COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 15

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 17 décembre 2003
(Séance de 10 heures)

Présidence de M. Guy Teissier, président

SOMMAIRE

 

pages

- Table ronde sur l'Europe de la défense

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- Information relative à la commission.

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Table ronde sur l'Europe de la défense.

La commission de la défense nationale et des forces armées a entendu M. Jean-Yves Haine, chargé de recherche à l'institut d'études de sécurité de l'Union européenne, M. Maxime Lefebvre, chargé des affaires européennes à l'institut français des relations internationales, M. Yves Boyer, directeur adjoint de la fondation pour la recherche stratégique, et M. Laurent Giovachini, directeur de la coopération et des affaires industrielles de la délégation générale pour l'armement, sur l'Europe de la défense.

M. Jean-Yves Haine a exposé que la construction de l'Europe de la défense était devenue une question incontournable pour l'Union européenne, pour quatre raisons : le déséquilibre entre la puissance économique de l'Europe et son rôle stratégique, la dynamique d'une intégration européenne de plus en plus poussée, la volonté de rééquilibrage entre l'Alliance atlantique et les capacités européennes de défense et, enfin, la constatation de l'incapacité de l'Europe à agir pour éviter le drame bosniaque et traiter le conflit du Kosovo. Les deux moteurs du développement de l'Europe de la défense sont donc la volonté de responsabilité et d'autonomie de l'Europe.

Retraçant l'évolution historique de la défense européenne, il a souligné le caractère fondateur de l'accord franco-britannique de Saint-Malo, en 1998, car, pour la première fois le Royaume-Uni acceptait que l'Union européenne ait un rôle en matière de défense. L'analyse britannique est que, pour avoir un poids au sein de l'OTAN, il faut être plus puissant, alors que, pour la France, l'objectif n'est pas d'acquérir une influence plus grande au sein de cette organisation, mais de créer un contrepoids. Le compromis est cependant suffisamment fort pour ouvrir une dimension de défense à l'Union européenne. Les éléments de cette dimension se mettront ensuite en place sans difficulté.

Le traité d'Amsterdam avait créé le poste de secrétaire général du conseil, haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Cette fonction, confiée à M. Javier Solana, s'est affirmée depuis sa création. L'échec de la formalisation d'une position européenne unique sur l'affaire de l'Iraq a renforcé le besoin d'une expression unique de l'Union, telle qu'elle existe dans le conflit israélo-palestinien. Ce besoin s'est traduit par la proposition de la Convention sur l'avenir de l'Europe de créer le poste de ministre des affaires étrangères. Avec la création du comité politique et de sécurité (COPS), où les ambassadeurs des quinze Etats de l'Union se réunissent de façon hebdomadaire, du comité militaire et de l'état-major de l'Union européenne, le dispositif institutionnel est en état de marche. Lors du lancement de l'opération Artémis, il ne s'est passé que deux semaines entre la saisine de l'Union européenne par le Président Chirac et l'envoi des premiers éléments en Afrique.

Ce mouvement a été relayé par un second débat, qui touche à l'articulation entre l'Europe de la défense et la solidarité atlantique. Ce débat est dominé par les deux dossiers de l'utilisation par l'Union européenne des capacités opérationnelles de l'OTAN (accord dit « Berlin plus ») et de la capacité opérationnelle européenne autonome.

Il est significatif que l'Union européenne et les Etats-Unis aient pu accepter de voir la mise en oeuvre des accords « Berlin plus » retardée pendant six ans par une question qui se situe à ses marges, celle de la place de la Turquie au regard de l'Union européenne. Cela témoigne de l'extrême sensibilité de la question tant pour les Etats-Unis que les Etats européens. L'action personnelle du Haut Représentant pour la PESC a été essentielle pour le déblocage du dossier, devenu effectif avec la décision prise lors du Conseil européen de Copenhague, en décembre 2002, de proposer un calendrier pour une éventuelle adhésion de la Turquie à l'Union européenne. La concrétisation de l'accord était cruciale : de nombreux Etats européens considèrent que l'Union ne saurait conduire d'activité opérationnelle pour la réalisation des « missions de Petersberg » sans être assurée du soutien politique et opérationnel de l'OTAN. L'accord signé, la mise en place s'est faite rapidement, jusqu'à la concrétisation d'un cadre formel en mars 2003, avec le lancement de l'opération Concordia en Macédoine.

Le dossier de la capacité de planification a connu lui aussi de grandes vicissitudes. L'ampleur des dissensions contraste avec les limites de l'enjeu, la création d'un état-major de planification de dimension modeste pour un ensemble politique de 450 millions d'habitants. Les difficultés du calendrier, puisque le débat a coïncidé avec les prises de position sur le conflit irakien, y ont leur part. Le fait que la formulation initiale ait été faite sans le Royaume-Uni, alors qu'aujourd'hui, toute structuration d'une Europe de la défense est impossible sans cet Etat, a aussi renforcé l'interprétation aux termes de laquelle cet outil était le premier élément d'un dispositif destiné à contrebalancer la puissance américaine. La proposition belge d'un état-major de planification autonome basé à Tervueren a donc été abandonnée au profit d'un renforcement de l'état-major de l'Union européenne par quarante à cinquante postes d'officiers, chargés de tâches de planification, et de la création d'une cellule européenne au sein de SHAPE. Comme dans le cas de la constitution d'Eurofor en 1993, on assiste donc au compromis habituel entre l'affirmation de la solidarité atlantique et celle de l'autonomie européenne.

Quant à la position américaine, elle est proprement « schizophrénique », puisque les Etats-Unis ont d'abord considéré avec mépris le sommet de Luxembourg entre la France, l'Allemagne, la Belgique et le Luxembourg, qualifié de « sommet des chocolatiers », avant d'affirmer, deux mois après, qu'il s'agissait de la menace la plus grave jamais formulée contre l'Alliance atlantique. Cette évolution est, en réalité, révélatrice de la très grande ignorance aujourd'hui, à Washington, des questions de défense européenne.

Cette ignorance n'est pas bonne pour l'Europe de la défense. Le cadre dit « Berlin plus » est essentiel aux capacités d'action de l'Union jusqu'en 2010 au moins. Sans les moyens de l'OTAN, ces capacités sont très réduites. Sur ce point, il conviendra désormais que les Etats européens cessent de débattre des institutions de l'Europe de la défense, qui existent et fonctionnent, et se concentrent sur le développement de ses capacités militaires, où beaucoup est à faire.

M. Maxime Lefebvre a indiqué que, depuis quelques années, les Européens tentaient de s'émanciper de l'OTAN et de définir une « Europe de la défense », à la fois pour défendre l'Europe et pour affirmer l'identité européenne à l'extérieur. Exception faite peut-être de l'époque de Charlemagne, l'Europe n'a jamais été politiquement unie, même si elle a pu entreprendre des actions de défense communes. Pendant longtemps, elle n'a pas eu besoin de se défendre contre un péril extérieur. La menace soviétique elle-même n'a pas abouti à la création d'une défense européenne commune, la France ayant rejeté en 1954 le projet de « Communauté européenne de défense » visant à créer une armée européenne intégrée. Pendant quarante ans, la défense européenne a donc été assurée au sein d'une communauté atlantique à la fois politique et militaire. Au cœur des prérogatives de souveraineté nationale, la défense n'a pu servir de lien à l'unification de l'Europe.

La fin de la guerre froide a mis en évidence de nouveaux types de menaces, telles que la prolifération des armes de destruction massive ou l'apparition d'éléments perturbateurs des équilibres régionaux. Les puissances européennes ont réagi en restructurant leurs appareils de défense. A travers ses interventions dans les Balkans, l'OTAN s'est habituée à intervenir hors de la zone couverte par les dispositions de sécurité commune de l'Alliance atlantique.

Alors que la menace devenait plus diffuse, les Européens, malgré l'absence d'union politique, ont entrepris de s'émanciper, en définissant notamment un instrument d'intervention commune, dans le prolongement d'une politique étrangère européenne. Le processus progresse lentement, mais de manière continue et inexorable depuis une dizaine d'années avec pour étapes principales la définition des « missions de Petersberg » en 1992, le sommet franco-britannique de Saint-Malo en 1998, et, en 1999 les Conseils européens de Cologne et d'Helsinki qui ont lancé la politique européenne de sécurité et de défense (PESD).

En 2003, la Convention sur l'avenir de l'Europe a adopté plusieurs dispositions favorables à la défense européenne : enrichissement des missions de Petersberg ; adoption d'une clause de solidarité en cas d'attaque terroriste ou de catastrophe naturelle ; institution de l'agence européenne d'armement ; création des coopérations structurées. En 2003, les accords dits « Berlin plus » entre l'Union européenne et l'OTAN ont été enfin mis en œuvre ; la force de 60 000 hommes a été déclarée opérationnelle ; les premières opérations militaires européennes ont été lancées : missions de police en Bosnie-Herzégovine, relève de l'OTAN en Macédoine, première opération, menée sans recours aux moyens de l'OTAN, en République démocratique du Congo ; l'Union européenne a aussi adopté, au Conseil européen de Bruxelles, une « stratégie européenne de sécurité » sur proposition de M. Javier Solana. Enfin, la création d'une capacité européenne de planification et de conduite d'opérations indépendante de l'OTAN, étape très difficile, a été menée à bien. Le Royaume-Uni s'est rallié en septembre à la volonté exprimée par la France, l'Allemagne, la Belgique et le Luxembourg en avril 2003. L'année 2003 est donc paradoxale : elle marque la profonde division des Européens face à la politique américaine, tout en étant caractérisée par de rapides progrès dans l'Europe de la défense. Tout est en place pour que l'Union européenne, ou à tout le moins une « coopération structurée », en son sein, développe une capacité d'intervention propre.

Cependant, l'Europe semble se situer davantage dans une stratégie d'acquisition de capacités de stabilisation et de maintien de la paix que dans une stratégie de puissance concurrente des Etats-Unis. La référence à l'hyperpuissance américaine reste centrale dans la réflexion sur le rôle de l'Europe dans le monde : l'Europe peut agir avec les Etats-Unis, sans les Etats-Unis, mais ne peut sans doute ni ne veut agir contre les Etats-Unis.

La PESD peut permettre à l'Europe de renforcer sa place dans le partenariat transatlantique, face à des Américains qui ont tendance à négliger l'OTAN et leurs alliés européens et qui bâtissent désormais des coalitions en fonction des missions. Le dilemme européen est que, sans les Etats-Unis, l'Europe ne peut afficher que des ambitions limitées ; mais, avec les Etats-Unis, elle doit se plier aux décisions de l'OTAN. Cependant, les Etats-Unis sont également devant un dilemme : en agissant sans les Européens, ils risquent de perdre tout contrôle sur leurs alliés ; en agissant avec eux, ils doivent accepter de partager la décision. C'est un jeu systémique, où les Américains cherchent à conserver leur hégémonie, les Français à affirmer l'Europe comme une puissance, les Britanniques à conserver leur position d'intermédiaire entre l'Europe et les Etats-Unis et l'Allemagne à préserver le multilatéralisme européen et atlantique.

Les divisions européennes renforcent la primauté américaine. En revanche, l'ancrage dans les institutions européennes est source de légitimité pour l'Europe de la défense tandis que l'appui sur les grandes puissances européennes est gage d'efficacité. La « coopération structurée » doit établir un compromis entre ces deux logiques : l'Europe de la défense ne sera pas l'Europe politiquement unie, mais essentiellement l'Europe des grandes puissances. Son succès sera garanti par l'accroissement des moyens budgétaires et opérationnels, la volonté et la capacité des Européens de jouer leur rôle sur la scène internationale et la mise en place d'un compromis intelligent avec les Etats-Unis. Dans ce cadre, la France doit préserver sa capacité unique de volonté, conserver sa capacité de critique et d'action envers l'allié américain, travailler à créer un bouclier européen fort et adopter une approche réaliste dans sa coopération avec les autres pays européens et les Etats-Unis.

M. Yves Boyer a souligné que la construction de l'Europe de la défense reposait sur le principe d'une certaine autonomie à l'égard de l'OTAN et de l'allié américain. Elle a connu un premier cycle, qui a débuté avec le sommet franco-britannique de Saint-Malo et s'est achevé avec l'apparition de la crise irakienne ; cette étape a été marquée par la création de structures décisionnelles politico-militaires et par la mise sur pied d'une force militaire européenne, baptisée Force de réaction rapide (FRR) et destinée à assumer les missions de Petersberg. La FRR doit comprendre 60 000 hommes pouvant être projetés dans un délai de 60 jours sur un théâtre d'opérations extérieur pendant au moins une année. Si la création de la FRR constitue une avancée indéniable, il apparaît aujourd'hui nécessaire de réaliser un exercice de déploiement de cette force, afin de mettre en lumière, le cas échéant, ses lacunes, et de les corriger. Un tel exercice, certes coûteux, permettrait de montrer le caractère opérationnel de cette force.

Parallèlement, le lancement du processus ECAP (European Capabilities Acquisition Plan) représente un progrès significatif dans l'identification des besoins opérationnels de l'Union européenne, tandis que les outils stratégiques dont disposent les Etats membres se renforcent considérablement. Dans le domaine spatial, l'Europe disposera d'ici trois à quatre années de quinze satellites de reconnaissance, aussi bien civils que militaires, tandis que le programme Galileo de satellites de navigation est aujourd'hui lancé. Les pays européens, notamment la France, disposent également de moyens météorologiques performants, qui s'avèrent très utiles pour le déploiement de forces spéciales. Les instruments stratégiques de l'Europe, indispensables pour mettre sur pied des opérations militaires, se développent progressivement.

Le premier cycle de la construction d'une défense européenne a été clos par la crise irakienne, laquelle a remis en cause une certaine conception de la politique européenne de sécurité et de défense ; à l'issue de cette première étape, les Etats européens ont atteint un seuil qualitatif, dont le franchissement requiert une volonté politique.

A cet égard, les postures militaires des différents Etats membres de l'Union se caractérisent par leur grande hétérogénéité. En premier lieu, les effectifs des forces armées varient considérablement d'un pays à l'autre : quinze des vingt-cinq Etats membres de l'Union élargie disposent d'effectifs militaires de moins de 50 000 hommes, alors que les forces armées de huit Etats comptent plus de 100 000 militaires. La conscription est cependant encore en vigueur au sein de certains de ces huit Etats, ce qui n'est pas sans incidence sur leur capacité à mener des opérations complexes de projection de forces à l'extérieur. Le niveau des budgets de défense des Etats membres s'avère également très disparate : le Royaume-Uni et la France consacrent tous deux plus de 30 milliards d'euros à leurs dépenses militaires, alors que le budget de défense de l'Allemagne et de l'Italie est inférieur à 25 milliards d'euros et que celui de l'Espagne et des Pays-Bas avoisine 10 milliards d'euros, le reste des Etats membres consacrant chacun moins de 5 milliards d'euros à ce poste de dépenses. Cet état de fait aboutit à ce que la plupart des Etats membres n'ont pas ou plus les moyens et les capacités de mener des opérations de niveau tactique élevé. Cette situation constitue une difficulté importante dans la perspective du lancement d'un deuxième cycle de construction de l'Europe de la défense.

Les outils industriels de défense des différents Etats européens sont également très hétérogènes ; le niveau des dépenses de recherche et technologie des Etats les plus puissants, lesquelles conditionnent la définition des futurs systèmes d'armes, s'échelonne entre 672 et 610 millions d'euros pour le Royaume-Uni et la France et 36 millions d'euros pour l'Italie, tandis qu'il atteint 350 millions d'euros en Allemagne et 133 millions d'euros en Suède. Parallèlement, le standard des équipements militaires des pays européens est lui aussi variable, ce qui emporte des difficultés pour la planification d'opérations militaires communes. Enfin, les capacités des différents pays et la nature des opérations qu'ils peuvent conduire sont très diverses, trois pays seulement disposant des capacités nécessaires pour mener des opérations stratégiques, en s'appuyant sur des structures de planification et de commandement : le Royaume-Uni, la France et l'Allemagne. Ces trois Etats sont donc amenés à jouer un rôle décisif dans la réflexion sur les doctrines fondant la construction d'une défense européenne. Il convient également de mentionner la Suède, qui dispose d'un appareil militaire performant, comme l'a montré son implication opérationnelle dans l'opération Artémis, ainsi que d'une industrie de défense significative, et dont la réflexion stratégique est développée.

L'Union européenne se trouve face à plusieurs défis d'envergure alors qu'elle doit engager le deuxième cycle de l'Europe de la défense. Tout d'abord, les Etats-Unis ont décidé de procéder à une profonde transformation de leurs forces armées, afin de renforcer leur maîtrise de l'information et de leur donner les moyens de conduire des opérations militaires très rapides. Ils ont associé l'OTAN à cette évolution, ce qui illustre leur volonté d'y entraîner les forces armées des pays européens : l'Allied Command Operations (ACO) a succédé à l'Allied Command Europe en septembre 2003, alors que l'Allied Command Transformation remplace désormais l'Allied Command Atlantic (ACA). Parallèlement, la mise en place de la NATO Response Force (NRF) a été décidée en décembre 2002 et s'inscrit dans le dispositif existant du Joint Forces Command. Les Etats-Unis s'efforcent d'associer les Etats européens à la transformation de leurs forces armées, en leur proposant d'occuper certaines niches au sein de ces systèmes de systèmes. L'accroissement des capacités d'intervention militaires de chacun des Etats européens qui pourrait en résulter s'inscrirait alors dans un dispositif contrôlé par les Etats-Unis, ce qui ne semble guère compatible avec la construction d'une défense européenne.

La situation du Royaume-Uni, de la France et de l'Allemagne s'avère spécifique. Ces trois pays sont membres du Multinational Interoperability Council (MIC), qui réunit également les Etats-Unis, le Canada et l'Australie et pourrait accueillir à terme le Japon et la Corée du Sud. Dans cette enceinte, les Etats mènent des réflexions sur les évolutions des forces armées selon l'approche américaine, notamment par la prise en compte du concept de Rapid Decisive Operation (RDO) ; en février 2004, un exercice dénommé MNE3 sera mené dans le cadre du MIC.

Le Royaume-Uni, la France et l'Allemagne ont donc un rôle moteur à jouer dans la deuxième étape de la construction d'une défense européenne ; l'accord intervenu récemment entre ces trois Etats sur la constitution d'une cellule européenne de commandement stratégique illustre leur volonté de coopérer plus étroitement. En effet, parmi les structures politico-militaires déjà mises en place, il manque un quartier général européen, véritable centre nerveux d'une opération militaire. La décision de créer une cellule autonome de commandement va donc dans le bon sens ; si sa mise en œuvre doit se faire de façon progressive, en s'appuyant sur les instruments nationaux existants, tels que les structures de planification et de commandement britannique, française et allemande, elle constitue un enjeu décisif et doit être appuyée par une forte volonté politique.

M. Laurent Giovachini a indiqué que le séisme de juin 1940 et ses répliques de 1954 (Diên Biên Phu) et 1956 (Suez) expliquaient pour une large part la politique d'indépendance nationale conduite à partir de 1958 par le Général de Gaulle, qui s'est traduite par le développement de l'outil de dissuasion, la constitution d'une industrie aérospatiale et de défense autonome ou la sortie en 1966 de l'organisation militaire intégrée de l'Alliance atlantique. Incomprise de nos partenaires européens, cette politique reposait sur la conviction selon laquelle les capacités technologiques et industrielles d'un pays conditionnent non seulement son efficacité militaire, mais aussi ses marges de manoeuvre diplomatiques et, partant, son autonomie de décision et d'action. Le Royaume-Uni, tirant des conséquences diamétralement opposées de la crise de Suez, a fait le choix conscient d'une forme de dépendance, dans les domaines du nucléaire et du renseignement notamment, à l'égard des Etats-Unis. Les autres Etats d'Europe de l'Ouest ont, pour la plupart, accepté d'aligner leur diplomatie sur celle de Washington en échange d'une garantie de sécurité précieuse dans le contexte de la guerre froide.

Ces différences n'ont pas facilité la coopération européenne en matière d'armement, en dépit de quelques programmes exceptionnellement conduits en commun (missiles franco-allemands Milan, Hot et Roland, avion de combat franco-britannique Jaguar). L'échec en 1980 du projet de char franco-allemand et l'absence d'accord sur un avion de combat européen unique sont à cet égard emblématiques. Dans ce contexte, la portée des initiatives alors prises pour donner, à côté de la Conférence des directeurs nationaux d'armement de l'OTAN, un cadre institutionnel à l'Europe de l'armement demeure très limitée, comme la création en 1976 du Groupement Européen Indépendant de Programmes, devenu, avec la mise en œuvre du Traité de Maastricht, le Groupe Armement de l'Europe Occidentale (GAEO).

Après la fin de la guerre froide, la France a maintenu un effort de défense significatif qui permet à nos entreprises de jouer un rôle dans la recomposition du paysage industriel européen et la constitution d'ensembles transnationaux, tel EADS. L'effort européen de consolidation entrepris porte ses fruits dans un certain nombre de domaines (hélicoptères, missiles, satellites, lanceurs spatiaux, électronique,...). La création en 1996 de la société Matra BAe Dynamics, filiale de Matra Défense et de British Aerospace, permet ainsi la production pour les armées de l'air française et britannique - sous les noms respectivement de Scalp et de Storm Shadow - du même missile de croisière. La coopération européenne d'armement subit toutefois à cette époque plusieurs revers, notamment dans les secteurs naval et spatial.

Le conflit du Kosovo, auquel participent, aux côtés des Etats-Unis, plusieurs nations européennes, met en évidence les lacunes des Etats européens en matière de capacités militaires. Cet épisode conduit à une prise de conscience : dans le prolongement du sommet de Saint-Malo, qui traduit une inflexion sensible de la vision britannique, les Quinze s'accordent sur la nécessité pour l'Europe d'être en mesure d'accomplir, le cas échéant seule, des tâches de maintien ou de rétablissement de la paix, dites « missions de Petersberg ». La coopération européenne d'armement bénéficie de cette dynamique politico-militaire. La Belgique et l'Espagne rejoignent la France au sein du programme de satellite d'observation militaire Hélios II, conduit en étroite coordination avec l'Allemagne et l'Italie. Cinq pays européens s'associent au Royaume-Uni pour développer le missile air-air Meteor. Alors que les hélicoptères Tigre et NH 90 connaissent des succès substantiels, le programme d'avion de transport militaire A 400 M est enfin lancé au mois de mai dernier et permet à l'OCCAR (Organisation Conjointe de Coopération en matière d'Armement) de prendre une nouvelle dimension. Les six principaux pays européens producteurs d'armement (France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne et Suède) s'efforcent, en mettant en oeuvre les dispositions de l'accord-cadre Letter of Intent (LoI), de faciliter, tout en l'encadrant, l'activité des entreprises transnationales de défense. La prise de contrôle par des intérêts non européens d'entreprises de défense sensibles, telles que le fabricant de sous-marins HDW, propriété du fonds d'investissement américain One Equity Partner depuis 2001, incite les autorités allemandes à se doter, à l'instar de la France, d'une réglementation sur les investissements étrangers intéressant la défense. La France s'efforce pour sa part de poursuivre la réorganisation de son appareil industriel dans les secteurs naval et terrestre, afin de donner aux entreprises concernées les moyens de prendre part à de nouveaux regroupements à l'échelle européenne.

L'analyse du contexte transatlantique doit toutefois inciter à rester lucide sur la portée de ces avancées. Les Etats-Unis, en situation de guerre contre le terrorisme depuis le 11 septembre 2001, se sont engagés dans un vaste programme de modernisation de leur appareil militaire. Les grands groupes américains cherchent à imposer leurs concepts, en matière de défense antimissile notamment, comme leurs produits (l'avion de combat JSF), et à prendre le contrôle des maillons les plus vulnérables de l'industrie européenne de défense.

Pour prendre une part plus active, au sein de l'Alliance atlantique, à la défense de ses propres intérêts de sécurité, l'Europe doit relever le défi industriel et technologique lancé par les Etats-Unis. En dépit des efforts consentis par la France et, depuis quelques années déjà, par le Royaume-Uni, le déséquilibre entre les moyens consacrés à la défense de part et d'autre de l'Atlantique demeure préoccupant. Même s'il n'est pas illogique que le budget militaire des Etats-Unis soit supérieur à l'effort de défense des Etats membres de l'Union européenne, en l'absence de vocation et d'intérêts stratégiques comparables, la tendance récente est particulièrement inquiétante : entre 2000 et 2003, la proportion du budget de défense américain représentée par le total des budgets de défense européens est passée de 60 % à moins de 50 %, celle des crédits d'équipement de 40 % à 25 % et celle des crédits consacrés à la recherche et à la technologie de défense de 20 % à seulement 15 %.

Dans ce contexte, les Européens ont une double obligation : celle de dépenser plus pour leur défense, mais aussi celle de dépenser mieux, c'est-à-dire de mieux s'organiser, ces deux démarches devant être conduites simultanément. La France, le Royaume-Uni et l'Allemagne ont ainsi proposé la mise sur pied, au sein de l'Union européenne, d'une agence intergouvernementale chargée du développement des capacités militaires, de la recherche et de l'armement, communément appelée « Agence européenne de défense ». Décidée dans son principe lors de la réunion du Conseil européen de Thessalonique, la création de l'agence doit intervenir dans le courant de l'année 2004. Elle sera placée sous la responsabilité du Haut Représentant pour la PESC, M. Javier Solana. L'agence devra dès sa création prendre en compte les dispositifs existants (tel l'accord-cadre LoI) et établir d'étroites relations de travail avec les instances européennes compétentes (OCCAR et GAEO) afin de préparer leur intégration en son sein. Les nations participant au GAEO, mais non membres de l'Union européenne (Norvège et Turquie), devront pouvoir être associées en tant que de besoin aux programmes gérés par l'agence. Les relations entre l'agence et les organes compétents de l'OTAN seront régies selon un double principe de cohérence et de transparence. Une certaine vigilance s'impose néanmoins pour préserver l'autonomie de l'agence, l'Allied Command Transformation de l'OTAN ayant également vocation à orienter les programmes des membres de l'OTAN. L'agence européenne visera à développer les capacités de défense dans le domaine de la gestion des crises, renforcer la coopération européenne en matière d'armement, contribuer à la mise en oeuvre de mesures susceptibles de renforcer la base industrielle et technologique de défense et soutenir la mise en place, en liaison avec la commission européenne, d'un marché européen des équipements de défense pleinement compétitif, et à promouvoir la recherche militaire. Pour accomplir ces tâches, l'agence bénéficiera de l'expertise du comité militaire de l'Union européenne et, selon des modalités à définir, de celle des directeurs nationaux d'armement de l'Union. Le consensus recueilli sur cette initiative n'est certes pas dénué d'ambiguïtés : essentiellement chargée de renforcer les capacités militaires européennes pour le Royaume-Uni, la future agence doit aussi constituer pour d'autres Etats membres, dont la France, un instrument au service de la politique industrielle de l'Union, susceptible d'enrayer le processus de désindustrialisation. Le haut niveau de qualification des technologies de défense, leurs retombées dans le domaine civil et la nécessité de garantir la sécurité d'approvisionnement des armées justifient en effet que soient développées sur le sol européen les activités industrielles correspondantes.

La future agence européenne de l'armement est donc appelée à concourir de manière déterminante à la construction de l'Europe de la défense dans l'ensemble de ses dimensions. L'état d'esprit qui a présidé au lancement de cette initiative permet d'être raisonnablement optimiste quant à la capacité de l'Europe de se doter des moyens militaires, technologiques et industriels nécessaires à l'affirmation de son identité politique.

Le président Guy Teissier a fait part de ses doutes sur l'analyse au terme de laquelle l'écart important en matière de défense entre l'effort financier des Etats-Unis et des Etats européens se traduisait par un écart capacitaire encore plus important. Il a considéré que l'écart était essentiellement financier et non pas technologique.

Il a ensuite émis l'hypothèse que le revirement britannique envers la constitution d'une capacité de planification autonome de l'Union européenne pourrait avoir pour origine un changement profond des Etats-Unis envers la constitution de cette capacité.

M. Jean-Yves Haine a répondu que la position britannique envers l'Europe de la défense était gouvernée par deux principes : le Royaume-Uni ne conçoit la défense de l'Europe qu'au sein de l'OTAN, mais ne veut pas être exclu de la constitution d'une Europe de la défense opérationnelle. Dès lors que la France et l'Allemagne font des propositions dans ce domaine, le Royaume-Uni finit donc toujours par s'y associer. Cependant, son action dans ce domaine est de nature non pas stratégique, mais politique. Le Royaume-Uni est l'Etat européen qui a le moins besoin d'une capacité européenne de défense, puisqu'il dispose d'une capacité de projection autonome. Il ne voit pas l'intérêt de la constitution d'un état-major européen. Pour des raisons politiques, pour ne pas être isolé, il est cependant prêt à y participer, pourvu que le dispositif respecte le rôle de l'OTAN.

M. Yves Boyer a considéré que la position britannique avait connu une évolution importante à la suite de la préparation en commun avec les Etats-Unis des opérations en Iraq, à partir de septembre 2002. Les militaires britanniques ont découvert à cette occasion que les Américains mettaient en œuvre des modes de préparation des opérations qui leur étaient tout à fait inconnus, au point que, pendant les opérations, les militaires britanniques ont préféré travailler de façon autonome dans la zone qui leur était confiée plutôt qu'avec l'aide de forces américaines. Or, les Britanniques pensaient que leur relation spéciale avec les Etats-Unis leur garantissait de connaître la quasi-totalité des méthodes et capacités américaines. Cette situation les a amenés à considérer que, pour avoir une capacité d'influence sur les décisions américaines, il leur faudrait peser d'un poids plus important que celui qu'ils pouvaient avoir à eux seuls. Un rapprochement avec la France et l'Allemagne était la conséquence logique de cette conclusion. Le changement d'attitude britannique envers la capacité européenne de planification autonome est ainsi largement fondé sur des considérations stratégiques. Toutefois, les Etats-Unis restent considérés par les Britanniques comme leur premier partenaire pour les opérations majeures.

M. Laurent Giovachini a fait observer que les accords entre la France et l'Allemagne constituent souvent un préalable à une coopération élargie ensuite au Royaume-Uni. Ainsi, c'est à la suite d'un accord franco-allemand sur la création de l'agence de défense que les Britanniques se sont ralliés au concept, même s'ils ont essayé de le modifier.

L'écart entre les Etats-Unis et l'Europe n'est pas tant technologique que capacitaire : en dépit d'un budget de défense global proche de 50 % du budget américain et malgré un effectif total de plus de deux millions de militaires contre un million et demi aux Etats-Unis, l'Europe ne peut déployer une capacité de projection supérieure à 15 % de celle des Américains. La proportion des coûts de fonctionnement et l'existence de nombre d'armées de moins de 50 000 militaires réduisent de manière drastique les capacités de projection opérationnelle des forces européennes.

M. François Lamy a regretté l'absence de réflexion sur la finalité de la construction de l'Europe de la défense, qui contraste avec les avancées rapides de celle-ci. Il a évoqué la publication d'une sorte de « livre blanc », qui définirait les menaces pesant sur le continent européen ainsi que les stratégies d'interventions. Il s'est également interrogé sur la place de la dissuasion nucléaire française et britannique dans l'Europe de la défense.

M. Maxime Lefebvre a répondu qu'un document relatif à la stratégie européenne de sécurité, dont le projet avait été présenté par M. Javier Solana lors du sommet de Thessalonique, avait été adopté lors du Conseil européen de Bruxelles. Ce document présente une analyse des menaces pesant sur l'Union européenne ainsi que les objectifs et les besoins stratégiques de celle-ci. Cet exercice est très positif dans la mesure où il constitue une première réflexion stratégique. S'il reste très proche des analyses américaines, en mettant en avant la lutte contre la prolifération nucléaire, le terrorisme et les dangers représentés par les états « faillis », il comporte néanmoins des éléments spécifiques à une politique européenne : l'accent sur le multilatéralisme, le développement d'une politique régionale de stabilisation et la réflexion sur des stratégies préventives plutôt que préemptives.

M. Jean-Yves Haine a souligné que ce document était historique : pour la première fois, l'Union européenne a élaboré une analyse des menaces, certes proche de celle développée par les Etats-Unis, mais différente quant à la manière d'y répondre. S'il avait existé avant l'opération en Iraq, la crise en Europe n'aurait pas été aussi forte. Le document a aussi pour objet d'exposer aux Etats-Unis que l'Union européenne comprend leurs objectifs, mais qu'elle a une volonté de présenter une réponse différente aux menaces. Aujourd'hui, à l'exception du Royaume-Uni, de la France et de l'Allemagne, la capacité d'intervention des pays européens est quasiment nulle. La seule ouverture est constituée par l'Union européenne ; or, il existe une demande forte de la part des opinions publiques pour que soit accru le rôle de l'Union dans le domaine de la sécurité. Et, dans le monde, le souhait d'une capacité d'action autre que celle des Etats-Unis est également fort.

M. Yves Boyer a ajouté qu'un débat sur la place de la dissuasion nucléaire dans l'Europe de la défense serait certainement, à l'heure actuelle, facteur de divisions, même si cela n'interdit pas à la France de réfléchir à l'évolution de sa doctrine. La définition précise d'un « livre blanc » sur l'Europe de la défense pourrait également créer des dissensions, la perception des menaces pouvant être différente d'un pays à l'autre. Il semble préférable, dans un premier temps, de mener une réflexion sur les capacités dont l'Union européenne souhaite se doter, en fonction des opérations dans lesquelles elle pourrait être impliquée.

M. Laurent Giovachini a indiqué qu'il ne faut pas imposer la vision de l'Europe-puissance. Il semble préférable de progresser par étapes et d'adopter une approche concrète, en développant des programmes en coopération et en renforçant l'industrie de défense européenne et la recherche et technologie. Le document élaboré par M. Javier Solana constitue un palier important et pourra éventuellement être suivi, le moment venu, par un livre blanc.

Information relative à la commission

La commission a nommé M. Richard Mallié rapporteur pour avis pour le projet de loi autorisant la ratification des protocoles au Traité de l'Atlantique Nord sur l'accession de la République de Bulgarie, de la République d'Estonie, de la République de Lettonie, de la République de Lituanie, de la Roumanie, de la République slovaque et de la République de Slovénie (n° 1107).

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