COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 20

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 13 novembre 2002
(Séance de 16 heures 30)

Présidence de M. Guy Teissier, président,
puis de M. Yves Fromion, vice-président

SOMMAIRE

 

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- Auditions sur le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2003 à 2008 (n° 187) :

 

·  M. Jean-Paul Béchat, président-directeur général de SNECMA

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· M. Denis Ranque, président-directeur général de Thales

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· M. Luc Vigneron, président-directeur général de GIAT Industries

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Loi de programmation militaire 2003-2008 : audition de M. Jean-Paul Béchat, président-directeur général de SNECMA.

La commission de la défense nationale et des forces armées a entendu M. Jean-Paul Béchat, président-directeur général de SNECMA, sur le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2003 à 2008 (n° 187).

M. Jean-Paul Béchat a indiqué que, depuis qu'il avait pris la présidence du groupe SNECMA il y a six ans, ce dernier avait beaucoup évolué, avec une augmentation moyenne annuelle du chiffre d'affaires de 20 %, réalisée en parfaite transparence vis-à-vis des actionnaires et en préservant l'équilibre financier du groupe. D'une certaine manière, SNECMA montre que toutes les entreprises sous contrôle de l'Etat ne sont pas condamnées à des dérives financières et que les entreprises privées n'ont pas le monopole de la bonne gestion. La Cour des comptes achève actuellement son rapport sur le groupe, au terme de six mois de travail et, hormis quelques demandes de précision sur les procédures comptables, elle n'a effectué aucune critique sur la gestion de l'entreprise.

Le chiffre d'affaires du groupe est passé de 18 milliards de francs il y a six ans à 45 milliards de francs en 2001. SNECMA emploie 39 000 personnes, dont 29 000 en France. Les deux tiers de l'activité sont réalisés dans le domaine de la propulsion, allant des moteurs plasmiques pour satellites aux boosters d'Ariane, en passant par toute la gamme des moteurs de missiles, d'hélicoptères et d'avions. Le tiers restant de l'activité est réalisé, pour l'essentiel, dans le domaine des équipements mécaniques, avec la construction de trains d'atterrissage, de systèmes de freinage, de nacelles et d'inverseurs de poussée. Depuis l'intégration de la société Labinal, SNECMA intervient également en matière de distribution électrique pour l'aéronautique. Les activités dans le domaine de la défense représentaient, en 2001, seulement 17,5 % du chiffre d'affaires, ce qui résulte à la fois de la faiblesse du rythme de livraison des équipements militaires et des succès de l'entreprise dans le domaine civil. En valeur absolue, le chiffre d'affaires lié aux activités de défense s'est élevé à 1,2 milliard d'euros en 2001, dont 110 millions d'euros au titre du Rafale et 98 millions d'euros pour le M 51. Il s'agit de programmes très importants, car ils donnent à l'entreprise l'opportunité de développer des produits à la pointe des technologies. Toutefois, ces activités ne représentent qu'une part relativement modeste du chiffre d'affaires du groupe, de l'ordre de 1,6 % pour le moteur du Rafale et 1,4 % pour celui du M 51.

Il convient de saluer l'effort d'investissement prévu par les projets de loi de programmation militaire pour les années 2003-2008 et de loi de finances pour 2003, ainsi que la meilleure prise en compte du maintien en condition opérationnelle des produits en service. Le soutien aux clients fait partie de la stratégie de l'entreprise, laquelle est prête à répondre aux demandes de l'Etat en la matière. Le groupe SNECMA s'est déjà engagé dans des contrats de maintien en condition opérationnelle à long terme qui, par la souplesse de leurs clauses, constituent un grand progrès par rapport au passé.

Le chiffre d'affaires réalisé par SNECMA dans le domaine de la défense reste significativement inférieur à celui de ses principaux concurrents. Ces derniers, qu'ils soient britanniques, comme Rolls Royce, ou américains, comme General Electric ou Pratt & Wittney, réalisent entre 20 et 30 % de leur activité grâce à des contrats militaires, ce qui leur permet d'enregistrer de meilleures retombées civiles. L'effort consenti par la France en matière de recherche-développement est encore trop modeste. Pour SNECMA, les crédits d'études-amont de la délégation générale pour l'armement (DGA) représentent vingt à vingt-cinq millions d'euros par an, soit seulement 2 % du chiffre d'affaires réalisé dans le domaine de la défense. Ce niveau est trop faible pour rester durablement compétitif par rapport aux moyens engagés par les anglo-saxons.

Outre l'enjeu que représente le montant des crédits destinés à la recherche-développement, il est nécessaire de faire évoluer le programme de moteur du Rafale, le M 88, vers plus de puissance. Si l'état-major de la marine a fait part de sa satisfaction en ce qui concerne le comportement du M 88 lors de la dernière campagne du Charles-de-Gaulle, les clients étrangers demandent une capacité de poussée de neuf tonnes. La poussée actuelle du M 88 est de 7,5 tonnes, mais son architecture permet de l'accroître facilement à neuf tonnes et d'évoluer ultérieurement jusqu'à onze tonnes. La fiabilité des moteurs en service les apparente, aux yeux de leurs utilisateurs opérationnels, à de simples « commodités », les pilotes pouvant ainsi se consacrer à la gestion des systèmes d'armes. Cela ne doit pas faire oublier qu'il s'agit de produits intégrant des technologies de pointe. Si les M 88 livrés au ministère de la défense le sont sans concurrence, les moteurs destinés aux avions civils connaissent un grand succès dans un contexte de très forte concurrence. Leur développement est largement issu des technologies développées pour les moteurs militaires. En 2001, six moteurs M 88 ont été livrés, contre plus de mille moteurs CFM 56. Le coût des moteurs militaires bénéficie donc de l'effet de taille de l'outil industriel civil et la société SNECMA est attentive à ce que les programmes civils engendrent des retombées pour les programmes militaires.

Le président Guy Teissier a observé que la société SNECMA, dont le capital est détenu à hauteur de 97 % par l'Etat, n'a pas conclu d'alliances avec ses homologues européennes, mais a noué un partenariat avec le groupe américain General Electric. Dans le cadre de l'Europe de la défense, un rapprochement avec d'autres sociétés européennes, telles que Rolls Royce, ne serait-il pas pourtant souhaitable ?

M. Jean-Paul Béchat a rappelé qu'il y a vingt-cinq ou trente ans, à l'issue du projet Concorde, SNECMA avait proposé à Rolls Royce un partenariat sur les moteurs civils, que le groupe britannique avait refusé. SNECMA a alors conclu une alliance transatlantique avec General Electric et Rolls Royce a fait de même avec Pratt & Whitney. Ces accords ont favorisé une pénétration du marché américain et ils ont abouti à une bonne répartition du plan de charge entre industriels, de telle manière que les fabricants européens ont produit 50 % des moteurs des moyens courriers civils en service.

Le premier client de SNECMA est aujourd'hui l'US Air Force, à laquelle l'entreprise a livré près de deux mille moteurs destinés en particulier à remotoriser les avions ravitailleurs KC 135. Une société française ou même européenne n'aurait pas pu réaliser une telle percée sans une alliance transatlantique. Boeing est aussi un client considérable de SNECMA pour les moteurs d'avions civils. A ce jour, un tiers du chiffre d'affaires du groupe résulte du partenariat avec General Electric dans les moteurs civils.

La société SNECMA coopère aussi avec Rolls Royce, qui est son partenaire à parité pour les moteurs des hélicoptères NH 90, Tigre et EH 101 Merlin. En 1999, une société commune a même été créée, afin de réaliser des études sur les moteurs militaires du futur, sous l'impulsion de la DGA et du ministère de la défense britannique, sans que ceux-ci n'aient depuis lors confié de contrat d'étude à cette filiale conjointe. Le groupe SNECMA est disposé à nouer des alliances européennes dans le domaine militaire.

M. René Galy-Dejean a demandé pourquoi le processus de création de la société Herakles, filiale commune de SNECMA et de la société nationale des poudres et explosifs (SNPE), n'aboutit pas à des résultats concrets, alors que toutes les conditions semblent réunies. Par ailleurs, quelles opportunités industrielles et commerciales la privatisation apporterait-elle à la société SNECMA ?

M. Jean-Paul Béchat a rappelé que, pour des raisons historiques, deux acteurs, SNECMA et la SNPE, étaient présents en France dans le domaine de la propulsion des missiles balistiques et des moteurs d'appoint. Par comparaison, les concurrents du secteur, qu'il s'agisse des sociétés américaines Pratt & Whitney, ARC, Aerojet, ou du groupe italien Fiat Avio, sont des industriels intégrés. Le cas français constitue donc, dans ce secteur, une exception. Pendant vingt-cinq ans, un groupement d'intérêt économique, le GIE G2P, a réuni la SNPE et SNECMA dans ces activités, avec succès. En 1999, la DGA a estimé qu'il était nécessaire d'adosser les activités défense et espace de la SNPE à SNECMA, en raison de la divergence de plus en plus flagrante entre ces activités et les activités civiles de la SNPE. La perspective pour la SNPE d'abandonner la maîtrise de 40  % de ses activités, et en particulier ses activités historiques, a suscité d'importantes résistances au sein de ses instances dirigeantes. Le schéma retenu pour Herakles, notamment la parité des participations de SNECMA et de la SNPE, est complexe et industriellement inefficace. D'autres retards ont résulté d'événements aussi tragiques qu'imprévus, telle l'explosion de l'usine AZF, le 21 septembre 2001. Depuis lors, la SNPE a d'autres priorités que son reformatage. L'Etat, actionnaire commun aux deux sociétés, devrait cependant parvenir à arrêter des choix industriels.

La stratégie de SNECMA repose sur la recherche d'une croissance maîtrisée qui n'entraîne pas un endettement excessif. L'entreprise investit 15 % de son chiffre d'affaires dans la recherche-développement, la moitié de ce montant étant autofinancée par le groupe. L'objectif est d'être parmi les leaders mondiaux de chacun de ses métiers. L'acquisition des sociétés Hurel-Dubois et Labinal s'inscrit dans cette logique.

L'industrie motoriste européenne reste très dispersée et sa consolidation est souhaitable. SNECMA, qui n'est pas le groupe européen le plus important de son secteur, souhaite y participer, mais ses partenaires potentiels ne sont pas nécessairement disposés à être nationalisés. Les gouvernements européens ne sont pas favorables à des alliances européennes avec une société sous contrôle étatique, comme l'a démontré la récente tentative d'Electricité de France (EDF) d'entrer dans le capital du groupe italien Montedison. Le fait que l'Etat soit majoritaire dans son capital n'a pas constitué un obstacle au développement de SNECMA jusqu'à ce jour et cette situation n'a pas pénalisé la valorisation de ses produits, ni ses relations avec les clients. Néanmoins, une limite semble désormais atteinte. En 1993, le gouvernement de l'époque avait fait figurer SNECMA dans la liste des entreprises privatisables. Le gouvernement de M. Lionel Jospin avait, quant à lui, engagé le processus d'ouverture du capital. Le gouvernement actuel a confirmé ces orientations, ce qui devrait permettre au groupe de conclure plus facilement des alliances au niveau européen.

M. Jean-Louis Bernard a souhaité connaître l'état d'avancement des études sur l'utilisation de moteurs à méthane. Il a également demandé des précisions sur les contacts avec le groupe italien FIAT Avio dans la perspective d'une alliance européenne.

M. Jean-Paul Béchat a répondu que les moteurs cryotechniques sont actuellement les plus performants et SNECMA en maîtrise le savoir-faire. Etant donné que l'hydrogène liquide reste difficile à mettre en œuvre, en raison de la nécessité d'une température très basse, il apparaît indispensable d'associer à l'avenir l'oxygène liquide à d'autres composants. Si l'une des voies possibles est l'utilisation de kérosène, option choisie par les Russes et prise en licence par les Américains, le méthane constitue une solution intermédiaire plus performante. Avec le soutien du centre national d'études spatiales (CNES), de l'Agence spatiale européenne et en partenariat avec EADS, SNECMA a noué une coopération avec des industriels russes pour le développement d'un moteur à méthane baptisé Volga. Cette coopération ne devrait cependant pas aboutir avant plusieurs années.

Quant à l'alliance avec l'italien FIAT Avio, elle est possible et a d'ailleurs déjà été engagée à travers la société commune Europropulsion, pour les moteurs d'Ariane. Il serait souhaitable néanmoins de pouvoir remplacer cette filiale commune par une alliance plus structurelle. Sans doute la taille de SNECMA, quatre fois plus importante que celle de FIAT Avio, peut-elle faire naître des réticences à un regroupement du côté italien. Cependant, une telle alliance serait indéniablement intéressante.

M. Alain Moyne-Bressand a souhaité avoir des précisions sur les parts de marché de SNECMA dans ses différents secteurs d'activité et sur le positionnement du groupe par rapport à ses principaux concurrents. Par ailleurs, l'ouverture du capital de SNECMA n'offre-t-elle pas des perspectives de développement et de croissance ?

Précisant que le résultat d'exploitation de SNECMA en 2001 était supérieur à 10 % de son chiffre d'affaires, M. Jean-Paul Béchat a observé que cette performance se situe très honorablement par comparaison à celle des trois autres grands groupes que sont Dassault aviation, Thales et EADS. Sur les deux dernières années, SNECMA a payé à l'Etat 4 milliard de francs en impôts et en dividendes.

La totalité des Boeing 737 et 55 à 60 % des Airbus de la famille des A 320 sont équipés de moteurs CFM 56 produits par SNECMA et son partenaire General Electric. En revanche, dans le domaine des gros moteurs, l'entreprise ne dispose pas d'une taille suffisante pour financer seule de tels investissements. C'est la raison pour laquelle elle s'est engagée dans plusieurs partenariats, finançant ainsi 23 % du développement du moteur du gros porteur de Boeing, le B 777, et 15 % de celui de l'Airbus A 380.

M. Alain Moyne-Bressand a demandé à quel stade se trouvait actuellement la recherche sur la réduction des bruits de moteurs d'avions.

M. Jean-Paul Béchat a reconnu que la diminution des nuisances sonores et des émissions des avions constitue un grand enjeu, car elle conditionne, pour partie, l'adhésion des populations au développement du transport aérien, auquel SNECMA a intérêt. Des programmes de recherche ont été lancés, dans le cadre des cinquième et sixième programmes cadres de recherche-développement (PCRD) de l'Union européenne.

M. Gilbert Le Bris a demandé quelle était la stratégie de SNECMA à l'égard du marché asiatique. L'Asie constitue-t-elle un continent porteur ? Peut-on considérer, par ailleurs, que la recherche-développement est un point faible du projet de loi de programmation militaire ?

M. Jean-Paul Béchat a répondu que l'Asie, et notamment la Chine, représentait un marché extraordinaire toujours en forte croissance. Les Boeing et Airbus chinois volent avec des moteurs CFM 56. Le groupe SNECMA est implanté à Chengdu, où l'une de ses filiales développe une activité de maintenance, et près de Shanghaï, où une autre société fabrique de petits trains d'atterrissage. Par ailleurs, Turbomeca, qui appartient au groupe SNECMA, motorise de nombreux hélicoptères chinois et dispose encore de bonnes perspectives. Le groupe vient pourtant de subir un échec, les Chinois ayant très récemment retenu une offre américaine pour propulser leur futur avion de transport régional. La visite du président Jiang Zemin à Washington fin octobre 2002 et le déséquilibre de la balance commerciale entre la Chine et les Etats-Unis n'y sont sans doute pas étrangers.

En ce qui concerne la programmation militaire, il faut espérer que certains grands projets comme l'A 400 M, pour lequel SNECMA et Rolls Royce coopèrent, finiront par être lancés. Si la coopération avec le numéro un mondial, General Electric, a permis à SNECMA de parvenir à son niveau d'excellence actuel, la coopération européenne n'a jamais été négligée pour autant.

Le président Guy Teissier a considéré qu'il était légitime que le marché civil, plus porteur, ait été privilégié par rapport au secteur militaire. Il a ensuite souhaité connaître le sentiment du président-directeur général de SNECMA sur l'issue du programme A 400 M.

M. Jean-Paul Béchat a indiqué n'avoir pas d'information supplémentaire à l'annonce, faite par la ministre de la défense, d'une éventuelle modification du nombre d'avions commandés par les Allemands.

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Loi de programmation militaire 2003-2008 : audition de M. Denis Ranque, président-directeur général de Thales.

La commission a entendu M. Denis Ranque, président-directeur général de Thales, sur le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2003 à 2008 (n° 187).

M. Denis Ranque a présenté le groupe d'électronique Thales, qui est organisé en trois pôles : les activités de défense, qui représentent 60 % du chiffre d'affaires, les technologies de l'information, soit 20 % du chiffre d'affaires, et le secteur aéronautique, représentant les 20 % restants.

La croissance du groupe repose sur le caractère dual des technologies qu'il développe. Ce principe a d'abord consisté à utiliser dans le secteur civil des technologies d'origine militaire ; c'est le cas par exemple des équipements de cockpit des avions Airbus. Cependant, de plus en plus, notamment dans les secteurs de l'électronique et de l'informatique, le mouvement s'inverse : c'est le secteur civil qui nourrit le secteur militaire. Thales a construit son équilibre sur les deux secteurs.

Le groupe Thales est un groupe international. Dans les années 1990, il réalisait la quasi-totalité de son chiffre d'affaires en France. Aujourd'hui, celui-ci est partagé pour moitié entre la France et l'international, et équilibré dans chacun des cas entre le secteur militaire et le secteur civil. Cette évolution a pour origine la prise de conscience qu'aucun pays d'Europe n'a la capacité de développer la totalité des équipements militaires de haute technologie. Cependant, en matière de défense, le contrôle des technologies critiques, des exportations d'armement et du secret défense représente des instruments de puissance nationaux. Le groupe Thales a, le premier, développé un modèle qu'il a qualifié de « multidomestique », et qui fait de Thales, groupe international, un groupe national dans chacun des pays où il est implanté : ainsi, si Thales emploie 30 000 personnes en France, il en emploie 12 000 au Royaume-Uni, et il est dans ce pays le deuxième fournisseur du ministère de la défense. Il est le premier fournisseur de matériels militaires en Australie ou aux Pays-Bas et un intervenant important en Allemagne ou en Norvège. Il est aussi la première société occidentale à s'être implantée en Corée du Sud, via une joint venture avec Samsung.

Le projet de loi de programmation militaire constitue une initiative bienvenue. Après dix années de diminution continue des budgets d'équipement, cette inflexion n'avait que trop tardé. L'an dernier, M. Denis Ranque s'était étonné devant la commission de la défense du paradoxe de budgets en diminution, au nom de la fin de la guerre froide et des dividendes de la paix, alors que l'emploi des forces armées était de plus en plus intensif. L'usage de la force redevient indispensable, mais dans des conditions nouvelles, ce qui nécessite un effort d'équipement accru. On peut espérer que l'initiative de la France sera imitée par plusieurs Etats de l'Union européenne.

Le creusement d'un fossé entre l'Europe et les Etats-Unis en matière de défense est préoccupant. Cet écart n'est pas technologique, car les compétences européennes et américaines sont de même niveau, comme le prouve l'existence de sociétés telles qu'Airbus ou Alcatel. En revanche, les budgets sont insuffisants pour transformer les capacités en équipements : on doit donc parler d'un gap budgétaire et capacitaire plus que d'un gap technologique.

Enfin, on pouvait relever la très faible disponibilité opérationnelle des forces françaises.

Cette initiative bienvenue doit être exécutée au cours des années. Au cours de la programmation précédente, les lois de finances initiales n'ont pas été conformes aux annuités de la programmation militaire, et l'exécution annuelle n'a pas été conforme aux lois de finances initiales. Pour y remédier, sans doute conviendrait-il d'introduire plus de souplesse dans l'exécution budgétaire. Ainsi, au Royaume-Uni ou en Norvège, dans les cas où l'exécution annuelle ne permet pas aux armées d'obtenir les équipements prévus par le Parlement, celles-ci ont la possibilité de réutiliser les crédits économisés sur d'autres postes.

La loi de programmation militaire doit aussi s'accompagner de la poursuite de l'effort de rationalisation. L'effort financier réalisé doit être accompagné d'un effort accru du ministère de la défense pour un meilleur usage des crédits alloués, notamment par des mécanismes incitatifs. Un effort particulier est indispensable en matière de maintien en condition opérationnelle. L'organisation actuelle du soutien logistique des forces est beaucoup trop lourde. Une année entière peut se passer entre la constatation d'une panne et l'arrivée du matériel dans l'usine de l'industriel. L'organisation actuelle doit donc être bouleversée et les structures doivent être simplifiées. Des résultats spectaculaires sont possibles. Ainsi, alors que les hélicoptères Horizon étaient affectés par des pannes récurrentes depuis des années, une série de décisions prises lors de la crise du Kosovo, a permis d'y remédier définitivement en deux semaines, pour un coût peu élevé.

L'amélioration du maintien en condition opérationnelle peut passer par une contractualisation des relations avec les industriels. Par exemple, Thales propose au Royaume-Uni un contrat de construction de deux porte-avions qui intègre leur entretien pour une période de quinze ans. Ainsi, le ministère de la défense connaîtra à l'avance le coût de possession de ses navires et l'industriel aura intérêt à privilégier un matériel facile à entretenir. Cette méthode, qui modifie profondément les logiques industrielles existantes, pourrait s'appliquer aux systèmes complexes et fabriqués en nombre limité, tels que le radar Horizon, le missile SAMP-T ou le radar de contrebatterie Cobra, qui ne justifient pas que des militaires soient formés pour leur entretien. Un autre exemple est fourni avec le MINREM, navire de surveillance opérationnelle, pour lequel Thales propose, outre la construction, l'entretien pendant quinze ans sur une base de 350 jours de disponibilité par an.

La contractualisation ne doit pas être cantonnée aux prestations ou aux matériels bas de gamme, car il est dommage de dupliquer des connaissances pour l'entretien des matériels de haute technologie. Le problème de l'entretien du matériel en opérations extérieures ou en cas de conflit a été résolu au Royaume-Uni par l'utilisation de réservistes : les militaires qui ont désormais une carrière plus courte peuvent se reconvertir dans l'industrie pour une seconde carrière.

L'effort budgétaire de recherche et de développement en France a été divisé par deux au cours des années 1990, alors qu'il restait stable aux Etats-Unis. Comme la recherche des industries publiques ou organismes de l'Etat a été privilégiée, la recherche-développement des industries privées a davantage subi cette baisse puisqu'elle a été divisée par trois. La somme des budgets de recherche et développement des quinze pays de l'Union européenne est égale au quart de l'effort des Etats-Unis dans ce domaine. Il conviendrait donc que les crédits alloués à la recherche française soient accrus de 50 % afin de compenser la baisse de ces dernières années. Toutefois, la loi de programmation va dans le bon sens même si les efforts consentis restent trop progressifs. Thales a identifié vingt secteurs technologiques essentiels pour lesquels l'Europe risque de perdre son indépendance vis-à-vis des Etats-Unis. Il observe un durcissement de la position des Etats-Unis sur les technologies clés : par exemple, un radar produit par Thales intégrait des composants américains ; alors qu'un contrat d'exportation avec l'Inde était envisagé, les Etats-Unis ont déclaré que ces composants faisaient désormais partie d'une liste de produits interdits à l'exportation.

Thales propose également que l'accent soit mis sur les démonstrateurs, qui constituent l'étape intermédiaire entre la recherche et la production en réseau et qui permettent aux utilisateurs de vérifier si le concept est bon et aux industriels de valider leur technologie.

La coordination européenne est indispensable pour éviter les dédoublements de savoir-faire et Thales, par sa politique multidomestique, peut apporter sa contribution en la matière. L'entreprise possède par exemple des capacités en optronique qui sont redondantes en France et au Royaume-Uni. Un effort de spécialisation pourrait être proposé aux deux gouvernements. Cependant, même s'ils savent qu'ils ne peuvent pas être compétents dans tous les domaines, les Etats ont des réticences à partager leur savoir-faire. C'est pourquoi l'émergence d'une Europe de la technologie reste aujourd'hui difficile mais nécessaire.

Le projet de loi de programmation a mis l'accent, en ce qui concerne l'armée de terre, sur les systèmes de commandement dont Thales a fait l'une de ses spécialités. La mise en réseau des systèmes d'armement n'est pas très coûteuse et elle est essentielle pour les pays qui souhaitent jouer le rôle de nation-cadre. Les progrès dans ce domaine sont extrêmement rapides : alors que la gestion de l'information entre la détection d'une menace et son traitement requérait encore plusieurs heures, voire plusieurs jours, au moment de la guerre du Golfe, ce délai est passé à quelques minutes au cours de l'intervention en Afghanistan. Le projet de loi de programmation militaire fait un premier pas vers le concept d'interopérabilité des différents systèmes dans une matrice de commandement. Il semble finalement préférable de commander des équipements plus performants dans des quantités moindres.

La force navale est également essentielle dans les conflits modernes. Notre dissuasion repose principalement sur les sous-marins nucléaires et sur les industries qui les réalisent, au rang desquels figure Thales. Au Kosovo et surtout en Afghanistan, en dépit de l'absence de façade maritime de ces deux pays, les actions ont été conduites à partir de la mer. En effet, 90 % de la population mondiale et 95 % de la richesse se concentrent à moins de 300 kilomètres de la mer. C'est pourquoi le domaine naval figure au premier rang des priorités de Thales et représente 2 milliards d'euros de son chiffre d'affaires, chiffre supérieur à celui de DCN. Thales est notamment le premier industriel naval en Australie et aux Pays-Bas. Un rapprochement a été engagé avec DCN, par la constitution d'une filiale commune, Armaris ; DCN doit désormais se tourner vers l'exportation et privilégier le service au client et le sens du résultat, afin de constituer un outil industriel performant. Armaris a pour objet d'associer les forces de Thales et de DCN, en vue de tirer profit du marché naval international, la dispersion des industries françaises étant préjudiciable en la matière. L'objectif, au-delà des gains de parts de marché, est d'aboutir à un outil commun de maîtrise d'œuvre d'ensemble de programmes navals complets. Le programme de vingt-sept frégates multimissions (dont dix pour la marine italienne) réalisé en coopération avec les Italiens, sera pour Armaris un bon support.

M. Jean Lemière a souhaité savoir quels sont les moyens mis à la disposition d'Armaris, notamment pour lui permettre d'installer des délégations à l'étranger afin de développer ses activités.

M. Denis Ranque a répondu que toutes les forces commerciales de DCN International et de Thales International avaient été mises en commun. Le réseau mondial de Thales, qui représente quarante délégations dans le monde, a été mis à la disposition d'Armaris.

Reprenant l'exemple du composant radar apparu a posteriori sur la liste américaine des produits interdits à l'exportation, M. Axel Poniatowski s'est interrogé sur la pertinence de l'expression « citoyen américain » utilisée par M. Ranque dans un entretien de presse de ce jour. La constitution d'une filiale commune TRS avec Raytheon permet d'accroître les parts à l'exportation, mais hors des Etats-Unis. Quels sont les domaines dans lesquels Thales souhaite consolider ses activités ?

M. René Galy-Dejean a souligné qu'une référence au cheval de Troie aurait peut-être été plus appropriée que l'expression « citoyen américain ».

M. Denis Ranque a expliqué que le marché américain représentait un marché à conquérir pour la décennie à venir, à l'instar de l'Europe dans les années 1990. En 1990, Thomson-CSF n'était présente qu'en France et réalisait ses marchés à l'exportation uniquement au Moyen-Orient. Une première acquisition, très modeste, a été faite au Royaume-Uni, au moyen d'un joint-venture à parité, et a permis progressivement de prendre la deuxième place sur ce marché. Aux Etats-Unis, de la même manière, il est nécessaire d'entrer progressivement sur les marchés, de façon modeste. Le britannique BAe Systems a réussi à pénétrer le marché américain, car sa filiale a grandi peu à peu. Thales n'a cependant pas le profil anglo-saxon lui permettant d'avoir les mêmes ambitions. En revanche, Thales Communication a fourni des postes de radio portables aux forces spéciales américaines, ce qui pourrait constituer la première étape d'un développement progressif. Une décennie est nécessaire pour s'installer durablement dans un nouveau marché.

Les premiers succès à l'exportation de TRS concernent notamment l'armée de terre américaine, avec la fourniture de radars de contre-batteries, et l'Inde. Dans ce dernier cas, il s'agit en fait d'un marché américain car couvert par le système foreign military sales. Ce joint-venture à parité avec les Etats-Unis constitue une première, permettant à Thales d'avoir la double « citoyenneté », américaine et européenne. L'extension de ce modèle n'aura lieu que lorsqu'il aura davantage fait ses preuves.

M. Yves Fromion a rappelé que Thales était en compétition pour le marché des porte-avions britanniques. Quel regard porte-t-il sur l'éventuelle coopération entre la France et le Royaume-Uni en la matière ? Quel est, par ailleurs, l'état d'avancement des projets de commandes de sous-marins par des Etats latino-américains ?

M. Denis Ranque a souligné que les industriels devaient savoir rester à leur place dans le débat sur les porte-avions. Cinq entreprises étaient en lice à l'origine pour la construction des porte-avions britanniques, il n'en reste que deux aujourd'hui. Le travail d'études devrait s'achever fin novembre et le choix définitif du gouvernement britannique sera annoncé en février ou mars prochain. L'annonce de la commande d'un deuxième porte-avions par la France doit être saluée, car elle rendra le concept de porte-avions français complètement opérationnel. Toutefois, le processus n'est pas aussi avancé qu'outre-Manche, la question du mode de propulsion n'ayant pas été tranchée. Seul, le choix d'une propulsion conventionnelle permettra éventuellement d'organiser une coopération avec le Royaume-Uni. Les Britanniques avaient le choix entre un bâtiment court, destiné aux appareils à décollage court et à atterrissage vertical, et un bâtiment plus long, muni de catapultes et de brins d'arrêt. Ils ont choisi la solution offrant le plus de souplesse, avec un grand porte-avions utilisant pour l'instant des appareils à décollage court, mais susceptible d'évoluer vers la solution du catapultage, afin de répondre aux exigences de l'interopérabilité. Il s'agit d'un choix technique, mais aussi d'une décision politique destinée à favoriser la coopération avec la France.

M. Denis Ranque a insisté sur le fait que, même si Thales était choisi pour ce marché, la réalisation du bâtiment aurait intégralement lieu au Royaume-Uni, alors que le porte-avions français sera construit en France. Si le design et les études seront partagés, il n'est pas envisagé de réaliser un tel bâtiment hors du territoire de l'Etat qui l'a commandé. Pour la France, s'inscrire dans un programme existant constitue une garantie de sécurité. Elle devra arbitrer entre les intérêts économiques de la propulsion classique et les avantages opérationnels de la propulsion nucléaire.

Sur le marché latino-américain, le Chili s'intéresse à un projet de frégates, sur lequel Armaris pourrait intervenir. Le Brésil doit terminer la construction de deux sous-marins commandés à HDW. La flotte de surface du Brésil est traditionnellement construite par HDW, mais, à long terme, les Brésiliens pourraient s'intéresser à des bâtiments plus importants, pour lesquels DCN et Thales sont plus compétitifs.

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Loi de programmation militaire 2003-2008 : audition de M. Luc Vigneron, président-directeur général de GIAT Industries.

La commission a entendu M. Luc Vigneron, président-directeur général de GIAT Industries, sur le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2003 à 2008 (n° 187).

M. Luc Vigneron a indiqué que l'activité de GIAT Industries reposait principalement sur son client français, en dehors de quelques contrats exceptionnels comme celui passé en 1993 avec les Emirats Arabes Unis. 10 à 20 % seulement de la production est exportée, en dehors du contrat avec les Emirats. La loi de programmation militaire pour les années 2003 à 2008 n'apporte pas de novation majeure pour GIAT. De grands programmes sont confirmés : achèvement du programme de chars Leclerc, valorisation des canons automoteurs AUF 1 et 2, rénovation des AMX 10 RC, programme VBCI. S'il est difficile de savoir avec précision comment se traduira cette programmation en montant de commandes annuelles, le niveau devrait être comparable à celui de la précédente programmation, hors programme Leclerc. De 1998 à 2002, le niveau de prises de commandes budgétaires représentait 600 millions d'euros par an en moyenne, avec cependant de fortes fluctuations. Le niveau moyen des commandes, hors programme Leclerc, s'élevait à 250 millions d'euros. En 2002, la prévision porte sur une fourchette comprise entre 250 et 260 millions d'euros.

Les perspectives du marché de l'armement terrestre hors de France ne sont pas très favorables. La chute du mur de Berlin a été suivie de dix années d'effondrement des marchés, en raison de la réduction de format des armées et de la baisse des stocks de munitions. Les exportations ont été affectées par la crise asiatique et les incertitudes pesant sur le Moyen-Orient. Une reprise de l'équipement des forces terrestres semble se produire dans les pays occidentaux, notamment au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, où un effort budgétaire exceptionnel est consenti. L'Allemagne, en revanche, semble s'orienter vers une diminution de son effort de défense. Toutefois, des opportunités peuvent encore s'offrir à GIAT, par exemple en Belgique, qui paraît intéressée par le VBCI.

Une très grande concentration des industries est allée de pair avec la réduction du marché de l'armement terrestre. En 1990, on comptait une cinquantaine de sociétés significatives dans ce secteur, contre une vingtaine aujourd'hui. Entre 1997 et 2001, GIAT a régressé de la deuxième à la cinquième place, non en raison d'une baisse de volume de son activité, mais par le simple fait du regroupement de ses concurrents. L'américain General Dynamics est actuellement en première position, avec 2,6 milliards d'euros de chiffre d'affaires, suivi de l'allemand Rhein Metall (1,6 milliard d'euros), de l'américain United Defense (1,5 milliard d'euros). La quatrième société est également américaine et GIAT arrive en cinquième position, avec un chiffre d'affaires de 790 millions d'euros en 2001. GIAT reste en France le pôle naturel de l'armement terrestre, loin devant TDA, filiale de Thales qui a un chiffre d'affaires de 80 millions d'euros, et Panhard, filiale de Peugeot, avec 60 millions d'euros. Si l'Etat est son principal actionnaire, GIAT est structurée en société de droit privé.

Les principales entreprises internationales d'armements terrestres suivent une stratégie de généraliste et produisent aussi bien des blindés que des armes et des munitions. Les entreprises de taille plus réduite sont plus spécialisées et tentent de se regrouper avec des partenaires ayant la même activité. Il n'y a pas de fatalité aux déficits d'exploitation dans l'armement terrestre. La quasi-totalité des sociétés étrangères intervenant dans le secteur a des niveaux de profitabilité comparables à ceux constatés pour les industries de défense aéronautiques et électroniques.

Lorsqu'elle a été créée, en 1990, à la veille de l'effondrement du marché, GIAT Industries comptait 15 000 personnes réparties sur quinzaine de sites. L'entreprise a très vite connu des difficultés financières importantes résultant, d'une part, du contrat de vente de chars Leclerc aux Emirats Arabes Unis en 1993 et, d'autre part, du décalage permanent entre la taille de l'entreprise et la réalité de son activité. L'Etat a dû effectuer des dotations en capital en 1991, 1996, 1997, 1998 et 2001. Trois plans sociaux successifs auront ramené le nombre d'employés à moins de 6 500 personnes fin 2002. Le chiffre d'affaires est passé de 1,3 milliard d'euros en 1990 à moins de 800 millions d'euros en 2002.

S'agit-il d'une entreprise gérant seulement des plans sociaux et condamnée à enregistrer des pertes à répétition ? Sûrement pas : des réformes importantes sont à l'œuvre, notamment avec le projet « refondation » lié au plan de 1998. Un travail en profondeur est en cours sur l'organisation interne, les systèmes d'information et la formation des cadres. Comme tout travail portant sur la culture et l'humain, les résultats demandent du temps, mais les premiers résultats sont encourageants. GIAT Industries a été ainsi l'une des premières entreprises de défense françaises à obtenir la norme contraignante ISO 9001 (norme 2000). Le cycle de production des Leclerc a été ramené à neuf mois. Toutefois, le fardeau du passé est encore à traiter.

La stratégie à suivre après le plan en cours n'a pas encore été définitivement arrêtée et, lorsque les décisions auront été prises, la primeur des informations reviendra, conformément à la loi, aux représentants du personnel.

GIAT Industries est une entreprise essentielle pour l'armée de terre, pour laquelle elle a fabriqué 70 à 80 % des matériels en service. Seules en France, les équipes de GIAT sont capables d'assurer l'évolution et la modernisation de ces derniers. Au sein de l'entreprise, il existe un noyau de compétences et de maîtrise technologique méconnues, bénéficiant des retombées des programmes Leclerc, Rafale et Tigre, pour lesquels l'entreprise produit les canons. GIAT Industries a été l'un des premiers industriels à se lancer dans la numérisation des blindés. Cette capacité technique est un véritable actif pour le pays, qui pourra être valorisé à terme lorsque GIAT devra s'intégrer dans des alliances européennes plus vastes. Il convient de sauver cet actif tant qu'il en est encore temps, pour que la France puisse participer dans de bonnes conditions aux regroupements industriels à venir.

M. Yves Fromion, président, a souligné l'attachement des parlementaires à GIAT Industries et a rappelé qu'il préparait avec M. Jean Diébold un rapport d'information sur la situation de l'entreprise, qui l'avait conduit à rencontrer de nombreux personnels et à percevoir le décalage injuste entre l'image de l'entreprise, liée aux déboires du passé, et sa réalité. GIAT est un remarquable instrument qui mérite un sort meilleur. La France ne doit pas faire l'impasse sur la production des armements terrestres. Quel est le poids respectif au sein de l'entreprise de la division armement-munitions et de la division plate-forme ? Quelles sont les perspectives qui se dessinent dans ce domaine ?

M. Luc Vigneron a précisé qu'en 2001, sur un chiffre d'affaires de 792 millions d'euros, l'activité systèmes blindés avait représenté 634 millions d'euros, les armes et les munitions 129 millions d'euros et les activités de diversification 29 millions d'euros. L'organisation actuelle de GIAT Industries est le résultat du passé. L'entreprise a deux grands métiers, celui de munitionnaire et celui de « systèmier-intégrateur ». Le premier repose sur l'obtention de coûts de production compétitifs dans un marché de plus en plus ouvert, la direction générale de l'armement (DGA) imposant de plus en plus le standard des munitions OTAN pour les armées françaises. La concurrence s'accroît et aboutit à une bataille industrielle classique de réduction des prix de revient. Le deuxième métier revient à intégrer des armements et de l'électronique au sein de systèmes de plus en plus complexes. La moitié du coût du Leclerc est liée à l'électronique. La clé du succès sur ce type de métier consiste à répondre aux attentes de plus en plus complexes des clients. Dans le cas du programme VBCI, il est demandé de fournir le maintien en condition opérationnelle, afin de s'orienter vers un coût de possession. Il s'agit donc de passer d'une simple fabrication à une prestation beaucoup plus globale, pour laquelle il est nécessaire de disposer de capacités d'ingénierie supérieures à celles utilisées pour le métier de munitionnaire. Les deux métiers ont des caractéristiques de plus en plus différentes et GIAT se prépare à cette évolution.

M. Yves Fromion, président, a demandé à M. Luc Vigneron de préciser les conditions dans lesquelles GIAT Industries avait été saisie d'une demande de démonstration par le commandement de l'artillerie américaine.

M. Luc Vigneron a répondu que l'US Army s'était déclarée intéressée par le Caesar, canon de 155 mm sur camion conçu par GIAT Industries et commandé à cinq exemplaires par l'armée française. Elle a donc, fait rare, demandé une démonstration qui s'est déroulée aux Etats-Unis, à Fort Sill, devant un parterre d'officiers supérieurs et généraux de l'artillerie. Son succès a été total, la précision du tir ayant dépassé toutes les espérances : sur seize coups tirés à huit kilomètres de distance, huit ont atteint leur cible et les huit autres sont tombés à proximité immédiate. Ce résultat, obtenu grâce à un système de conduite de tir simple d'emploi et efficace, conjugué à une mobilité qui permet d'éviter les tirs de contre-batterie adverses, a beaucoup impressionné les Américains. D'autres pays, comme la Malaisie et l'Australie, sont intéressés.

M. Axel Poniatowski a demandé quel était le total des pertes cumulées de GIAT Industries depuis 1990, quelle était la part de ce total due à l'exécution du contrat de ventes de chars Leclerc avec les Emirats arabes unis et quelles raisons expliquaient le volume des pertes sur ce contrat. Reprenant l'idée selon laquelle les pertes n'étaient pas forcément une fatalité dans le secteur de l'armement terrestre, il a ensuite demandé les grandes lignes du plan d'action qui pourrait rendre GIAT de nouveau rentable.

M. Luc Vigneron a répondu que la Cour des comptes avait établi fin 2001 que les pertes de GIAT Industries sur la période étaient de 3,7 milliards d'euros ; sur ce total, 1,98 milliard d'euros sont imputables à des décisions d'ordre industriel, dont 1,3 milliard d'euros au contrat avec les Emirats Arabes Unis.

Ce contrat a été marqué par la conjonction de trois facteurs. Il a été conclu à perte, sans doute en pleine connaissance de cause. Les clauses techniques en ont été acceptées avec imprudence, alors que les Emirats Arabes Unis sont connus comme l'un des clients les plus difficiles du Moyen-Orient. Enfin, il a fait l'objet d'une mauvaise gestion du risque de change. Aujourd'hui, GIAT Industries s'efforce d'honorer convenablement, dans des conditions difficiles, la fin de ce contrat, tout en essayant de préserver la qualité des relations avec son client, dans l'espoir que ce contrat puisse être, à l'avenir, à la source d'une activité de maintenance, dans des conditions de conclusion et d'exécution normales.

Bien que les règles de droit ne permettent pas, à l'heure actuelle, de présenter le détail des solutions envisagées pour l'avenir de l'entreprise, la volonté de sauvegarder le cœur des métiers de celle-ci est réaffirmée ; la tâche n'est pas facile, mais elle est encore possible.

M. Pierre Forgues s'est félicité de voir en M. Luc Vigneron un dirigeant qui croit en l'avenir de GIAT Industries. N'y a-t-il pas toutefois une contradiction entre cet acte de foi et le déni d'une fatalité, celle qui veut que le secteur de l'armement terrestre n'engendre que des pertes financières ? La dégradation de la situation de l'entreprise est continue depuis vingt ans et le projet de loi de programmation ne prévoit aucun nouveau programme qui pourrait lui être confié. Après trois plans sociaux, le personnel ne croit plus à son avenir au sein de l'entreprise : quand on rencontre des syndicalistes, ce ne sont pas des gens qui croient à l'avenir de GIAT. La diversification a été un temps annoncée comme une solution, mais on ne la voit pas venir. Dans ces conditions, comment envisager le sauvetage de GIAT Industries ?

M. Yves Fromion, président, a rappelé que M. Luc Vigneron étant juridiquement tenu de présenter ses projets d'abord à son actionnaire unique, et client principal, puis aux instances sociales de son entreprise, il lui était difficile de répondre précisément à cette question aujourd'hui.

M. Gilbert Le Bris a demandé quels étaient les marchés sur lesquels GIAT Industries allait se battre et si les spécifications du VBCI étaient définitivement fixées ou pouvaient encore évoluer au fil des commandes et des livraisons.

M. Luc Vigneron a répondu que l'enjeu de la prochaine loi de programmation militaire pour GIAT Industries serait la maîtrise d'œuvre des nouveaux programmes. Lors de la constitution de GIAT Industries, les compétences en matière de maîtrise d'œuvre sont restées à la DGA. Jusqu'à aujourd'hui, c'est celle-ci qui a cette compétence pour le programme Leclerc ; GIAT Industries espère l'acquérir au cours des mois à venir.

Le premier programme pour lequel GIAT Industries assure la maîtrise d'œuvre est le VBCI, dont le contrat a été notifié en novembre 2000. L'entreprise propose régulièrement des services de maître d'œuvre pour d'autres programmes, comme les programmes de rénovation de l'AMX 10 RC ou celle des canons automoteurs AUF 1 et AUF 2. GIAT Industries estime avoir les ressources pour ce métier et le développement de ces compétences fait partie de sa volonté de devenir systémier-intégrateur. Le deuxième axe de développement de GIAT Industries est le maintien en condition opérationnelle des équipements. Contrairement à DCN, GIAT Industries n'a été créée que comme producteur de matériels nouveaux, l'entretien des matériels en service restant confié à la direction centrale du matériel de l'armée de terre (DCMAT). Dans ce domaine, l'activité de GIAT Industries se limite à la fourniture de pièces, à des réparations et, parfois, à des traitements d'obsolescence. GIAT ne saurait adopter une attitude trop conquérante sans risquer de mettre en difficulté la DCMAT et, au-delà, son principal client, l'armée de terre. La reconstitution d'une activité de maintenance est une tendance lourde, cohérente avec l'organisation des tâches dans le monde industriel.

Le programme VBCI a été confié à un consortium regroupant GIAT Industries et Renault Trucks, filiale de Volvo. Le consortium est constitué à 30 % par Renault Trucks qui a en charge la mobilité, y compris le moteur, et à 70 % par GIAT Industries, chargé de tous les autres aspects du programme, y compris le système d'armes, de la tourelle à l'intégration optronique et électronique.

La livraison dans les délais prévus de la maquette à l'échelle 1 suscite le développement de questions nouvelles de la part du client. GIAT Industries s'efforce d'y répondre au mieux : le VBCI étant le seul programme de matériels blindés dans les années à venir, il est le moyen privilégié pour GIAT Industries de maintenir des compétences auxquelles la DCMAT éprouve parfois le besoin de recourir pour diverses opérations, dont le traitement des obsolescences.

M. Yves Fromion, président, a fait observer les ambiguïtés du statut de GIAT Industries, qui apparaît ainsi comme très largement placée sous la tutelle d'un actionnaire, qui est aussi son principal client et qui dispose en propre d'activités concurrentes.

M. Pierre Forgues a demandé pourquoi GIAT Industries refusait de mettre en œuvre des compétences qui lui avaient pourtant été reconnues, par exemple en ne donnant pas suite à une proposition de construction d'instruments pour un observatoire.

M. Luc Vigneron a répondu qu'un premier contrat de ce type avait été il y a plus de sept ans l'une des trois plus importantes sources historiques de pertes pour GIAT Industries, avec le contrat du char Leclerc pour les Emirats Arabes Unis et la fourniture de tourelles de char à la Turquie, et qu'il fallait veiller à ce que l'usage des compétences de GIAT Industries se fasse dans des conditions compétitives.

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