COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 14

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 6 novembre 2002
(Séance de 10 heures)

Présidence de M. Guy Teissier, président

SOMMAIRE

 

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- Table ronde sur le contexte stratégique et géopolitique du projet de loi de programmation militaire 2003-2008


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Loi de programmation militaire 2003-2008 : table ronde sur le contexte stratégique et géopolitique.

La commission de la défense nationale et des forces armées a entendu M. Arthur Paecht, directeur de recherche à l'institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), accompagné de M. Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l'IRIS, M. Dominique David, responsable des études de sécurité à l'institut français des relations internationales (IFRI), professeur à l'école spéciale militaire de Saint-Cyr et à l'Université de Paris I, M. François Géré, directeur de l'institut diplomatie et défense et M. Xavier Raufer, directeur de recherches à l'université de Paris II, directeur de séminaire au collège interarmées de défense, sur le contexte stratégique et géopolitique de la loi de programmation militaire 2003-2008.

M. Arthur Paecht a insisté sur l'utilité des instituts de recherche qui permettent de soulever des questions importantes, d'alimenter la réflexion politique et de susciter le débat. A la différence de leurs homologues étrangers, et notamment des fondations allemandes, les instituts français ne sont pas affiliés à des partis politiques, ce qui est un gage de meilleure objectivité dans l'accomplissement de leur mission.

Si l'examen par le Parlement du projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2003 à 2008 intervient après le vote du budget de la défense pour l'année 2003, il n'y a là rien de choquant au regard des contraintes du calendrier budgétaire et il y a d'ailleurs eu des précédents de calendriers similaires. En fait, les arguments du débat parlementaire doivent porter davantage sur l'adéquation des dispositions du projet de loi de programmation militaire au nouveau contexte géostratégique. A cet égard, on ne peut pas dire que l'élaboration du projet de loi de programmation soit le reflet de réflexions qui s'inscrivent dans l'évolution de l'environnement international, car le texte soumis au vote du Parlement reprend pour une large part les dispositions du projet du précédent Gouvernement, adopté en conseil des ministres le 31 juillet 2001. Le projet de loi de programmation militaire 2003-2008 se présente avant tout comme un projet de loi de production d'équipements, ne serait-ce que parce qu'il n'a pas été possible d'envisager la totalité des conséquences des attentats du 11 septembre 2001 et des menaces « asymétriques », dont les plus récentes manifestations sont les attentats commis au mois d'octobre 2002 dans l'île indonésienne de Bali et contre le pétrolier français Limburg. Il ne faut pas non plus oublier les risques découlant de la dissémination des armes de destruction massive, nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques (NRBC), qui ne sont pas suffisamment prises en compte dans le projet de loi de programmation militaire. Se définissant comme une loi de mise à niveau et de rattrapage des équipements, la future loi de programmation militaire risque donc de se révéler inadaptée face aux menaces nouvelles qui sont susceptibles d'affecter la France ou ses intérêts dans un avenir plus ou moins lointain.

L'objectif du projet présenté par le Gouvernement consiste à redonner la priorité à la politique de défense. A cet effet, les montants financiers figurent en crédits de paiement, ce qui simplifie la question de l'exécution de la loi en éliminant les débats sur l'adéquation entre autorisations de programme et crédits de paiement. Le projet de loi de programmation s'apparente à un catalogue d'intentions, mais ce sont toujours les budgets annuels qui garantiront ou non les investissements prévus ainsi que la livraison effective des équipements. Il n'en demeure pas moins que le projet de loi de programmation militaire est un double signal : tout d'abord en direction des armées, qui sont en proie au doute, ensuite à l'adresse des alliés et des éventuels adversaires de la France. Il s'agit d'inciter les autres Etats européens à augmenter significativement leur effort de défense. Malheureusement, le texte adopté par le conseil des ministres le 11 septembre 2002 reste confiné dans le cadre national et ne pose pas les bases d'une nécessaire européanisation du concept stratégique français. A défaut de mettre en place de manière effective l'Europe de la défense, il y aura inévitablement des investissements redondants, des incohérences, voire des risques d'absence d'intéropérabilité entre les armées européennes. La Convention sur l'avenir de l'Union européenne est porteuse d'espoirs : il est patent que l'ère des coopérations a atteint ses limites et que les mécanismes actuels de consultation des Etats ne permettent pas une prise de décision en temps réel.

Enfin, l'analyse du projet de loi de programmation militaire suppose que soit abordée l'épineuse question de l'avenir de la dissuasion nucléaire, à laquelle plus de 20 % des crédits d'équipement du budget de la défense sont consacrés, sans que son concept d'emploi apparaisse le plus approprié pour répondre aux défis du nouveau contexte géostratégique.

En conclusion, il n'est pas possible de s'abstraire de tous les événements qui affectent l'environnement international de la France et de l'Europe, y compris du résultat des élections législatives en Turquie par exemple. Il reste regrettable que le projet de loi de programmation militaire 2003-2008 ne prévoie pas d'actualisation de ses dispositions au bout de deux à trois ans d'application. Cette actualisation pourrait prendre la forme de la rédaction d'un nouveau livre blanc, national ou européen, ou celle du vote d'une loi amendant le texte originel, afin de le rendre plus conforme à la réalité.

M. Dominique David a estimé que l'analyse des conflits devait faire face à l'entrée dans un monde « mou », caractérisé par un affaiblissement des repères et de la visibilité.

L'ancien paradigme d'analyse selon lequel tous les conflits internationaux pouvaient être pensés sur le modèle du conflit interétatique mené au moyen de forces militaires réglées n'est plus opératoire. Les conflits nouveaux sont marqués par la diversification des acteurs, qui ne sont pas tous des Etats, des objectifs, qui ne sont pas toujours politiques, et des moyens, qui ne sont plus nécessairement proportionnels à la puissance des acteurs qui les mettent en œuvre. Il faut donc réinventer des grilles d'analyse des situations conflictuelles. On peut ainsi ranger désormais les conflits actuels entre conflits pré-modernes, tels que ceux qui surviennent en Afrique depuis une dizaine d'années, conflits modernes, qui sont les conflits interétatiques classiques, et conflits post-modernes, dont les contours sont les plus difficiles à analyser et qui mettent en jeu les nouvelles technologies.

Dans les nouveaux conflits, la technologie semble occuper une place centrale. Comme l'ont prouvé les attentats du 11 septembre, les sociétés développées sont menacées à la fois par leur sophistication et par la rusticité de leurs adversaires. Il n'est donc pas possible de faire face aux menaces seulement par un développement de la sophistication des techniques de réponse.

La mondialisation, qui accroît la circulation des hommes et des capitaux, accroît aussi celle des technologies, y compris des technologies susceptibles d'avoir un usage militaire. Dans ce domaine, on assiste à une diffusion de technologies facilement utilisables et de ce fait très difficiles à contrôler. C'est là une différence radicale avec la conception traditionnelle selon laquelle la prolifération nucléaire ne pouvait être mise en œuvre que par des acteurs étatiques et donnait lieu à des méthodes de contrôle, sans doute imparfaites, mais éprouvées. Deux types de nouvelles technologies paraissent tout particulièrement pouvoir faire l'objet d'une diffusion difficilement contrôlable, celles qui sont dérivées de l'évolution des sciences du vivant et celles qui procèdent du développement des sciences de la communication et de l'information.

Dans un tel contexte, la protection des populations et des personnels des forces militaires projetées devient prioritaire. Pour garantir la liberté d'action des forces, des protections anti-chimiques, anti-bactériologiques et anti-balistiques de théâtre doivent être mises en place. De même, le développement de capacités spécifiques pour assurer la protection des populations civiles est indispensable, capacités d'analyse et de renseignement d'abord, de protection physique et sanitaire ensuite, de protection psychologique enfin. Une attaque biologique ou chimique aurait sans doute des effets psychologiques bien supérieurs à ses conséquences physiques.

Le développement de ce système de protection impose la mise en place de dispositifs d'observation, de veille et de recherche scientifiques. La question de l'augmentation, à ces fins, des crédits de recherche, au sein du budget de la défense et en dehors de celui-ci, est posée. Cette protection suppose aussi un travail de restructuration institutionnelle et d'explication à l'attention de l'opinion publique. Seule l'explication en temps de paix peut permettre d'anticiper la gestion du temps de crise.

Les événements du 11 septembre 2001 nous imposent aussi de réviser notre vision géostratégique. Si la déstabilisation périphérique, celle d'un pays comme l'Afghanistan, peut être une cause de déstabilisation des espaces et des sociétés développées, alors il faut être prêt à s'attacher à la stabilisation de la périphérie, à travers des actions diplomatiques et économiques, mais aussi militaires. Cela pose un problème de légitimité politique et internationale. Les événements du 11 septembre 2001 ont donné aux Etats-Unis une légitimité pour intervenir en Afghanistan, cette légitimité n'est pas inaltérable à travers le temps. Une attention très importante doit donc être accordée au multilatéralisme. Cela pose aussi la question des capacités militaires d'intervention. La France dispose de la capacité d'intervenir seule en Côte d'Ivoire, elle ne l'a pas nécessairement pour des interventions plus importantes ; il est donc nécessaire de développer l'action collective. Intervient dès lors la question du développement d'une politique européenne de sécurité et de défense. Cela pose enfin la question de la définition des moyens. Il faut disposer des moyens techniques de projeter des forces militaires de types très variés, allant des commandos de renseignement jusqu'à des forces importantes.

En conclusion, les analystes se trouvent devant trois types d'incertitudes. Tout d'abord, l'adversaire n'est pas nécessairement identifié, ni localisé ; ses mobiles et ses modalités d'intervention ne sont pas connus. C'est une situation tout à fait nouvelle. Ensuite, seule une partie des réponses dépend de chaque pays, une autre partie dépendra de la possibilité au sein de l'Union européenne de constituer un noyau d'Etats fédérant leurs positions et capables d'avoir un effet d'entraînement pour la formulation de choix communs en matière de défense. Enfin, la structure des moyens et des procédures budgétaires mis en place doit permettre de conserver une réelle réactivité, afin de s'adapter dans le futur à des situations encore inconnues. L'ensemble des grands programmes d'équipement prévus par le projet de loi de programmation militaire doit aussi être apprécié par rapport à cette capacité.

M. François Géré a rappelé que l'institut diplomatie et défense, à caractère non gouvernemental, avait été créé le 1er septembre 2001 et s'attachait à l'étude des relations internationales et à leurs liens avec les stratégies militaires. Il a abordé le thème de la caractérisation de l'ennemi et le problème de l'action préemptive. Notre perception géostratégique au cours de la décennie 1990-2000 était fondée sur un espoir et une illusion. L'espoir d'une paix durable était rendu possible par la relative stabilisation du monde grâce à l'action des Nations Unies, des organisations régionales de sécurité et grâce au renforcement des régimes de contrôle des armements. Les opérations de maintien de la paix devaient faire reculer l'usage de la violence armée à visée politique. Cet espoir s'accompagnait d'une illusion : la géoéconomie remplaçait la géostratégie dans un village mondial « internetisé », où la puissance n'oscille plus au gré des potentiels militaires, mais des capacités économiques. Il reste aujourd'hui bien peu de choses de ces espoirs, car, à partir d'une zone d'instabilité incontrôlée, un ennemi a pu s'organiser, développer une stratégie et frapper partout dans le monde. Cette menace exige une riposte, dont les formes, offensive ou défensive, doivent être définies.

Depuis la fin de la guerre froide s'est progressivement constitué un arc des crises, allant de la Bosnie aux confins du Sinkiang, caractérisé par la défaillance des Etats et animé par la conjonction de facteurs d'instabilité divers : trafics illicites, tensions ethniques, fermentation d'un islam extrémiste. Cet arc a vu se développer de nombreux conflits armés, mais sert également de base territoriale pour l'activité de l'ennemi depuis plus de dix ans.

Le Livre blanc de la défense constatait en 1994 que la France n'avait pas d'ennemi désigné. Il convient de revenir sur cette assertion. Pendant la guerre froide, l'ennemi était clairement identifié sous la forme de l'Union Soviétique. Toutefois, cet ennemi ne présentait pas la visibilité qu'on lui a prêtée rétroactivement et pratiquait toutes formes de stratégies indirectes sur les théâtres périphériques, ou à travers la désinformation, le recours à l'espionnage massif et même déjà au terrorisme. La situation a cependant fondamentalement changé.

Lorsque l'on constate que les intérêts français sont frappés à Karachi, puis au large des côtes du Yémen, il est difficile de ne pas conclure à l'existence d'un ennemi. Il se présente à travers un discours unique, haineux et menaçant, qui ne s'identifie pas à l'islam, mais à une interprétation sectaire de cette religion. Cette idéologie tire parti avec habilité des problèmes et frustrations qui secouent l'arc des crises et certaines parties du monde musulman. Elle présente toutes les caractéristiques du discours totalitaire, amalgame, déformation et création d'une cohérence factice, et témoigne d'un souverain mépris pour la vie humaine et d'une volonté de malfaisance qui n'exclura aucune arme, y compris de destruction massive. En ce sens, cet ennemi fonctionne selon une logique différente des organisations terroristes politiques classiques. Sa stratégie repose sur trois phases : frapper les personnes et les intérêts des pays occidentaux, afin de provoquer leur départ des territoires dits de l'Islam ; déstabiliser les régimes favorables à la coopération avec les pays occidentaux et au développement d'un islam moderne ; enfin prendre le pouvoir dans ces pays.

Cet ennemi n'est pas aussi insaisissable qu'on le prétend. La riposte à son action peut s'inscrire dans le cadre de notre législation, qui n'est pas si mal armée : l'incitation à la haine raciale et au crime, l'association de malfaiteurs et le regroupement d'individus dans des buts d'action terroriste constituent déjà des délits pénalement répréhensibles. De même, les organisations terroristes ne sont pas des entités purement virtuelles et désincarnées. Elles disposent de bases pour l'entraînement, ont besoin de lieux concrets pour abriter leurs dirigeants et reproduire leur propagande. Des écoles et lieux de culte diffusent cette idéologie.

Quelle forme de stratégie adopter ? Souvent, les démocraties sont accusées d'avoir perdu le sens de l'offensive. Cette passivité finit par constituer une vulnérabilité et détourne de nous ceux qui recherchent notre soutien. Les Etats-Unis viennent de publier un document général de stratégie de sécurité nationale, qui met l'accent sur une posture résolument offensive comportant « l'option d'actions préemptives pour contrer une menace substantielle ». Le terme de préemption est employé pour indiquer qu'il ne s'agit plus de prévention, mais d'un duel engagé, où il faut tirer le premier.

Il existe donc des foyers d'instabilité et de malfaisance, un ennemi qui développe un discours, une stratégie et dont les capacités sont amenées à se développer. La menace existe, il ne faut donc pas craindre de prendre l'initiative. Le projet de loi de programmation constitue un effort remarquable de redressement d'un budget naufragé et d'adaptation à une situation originale. Il ne s'agit pas ici de suivre les Etats-Unis dans leur effort budgétaire, ni dans des entreprises sans légitimité établie ni finalité déclarée. Mais il n'est pas davantage question de se retrouver démunis et dépourvus de capacité d'initiative. Les tâches stratégiques à venir exigent des moyens très variés et polyvalents, coordonnés au mieux. Encore faut-il aussi veiller à l'exécution complète de la loi de programmation, eu égard aux enseignements du passé, impératif rendu d'autant plus nécessaire par un environnement stratégique aussi volatil. Devant tant d'incertitudes, il faudra s'attendre dans l'avenir à une actualisation de la loi de programmation pour prendre en compte les bouleversements qui seront intervenus.

M. Xavier Raufer a indiqué que ses analyses portaient non sur les capacités et les équipements militaires proprement dits, mais sur les menaces émergentes, qu'elles soient ou non de nature militaire. Alors que les critiques peuvent être d'ordre moral, politique ou technique, c'est sur ce dernier aspect qu'on doit insister ici. L'analyse critique s'applique indifféremment aux affaires de sécurité intérieure et de défense nationale, qui se confondent de plus en plus, et concerne plus particulièrement les discours politiques actuels, qui se caractérisent par un intérêt insuffisant pour le diagnostic. Si un diagnostic précis sur la nature des menaces que nous avons à affronter est difficile, il est indispensable, car il nous permet de penser notre défense à partir de fondements avérés.

Les menaces actuelles sont très évolutives et changent dans des laps de temps très réduits : il faut en permanence préparer la guerre à venir. L'attaque terroriste du 11 septembre 2001 a pris de court les services américains concernés, et ces derniers se préparent aujourd'hui à faire face à une menace identique, qui ne se réalisera pourtant plus. Il est aujourd'hui indispensable d'accorder plus d'importance à la détection précoce des menaces, pour éviter que des sommes très importantes soient dépensées sans discernement en vue de parer à des menaces improbables. C'est également indispensable pour que les Etats ne suscitent pas leurs propres ennemis, à l'image des Etats-Unis et d'Israël, deux pays victimes du terrorisme, dont les ennemis, tels que le Hamas, résultent en grande partie du soutien qui leur a été accordé par le passé. Au sein de nos forces, des capacités très importantes ne serviront jamais, car elles sont destinées à des menaces qui n'existent plus. Il faudrait consacrer 10 % de l'effort financier de défense à l'évaluation de l'efficacité des dépenses réalisées.

Une révolution doit être réalisée dans les attitudes et les comportements. Alors que l'univers mental actuel reste fondé sur une division des Etats entre démocraties et régimes totalitaires, seuls quelques pays correspondent pleinement à ces deux modèles. Il convient de se méfier de la « sphère des évidences » : ainsi, aucune des affirmations relatives à l'organisation terroriste qui a réalisé les attentats du 11 septembre 2001, concernant aussi bien ses chefs, ses moyens matériels et sa dénomination elle-même, ne peut être vérifiée aujourd'hui de façon certaine. Il est donc nécessaire d'adopter la plus grande prudence, d'autant que les réalités évoluent très rapidement. Un discours de M. de Villepin prononcé lors de la conférence des ambassadeurs du 27 août 2002 dresse un panorama des menaces actuelles pesant sur la France. Or, les menaces décrites correspondent à une situation existant depuis 1992 et dix ans ont été nécessaires pour que ces dernières s'imposent face aux pesanteurs et aux habitudes. L'outil de défense doit être adapté aux réalités actuelles, ce qui suppose de surmonter ces rigidités.

M. Gilbert Le Bris a souligné que les orateurs avaient indiqué qu'une partie de notre arsenal ne sera sans doute jamais utilisée, en particulier notre arsenal nucléaire, et que les menaces sont devenues plus mouvantes et moins perceptibles. Les deux assertions peuvent apparaître contradictoires. Des changements essentiels peuvent être très rapides, comme l'illustre la chute du mur de Berlin, et des puissances peuvent émerger dans des périodes de temps très courtes, de l'ordre d'environ vingt ans. La dissuasion nucléaire ne représentera-t-elle pas dès lors une garantie utile pour le futur ?

M. François Géré a indiqué que la dissuasion nucléaire présente des caractéristiques spécifiques : elle s'applique à des acteurs étatiques exerçant une menace sur nos intérêts vitaux et elle n'est pas un instrument d'emploi direct, de coercition ou de dissuasion d'organisations terroristes. Aujourd'hui, les armes nucléaires doivent être maintenues en réserve à un niveau de stricte suffisance : c'est la position adoptée par les quatre autres principales puissances nucléaires. En revanche, d'autres Etats, tels que l'Inde ou le Pakistan, ont procédé récemment à des essais nucléaires. L'Inde a annoncé sa volonté de se doter de sous-marins lanceurs d'engins, ce qui la conduira à procéder à de nouveaux essais. Cela risque d'entraîner des réactions d'autres puissances, telles que la Chine ou l'Iran, ce dernier souhaitant accéder au statut de puissance nucléaire régionale. La veille stratégique en matière nucléaire est indispensable pour conserver les compétences et les capacités à un niveau raisonnable.

M. Dominique David a indiqué qu'aucune forme conflictuelle ne se substituait intégralement à une autre, même si aujourd'hui le terrorisme s'impose davantage qu'une guerre classique entre Etats. Les formes de menaces s'ajoutent et se combinent sans s'exclure, le problème étant de les hiérarchiser. La question de la suppression ou du maintien de l'arsenal nucléaire français ne se pose pas, dans la mesure où les menaces évoluent rapidement. Le choix de la diversité et de la quantité des moyens nucléaires à conserver dépend principalement de l'équilibre budgétaire interne.

M. Jean-Pierre Maulny a confirmé que les principales menaces actuelles n'étaient pas étatiques et que, sans remettre en cause le concept de dissuasion, il convient de s'interroger sur l'évolution du cadre stratégique nucléaire. Le processus multilatéral de désarmement des années 1970-1990 est désormais abandonné, notamment par les Américains. Le fait que la menace nucléaire ne soit plus encadrée par les accords de désarmement et que la notion de frappe préventive gagne du terrain rend nécessaire une réflexion sur le sujet.

M. Xavier Raufer a développé l'exemple du Pakistan, puissance nucléaire instable. A l'inverse de la France où la dissuasion dépend du Président de la République, c'est l'armée pakistanaise qui semble détenir le feu nucléaire. Or, ce pays très peuplé et particulièrement hétérogène représente une fragile mosaïque de populations, réparties en tribus aux intérêts complexes et dont les alliances peuvent éclater à tout moment. Dans ces conditions, l'arme nucléaire n'a plus la même signification que du temps de la guerre froide.

M. Arthur Paecht a souligné que ces éléments rendaient nécessaire un débat sur le nucléaire. Le maintien d'un arsenal qui ne servira pas forcément s'impose si on refuse de tolérer la moindre fenêtre de vulnérabilité. Toutefois, l'importance du coût financier pose la question d'une européanisation de la dissuasion nucléaire, ce qui reviendrait, en fin de compte, à aborder la question du rôle du Royaume-Uni et de la France, seuls membres de l'Union européenne à avoir un siège permanent au Conseil de sécurité de l'ONU. Par ailleurs, le processus de miniaturisation de l'arme nucléaire est inévitable, ce qui aura un impact sur sa diffusion et sa probabilité d'emploi.

M. René Galy-Dejean a considéré que la question n'était pas de savoir si l'arme nucléaire serait un jour utilisée, mais quand. Les 20 % des crédits d'équipement du budget de défense consacrés à la dissuasion obèrent les évolutions de notre arsenal classique. Faut-il continuer dans cette voie ? La prolifération démographique est une caractéristique essentielle de cette région qu'on désigne par « l'arc des crises ». La densité de peuplement rend plus probable l'utilisation de l'arme nucléaire, dans la mesure où les victimes seront relativement peu nombreuses par rapport à l'ensemble de la population des régions concernées. De la même manière, Israël, dont la démographie est limitée, n'hésitera pas à recourir à l'arme nucléaire en cas de menace grave, notamment chimique. Pour ces raisons, l'utilisation de l'arme nucléaire à l'avenir paraît inévitable. La modernisation de la composante aéroportée de la dissuasion française témoigne d'un souci de souplesse d'emploi et d'une évolution de la doctrine de la France face aux menaces éventuelles.

Évoquant la rapidité du réarmement allemand pendant l'entre-deux guerres, M. Etienne Mourrut s'est inquiété de la situation des pays situés à proximité de la Mer noire, tels que l'Ukraine et la Géorgie, dont la démographie est galopante.

M. Xavier Raufer a observé que si la doctrine stratégique américaine identifiait les « Etats voyous », comme étant la principale menace pesant sur la sécurité aujourd'hui, la réalité est toute différente dans la mesure où les groupuscules terroristes prolifèrent plutôt dans certaines zones, allant de la Somalie jusqu'aux confins de la frontière chinoise, où les Etats sont faibles sinon inexistants. Si les ennemis d'aujourd'hui s'implantent dans les intervalles dans l'espace, ils se développent également dans les intervalles de temps, qui résultent des contraintes administratives empêchant les Etats de réagir immédiatement. À titre d'exemple, alors qu'un rapport du General accounting office (GAO) précisait qu'il fallait en moyenne quatre ans et quatre mois aux administrations américaines pour acquérir de nouveaux matériels informatiques, les narco-trafiquants colombiens affirmaient publiquement, en novembre 1999, être en possession de logiciels informatiques leur permettant d'éviter le bogue de l'an 2000 et qui n'étaient pas encore en vente.

M. Dominique David a insisté sur la distinction entre le « grand » arc de crise, allant de la corne d'Afrique jusqu'à l'Afghanistan, et le « petit » arc de crise, s'étendant du sud de l'Océan indien jusqu'au Japon en passant par l'Asie archipélagique. L'instabilité du second puise son origine dans les enjeux économiques et stratégiques du transit énergétique. La redistribution des voies de transport de l'énergie est en effet le « grand jeu » en cours et elle devrait susciter de grandes tensions internationales.

Se référant au temps de latence du système administratif français pour tirer rapidement les conséquences des évolutions stratégiques, M. François Cornut-Gentille a souhaité savoir si les capacités de diagnostic et de réaction des autres pays occidentaux étaient meilleures et pourquoi. De même, que faut-il faire en France pour accroître la réactivité des pouvoirs publics face à une crise ?

M. Xavier Raufer a estimé que les capacités de réaction de la France étaient très variables. Dans certains domaines, tels que la sécurité intérieure au sujet de laquelle le constat dressé par le rapport Peyrefitte en 1977 est toujours d'actualité, les ajustements sont parfois très longs. Néanmoins, il arrive également que l'appareil d'Etat soit le plus rapide à s'adapter aux situations nouvelles, à l'exemple de la mutation des armées et des services régaliens depuis 1995. La situation d'autres pays européens, et notamment celle du Royaume-Uni, confirme ce constat. En outre, si les Etats-Unis sont considérés comme le pays capable de s'adapter avec une rapidité sans égale, les faits contredisent souvent cet a priori. A titre d'exemple, lors du sommet international sur le blanchiment qui s'est déroulé à Montréal le 18 octobre 2001, soit très peu de temps après les attentats du 11 septembre, le directeur du Federal bureau of investigation (FBI) fut le seul à tenir un discours inchangé sur l'état du terrorisme international. L'intérêt des autorités américaines pour le salafisme ne s'est manifesté que très tardivement. Quant au réseau d'interception Échelon, magnifique ligne Maginot électronique, il n'a pas permis de déjouer les attentats du 11 septembre 2001.

M. Bernard Deflesselles a évoqué l'importance des moyens financiers affectés à leur défense par les Etats-Unis, puisque leur budget militaire va s'élever à 355 milliards de dollars, soit une fois et demi le budget total de la France, et les crédits affectés à la recherche et au développement à 58 milliards de dollars, le double du budget de la défense français. Soulignant les difficultés des programmes européens d'armement, il a demandé comment la construction européenne dans sa situation actuelle pourrait permettre d'élaborer de nouvelles capacités de réponse aux menaces.

M. François Géré a fait observer que la culture stratégique américaine était à la fois puissante, mais aussi d'une grande inertie. Si des sommes considérables sont affectées à des projets de recherche, la traduction en décisions politiques des résultats obtenus est parfois difficile.

La recherche de défense américaine est néanmoins très en avance par rapport à l'action des pays d'Europe. Lors de la récente conférence annuelle américaine consacrée à la guerre électronique, trois interventions étaient consacrées au développement d'une capacité de brouillage du GPS. Or, le GPS étant entièrement aux mains des Etats-Unis, cette thématique ne peut concerner qu'une capacité de brouillage d'un système du même type que le GPS, mais qui ne serait pas sous contrôle des Etats-Unis. Autrement dit, au moment où l'Europe se soucie de constituer le système Galileo, les Américains travaillent déjà aux moyens de le brouiller.

L'Europe de la défense connaît en ce moment une conjoncture difficile, notamment avec les doutes de plus en plus grands sur la réalisation effective de l'avion A 400 M, programme déjà fort ancien puisqu'il a été lancé en 1985. La constitution d'une Europe de la défense plus solide suppose la formulation d'un référentiel commun. L'idée d'un Livre blanc européen est bonne, mais son élaboration nécessite que chacun des Etats fasse d'abord le point sur ses capacités et ses objectifs en matière de défense.

M. Jean-Pierre Maulny a attiré l'attention sur deux points qui différencient la situation budgétaire des pays de l'Union européenne de celle des Etats-Unis en matière de défense. Depuis deux ans, le budget de défense américain augmente de 15 % par an. Il n'est pas certain que cet effort soit possible en Europe, compte tenu de la situation budgétaire et des priorités politiques. Par ailleurs, le budget américain se singularise par le poids important des crédits consacrés à la recherche et développement, au regard de ceux consacrés aux fabrications. Inversement, l'équipement des forces dans les pays européens est actuellement dans une phase de fabrication. Les budgets traduisent cet effort de production, qui entraîne une contrainte pesant sur le montant des crédits de recherche et développement.

La difficulté que connaissent les grands programmes en coopération comme l'A 400 M ou le missile Meteor n'est pas celle qui est habituellement invoquée. Ces programmes reposent non pas sur un engagement collectif, mais sur des engagements nationaux. Le risque de rupture du programme A 400 M a pour origine une commande allemande qui serait inférieure de vingt exemplaires à celle initialement prévue. Pour sauver le programme, il conviendrait de mettre en place un dispositif collectif qui permettrait de reprendre l'achat de vingt appareils sur vingt ans, soit un coût relativement modeste. Ce n'est pas l'absence de volonté politique des Etats, mais l'inexistence d'un mécanisme permettant de pallier une éventuelle défaillance qui fragilise ces programmes.

M. Robert Pandraud a émis des doutes sur la possibilité de définir une politique de défense européenne commune sans diplomatie commune, alors que les forces militaires sont le bras armé de cette dernière. L'élaboration d'une diplomatie commune est déjà entravée par le positionnement très atlantiste du Royaume-Uni. Elle sera rendue encore plus difficile par l'intégration au sein de l'Union européenne d'Etats qui n'en ont que le nom et qui risquent d'apporter au sein même de l'Union des zones peu contrôlées.

L'action internationale des Etats-Unis est particulièrement paradoxale puisque, alors que l'analyse montre que ce sont les zones où les Etats sont trop faibles voire inexistants qui fournissent les bases arrières des réseaux terroristes, ils n'ont eu de cesse de détruire le seul Etat qui ait réellement existé au Moyen-Orient. En Irak, le parti Baas avait créé un véritable Etat et il n'a jamais favorisé le terrorisme international. L'action des Etats-Unis a consisté à faire disparaître la capacité d'action de l'Etat irakien au nord et à favoriser la sécession au sud.

On peut également s'interroger sur l'absence de réaction vigoureuse à la reconnaissance par la Corée du nord de son programme nucléaire militaire.

M. Dominique David a fait observer que la nécessité d'une politique étrangère et de défense commune à l'Union européenne était aussi évidente que le triple désaccord des Etats de l'Union européenne sur ce qu'était une politique étrangère, sur les options d'une telle politique une fois celle-ci définie, et sur le rôle à donner aux forces armées en appui de cette politique, une fois les options prises.

La seule voie pour le développement d'une Europe de la défense est constituée par le rapprochement éventuel des Etats qui mettent en œuvre une politique étrangère appuyée par des forces militaires et qui aujourd'hui divergent sur les options à prendre : la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne. Aucun développement d'une telle politique ne peut se faire en dehors d'un consensus entre ces trois Etats. Le développement de l'Europe de la défense est d'autant plus indispensable qu'il est désormais établi, notamment en France, que la puissance nationale est insuffisante au regard des ambitions formulées.

M. Xavier Raufer a fait remarquer que les crédits considérables affectés à la recherche par les Etats-Unis n'étaient pas toujours productifs. La part des projets de recherche appliquée, comptablement mesurables mais pas nécessairement féconds, y est très importante. Après les attentats du 11 septembre, le Congrès a réclamé une meilleure orientation des services de renseignement. En fait, c'est à un accroissement des capacités de traitement électronique que l'on assiste.

Les menaces actuelles ne sont pas programmables ; le développement de capacités de traitement informatique n'est pas adapté à leur analyse. Ainsi, des mesures très importantes ont été mises en place pour la prévention d'attentats le 11 septembre 2002. Elles ont négligé la psychologie des ressortissants de la péninsule arabique. En Arabie Saoudite, on ne fête pas les anniversaires, pas même celui du prophète. Des risques de diffusion bactériologique et chimique de la part d'Al Qaïda ont aussi été évoqués. Or, dans le manuel de comportement retrouvé dans les effets des terroristes morts dans les attentats, l'assassinat de personnes par le terroriste est désigné par le terme arabe qui se traduit par « sacrifice rituel ». Cela paraît peu compatible avec l'usage de moyens de destruction anonymes. Pour Al Qaïda, le 11 septembre est désigné par le terme de « mardi saint », sans référence à une date. Si l'on veut comprendre l'adversaire, il n'est pas nécessaire de recourir à des modélisations informatiques, il faut connaître ses ressorts psychologiques et sa culture.

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