COMMISSION des LOIS CONSTITUTIONNELLES,
de la LÉGISLATION et de l'ADMINISTRATION GÉNÉRALE
de la RÉPUBLIQUE

COMPTE RENDU N° 11

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 10 décembre 2003
(Séance de 10 heures 30)

Présidence de M. Pascal Clément, président

SOMMAIRE

 

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- Audition sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l'environnement (n° 992) de membres de la commission de préparation de cette Charte, présidée par M. Yves Coppens, professeur au Collège de France :

MM. Dominique Bourg, professeur à l'université de technologie de Troyes, Christian Brodhag, directeur de recherche à l'École des mines de Saint-Étienne, François Ewald, professeur au cnam, Yves Jégouzo, professeur des universités, conseiller d'État en service extraordinaire, Robert Klapisch, président de l'Association française pour l'avancement des sciences, François Loloum, maître des requêtes au Conseil d'État, Jean-François Trogrlic, secrétaire national de la cfdt.







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- Informations relatives à la Commission

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La Commission a entendu MM. Dominique Bourg, professeur à l'université de technologie de Troyes, Christian Brodhag, directeur de recherche à l'École des mines de Saint-Étienne, François Ewald, professeur au cnam, Yves Jégouzo, professeur des universités, conseiller d'État en service extraordinaire, Robert Klapisch, président de l'Association française pour l'avancement des sciences, François Loloum, maître des requêtes au Conseil d'État, Jean-François Trogrlic, secrétaire national de la cfdt, sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l'environnement (n° 992) (Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, rapporteure).

Le Président Pascal Clément a rappelé que la Commission, ayant entendu lors de sa précédente réunion des constitutionnalistes, qui ont porté un regard « extérieur » sur le projet de Charte de l'environnement, recevait aujourd'hui sept membres de la commission de préparation de la Charte, dite « commission Coppens ». Il a précisé que celle-ci avait reçu sa lettre de mission en juillet 2002 et remis en avril 2003 un rapport, comprenant une proposition de Charte de quatorze articles, assortie de variantes. Il a ajouté que ce texte, remanié et réduit à dix articles par le Gouvernement, avait été adopté par le Conseil des ministres du 25 juin.

Il a présenté brièvement chacun des participants : M. Dominique Bourg, philosophe, professeur à l'université de technologie de Troyes et auteur ou co-auteur de nombreux ouvrages relatifs à l'environnement ; M. Christian Brodhag, ingénieur des mines, directeur de recherche à l'école des mines de Saint-Étienne ; M. François Ewald, philosophe de formation, professeur titulaire de la chaire « assurance » au Conservatoire national des arts et métiers ; M. Yves Jégouzo, conseiller d'État en service extraordinaire, professeur de droit public à l'université de Paris I Panthéon-Sorbonne et président du comité juridique de la « Commission Coppens » ; M. Robert Klapisch, qui en a présidé le comité scientifique, président de l'Association française pour l'avancement des sciences ; M. François Loloum, maître des requêtes au Conseil d'État ; M. Jean-François Trogrlic, secrétaire national de la cfdt.

Il a demandé à ces personnalités de donner leur appréciation sur les principaux enjeux du travail de cette commission, sur le projet de loi finalement déposé par le Gouvernement, ainsi que sur l'aspect du texte qui paraît le plus sensible, à savoir le principe de précaution. Il a précisé que, selon la presse, les travaux de la commission avaient révélé un clivage portant principalement sur le principe de précaution, entre les « scientistes », parmi lesquels M. Robert Klapisch, opposés à son inscription dans la Charte, qui causerait un risque de paralysie économique et scientifique, et les « environnementalistes », dont MM. Dominique Bourg et Christian Brodhag, favorables à la consécration d'un principe déjà contenu dans la loi depuis 1995.

M. Dominique Bourg a estimé qu'il était difficile de traiter séparément des principaux enjeux de la Charte le principe de précaution, sur lequel les débats et la presse se sont focalisés et dont il convenait de ne pas affaiblir la portée, sous peine de vider la Charte de son sens. Il a insisté sur le caractère nouveau et global des problèmes environnementaux posés aujourd'hui et sur les risques inédits qu'ils entraînent, citant l'exemple des changements climatiques et des risques qu'ils comportent sur l'eau et la biodiversité. Plutôt que de subir une impuissance durable, il a jugé possible une action de prévention, assortie d'une obligation de moyens. Il a insisté sur le fait que le « méta-risque » du changement climatique - dont les travaux de l'Intergovernmental Panel on Climate Change (ipcc) ont montré le caractère imprévisible, les évaluations de la hausse de la température moyenne variant de 1,4 à 5,8 - était emblématique de cette nouvelle catégorie de risques. Il a donc jugé que les dispositions de la Charte étaient pertinentes et témoignaient de la volonté de faire face à ces risques globaux, fondamentaux pour la survie de l'humanité.

Il s'est élevé contre les réticences exprimées par l'Académie des Sciences, dans son avis du 23 mars 2003, à l'encontre de la constitutionnalisation du principe de précaution, qu'elle estime nuisible à la recherche, au bien-être et à la santé. Il a estimé au contraire que le principe de précaution constituait une puissante incitation à la recherche scientifique, source de connaissances nouvelles, et aux innovations technologiques, nécessaires au traitement des risques environnementaux.

Il a souligné que les critiques adressées au principe de précaution avaient souvent pour objet, non pas le principe lui-même, mais ses éventuelles dérives, qui pourraient conduire, par exemple, à s'interroger sur le respect de ce principe dans chaque projet de loi, alors qu'il lui paraît évident que le Parlement n'aurait à y veiller que dans l'examen des textes comportant directement des risques environnementaux.

Il a souligné que, face au risque d'accentuation de la tendance des sociétés modernes à exiger un risque zéro, la Charte présentait l'intérêt de préciser les modalités d'application du principe de précaution et estimé que la commission aurait pu aller plus loin dans ce domaine afin de réduire l'asymétrie entre l'existence de risques graves et irréversibles et l'espérance de gains liée à la mise en œuvre du principe de précaution. Il a rejoint à ce propos la proposition formulée par M. Olivier Godard, chercheur au Laboratoire d'économétrie de l'École Polytechnique, de remplacer, dans le projet de loi constitutionnelle, la notion de « mesures provisoires » que doivent prendre les autorités publiques par celle de « mesures révisables ».

M. Christian Brodhag a souligné, à son tour, que les membres de la « commission Coppens » s'étaient rejoints sur la prise de conscience de l'apparition de problèmes environnementaux nouveaux - dépassant la conception classique de l'environnement caractérisée par l'application d'un droit stabilisé - dont faisaient partie les changements climatiques, et, naguère, la question du sang contaminé, phénomènes marqués par leur caractère irréversible et les incertitudes scientifiques. C'est également par consensus, a-t-il souligné, que la commission a constaté un certain mésusage du principe de précaution, lequel ne devrait pas être confondu avec le principe de prévention, mis en œuvre face à des phénomènes scientifiquement identifiés comme les inondations, alors que le principe de précaution devrait entraîner une obligation de recherche.

Il a fait observer que la prise de conscience partagée de ces problèmes d'environnement globaux et la responsabilité de l'humanité à l'égard de l'environnement légitimaient l'adoption de dispositions constitutionnelles spécifiques, qui devaient maintenir un équilibre entre droits et devoirs. Citant l'exemple de l'insertion du principe de précaution dans des textes édictés par l'Association française de normalisation (afnor), à la suite des travaux d'un groupe de travail qu'il avait présidé, il a relevé que l'application de ce principe dans l'industrie était génératrice de gains et constituait donc un facteur d'efficacité. Il a également estimé que l'intégration de préoccupations environnementales pourrait permettre de limiter le nombre de litiges, notamment ceux qui peuvent opposer la France aux instances communautaires.

M. François Ewald a relevé l'intérêt d'une Charte constitutionnelle de l'environnement face à des technologies dotées d'une puissance telle qu'il était nécessaire de réfléchir à de nouvelles formes de responsabilité. Rappelant toutefois que le principe de précaution était déjà prévu à la fois par le droit national, par des textes communautaires et des conventions internationales, il n'a pas jugé souhaitable de l'introduire dans la Constitution, compte tenu des effets incontrôlables qu'il pourrait dès lors revêtir, la reconnaissance d'un principe d'anticipation lui paraissant préférable.

Il a précisé que ses réticences étaient à la fois d'ordre juridique et d'ordre politique : alors que l'incertitude bénéficie à l'accusé, en vertu de la Déclaration de 1789 et du principe de présomption d'innocence, le principe de précaution a pour effet de renverser la charge de la preuve de l'incertitude et, entraînerait, s'il devenait un principe constitutionnel, une révolution dans la conception de notre droit processuel puisque l'accusateur pourrait agir au pénal ou au civil, dans le domaine de la santé par exemple, sans disposer de preuves ; en second lieu, la constitutionnalisation du principe de précaution marquerait un tournant dans la doctrine des libertés publiques, puisque l'administration pourrait, par l'effet d'une sorte de censure a priori, interdire des activités privées ; enfin, par les droits qu'elle accorde, la Charte suppose la mise en œuvre d'une sorte de démocratie participative - par opposition à la démocratie représentative - qui aurait dû entraîner la création d'une commission susceptible d'être consultée par tout citoyen souhaitant faire valoir ses droits et même, le cas échéant, par le législateur.

M. Yves Jégouzo a indiqué, à titre liminaire, qu'il avait abordé l'élaboration de ce texte avec peu de certitudes et beaucoup d'interrogations, dans la mesure où il s'agissait d'un exercice original, la France étant le premier pays au monde à se doter d'une charte constitutionnelle, préparée par un groupe de travail rassemblant des scientifiques, des économistes, des experts en environnement et des juristes. Il a observé que les juristes avaient fait preuve de beaucoup de prudence, puisque c'est la première fois qu'un texte constitutionnel de ce niveau est édicté depuis la mise en œuvre d'un contrôle de constitutionnalité des lois, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et le Préambule de 1946 ayant été élaborés dans un contexte fort différent. Il a ajouté que la prudence des juristes était également liée à l'existence d'un droit international de l'environnement, qui s'impose à la France.

Analysant le texte constitutionnel, il a estimé que certaines de ses dispositions avaient une portée déclarative, comme celles concernant l'importance de l'enseignement et de la recherche, sans réelle incidence sur le droit positif, ce qui conduit d'ailleurs à s'interroger sur l'opportunité de les maintenir dans la Charte, alors que d'autres, comme les dispositions sur la formation ou la reconnaissance du devoir de prévention, revêtaient un caractère « confirmatif », en reprenant des principes existant dans le droit positif français et international. Évoquant ensuite les dispositions les plus discutées, il a estimé que l'article 4, relatif à la réparation des dommages causés à l'environnement, bien que renvoyant aux conditions définies par la loi, comportait une extension indéterminée de la responsabilité des personnes à l'égard de l'environnement. S'agissant de l'article 5, il souligné que les désaccords sur le principe de précaution n'avaient pas été aussi importants qu'on avait pu le lire dans la presse ; il a noté que la définition donnée à ce principe permettait de le différencier du principe de prévention, même si certaines difficultés subsistent. Il a ainsi observé qu'il eût été préférable de placer « l'évaluation des risques encourus » avant « l'adoption de mesures provisoires et proportionnées ». Il a estimé que les divergences venaient du fait qu'on élevait au rang des principes constitutionnels un concept dont la portée est mal définie, le verrou législatif prévu par le texte paraissant inopérant. Il a enfin regretté que le préambule ne soit pas plus concis, soulignant le caractère incertain de son impact constitutionnel.

Approuvant les propos de M. Yves Jégouzo sur l'absence de divergences profondes au sein de la commission Coppens, M. Robert Klapisch a évoqué le consensus sur le caractère planétaire des questions environnementales. Il a rappelé que l'ensemble des membres de la commission avait été convaincu de la nécessité d'un acte politique fort, destiné à renforcer la protection de l'environnement. Il a souligné, en réponse à certaines observations formulées lors de la précédente réunion de la commission des Lois, que l'enjeu était de protéger un environnement utile à l'homme, la préservation de la biodiversité ne portant pas sur la nature en soi ; il a cité l'exemple du phylloxéra qui, au XIXè siècle, avait failli faire disparaître la vigne en Europe. Il a ensuite relevé la contradiction entre le caractère pérenne du texte constitutionnel et le caractère évolutif des connaissances et de la perception par le grand public des problèmes environnementaux, évoquant à titre d'exemple les ondes des téléphones portables. Tout en soulignant que la « commission Coppens » avait voulu éviter une judiciarisation excessive de la vie politique, il a reconnu qu'un tel danger était néanmoins réel. Il a souligné le rôle essentiel, pour la protection de l'environnement et le développement durable, de la recherche fondamentale, les phénomènes tels que l'émission excessive de gaz carbonique, l'élévation de la température et l'effet de serre étant impossibles à concevoir et à combattre en l'absence de théories liées à cette recherche. Il a également insisté sur le caractère pluridisciplinaire de la recherche dans le domaine de l'environnement.

Abordant l'analyse du projet de loi constitutionnelle, il a déploré la disparition de la référence aux « dispositifs d'incitations appropriées », qui figurait dans le texte initial de l'article 6, et qui aurait pu fonder la pratique des permis négociables. Il a également regretté, à l'article 5, relatif au principe de précaution, que la référence aux programmes de recherche mis en œuvre par les autorités publiques ait été remplacée par les « procédures d'évaluation des risques encourus », ce qui fait naître une confusion avec le principe de prévention et supprime une incitation à l'amélioration des connaissances. Évoquant l'article 9, il a souligné que, si la recherche et l'innovation étaient en effet essentielles pour l'environnement, la rédaction retenue, aux termes de laquelle la recherche et l'innovation « doivent apporter leur concours » à la préservation de l'environnement, peut fonder une censure à l'égard de certaines recherches, comme celles sur les OGM ou le nucléaire. Il a jugé préférable de revenir à une rédaction plus objective, consistant à rappeler que la recherche et l'innovation « apportent leur concours » à la préservation de l'environnement.

M. François Loloum a posé d'emblée la question de l'utilité d'une révision constitutionnelle. Il a rappelé que la « commission Coppens » avait tout d'abord envisagé d'élaborer une déclaration d'une certaine envergure sur l'environnement, destinée à servir de fondement à une action nationale ou internationale, puis avait considéré que la révision constitutionnelle, tout en obligeant à réduire le volume du texte, en étendait les effets, qu'il a jugés pour sa part difficiles à maîtriser. Il a souligné que, dès lors, la commission s'était fixé deux objectifs, à savoir ne retenir que l'essentiel et s'attacher plus particulièrement à ce qui pouvait comporter des effets évaluables à long terme. En dépit de cette recherche de critères rationnels et quantifiables, des inquiétudes subsistent à l'égard des contraintes que ce texte - placé au sommet de la hiérarchie des normes et susceptible d'interprétations larges du Conseil constitutionnel - exercera sur le législateur.

Il a ensuite évoqué la question des normes communautaires et internationales qui régissent l'environnement, pour s'interroger sur les éventuels cas de conflits entre celles-ci et la norme constitutionnelle : il a rappelé en effet que les conventions et traités internationaux comportant une clause contraire à la Constitution ne pourront être ratifiés qu'au prix d'une modification de celle-ci, processus particulièrement lourd et, le cas échéant, politiquement délicat.

Abordant la question de la demande sociale à laquelle était censée répondre la Charte de l'environnement, il a reconnu l'existence d'une attente du public sur ce thème, mais qui lui paraît plutôt s'exprimer en faveur d'une pleine application des normes qui régissent déjà l'environnement. Dans ce contexte, il a indiqué que l'objectif de la commission Coppens avait été de rappeler des principes connus, afin qu'ils puissent recevoir une application effective, étant précisé toutefois que le principe de précaution avait fait l'objet d'une nouvelle définition - distincte de celle qui est appliquée par le juge communautaire, ce qui constitue une source de difficultés - et génératrice de nouvelles responsabilités.

Évoquant l'objectif poursuivi par la Commission de trouver un équilibre entre les droits et devoirs de chacun en matière d'environnement, il a jugé que la rédaction pouvait être très contraignante si elle était interprétée de façon littérale par le juge. Il a considéré toutefois qu'une interprétation qui ferait prévaloir le bon sens ne serait pas nécessairement de nature à faire progresser la cause de l'environnement.

Il a souligné le caractère hétéroclite du texte, certaines dispositions de nature générique étant renvoyées au législateur, d'autres revêtant un caractère programmatique, avant de s'interroger sur le sort que réservera le juge constitutionnel aux « considérants » qui introduisent le texte de la Charte et dont l'insertion dans la Constitution est inédite. Il a enfin douté que tous les effets collatéraux de cette Charte de valeur constitutionnelle aient bien été recensés.

M. Jean-François Trogrlic a considéré que, si pendant longtemps la primauté du développement économique et du progrès social avait marginalisé les questions d'environnement, la situation actuelle, où les « environnementalistes » posent les bonnes questions, n'était guère plus équilibrée, car les responsables économiques cherchent l'efficacité maximale et les responsables sociaux privilégient avant tout l'emploi. Il a observé que le grand mérite de la « commission Coppens » était d'avoir travaillé avec le souci de trouver un équilibre entre ces trois logiques.

S'agissant de l'article 6 de la Charte, relatif au développement durable, il a regretté que le projet de loi n'ait pas repris la rédaction initiale proposée par la commission Coppens, qui mentionnait les notions d'impact social et de comparaison coût-avantage. Évoquant ses fonctions de syndicaliste, il a rappelé que la problématique de la prévention est constamment présente dans le domaine social, ne serait-ce que dans les comités d'hygiène et de sécurité. Il a estimé que le principe de précaution était autrement plus contraignant, car il est susceptible de jouer contre l'emploi, en conduisant à interdire une activité génératrice d'emplois. Il s'est néanmoins rallié à l'opinion de M. Robert Klapisch, pour qui ce principe est dynamique et oblige à développer des recherches et à trouver des solutions. Il a exprimé sa satisfaction de voir qu'une portée constitutionnelle serait donnée à l'équilibre entre des préoccupations difficilement compatibles.

Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, rapporteure, a posé les questions suivantes :

-  Quels sont les effets prévisibles de l'adoption de la Charte sur le contentieux de la responsabilité et le droit pénal ? Ce texte engendre-t-il un régime propre de la responsabilité environnementale ? Le défaut d'évaluation suffira-t-il à engager la responsabilité des autorités publiques ? De nouvelles incriminations seront-elles fondées sur l'atteinte au principe de précaution ou sur la méconnaissance des devoirs prévus à l'article 2 ?

-  Quels seront les juges compétents pour appliquer le droit constitutionnel de l'environnement ? Peut-on s'attendre à ce que les juges de première instance se reconnaissent compétents pour examiner et sanctionner les atteintes aux dispositions de la Charte ?

En réponse à la question relative à la responsabilité, M. Dominique Bourg a fait valoir que la période contemporaine était marquée par une extension sans précédent des responsabilités individuelles, nombre d'activités pouvant affecter la biosphère ainsi que les caractères biologiques de l'espèce humaine. Il a souligné ainsi que la responsabilité de chacun était engagée même dans les gestes banals de la vie quotidienne : par exemple, l'utilisation d'une voiture dans une grande métropole comporte, pour l'environnement, des conséquences sanitaires mesurables à la fois à court terme et pour les générations futures. Il a jugé que ce constat, qui ouvre une nouvelle période de l'histoire, affecte les bases du régime représentatif, telles qu'elles ont été analysées par Benjamin Constant : il devient moins légitime de déléguer à des représentants le soin de prendre les décisions relatives à la chose publique dès lors que, en matière d'environnement, chaque citoyen est partie prenante.

Il s'est efforcé de distinguer soigneusement l'approche juridique et l'approche morale de la responsabilité. Le principe de précaution lui paraît mettre en jeu deux types de responsabilités : celle qui porte sur un phénomène déterminé, éventuellement constitutive d'une faute à incriminer, qu'une enquête de police peut établir, et celle qui touche aux répercussions éventuelles des atteintes portées au climat ou à des lois de la nature ; l'article 5 du projet de Charte, ne portant que sur le deuxième aspect, ne peut avoir pour effet de multiplier les mises en cause de responsabilité ; quant à la responsabilité du législateur, elle pourrait consister à mettre en forme les catégories juridiques du droit de l'environnement.

M. François Ewald a souligné à son tour le risque de confusion dans les notions. Mais il s'est demandé si, une fois inscrite dans la Constitution, la responsabilité morale n'aurait pas une traduction juridique et judiciaire : l'article 5 de la Charte comprend à la fois des dispositions substantielles et des dispositions procédurales, lesquelles exigent de la part des administrations certaines décisions, par exemple de retrait ou d'interdiction ; dès lors, l'autorité qui n'aurait pas pris la bonne décision pourrait voir sa responsabilité mise en cause, par exemple, à la suite d'une mesure de vaccination obligatoire ayant occasionné des cas de sclérose en plaques. M. Dominique Bourg a précisé que cet accident particulier s'était produit du fait de la mauvaise compréhension d'une circulaire d'application, et ne lui paraissait pas entrer dans le champ d'application de l'article 5.

M. Christian Brodhag ayant souligné que la Charte supposait que les pouvoirs publics, à commencer par le Parlement, prennent leurs responsabilités en matière d'environnement, M. François Ewald a rappelé que l'extension du « bloc de constitutionnalité » imposait nécessairement une contrainte supplémentaire à la liberté de décision du Parlement, compte tenu du contrôle exercé par le juge constitutionnel.

Répondant à la question du rôle des juges, M. François Loloum a établi une distinction entre ceux qui interpréteraient le texte de la Charte et ceux qui seraient chargés de l'appliquer : le Conseil constitutionnel serait le premier interprète de la Charte de l'environnement, mais n'interviendrait que dans les conditions étroites prévues par la Constitution ; sa jurisprudence montre toutefois qu'il est capable d'imagination ; le Conseil d'État, saisi de tout projet de loi, qu'il examine dans ses formations administratives, se prononce sur leur constitutionnalité et pourrait donc, le moment venu, prendre position sur l'interprétation de la Charte ; les juges ordinaires, dans certaines circonstances, pourront également l'interpréter : ainsi, le juge administratif est parfois conduit à vérifier la conformité d'un acte réglementaire à la Constitution. S'agissant des juges assurant l'application de la Charte, M. François Loloum a fait ressortir les incertitudes qui demeureront une fois que le Conseil constitutionnel aura rendu sa décision sur chaque loi concernée. Pour lui, le débat reste ouvert sur la question de savoir si le juge pénal pourra fonder des incriminations sur les normes édictées dans la Charte : à titre d'exemple, l'article 121-3 du code pénal définit un délit d'imprudence qui est applicable « lorsque la loi le prévoit» ; or, en l'espèce, la loi est entendue au sens matériel du terme et inclut la Constitution ; dès lors, il paraît concevable qu'un juge pénal s'appuie sur les dispositions de la Charte de l'environnement pour apprécier si le délit d'imprudence est constitué. Il a ajouté qu'une hésitation était également possible s'agissant de l'interprétation de la Charte par les juges civils dans le cadre de conflits entre particuliers, par exemple entre un industriel et des riverains.

M. Xavier de Roux a dit sa surprise de voir autant d'effets attachés au principe de précaution, sans que cette notion ait été préalablement définie. Il a estimé nécessaire de préciser s'il s'agissait de la même notion de droit public que celle déjà en vigueur, ou d'une nouvelle source de responsabilité civile et pénale. Il a, par conséquent, souhaité savoir si la « commission Coppens » s'était interrogée sur ce point.

Estimant que la conjonction des lois de décentralisation, du droit européen et de l'intervention du Conseil constitutionnel réduisait à peu de chose le rôle du Parlement, M. Francis Delattre a constaté que le projet de Charte de l'environnement ne ferait qu'aggraver le dessaisissement du législateur. Il a par ailleurs souhaité savoir comment le principe de précaution serait appliqué à l'égard des ogm.

M. Philippe Vuilque, faisant référence aux « dommages collatéraux » évoqués par M. Loloum, a partagé l'avis de M. Xavier de Roux sur le caractère particulièrement flou du principe de précaution. Il s'est demandé si les incertitudes sur ce point ne risquaient pas d'affaiblir le texte et si, au regard des dispositions de l'article 121-3 du code pénal, ne serait pas enclenché un enchaînement de responsabilités non maîtrisé. Il a cité l'exemple des inondations, en se demandant comment pourrait être apprécié, en l'occurrence, le principe de précaution, et ce que signifiait dans ce cas l'adoption de mesures proportionnées de nature à éviter le dommage.

M. Michel Piron s'est demandé si le mot et le principe de précaution ne présentaient pas des risques tels qu'ils susciteraient l'envie de ne pas prendre le risque de s'en servir.

M. Daniel Garrigue, observant que le principe de précaution faisait d'ores et déjà l'objet de dispositions spécifiques, notamment en matière d'autorisation de mise sur le marché de médicaments et d'études d'impact, a mis en doute l'utilité d'en donner une définition générale dans la Constitution, d'autant plus que les textes européens avaient la prudence de le citer sans le définir. Évoquant la notion de « dommage » inscrite à l'article 5, il a fait observer que celui-ci ne résultait pas nécessairement des actions humaines, mais pouvait aussi avoir une origine naturelle, de nature sismique ou vulcanologique par exemple. De même, il s'est dit inquiet de la forte limitation apportée à l'action des autorités publiques, lesquelles sont en effet invitées à prendre des « mesures provisoires ». S'agissant par ailleurs du contrôle du principe de précaution, il a estimé que le projet de loi constitutionnelle ouvrait la voie à un contrôle général du juge, alors que la notion relevait du champ de la responsabilité politique. Il s'est étonné, dans cet esprit, que le texte ne renvoie pas à une notion de « risque acceptable » qui serait définie par le législateur. Il s'est demandé si le projet marquerait un changement de civilisation et s'il serait possible de favoriser la recherche scientifique sans pouvoir lui donner la liberté et l'audace nécessaires à son épanouissement.

Revenant sur le rôle confié au législateur, M. Yves Jégouzo a rappelé que plusieurs articles de la Charte prévoyaient leur application « dans les conditions déterminées par la loi ». Il a relevé que, dans le texte retenu par le Gouvernement, l'article 5, relatif au principe de précaution, ne comportait pas cette mention, pourtant prévue dans la variante soutenue par la majorité des membres de la « commission Coppens ». Il a toutefois estimé que cet article comportait une définition du principe de précaution, puisqu'il prévoyait les conditions requises pour son application et désignait les autorités en charge des mesures à prendre. Il a reconnu en revanche que les termes « par application du principe de précaution » n'étaient pas satisfaisants car ils laissaient planer le doute sur l'existence d'autres attributs de ce principe. Il a rappelé que le projet de constitution européenne comprenait, pour sa part, une définition exhaustive.

M. François Ewald a douté qu'il faille donner une définition générale du principe de précaution, rappelant que la Commission européenne s'était avant tout efforcée de définir une procédure correspondant à ce principe plutôt que d'en donner une définition abstraite.

M. François Loloum a considéré comme une erreur de rédaction l'emploi, à l'article 5, des termes « par application du principe de précaution ». Il a souligné que l'obligation d'agir faite aux autorités publiques comportait des risques de mise en cause de leur responsabilité, et a proposé la mise en place de procédures de veille destinées à les éclairer sur l'application du principe. Indiquant que cette question avait fait l'objet de débats au sein de la « commission Coppens", il a jugé que la « nocivité » de la rédaction retenue tenait à l'obligation faite aux autorités publiques de respecter ce principe alors qu'il serait préférable de privilégier une « démarche » de précaution. Il a estimé que l'article 5 serait clarifié si sa rédaction comportait d'abord la procédure d'évaluation des risques, puis les conditions d'intervention des autorités publiques.

M. Dominique Bourg a estimé que les contours du principe de précaution n'étaient pas stabilisés, de sorte qu'il est souvent critiqué au nom de ce qu'il n'est pas, comme en témoignent les confusions entre prévention et précaution. Il a rappelé que le principe de précaution, dont la mise en œuvre suppose l'existence d'un risque de dommage particulier, comportait deux volets : d'une part, la recherche et l'évaluation, d'autre part, l'adoption de mesures proportionnées et « révisables », terme également approuvé par M. Christian Brodhag.

Le président Pascal Clément a toutefois observé que le fait de substituer des mesures « révisables » à celles « provisoires » prévues par l'article 5 aurait pour effet de rendre plus stricte l'exigence posée, à l'égard des autorités publiques. Il a suggéré à la rapporteure de poursuivre sa réflexion pour trouver un dispositif plus satisfaisant.

M. Robert Klapisch a déploré que la langue française ne dispose que d'un mot pour les acceptions de caractère juridique et éthique de la responsabilité, alors que la langue anglaise distingue responsibility et liability.

M. Christian Brodhag, évoquant l'exemple des organismes génétiquement modifiés, a insisté sur le fait que le principe de précaution impliquait une exigence de recherche scientifique. Il a donc plaidé pour que l'article 5 comprenne une référence explicite à la recherche, de façon à insérer dans la Constitution une obligation portant sur le budget de l'État en ce domaine. Le président Pascal Clément a toutefois souligné les lourdes conséquences budgétaires d'une telle rédaction, ainsi que les risques de censure constitutionnelle que la loi de finances pourrait encourir.

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Au début de la séance, M. Robert Pandraud a regretté qu'une interprétation trop littérale des textes ne facilite pas la communication des avis du Conseil d'État sur les projets de loi et souhaité que celui afférent au projet de loi constitutionnelle sur la Charte de l'environnement puisse être communiqué aux membres de la Commission.

Le président Pascal Clément, ayant rappelé que cet avis était destiné au Gouvernement, a indiqué que celui-ci l'avait communiqué au rapporteur et qu'il serait transmis aux membres de la Commission qui le demanderaient.

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Informations relatives à la Commission

La Commission a désigné :

-  M. Étienne Blanc, rapporteur du projet de loi de ratification de l'ordonnance n° 2003-902 du 19 septembre 2003 portant suppression de procédures administratives de concertation applicables à certains projets de travaux, d'aménagements et d'ouvrages de l'État et de ses établissements publics ainsi que des collectivités territoriales, de leurs groupements et des établissements publics en relevant (n° 1251).

-  M. Christian Decocq, rapporteur de la proposition de résolution de MM. Guy Lengagne et Didier Quentin sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la pollution causée par les navires et à l'introduction de sanctions, notamment pénales, en cas d'infractions de pollution (COM[2003] 92 final/document E 2244) et sur la proposition de décision-cadre du Conseil visant le renforcement du cadre pénal pour la répression de la pollution causée par les navires (COM[2003] 227 final/document E 2291) (n° 1240).

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