COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 13

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 5 novembre 2002
(Séance de 16 heures 30)

Présidence de M. Guy Teissier, président

SOMMAIRE

 

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- Auditions sur le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2003 à 2008 (n° 187)
● M. Fabrice Brégier, président exécutif de MBDA
● M. Jean-Claude Mallet, secrétaire général de la défense nationale


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Loi de programmation militaire 2003-2008 : audition de M. Fabrice Brégier, président exécutif de MBDA.

La commission de la défense nationale et des forces armées a entendu M. Fabrice Brégier, président exécutif de MBDA, sur le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2003 à 2008 (n° 187).

Après avoir rappelé que la société MBDA était entièrement orientée vers la production de missiles et donc vers une activité à 100 % militaire, M. Fabrice Brégier a indiqué que l'industrie américaine dans ce domaine s'était regroupée dès le début des années 1990, à une époque où l'Europe comptait encore onze maîtres d'œuvre pour un marché inférieur de moitié. Le regroupement, ces dernières années, des principales sociétés françaises, britanniques, italienne et allemande a donné naissance à MBDA, qui compte aujourd'hui 11 000 employés pour un chiffre d'affaires de 2,3 milliards d'euros. Complètement intégrée sur le plan international, MBDA est détenue par BAe Systems, par Finmeccanica et par EADS, cette dernière nommant le président exécutif. Le prochain président de la société sera également français.

Les Européens ont créé un acteur mondial d'une taille comparable à celle de ses principaux concurrents américains. L'Europe dispose ainsi d'une indépendance technologique, héritée de quarante années d'investissements dans le domaine des missiles. MBDA est capable de lancer de grands projets européens et leur mise en œuvre par une société intégrée garantit la qualité des réalisations.

Les trois principaux programmes multinationaux gagnés grâce à l'assise européenne de la société sont :

- les missiles de croisière de la famille Scalp, sur un marché longtemps dominé par le Tomahawk américain ;

- les systèmes surface-air moyenne portée avec la famille Aster, réalisés en coopération avec l'Italie et l'Allemagne. Ce système est un atout essentiel pour la participation à la défense antimissile de théâtre ;

- les missiles air-air longue portée de nouvelle génération de la famille Meteor, qui associent six États européens, même si l'Allemagne ne s'est pas encore totalement engagée, sa participation étant évaluée à 260 millions d'euros.

Avec 5 400 salariés, la France représente environ la moitié des effectifs de la société. MBDA est le deuxième employeur privé dans le domaine de la défense, après Thales. La France conserve donc un potentiel humain et technologique significatif. Cette position n'a pas empêché la société d'avoir à opérer de lourdes restructurations, mais il est désormais prévu de stabiliser la situation dans la région Centre et de renforcer le site de Bourges.

C'est le couple missile/plate-forme qui donne leurs véritables performances à nos systèmes d'armes et donc la supériorité à nos forces. Leur contrôle permet de maîtriser et de garantir leurs performances dans la durée, alors que les Etats-Unis imposent des règles très strictes de contrôle de leurs missiles, ne permettant pas à un acquéreur de faire évoluer un système acheté en fonction de ses besoins opérationnels. À titre d'exemple, la France s'est vu refuser l'accès au missile de croisière naval Tomahawk.

Ces technologies sophistiquées ne sont pas duales. Sans investissements importants et durables en matière de recherche et de développement, il ne sera pas possible d'assurer l'indépendance technologique de la France et de l'Europe. Les missiles sont une composante essentielle pour l'exportation de nos systèmes d'armes. Si le Rafale a techniquement gagné l'appel d'offres de la Corée du Sud, le refus des Etats-Unis de l'équiper avec l'AMRAAM a entraîné la perte du contrat. Le marché américain reste totalement fermé aux missiles européens.

MBDA a récemment connu des revers avec l'abandon du missile anti-navire supersonique (ANS) qui devait assurer la pérennité de la famille anti-navires après l'Exocet, avec l'arrêt du missile antichar européen Trigat, qui devait remplacer le Milan, et avec la commande en 1999, dans l'urgence, de bombes guidées laser américaines. En outre, la délégation générale pour l'armement a attribué le nouveau programme d'armement air sol modulaire (AASM) à la Sagem, nouveau venu sur le marché. Au total, MBDA a perdu 1,5 milliard d'euros d'activité en pleine période de restructurations.

Les mécanismes décisionnels des états-majors tendent actuellement à privilégier, de manière légitime, les capacités opérationnelles des équipements, faisant ainsi passer au second plan les enjeux industriels, sociaux et commerciaux. Le projet de loi de programmation militaire, remarquable compte tenu des contraintes budgétaires actuelles, ne présente pas de grandes avancées en matière de missiles, à l'exception du lancement de l'Exocet block 3, récemment annoncé par la ministre de la défense.

Le missile de croisière naval Scalp naval, lancé par les frégates multimissions et les sous-marins d'attaque Barracuda, constitue un programme structurant, qui garantit la permanence sur zone et la flexibilité d'emploi du missile. Si la confirmation par le projet de loi de programmation militaire du lancement du programme en 2006 est très positive, la question de sa cohérence avec le calendrier de mise en service des frégates se pose. Comme les missiles Scalp naval ne seront, selon le projet de loi de programmation militaire, disponibles qu'à partir de 2011, les frégates seront de fait spécialisées dans la lutte anti-sous-marine et ne disposeront pas de la capacité de frappe dans la profondeur entre 2008, date de la mise en service des premiers bâtiments, et 2011. Or, l'accélération du programme Scalp naval est techniquement possible et son développement pourrait être lancé dès 2004 : des financements complémentaires, provenant de possibles coopérations avec des pays européens tels que le Royaume-Uni et l'Italie, pourraient permettre d'atteindre cet objectif.

Le président Guy Teissier a souligné l'importance des moyens consacrés aux programmes de missiles dans le projet de loi de programmation militaire. Correspondent-ils aux besoins opérationnels de nos forces armées et permettent-ils à la France de conserver sa position par rapport aux autres armées occidentales ?

M. Fabrice Brégier a indiqué qu'au terme de leur développement, l'ensemble des programmes de missiles améliorerait considérablement les capacités opérationnelles de nos forces, évoquant notamment l'exemple du Mirage 2000 D ou du Rafale équipé du missile Scalp EG. Il a souligné que MBDA participe également au renouvellement d'équipements devenant obsolètes : ainsi, la rénovation de la composante sol-air Roland est actuellement étudiée en concertation avec la DGA et l'état-major de l'armée de terre, dans le respect de l'enveloppe budgétaire déjà accordée.

Les difficultés industrielles résultent tout d'abord des effets de cycles, de nombreux programmes arrivant à leur terme. Ensuite, les crédits alloués aux programmes de missiles ont plus fortement diminué que l'ensemble des crédits du titre V au cours des cinq dernières années. Les exportations permettent de compenser en partie la réduction des commandes, mais un redressement des moyens alloués est nécessaire pour assurer la préparation de l'avenir. À titre d'exemple, les commandes britanniques représentent au sein du carnet de commande de MBDA le double des commandes françaises.

M. Axel Poniatowski a demandé le nombre de sous-traitants de MBDA, leurs activités respectives et leurs effectifs. Il a également souhaité savoir quelles sont les perspectives d'exportation de MBDA, en dehors de la France et du Royaume-Uni, et quelles sont les restrictions à l'exportation que subit l'entreprise.

M. Fabrice Brégier a indiqué que l'activité des sous-traitants représentait les deux tiers de la valeur ajoutée des produits de MBDA et a évoqué, parmi ces sous-traitants, les grands équipementiers tels que Thales, Sagem, ou encore Snecma.

Certains produits sensibles, tels que le Scalp naval, font effectivement l'objet de restrictions à l'exportation et ces dernières peuvent être également mises en œuvre à l'encontre de certains pays.

MBDA constitue aujourd'hui un outil pour favoriser la coopération européenne sur de grands programmes militaires. Ainsi, les alliances et fusions réalisées au cours des dernières années au sein de MBDA ont favorisé le lancement de programmes en coopération, tels qu'Aster ou Meteor.

Les exportations représentent aujourd'hui pour MBDA près de la moitié de sa production : l'entreprise s'efforce de satisfaire les besoins opérationnels des forces françaises, tout en cherchant à réaliser des produits exportables. L'exemple du programme Exocet block 3, répondant aux exigences de la marine française, mais présentant des perspectives d'exportation, est significatif.

Les coopérations d'envergure avec les Etats-Unis semblent très improbables, à l'exception du domaine de la lutte contre les missiles balistiques de théâtre, pour lequel les outils existants pourraient évoluer en coopération avec les Etats-Unis. De façon générale, le marché américain reste fermé aux industriels européens, alors même que les groupes américains exportent leurs produits en Europe.

Observant que les capacités françaises et européennes dans le domaine des missiles antichars semblaient actuellement condamnées à disparaître, M. Yves Fromion a demandé s'il n'existait pas de perspectives d'évolution permettant d'infléchir cette tendance. Les pays européens ne peuvent-ils pas être, d'ici quelques années, intéressés par une nouvelle génération de missiles antichars ? Ne convient-il pas de maintenir une veille technologique en ce domaine afin de préserver des compétences industrielles reconnues ?

M. Fabrice Brégier a rappelé que le missile antichar Milan produit par la société Aérospatiale a été une véritable référence mondiale pendant vingt ans. Cependant, les compétences acquises ont été remises en cause par l'arrêt, en 2000, du programme de missiles antichars de nouvelle génération Trigat, en raison du retrait du partenaire britannique et des tergiversations d'autres pays européens. Pour faire face à cette situation, MBDA a proposé le développement d'un concept intermédiaire, le missile Trigan, permettant le maintien de l'acquis technologique et de 300 emplois à l'établissement de Bourges. Cette solution était attractive à long terme, car, à l'horizon 2008-2010, l'armée de terre devra faire évoluer ses missiles actuels sous peine de devoir acheter des missiles américains ou israéliens, solution qui sera plus coûteuse. Malheureusement, ce projet n'a pas été financé, alors même qu'il ne nécessitait que 70 millions d'euros en projet de loi de programmation militaire, à comparer aux 450 millions d'euros inscrits en faveur du Trigat dans la loi de finances pour 2000. Ce choix est d'autant plus regrettable qu'il ne tient pas compte des dimensions industrielles, techniques et sociales du programme. Faute de développer le Trigan, d'ici trois à cinq ans MBDA ne sera plus en mesure de proposer une évolution du missile Milan à l'armée de terre.

Après s'être félicité de la création de MBDA, société qui illustre la possibilité de coopérations industrielles efficaces et exemplaires au niveau européen, M. Jean Michel a souhaité savoir s'il était envisagé d'élargir la coopération aux autres entreprises européennes, de taille plus réduite, intervenant dans ce secteur d'activité. A défaut d'une coopération avec des groupes américains, le marché américain restant fermé, des partenariats avec des industriels russes sont-ils également envisagés ?

M. Fabrice Brégier a indiqué qu'au-delà de l'intégration de LFK, filiale allemande d'EADS, en 2003, il n'est pas prévu d'élargissement supplémentaire du périmètre de MBDA, la priorité étant donnée à la stabilisation des structures existantes. Pour autant, une filiale commune avec un industriel espagnol a été créée dans le cadre du programme Meteor. Des coopérations approfondies sont engagées avec les équipementiers, tant dans le domaine de la propulsion, avec la constitution d'une société franco-britannique détenue à parité avec la société nationale des poudres et explosifs (SNPE), que dans le domaine des autodirecteurs, avec la conclusion d'un accord stratégique avec Thales visant à mettre en commun les compétences humaines et techniques. Les perspectives de coopération avec des industriels russes restent très limitées, car les contacts sont sporadiques et leur concurrence à l'exportation demeure agressive. Quant aux industriels américains, ils coopèrent de façon modeste avec les filiales britanniques de MBDA, essentiellement pour le marché britannique et en aucun cas pour les marchés américains.

Le président Guy Teissier a estimé qu'un rapprochement avec les filières de compétence russes pourrait permettre des réductions significatives de coûts, à l'image de ce que les Américains ont réussi à mettre en œuvre dans le domaine des lanceurs de satellites.

M. Fabrice Brégier a reconnu qu'une coopération avec les industriels russes, notamment dans le domaine des technologies de lutte antimissiles, pouvait constituer un axe de développement intéressant, sous réserve que les pouvoirs publics français y soient favorables. Il reste que la concurrence persistera en matière d'exportation de plates-formes et des missiles qui y sont associés.

Après avoir constaté que les armées américaines s'intéressent de plus en plus aux applications tactiques des drones, notamment pour l'attaque au sol, M. Yves Fromion a demandé si MBDA réfléchissait à la possibilité de développer ce type d'équipements, au sein du groupe EADS ou avec d'autres industriels comme Dassault par exemple.

M. Fabrice Brégier a indiqué que des contacts étaient entretenus avec le groupe EADS au sujet du développement des drones de moyenne altitude et longue endurance (MALE) prévus dans le projet de loi de programmation militaire. Le développement de capacités tactiques des drones suppose de réelles compétences en matière de plates-formes et de missiles, mais également une bonne maîtrise de l'ensemble de la chaîne de commandement.

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Loi de programmation militaire 2003-2008 : audition de M. Jean-Claude Mallet, secrétaire général de la défense nationale.

La commission a entendu M. Jean-Claude Mallet, secrétaire général de la défense nationale, sur le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2003 à 2008 (n° 187).

M. Jean-Claude Mallet a d'abord présenté le secrétariat général de la défense nationale (SGDN). Celui-ci dépend directement du Premier ministre et travaille régulièrement sous l'autorité des collaborateurs directs du Président de la République. Le SGDN assure la préparation interministérielle ou le secrétariat des conseils de défense et des conseils restreints. Il participe aux conseils de sécurité intérieure. Il assure aussi le secrétariat du comité interministériel du renseignement et de la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre, qui est présidée par le secrétaire général de la défense nationale. De façon générale, il assure le secrétariat des réunions interministérielles en matière de défense et de sécurité, ce qui peut l'amener à s'intéresser à des sujets tels que les vulnérabilités informatiques ou les nouveaux risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC) en particulier liés au terrorisme. La plupart des décisions en matière de défense collective, dès lors qu'elles acquièrent un caractère interministériel, sont instruites par des travaux menés sous la responsabilité du SGDN. Cela est vrai aussi pour certains grands textes soumis ensuite à la représentation nationale, tels que la programmation militaire. Enfin, le secrétariat général de la défense nationale gère les transmissions gouvernementales et les liaisons d'Etat.

M. Jean-Claude Mallet a ensuite présenté le contexte stratégique de la défense française. Le système international est sorti non seulement de la guerre froide, mais également de l'après-guerre froide. Sa recomposition actuelle a des conséquences directes sur la politique de défense et de sécurité. Depuis les années 2000-2002, contrairement aux espoirs des années 1990, les menaces contre la paix ont augmenté. Le terrorisme a pris une dimension internationale. Aux sources localisées et spécifiques de terrorisme, se superposent désormais des filières transcontinentales utilisant les opportunités liées à la mondialisation et à la facilité accrue des communications. La manipulation fréquente de facteurs ethniques, religieux et historiques par des régimes à bout de souffle (notamment en Afrique, ou comme ce fut le cas dans les années 1990 dans les Balkans) est aussi un facteur de déstabilisation. La paralysie des processus de paix comme au Proche-Orient ou au Cachemire alimente également les risques de crises. La paralysie des politiques de développement, qui empêche la réduction des inégalités, suscite des sentiments d'iniquité et de révolte ainsi que des phénomènes migratoires, eux-mêmes facteurs potentiels de déstabilisation. La prolifération des armes de destruction massive, notamment en Irak et en Corée du Nord, mais aussi dans d'autres pays, est une autre source d'instabilité. Il en est de même des flux d'armement et de technologies non contrôlés. Un vaste arc de crise extrêmement sensible, allant de la Méditerranée orientale à l'Asie du sud est, caractérisé par la multiplication des conflits, s'est constitué.

Les organisations internationales traversent une mutation qui met en cause leur légitimité. L'ONU, dont la légitimité ou la représentativité sont parfois contestées, reste pourtant, pour la France, une clé pour le maintien de l'ordre international, en particulier pour la légitimité de l'usage de la force au service de la paix. L'OTAN, au premier plan au milieu des années 1990 avec les crises dans les Balkans, est conduite à une réflexion de fond sur son identité, du fait des transformations substantielles que constituent l'élargissement en cours et le nouveau cadre de relation avec la Russie, ainsi que les nouvelles menaces, telles que le terrorisme ou la prolifération, qu'elle a à traiter. La France, du fait de sa position singulière au sein de l'OTAN, accompagne avec sérénité cette réflexion. L'OTAN reste une organisation militaire efficace et un lieu privilégié du dialogue transatlantique. L'Union européenne se heurte à des problèmes d'efficacité et donc de crédibilité et de légitimité, et ses citoyens se posent des questions sur l'élargissement, les futures institutions et la place et le périmètre possible de sa politique de défense.

Des facteurs d'espoir sont cependant apparus. Sur le terrain, on constate depuis deux ans, une réelle stabilisation dans les Balkans, malgré la persistance de tensions. La guerre, qu'on redoutait au premier semestre 2002, entre l'Inde et le Pakistan a été évitée. L'Union européenne connaît des succès, comme la mise en place de l'euro, et les travaux de la Convention sur l'avenir de l'Europe, en vue d'une nouvelle architecture institutionnelle, progressent. De nouveaux instruments de régulation internationale sont apparus, comme la Cour pénale internationale ou l'Organisation mondiale du commerce.

Cependant, face à la multiplication des crises, à l'apparition des nouveaux risques, aux mises en cause des organisations internationales, on constate depuis quelques années un retour, inattendu pour certains observateurs, d'une forme de demande d'Etat. Cette tendance peut avoir des effets négatifs sur la scène internationale, avec l'affirmation de politiques nationales au détriment de solutions collectives, mais aussi positifs, avec davantage d'équilibre dans les évolutions internationales. De son côté, la France se singularise par l'équilibre de ses positions. Elle travaille pleinement à restaurer les fonctions régaliennes de défense et de sécurité, tout en plaidant et en agissant en faveur d'une organisation équilibrée, multilatérale et multipolaire de la société internationale et en travaillant à promouvoir la construction de l'Europe comme l'un des pôles majeurs de cet équilibre international.

Dans ce contexte, quels peuvent être les objectifs et les principes de la politique de défense et de sécurité de la France ? Si le projet de loi de programmation militaire s'appuie sur des éléments acquis tels que la consolidation de la professionnalisation ou l'autonomie stratégique, le modèle d'armée 2015 a été adapté pour tenir compte des nouveaux risques. Cinq axes majeurs  peuvent être dégagés : la réaffirmation de l'objectif d'autonomie stratégique, le développement des capacités de projection, la contribution à la protection et à la sécurité sur le territoire, l'engagement d'une démarche européenne volontariste, l'ancrage de la professionnalisation et le développement d'une nouvelle relation entre la défense et la société.

La réaffirmation de l'autonomie stratégique implique un renforcement de nos capacités dans le domaine du renseignement et du commandement, auxquels s'ajoutent désormais la lutte contre les attaques des systèmes informatiques et la fonction de sécurité du système de navigation par satellite Galileo ; ces capacités sont indispensables à l'autonomie stratégique. Celle-ci nécessite également des développements spécifiques dans le domaine de la dissuasion. Comme l'a réaffirmé le Président de la République dans son discours du 8 juin 2001 devant l'IHEDN, la dissuasion reste la garantie ultime de notre sécurité. C'est un élément important de la programmation. L'émergence de nouveaux risques liés à l'existence de puissances régionales dotées d'armes de destruction massive qui menaceraient nos intérêts vitaux est prise en compte par l'adaptation de la doctrine publique et la modernisation des composantes balistique et aéroportée. Enfin, l'autonomie stratégique découle du niveau même de l'effort de défense, notamment dans le domaine de la recherche. Cet effort permet à la France de renforcer ses capacités de dialogue en Europe, mais aussi dans le cadre atlantique, et garantit la pérennité de son autonomie stratégique.

Le développement des capacités de projection permettra de restaurer une cohérence entre les ambitions affirmées par la France et la réalité militaire des prochaines années, qu'il s'agisse de la projection aérienne avec l'avion A 400 M ou le ravitaillement en vol, de l'aéromobilité avec l'effort en matière d'hélicoptères, de la projection navale et aéronavale, de la projection de puissance (missile de croisière Scalp). Un effort spécifique est également fait pour les forces spéciales à la suite des enseignements des dernières crises (attentats du 11 septembre 2001, Afghanistan, etc.).

La contribution à la protection et à la sécurité sur le territoire est un élément novateur du projet de loi de programmation militaire. Aux contributions spécifiques des armées dans le domaine du renseignement ou de la maîtrise du milieu aérospatial et maritime, s'ajoutent le renforcement des capacités NRBC (défense biologique, moyens du service de santé des armées et capacités anti-missiles balistiques) et un effort sans précédent en faveur de la gendarmerie, avec une augmentation moyenne de 43% des annuités de son titre V par rapport à la période de programmation 1997-2002. Pour la première fois, le rapport annexé fait référence aux zones de défense, au titre, notamment, de la coordination entre services civils et forces militaires.

Devant les interrogations sur l'évolution de la construction de l'Europe de la défense, la politique de défense de la France doit lui permettre, à travers une démarche volontariste et un effort significatif, de convaincre ses plus proches partenaires européens de développer des capacités européennes de gestion de crise fondées sur des objectifs communs. Cette contribution à la construction de l'Europe de la défense se marque aussi par le poids des programmes en coopération européenne, l'organisation des forces et des commandements, ainsi que le rapprochement des industries européennes d'armement.

Enfin, la professionnalisation de l'armée française ne pourra s'ancrer dans la durée si des efforts ne sont pas faits quant aux moyens consacrés aux forces et à leur entraînement et si une nouvelle relation entre l'armée et la société n'est pas développée, notamment par le biais de la réserve. Le projet de loi de programmation répond à ces deux objectifs en consolidant la professionnalisation par l'organisation d'un recrutement annuel de 30 000 jeunes gens, la constitution d'un fonds de consolidation doté de 573 millions d'euros et le redressement de la politique de la réserve. L'objectif affiché pour celle-ci est de 82 000 hommes en 2008 ; 86 millions d'euros de crédits sont prévus par la programmation et une politique d'activation de la réserve sera recherchée.

Rappelant que la prévention des risques constitue, aux termes du rapport annexé au projet de loi de programmation militaire, la première étape de la mise en œuvre de la stratégie de défense de la France et qu'elle nécessite des moyens humains et technologiques de renseignement et une bonne coordination entre les ministères concernés, le président Guy Teissier a demandé quelles étaient les actions envisagées dans ce domaine et si les outils existants étaient suffisants.

M. Jean-Claude Mallet a indiqué que le renseignement est une priorité du projet de loi de programmation militaire, aussi bien pour les moyens techniques et humains qu'en ce qui concerne l'organisation générale du dispositif de défense. L'ensemble des départements ministériels concourant à la sécurité est attaché à leur développement. Les moyens techniques doivent pouvoir s'adapter à un environnement international très mouvant ; ils constituent un élément de puissance, y compris lors du dialogue avec nos partenaires.

Il est indispensable d'assurer une bonne orientation des moyens de renseignement devant les menaces actuelles, telles que la prolifération ou le terrorisme, sur le territoire comme sur nos intérêts et nos ressortissants à l'étranger. C'est la mission du comité interministériel du renseignement, qui définit les orientations et les actualise en permanence, afin d'améliorer l'efficacité de l'outil de recherche et de collecte de renseignement.

M. Yves Fromion a demandé l'opinion du secrétaire général de la défense nationale sur la possible entrée de la Turquie dans l'Union européenne et ses incidences dans le domaine de la défense. Il s'est aussi interrogé sur la pertinence de la rédaction d'un Livre blanc pour l'Europe de la défense, afin de progresser dans ce domaine de façon plus cohérente.

M. Jean-Claude Mallet a souligné l'intérêt de l'élaboration, par les Etats membres de l'Union européenne, d'une vision commune sur leurs intérêts, leurs analyses stratégiques et les efforts capacitaires à mettre en œuvre. Pour progresser dans le domaine de la sécurité et de la défense, l'Europe ne pourra faire l'économie d'une doctrine commune. Cependant, un tel objectif est difficile à atteindre par 15 Etats, et plus encore par 25, après l'élargissement. Quant à la transformation d'une telle réflexion en un outil opératoire tel qu'un Livre blanc, elle semble difficile à court terme au niveau de l'Union européenne. En revanche, les pays qui fournissent les efforts militaires les plus importants pourraient s'attacher à rapprocher leurs positions en une vision commune. Un effet d'entraînement pourrait en résulter. La France et l'Allemagne ont préparé simultanément des livres blancs en 1994 et ont procédé à cette occasion à des échanges fructueux, portant même sur des projets de textes. De plus, un dialogue permanent sur les questions de défense entre les pays de l'Union permettrait de créer une culture commune de sécurité.

La Turquie constitue un élément essentiel du dispositif de sécurité et de défense européen, en raison de ses capacités militaires, de sa situation géopolitique à la rencontre de plusieurs mondes et de son rôle non seulement dans l'OTAN, mais aussi dans les débats européens. Son intégration dans l'Union européenne a été jugée par la Commission et les Etats membres comme une possibilité qu'il faut laisser ouverte.

M. Jean-Michel Boucheron a posé trois questions.

Il a demandé s'il existait un seul groupe terroriste significatif qui ne soit pas lié à l'islam intégriste.

Il a ensuite évoqué le virage stratégique considérable de l'administration américaine, notamment en matière d'équipement. L'évolution des moyens utilisés et l'augmentation des financements montrent une capacité d'adaptation exceptionnelle ; face à cette évolution, les priorités de la défense française et la répartition des efforts financiers qui y sont consacrés suscitent une certaine perplexité. Il convient ainsi de s'interroger sur l'importance des moyens alloués à la modernisation de la dissuasion, en comparaison de ceux destinés aux capacités de renseignement.

Il a enfin évoqué l'activité des services de renseignement. Si l'on peut comprendre que les services américains n'aient pas été en mesure de prévenir les attentats du 11 septembre, il est plus surprenant que les services russes aient pu laisser se perpétrer une prise d'otages en plein cœur de Moscou.

M. Jean-Claude Mallet a répondu que, s'il s'agit de considérer les groupes terroristes capables de mettre sur pied des attentats aussi spectaculaires et bien planifiés que ceux du 11 septembre 2001 à New-York, celui de Bali ou les attaques contre l'USS Cole ou le pétrolier Limburg, ces groupes sont tous liés à l'islamisme radical et sont très peu nombreux. Mais il existe aussi des groupes terroristes capables de frapper et nuire selon d'autres logiques que celle de l'islamisme, comme l'ETA ou certains groupes en Asie par exemple.

L'évolution de la vision stratégique américaine n'est pas une surprise dans la mesure où elle avait été annoncée par la nouvelle administration dès l'élection du Président Bush. Le traité ABM a effectivement été dénoncé, pour être remplacé par un autre instrument américano-russe et les crédits consacrés à la défense ont augmenté de manière très significative. Pour autant, les orientations de la défense américaine n'ont pas fondamentalement changé, les investissements dans les domaines de l'espace et de l'information dominance étant très importants depuis de nombreuses années déjà. L'écart de capacités dans ce domaine, notamment avec l'Europe, n'est donc pas seulement la conséquence de choix récents ; il trouve aussi son origine dans des orientations antérieures. Il donne à l'effort français tout son caractère stratégique.

La dissuasion reste un élément fondamental de la sécurité et de la crédibilité de la défense française. C'est un instrument politique fondamental, face aux incertitudes du monde de demain. La remettre en cause reviendrait à porter atteinte à l'un des éléments majeurs de la posture de sécurité et de défense de la France et de son autonomie stratégique. Garantir cette autonomie présente un coût. Pour autant, il est effectivement nécessaire de prévoir de nouveaux financements en faveur des moyens de renseignement et de synthèse de l'information. C'est précisément ce que le projet de loi de programmation militaire, qui représente un effort financier sans précédent, et le budget pour 2003 ont prévu.

Il est toujours difficile d'anticiper des actes de terrorisme et les dispositifs de prévention peuvent être déjoués ou contournés. La récente prise d'otages à Moscou par un groupe de Tchétchènes armés n'est peut-être pas si surprenante. Il y a eu déjà des précédents d'actions tchétchènes à Moscou. Cet événement montre la capacité des Tchétchènes à s'insérer dans la vie quotidienne russe, et ressortit à la bataille sans merci que se livrent le pouvoir russe et les mouvements tchétchènes liés au fondamentalisme islamiste.

M. Axel Poniatowski a souhaité connaître le sentiment du secrétaire général de la défense nationale sur les perspectives de règlement du conflit israélo-palestinien, dont la persistance alimente pour partie le terroriste islamiste, et sur les moyens alloués au renseignement : si les pays occidentaux disposent de moyens techniques adaptés, il semble en revanche que les services soient exsangues et que le projet de loi de programmation militaire prévoie un effort de recrutement insuffisant.

Le président Guy Teissier a fait observer que le projet de loi de programmation militaire prévoyait l'ouverture supplémentaire de 100 postes en faveur des services de renseignement relevant du ministère de la défense.

M. Jean-Claude Mallet a répondu qu'il n'était pas exact de dire que les services de renseignement français, qu'il s'agisse de la direction de la surveillance du territoire (DST), des renseignements généraux (RG), de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ou de la direction du renseignement militaire (DRM), étaient « exsangues ». Ce serait sous-estimer leurs capacités réelles et oublier qu'ils ont permis ces dernières années le démantèlement de réseaux terroristes structurés qui projetaient de commettre des attentats sur le territoire national. Les capacités de ces services ont déjà été accrues dans les années passées et le projet de loi de programmation militaire, ainsi que la loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure, prévoient un effort particulier en faveur des technologies et des ressources humaines, qu'il s'agisse du recrutement, de la formation, des carrières ou des effectifs. De plus, les capacités en effectifs du ministère de la défense offrent des possibilités.

Il est certain que le conflit du Proche-Orient favorise la motivation des terroristes, même si celle-ci a également d'autres fondements, tels que la présence de troupes américaines en Arabie Saoudite et dans les pays du Golfe. L'absence de relance du processus de paix trouve son origine dans la conjonction des peurs des deux peuples concernés, les Israéliens se sentant menacés dans leur existence même et étant ainsi poussés à conduire une politique de rapports de forces, alors que les Palestiniens ne voient aucune perspective d'avenir. En l'absence de dirigeants politiques porteurs d'un espoir de paix, à l'image de Sadate ou de Rabin, il sera difficile de parvenir à une solution.

M. Jean Michel a observé que le budget de la défense américain pour 2003, s'élevant à 335 milliards d'euros, excédera le total du budget de la France actuellement soumis au Parlement, qui avoisine 275 milliards d'euros. Il a aussi fait ressortir les difficultés pour la France à garantir son autonomie stratégique face à la communauté anglo-saxonne, en se référant aux récents propos du Premier ministre britannique, qui a exprimé la conception d'une défense reposant d'abord sur un lien transatlantique bilatéral privilégié, ensuite sur l'OTAN et n'envisage une force européenne qu'à titre complémentaire. Dans ce contexte, quelles sont les perspectives du processus lancé à Saint-Malo et de l'Europe de la défense ?

M. Jean-Claude Mallet a répondu que le décalage entre les efforts de défense des Etats-Unis et des Etats européens existait depuis longtemps, et qu'il n'excluait pas des relations de partenariat. Dans le domaine du renseignement, par exemple, la France est considérée comme un interlocuteur important et la coopération avec elle n'est aucunement négligée par les pays anglo-saxons. Il est vrai toutefois que si nos services n'étaient pas dotés des moyens matériels et humains nécessaires, le risque de décrochage serait réel.

Les Britanniques donnent parfois l'impression de prendre leurs distances avec l'Union européenne en matière de défense. Leur politique de défense nationale est forte. L'attachement du Royaume-Uni à l'OTAN est viscéral et constitue l'un des fondements de la défense de ce pays. L'effort de défense français a pour but de renforcer la capacité de la France à être entendue. Dans ces conditions, la France sera mieux placée pour demander au Royaume-Uni de participer à l'Europe de la défense. Celle-ci ne pourra se faire si un partenaire majeur manque à l'appel, qu'il s'agisse du Royaume-Uni, de l'Allemagne ou de la France.

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