d'auteur, en particulier des droits d'auteur à caractère scientifique et culturel. Nos industries culturelles ne doivent plus seulement être exportatrices. Nous devons aider les pays du Sud à développer leurs propres industries culturelles, en baissant les droits d'auteur. La France pourrait jouer un rôle pionnier en la matière, surtout en cette année de la francophonie.

La question n'est pas simple, je le reconnais, mais je suis stupéfait que ma génération ait pu croire que la mondialisation signifiait l'enterrement de la francophonie et le triomphe de l'anglais. L'antimondialisation est un mouvement politique qui ne cesse de monter, et qui finira par porter sur la culture, la langue, la religion, les symboles, le patrimoine. Si nous ne gérons pas ce problème, nous irons droit vers des conflits violents, car personne ne supportera que ses racines linguistiques, religieuses, culturelles soient bafouées.

M. Edouard BALLADUR, président de la commission des affaires étrangères : J'espère que, lorsque vous avez dit que tout le monde se moquait de la francophonie en France, vous ne faisiez pas allusion à l'Assemblée nationale, et en particulier à sa commission des affaires étrangères qui a créé une mission pour s'occuper de la place du français.

Par ailleurs, devons-nous ou non ratifier le protocole de Londres ? M. Waage nous a expliqué qu'il présentait de nombreux avantages. Qu'en pensez-vous ? Le fait qu'il nous permette de déposer un brevet en français hors de France compense-t-il le fait que l'on puisse déposer un brevet en langue étrangère en France ?

M. Dominique WOLTON : Mon cœur balance entre ces deux positions. Cela étant, je ne suis pas convaincu par l'argument de M. Waage, selon lequel les pays qui s'opposent à l'Accord de Londres déposent peu de brevets. Nous devons toujours nous méfier, en matière culturelle, des arguments quantitatifs. Quand bien même un pays ne déposerait que cinquante brevets, sa position serait intéressante. Une langue parlée par cinquante personnes dans le monde est aussi importante qu'une langue parlée par dix millions d'individus. La diversité, c'est le patrimoine mondial de demain.

Une personne qui s'oppose, sans pour autant avoir raison, est toujours intéressante.

Que peut apporter l'Accord de Londres ? Apparemment, tout le monde estime que l'on y gagnerait. Mais dans un contexte où la dynamique internationale n'est pas favorable, pour l'instant, aux pays du Sud ou francophones, je ne sais pas dans quelle mesure cette simplification servirait la diversité linguistique et culturelle.

Si une bonne partie des pays riches et européens ont signé, signons. Nous y gagnerons certainement, mais je méfie de l'argument selon lequel la rationalité serait gage d'efficacité. Par définition, la politique, et ce n'est pas à vous que je vais l'apprendre, est tout sauf de la rationalité.

Que perd-on en échange de cette simplification que les pays de l'Est sont les premiers à appeler de leurs vœux alors que nous, vieux pays d'Europe, devrions savoir que si nous ne tenons pas compte, demain, de cette inévitable complexité, nous y perdrons après-demain.

M. Edouard BALLADUR, président de la commission des affaires étrangères : Ma question n'était pas celle de la simplification, mais celle de l'intérêt de la France, du prestige et du renom de la science française.

M. Christian PHILIP : Je tiens tout d'abord à remercier M. Wolton pour ses propos, qui me donnent envie d'acheter son livre.

Je concentrerai mon intervention sur l'enseignement des langues à l'université. Je suis persuadé que la diversité culturelle, et partant la défense du français, passe par le multilinguisme, à condition toutefois de permettre à l'étudiant français d'être multilingue, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. En dehors de certaines institutions prestigieuses, l'étudiant français moyen ne parle que français. Pour s'insérer professionnellement, il devra apprendre au moins une langue étrangère, qui sera forcément l'anglais, et qu'il parlera mal parce qu'il l'aura apprise tard. En tout cas, il n'apprendra que rarement une deuxième langue étrangère.

Nos étudiants sont très mal préparés parce qu'ils arrivent mal préparés à l'université.

Par ailleurs, je pense que nous devons résister au développement de la délivrance de cours en anglais dans les établissements supérieurs. C'est vrai qu'il serait dommage de se priver de l'enseignement de certaines personnalités qui ne parlent pas le français, mais nous pourrions imaginer un système de traduction.

Si nous devons faire de l'apprentissage d'au moins deux langues étrangères une priorité, nous devons également nous préoccuper de mettre en place davantage de filières francophones dans les universités étrangères. C'est vrai, il faut des moyens, mais les bénéfices sont considérables. J'anime ainsi un mastère de droit européen dans une université hongroise. Nous formons, en français, les cadres du ministère hongrois des affaires européennes. Mais pour que ce dispositif fonctionne, il faut aussi que des étudiants de ces pays parlent le français. Un système très simple a fait ses preuves, celui des classes bilingues. Je regrette ainsi que l'Agence universitaire de la Francophonie (AUF) ait renoncé en Asie à développer ou à maintenir des classes bilingues qui ne coûtent rien. L'AUF préfère financer des bourses en France. C'est très bien que des étudiants étrangers viennent en France, mais je pense que nous devons aussi être présents dans d'autres pays. C'est une question de volonté.

M. André SCHNEIDER : Quel est l'intérêt de la France ? Pour nous tous ici, la défense de la langue française est une priorité.

Depuis au moins la classe de sixième, nos enfants apprennent une, voire deux langues étrangères. A ce propos, permettez-moi de vous raconter une anecdote. J'ai animé à Strasbourg pendant plusieurs années des rencontres entre des professeurs d'allemand de nationalité française, et des professeurs de français de nationalité allemande : ils parlaient anglais entre eux !

Faut-il ratifier le protocole de Londres ? Oui, et tout d'abord parce que nous pourrions enfin publier des brevets à l'étranger. Nous devons, partout où nous en avons l'occasion, nous exprimer en français, car nous devons être fiers de notre véhicule linguistique. Partout où, dans le monde, la langue française est moins parlée, l'influence de la France, notre commerce et nos échanges reculent.

M. Jacques MYARD : Il est clair, cher Monsieur Dubernard, que lorsque l'on se place sur le terrain de l'adversaire, on perd. A partir du moment où nos élites scientifiques veulent privilégier, y compris dans les congrès en France, l'anglais, il ne faudra pas s'étonner qu'à terme, les étudiants étrangers préfèrent se rendre directement en Angleterre ou aux Etats-Unis.

Qu'a fait Houari Boumediene lorsqu'il a voulu que l'Algérie échappe à l'influence française ? Il a décidé l'arabisation systématique. La langue est un instrument de domination intellectuelle. La considérer autrement serait nier toutes les vérités historiques, des Jésuites jusqu'aux marxistes-léninistes.

Par ailleurs, au vu des enjeux linguistiques mondiaux, privilégier systématiquement l'anglais comme le font les élites françaises, c'est regarder la planète à travers la ligne Maginot ! Nous nous rendons bien compte aujourd'hui que de grandes langues comme le chinois et l'arabe ne cessent de gagner en influence - pour un jour, sans doute, supplanter l'anglais.

J'ajoute que la situation des Etats-Unis, en termes linguistiques, est explosive, car les hispanophones y gagnent du terrain et seront majoritaires dans trente ans.

J'ai reçu il y a quelques jours un militaire qui a été en poste à Hong-Kong et en Thaïlande. Il avait beau critiquer mes positions, il reconnaissait qu'il était impossible de pénétrer l'Asie avec l'anglais.

Vous avez beau hocher la tête, Monsieur Dubernard, c'est ainsi. J'ai beau parler couramment l'anglais et l'allemand, j'ai négocié en français en Chine et au Japon par l'intermédiaire d'interprètes.

Quant au protocole de Londres, c'est un marché de dupes. Je respecte Alain Pompidou, qui est un ami, mais l'OEB, dans cette affaire, est juge et partie. Outre qu'elle cherche à multiplier les dépôts, elle compte en son sein beaucoup d'Américains soucieux de réduire les coûts pour leurs entreprises qui déposent un maximum de brevets.

Sur les coûts, ne disons pas n'importe quoi. Quand une entreprise choisit de déposer un brevet dans seulement cinq ou six Etats - ce qui est le cas en général -, par exemple la France, l'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, l'Italie et l'Espagne, soit un marché de 280 millions d'habitants, les coûts de traduction sur vingt ans s'élèvent à 350 euros ! De qui se moque-t-on ?

Et l'on essaye de nous persuader que les entreprises déposeront davantage de brevets si les coûts de traduction baissent, alors qu'une entreprise dépose un brevet en fonction du marché et non des coûts de traduction !

De surcroît, dans l'état actuel du protocole, ni l'Espagne, ni l'Italie, ni l'Autriche, ni l'Irlande n'ont signé : si la France obtient de déposer un brevet en Irlande, elle devra payer les droits de traduction, alors que l'inverse ne sera pas vrai. Par ailleurs, du fait de l'Accord de coopération des brevets, lorsque les entreprises françaises demanderont l'extension de leur brevet européen aux Etats-Unis, elles seront obligées de le traduire en anglais - l'inverse, pour les multinationales américaines, ne sera pas vrai.

Les entreprises françaises subiront la concurrence déloyale des multinationales anglo-saxonnes. Les bras m'en tombent !

Colbert disait un jour à son fils : « Lorsque vous parlez des affaires du royaume aux marchands, ce n'est pas la peine, ils n'y comprennent rien ».

Mme Valérie PECRESSE : Je ferai moins de grandes phrases que mon voisin, car je pense que le débat est essentiellement technique même si, moi aussi, je suis fière de ma langue et veux la défendre.

Cela étant, c'est vrai, le monde de demain sera multilingue, et nous n'avons aucune idée de la manière dont ce multilinguisme va évoluer.

Fervente avocate du multilinguisme, j'estime que nous faisons trop souvent du français une ligne Maginot. Nous devons accepter d'apprendre des langues et de les pratiquer.

Dominique Wolton a défendu les traducteurs, mais pour parler un certain nombre de langues étrangères, je sais que les traductions ne sont jamais irréprochables. Par ailleurs, nombre de concepts sont intraduisibles.

S'agissant du protocole de Londres, je suis arrivée ici très interrogative, mais il ressort de cette réunion que ce sont les demandes de brevet qui sont essentielles pour la veille technologique, que le protocole de Londres préserve tout de même le français, beaucoup plus que si l'on restait en marge de ce protocole européen, et qu'enfin, les chercheurs doivent aujourd'hui maîtriser l'anglais - le protocole de Londres aura le mérite de les y encourager.

M. Alain CLAEYS : Avant de déterminer si la France aurait ou non intérêt à ratifier ce protocole, nous devons nous pencher sur le problème de la recherche, sur celui de la propriété intellectuelle et sur celui de la langue.

S'agissant de la recherche, nous n'avons pas encore abordé la question de l'accueil des étudiants étrangers dans notre pays. Notre approche trop francophone de cet accueil nuit à la francophonie - il y a quelques années, nous accueillions autant d'étudiants du Togo que d'Inde !

Nous devons aujourd'hui permettre à des étudiants étrangers qui ne maîtrisent pas notre langue d'accéder à des cours délivrés en français. Une fois en France, ils apprendront le français.

Concernant la propriété intellectuelle, nous devons régler un vrai problème qui se pose dans des secteurs très porteurs pour la recherche aujourd'hui - le vivant et les logiciels informatiques. Actuellement, sous la pression des Américains et des Anglo-saxons, la tentation est grande de breveter la connaissance. La France doit combattre cette dérive. 

Ainsi, il y a une douzaine d'années, alors que le président Clinton et le premier ministre Tony Blair déclaraient que le décryptage du génome appartenait au patrimoine commun de l'Humanité, des start-up américaines déposaient des brevets très larges mêlant un gène et une application potentielle.

Enfin, je suis favorable au protocole de Londres, car le français est l'une des trois langues officielles de l'Office européen des brevets, avec l'allemand et l'anglais. Si les Français ne sont pas capables de se projeter dans d'autres pays, je prends le pari que dans dix ans, le français ne sera plus une langue officielle de l'OEB.

Mme Martine AURILLAC : J'ai été très sensible aux propos de M. Wolton sur l'importance de la diversité culturelle et linguistique et de la dimension politique de la francophonie.

Il est difficile de se faire une opinion sur le protocole de Londres, qui présente autant d'avantages que d'inconvénients. N'étant pas une spécialiste des brevets, je voudrais poser deux questions à nos interlocuteurs.

Dans le coût d'un brevet, quelle est la part, en pourcentage, d'une traduction de qualité ?

Par ailleurs, selon le protocole de Londres, le brevet européen déposé en français pourra produire ses effets dans tous les autres Etats ayant ratifié l'accord sans devoir être intégralement traduit. Dans certains brevets cependant, ne peut-il arriver que les descriptions soient au moins aussi importantes que les revendications ?

Après m'être beaucoup interrogée, je suis plutôt favorable à la ratification du protocole qui consacre la langue française comme langue officielle. De surcroît, si nous ne ratifions pas, la langue anglaise risque de l'emporter.

M. Edouard BALLADUR, président de la commission des affaires étrangères : Je précise que l'objet de cette réunion est de nous informer, et non de prendre position. Le Gouvernement nous saisira de la ratification lorsqu'il le jugera bon.

M. Jean-Yves LE DEAUT : Nous souhaitons tous défendre le français, mais malheureusement cette bataille dure depuis vingt ans, et je n'ai pas vraiment l'impression que nous ayons beaucoup progressé.

Bien sûr que nous adhérons aux fougueux propos de Dominique Wolton. Nous ne pourrons défendre le français qu'en favorisant la diversité culturelle, ce qui impose de faire des efforts dans bien d'autres secteurs de notre vie culturelle que la traduction ou l'édition.

Malheureusement, en France, l'on ne finance pas globalement la recherche, et nos chercheurs partent ! Ainsi, les présidents Clinton et Bush ont doublé les crédits de l'Institut national de la santé américain sur cinq ans, pour passer à 30 milliards de dollars, soit six fois plus, rapportés à la population, que les crédits de l'INSERM.

Par ailleurs, sur les 10 000 docteurs que nous formons chaque année, de moins en moins viennent de l'étranger, et surtout de moins en moins trouvent un emploi du fait de notre grande diversité de formations, notamment du double système de grandes écoles et d'universités.

Nous devons développer l'ingénierie linguistique, l'apprentissage des langues. Comme mon collègue alsacien, je regrette qu'en Lorraine nous parlions de moins en moins allemand. Comment voulez-vous faire l'Europe si nous n'arrivons déjà plus à nous parler dans les régions frontalières ?

Pour ce qui est de l'accord de Londres, après avoir beaucoup hésité, je suis plutôt favorable à sa ratification car il reconnaît le français comme l'une des trois langues officielles, et prévoit la traduction des revendications, qui sont le cœur du brevet. Surtout, si la France ne ratifiait pas ce protocole, l'anglais gagnerait encore du terrain.

Comme en matière d'environnement, il ne suffit pas de faire des proclamations, nous devons mener une vraie politique de défense du français.

M. Edouard BALLADUR, président de la commission des affaires étrangères : Avant de passer la parole à nos grands témoins, je voudrais à mon tour relater une anecdote. Premier ministre, j'avais pris une circulaire sur l'usage du français, notamment dans l'administration, et fait voter la loi Toubon, certes parfois excessive. Devenu, quelques années plus tard, président de la commission des affaires étrangères, quelle ne fut pas ma surprise de constater que certains télégrammes diplomatiques émanant du ministère des affaires étrangères et adressés à tous les chefs de postes diplomatiques au début de la guerre d'Irak définissaient en anglais la politique de la France...

M. Eskil WAAGE : Je précise que nous ne souhaitons pas, à Munich, recevoir encore davantage de demandes de brevets, au contraire. Nous en recevons actuellement 200 000, et nous sommes submergés par les demandes américaines.

M. Jacques MYARD : C'est ce que je disais.

M. Eskil WAAGE : Nous ne délivrons en revanche que 60 000 brevets par an.

Nous voulons réduire les coûts pour les PME européennes, qui s'en plaignent chaque jour. Ainsi, pour un brevet européen moyen d'une vingtaine de pages, validé dans huit Etats, les traductions représentent environ un tiers du coût total, soit 11 500 euros sur un total de 30000 euros. Le protocole de Londres permettrait de réduire de moitié ces coûts de traduction.

Par ailleurs, les revendications, qui sont le cœur du brevet, délimitent le droit accordé au titulaire. Cette partie essentielle du brevet sera toujours traduite dans les trois langues officielles de l'OEB et sera donc toujours disponible en français. En revanche, la description qui, sur ce brevet moyen, occupe environ seize pages, explique l'arrière-plan technique, le domaine, l'historique, et ce qui est nouveau. Cette dernière partie est reprise dans les revendications. Les deux documents se recouvrent en partie, les revendications présentant l'essentiel.

Mme Martine AURILLAC : Justement, si l'on se rapporte au travail parlementaire, ces revendications pourraient s'apparenter aux exposés des motifs qui disent l'essentiel mais ne dispensent pas de lire les articles de loi.

M. Eskil WAAGE : Si un concurrent découvre un brevet susceptible de poser problème, il doit consulter un conseiller en brevets pour lui demander d'interpréter les revendications.

M. Jacques MYARD : Et donc de traduire.

M. Eskil WAAGE : La traduction en français des revendications suffit à alerter. C'est vrai qu'en cas de litige, il faudra faire traduire l'intégralité du brevet, mais les litiges concernent moins d'un brevet européen sur mille.

Mme Sarah TRICHET-ALLAIRE : Je précise qu'en cas de litige, les procès se déroulent dans la langue du défendeur.

Je suis ravie que vous ayez abordé le problème du brevet des logiciels. Outre qu'il est dangereux de breveter des idées et des formules mathématiques, cette pratique est contraire au droit international.

S'agissant des frais de traduction, même minimes, ils peuvent être difficiles à prendre en charge, notamment par certaines petites universités.

Par ailleurs, je pense que nous devons faire preuve de modestie, et ne pas chercher à placer le français au-dessus des autres langues européennes, mais au contraire favoriser la diversité linguistique.

Quant aux étudiants étrangers, il leur est très difficile de venir étudier en France, du fait de l'absence de cours de français qui leur serait dédié, du manque de moyens, du manque de logement, sans parler des lois actuellement votées...

M. Edouard BALLADUR, président de la commission des affaires étrangères : C'est un autre sujet.

M. Dominique WOLTON : Nos amis québécois, qui sont à peu près les seuls à manier aussi bien l'anglais que le français, ont en général sur toutes ces questions des positions assez tranchées qui nous font rire, nous Français, parce que nous n'avons aucune idée de la difficulté à mener une bataille politique et culturelle au voisinage d'un si grand continent.

La question du brevet mélange deux logiques de nature différente : des enjeux économiques, et le respect de la diversité culturelle. Entre les deux se place la question de la propriété intellectuelle, qui n'émerge que doucement.

S'agissant de la ratification du protocole, je me méfie toujours des effets de groupe. Si cette ratification offre l'occasion de prendre conscience en Europe de l'enjeu politique de la diversité linguistique et culturelle, nous pouvons signer car, de toutes manières, les contradictions et les problèmes politiques, culturels, seront tels que cet accord sera dépassé par des problèmes plus généraux.

En revanche, si cette occasion ne se présente pas, c'est plus ennuyeux.

Dans cette affaire, je crains que la logique économique ne l'emporte - modernité, efficacité, rationalisation, simplification. Je ne dis pas que nous ne devons pas signer, au contraire, mais nous devrons de toutes manières régler le problème de la diversité culturelle.

Par ailleurs, s'agissant des études francophones, le système universitaire français est malheureusement très fermé. Il n'y a ainsi pas de département des études francophones en France ! C'est un comble ! Seule la francophonie pourra sauver la langue française. En l'absence de ce département, les étudiants francophones ne viennent pas chez nous, ce qui nous prive d'une certaine ouverture.

Quant aux classes bilingues, nous devons impérativement les développer.

Enfin, si nous voulons que la France demeure un carrefour de formations, de langues, au sein de la francophonie, nous devons permettre à des étudiants étrangers de suivre des cours de français, mais surtout nous devons favoriser leur accueil. Hélas, beaucoup de pays européens mènent en ce moment une politique très stricte en matière de délivrance des visas et des bourses. Si nous voulons que la mondialisation de demain ait un sens, nous devons donner aux garçons et aux filles qui ont entre quinze et trente ans la possibilité de voyager, d'apprendre, de vivre et de travailler.

Il est paradoxal que la mondialisation soit perçue comme un espace d'échanges pour les brevets, la spéculation, l'argent, les images, les données, mais pas pour les hommes, sauf s'ils sont riches. Donnons des visas et des bourses aux jeunes pour qu'ils puissent circuler ! Il s'agit là d'un enjeu politique fondamental qui dépasse les clivages gauche-droite car malheureusement, en l'espèce, la droite et la gauche ont la même position.

Aujourd'hui, faute de visa, les éditeurs francophones ne viennent plus en France - ils vont tous au Canada -, non plus que les étudiants francophones.

La diversité culturelle doit fonctionner par ailleurs dans les deux sens. S'il est évident que les petits Français doivent apprendre l'anglais, il est non moins évident que les habitants des zones anglophones doivent apprendre d'autres langues. Il est tragique que ce ne soit pas le cas en Amérique du Nord.

M. Jacques MYARD : Ils apprennent l'espagnol.

M. Dominique WOLTON : Oui, et il est d'ailleurs très intéressant de les voir s'apercevoir que l'anglais n'est pas la seule langue.

Je travaille beaucoup sur le Pacifique, zone qui n'intéresse personne car elle ne compte que 50 millions d'habitants, mais c'est sans doute la région où la diversité linguistique est la plus riche. Dans cette région anglophone, le français est la première langue étrangère.

En Afrique du Sud, pays anglophone tourné vers l'expansion économique, la demande de français est considérable, non pour des raisons de culture, mais pour conquérir des marchés. Et il en va de même dans l'océan Indien et dans l'océan Pacifique.

N'ayons donc pas une vision défensive de la francophonie. La langue française, la francophonie, sont des facteurs de conquête des marchés, ce qui rejoint la question des brevets.

C'est une posture, une attitude, qui est en cause derrière le problème des brevets : oui ou non, allons-nous favoriser la diversité culturelle ? C'est une question très compliquée, qui dépasse largement la seule francophonie : l'arabophonie et l'hispanophonie seront aux premiers rangs demain.

Voulons-nous traiter cette question sur le plan politique, ou nous en tenir au plan strictement économique, au risque de créer un effet boomerang bien plus déstabilisant ?

En conclusion, je ne sais pas si je vais finalement accepter la mission qui m'a été confiée sur l'audiovisuel extérieur et le développement du français, compte tenu des difficultés qu'elle présente. Je connais par cœur les questions de l'audiovisuel international. Les Français sont totalement masochistes, car je rappelle que nous comptons sept opérateurs d'audiovisuel, et que nous dépensons plus que les Anglais et les Allemands pour une moindre efficacité. Il est clair que nous devons rationaliser et valoriser notre audiovisuel extérieur, mais le désordre du contexte français est tel qu'on n'imagine même pas l'importance de l'audiovisuel en termes de diversité culturelle.

M. Edouard BALLADUR, président de la commission des affaires étrangères : A propos de diversité culturelle, je vous rappelle qu'il y a quelques jours, la commission des affaires étrangères a donné un avis favorable à la ratification de la convention de l'UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Cette convention prévoit notamment de faire échapper les biens culturels aux règles de l'OMC. L'examen en séance publique est prévu à l'Assemblée nationale le 8 juin prochain.

Je vais à présent demander au président Dubernard de conclure notre table ronde.

M. Jean-Michel DUBERNARD, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales : S'agissant du protocole du Londres, se pose tout d'abord la question du brevet, et de ce qui est brevetable ou non. Nombre de jeunes chercheurs sont opposés au dépôt de brevets, mais ce sont les entreprises qui les emploient qui les déposent. Cela étant, dans certains domaines, les brevets sont indispensables pour préserver l'économie d'un pays. Ainsi, en technologie médicale, les chercheurs n'ont pas su prendre les brevets qui s'imposaient et les entreprises concernées n'ont pas vu l'intérêt de les déposer. Résultat : tout a disparu.

C'est pour cette raison qu'au cours du débat sur la recherche, nous avons abordé la question du Bayh-Dole Act qui, promulgué en 1980 aux Etats-Unis, a entraîné le développement remarquable des transferts de technologies du milieu universitaire vers l'industrie. Chaque chercheur, qu'il appartienne à un laboratoire ou une université, est obligé de déclarer ses inventions à son institution, laquelle décide si elle est brevetable ou non. Si l'invention est brevetable, l'institution est obligée de l'appliquer sinon, au bout de trois ans, elle tombe dans le domaine public à condition que ce soit une entreprise américaine qui l'exploite.

Concernant la diversité culturelle, je n'ai pas entendu de contradictions dans les propos échangés cet après-midi, même de la part de M. Myard.

M. Jacques MYARD : Je suis devenu la référence...

M. Jean-Michel DUBERNARD, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales : M. Wolton a parlé de la violence de la mondialisation et de la notion d'amortisseurs - je parlerais plutôt d'amplificateur...

M. Dominique WOLTON: J'ai dit que la violence symbolique de la mondialisation obligeait à trouver des amortisseurs, lesquels pourraient notamment être les aires linguistiques et culturelles.

M. Jean-Michel DUBERNARD, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales : Certes, mais un esperanto, comme l'est devenu l'anglais aujourd'hui, pourrait aussi être un amortisseur.

M. Dominique WOLTON : Ah non !

M. Jean-Michel DUBERNARD, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales : Nous devons trouver un équilibre, à l'instar des Québécois, mais tout dépend des disciplines et M. Wolton ne peut taxer l'élite scientifique de conformiste si elle parle anglais dans des domaines où tout le monde parle anglais et où on ne publie qu'en anglais.

M. Dominique WOLTON : Une bataille a été perdue.

M. Jean-Michel DUBERNARD, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales : Par ailleurs, sur le plan de la francophonie, je salue les propos très mesurés tenus par MM. Philip et Schneider notamment.

Nous devons améliorer l'apprentissage des langues étrangères dans nos écoles, et mieux accueillir les étudiants étrangers. Les conditions d'accueil ne sont pas seules en cause, l'attractivité de nos universités compte aussi. Les étudiants étrangers affluent dans les très bonnes écoles. Si nous redevenons bons, nous regagnerons des batailles.

M. Philip a raison de dire que notre approche trop francophone des étudiants étrangers nuit à la francophonie. La francophonie est devenue une force politique qui a beaucoup de sens, mais qui parle de moins en moins français, comme j'ai pu le constater au Vietnam en 1997.

La francophonie est un facteur d'équilibre important face à la mondialisation.

M. Edouard BALLADUR, président de la commission des affaires étrangères : La francophonie est devenue une sorte d'ONU pour une cinquantaine de pays qui partagent le point de vue français sur les excès de la mondialisation, la nécessité du multilatéralisme, le respect du droit international, mais on y parle de moins en moins le français. Les anglophones ont la conférence du Commonwealth, les hispanophones tiennent une fois par an une conférence qui réunit entre 25 et 30 pays.

Je tiens à remercier nos grands témoins qui ont accepté de venir nous enrichir de leur expérience et de leurs réflexions sur ce sujet très délicat. Il est en effet très difficile de dégager une solution qui défende les intérêts de notre pays sans nous couper du reste du monde.

Il est évident que cette question a une signification politique - quelle conception de l'organisation du monde et de la vie collective mondiale ? M. Myard a raison, nul ne peut prévoir à l'avance quelle langue dominera le monde dans trente ans.

Faut-il ou non ratifier le protocole de Londres ? Cette réunion nous aura éclairés. Même si M. Wolton se méfie, à juste titre d'ailleurs, des forces de consensus qui se dégagent, nous comptons sur M. Myard pour ne jamais être tous complètement du même avis.

M. Jacques MYARD : Quel bel éloge !

M. Edouard BALLADUR, président de la commission des affaires étrangères : Nous aurons à examiner cette affaire dans quelques mois, je pense, mais au-delà, nous devons rester attachés à toutes les manières réalistes, mais en même temps volontaires, de préserver notre langue, notre culture, notre forme d'esprit. Nous devons d'ailleurs balayer devant notre porte car chaque année nous fermons des lycées français, des alliances françaises. Il nous faut mener une politique plus cohérente.

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