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COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES,
DE L'ENVIRONNEMENT ET DU TERRITOIRE

COMPTE RENDU N° 65

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 28 juin 2006
(Séance de 16 heures 15)

Présidence de M. Patrick Ollier, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Alexeï Mordachov, président directeur général de Severstal

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La Commission a entendu M. Alexeï Mordachov, président directeur général de Severstal.

Le président Patrick Ollier s'est dit heureux d'accueillir M. Alexeï Mordachov, président directeur général du groupe sidérurgique russe Severstal.

Il a précisé que la Commission était préoccupée par le dossier Arcelor, dans lequel elle s'est beaucoup investie depuis six mois dans la mesure où, bien que dépourvue de pouvoir de décision, elle avait cependant un pouvoir d'influence.

Puis, il a rappelé qu'il avait personnellement indiqué à M. Lakshmi Mittal, en le recevant en janvier au lendemain de son offre initiale, que celle-ci n'était acceptable ni sur le plan de la gouvernance, ni sur celui du projet industriel, ni sur celui du prix. Depuis, M. Lakshmi Mittal a mieux pris en compte ces différentes exigences, si bien que sa dernière proposition a été acceptée par le conseil d'administration d'Arcelor.

De son côté, le président d'Arcelor, M. Guy Dollé, avait annoncé qu'il était en pourparlers avec Severstal en vue d'une fusion dont le principe paraissait intéressant et positif pour les deux parties, à telle enseigne qu'il semblait bien devoir être retenu par les actionnaires d'Arcelor. A la grande surprise de la Commission, cependant, le conseil d'administration a finalement choisi de recommander l'approbation de la nouvelle offre de Mittal. C'est naturellement aux actionnaires qu'il appartiendra de choisir, mais il serait intéressant d'entendre le point de vue et les intentons du groupe Severstal, à l'avant-veille de l'assemblée générale des actionnaires qui se tiendra vendredi 30 juin.

M. Alexeï Mordachov, président directeur général du groupe Severstal, a remercié la Commission de son invitation, estimant très important de pouvoir expliquer à la représentation nationale française la position de Severstal et la logique qui sous-tend sa proposition.

Lui-même est né voici quarante ans à Tcherepovets, ville moyenne située au nord de Moscou, et siège d'une importante aciérie du groupe, où travaillaient ses deux parents et où il est entré, après ses études, comme chef comptable, avant d'en devenir directeur financier en 1992, puis président directeur général en 1996. La privatisation du groupe s'est faite petit à petit, et sa capitalisation boursière, qui équivalait à 60 millions d'euros au milieu des années 1990, était très sous-évaluée, ce dont peu de gens se sont rendu compte à l'époque, faute d'intérêt pour le marché des actions.

Aujourd'hui, Severstal est une grosse société, qui a racheté en 2004 les anciennes aciéries du groupe Ford à Detroit et, l'an dernier, la société italienne Lucchini, qui, ayant elle-même racheté Ascometal à Usinor, produit en France un million de tonnes d'acier sur quatre sites où sont employées quelque 2 000 personnes. 40 % de la production d'acier de Severstal se fait hors de Russie, le chiffre d'affaires total est de 9 milliards d'euros, le revenu net est de 2.5 milliards avant impôts. La rentabilité est donc forte, y compris pour les implantations en Europe et en Amérique, que le groupe s'emploie néanmoins à revitaliser davantage encore.

Les relations entre Arcelor et Severstal sont anciennes. La première visite de M. Guy Dollé à Tcherepovets remonte à 1986 : alors directeur de la stratégie d'Usinor - Arcelor n'existait pas encore -, il avait compris la nécessité pour son entreprise d'avoir un partenaire en Russie, cependant que Severstal était à la recherche d'un partenaire occidental. Les deux entreprises ont en commun de réaliser des produits de haute qualité, notamment pour l'industrie automobile. Le partenariat entre elles a connu plusieurs étapes : un premier joint venture a été constitué en 1992 dans le domaine des plaques galvanisées, un second l'a été en 2001 dans celui des produits longs, puis elles ont décidé, un an plus tard, de renforcer leur coopération, envisageant même la possibilité d'une fusion. Les pourparlers ont cependant duré longtemps, l'un comme l'autre groupe étant soucieux d'avancer avec prudence.

Si l'offre de Severstal est une bonne offre, c'est d'abord pour une raison de logique industrielle. La rentabilité de Severstal atteignant 16.2%, la nouvelle entité serait le leader mondial de la sidérurgie, jouirait de revenus et de profits accrus, ainsi que d'un portefeuille de produits plus diversifié. Qui plus est, l'absence de doublons géographiques écarte la menace de restructurations, et laisse présager une intégration réussie. Il faut en outre souligner qu'il s'agit d'une offre amicale, ce que n'est pas - ou que n'était pas au départ, du moins - celle de Mittal Steel. Enfin, du point de vue de l'actionnaire, le prix proposé est bon et la gouvernance satisfaisante.

Ce sont, bien entendu, les actionnaires d'Arcelor qui prendront la décision finale. Le conseil d'administration a changé d'avis suite à la nouvelle offre de Mittal, mais l'assemblée générale ne se prononcera que dans deux jours. Severstal, à qui les lois sur la concurrence permettraient de prendre une participation dans Arcelor, est attaché à la notion de partenariat et s'efforce de comprendre quelles sont les attentes des actionnaires, ainsi que de toutes les parties prenantes. Les autorités américaines lui ont d'ailleurs accordé, pour la première fois, une aide fiscale à l'investissement d'un montant de 15 millions de dollars, tandis que le ministère italien de l'industrie lui apportait également son soutien. Celui des actionnaires d'Arcelor, notamment en France, premier pays d'activité du groupe, sera le bienvenu s'il se manifeste.

Un débat a suivi l'exposé de M. Alexeï Mordachov.

M. François-Michel Gonnot, au nom du groupe UMP, a relevé que la presse française avait fait état d'une très vive réaction du président Vladimir Poutine au revirement du conseil d'administration d'Arcelor, et que le président de la Douma d'Etat, M. Boris Gryzlov, avait dénoncé la « volonté d'écarter les Russes de marchés mondiaux ». La question a-t-elle été évoquée entre les dirigeants de Severstal et les plus hautes autorités de la Fédération de Russie ?

Il se dit par ailleurs que M. Roman Abramovitch pourrait prendre dans le capital de Severstal une participation qui lui permettrait de faire une nouvelle offre. Severstal entend-il renchérir, et si oui, les déclarations des responsables politiques russes constituent-elles une sorte de pression avant l'assemblée générale ?

M. Michel Liebgott, au nom du groupe socialiste, a remercié M. Alexeï Mordachov d'être venu devant la Commission et regretté que cette audition n'ait pas eu lieu plus tôt, car, ainsi qu'il a été rappelé, si les premiers contacts entre Severstal et les anciennes sociétés aujourd'hui regroupées dans Arcelor sont anciens, les représentants des salariés comme les élus lorrains n'en ont guère été informés à l'époque.

Le sentiment qui domine est que Severstal a été pris de court par les rebondissements des derniers jours, et a servi, en fait, de contre-feu à l'opération lancée par Mittal. Usinor a vendu, voici quelques années, Unimetal à Ispat, c'est-à-dire au futur groupe Mittal, et Ascometal à Lucchini, racheté ultérieurement par Severstal. Dans l'un comme dans l'autre cas, les usines fonctionnent plutôt bien, y compris sur le plan social, de sorte que ni les salariés ni les élus n'ont de prévention à l'encontre de l'un ou l'autre groupe. Reste que l'on est en droit de s'interroger sur le projet industriel de Severstal, dont la présentation a davantage mis l'accent sur les intérêts des actionnaires que sur ceux des travailleurs, et de se demander si le groupe est dans une logique de combat, de négociation ou d'indemnisation.

M. Daniel Paul, au nom du groupe communiste et républicain, a regretté que M. Alexeï Mordachov n'ait pas évoqué les salariés d'Arcelor, car c'est leur avenir qui est en jeu, même si la décision, dans le système économique tel qu'il est, appartient aux actionnaires. La sidérurgie est, en Europe, un secteur stratégique, que l'on peut légitimement s'inquiéter de voir dominé par la finance internationale, et en proie à la bataille boursière de deux groupes ayant leur siège respectif à Rotterdam et à Moscou. Severstal a-t-il l'intention de surenchérir d'ici après-demain ? Et au cas où le conseil d'administration d'Arcelor confirmerait le choix du conseil d'administration, se tournerait-il vers un autre groupe de façon à réduire le morcellement de la sidérurgie mondiale, notamment face à la montée en puissance de la Chine ? Envisage-t-il, le cas échéant, de prendre pied en Chine même ?

M. Léonce Deprez a rappelé que les députés ne représentaient ni le capital ni les intérêts boursiers, mais le peuple français, et étaient donc avant tout préoccupés des conséquences éventuelles du projet industriel de Severstal pour l'emploi sur le territoire français. Il s'est également interrogé sur la dimension européenne du projet.

M. François Dosé a souligné que toutes les familles politiques, en France, portaient sur la sidérurgie un regard particulier, dans la mesure où celle-ci a pu être maintenue au prix d'un très gros effort financier de la collectivité dans les années 1970 et 1980. Elle est donc un bien commun des citoyens, qui l'ont littéralement tenue à bout de bras pendant de longues années.

Puis il a demandé à M. Alexeï Mordachov si, selon lui, l'alternative entre Severstal et Mittal pouvait être dépassée au moyen d'une fusion à trois.

M. Alexeï Mordachov a apporté aux intervenants les éléments de réponse suivants :

- Il est tout à fait juste de dire que la sidérurgie française - et européenne - a été sauvée grâce à l'intervention des pouvoirs publics, et cela n'en donne que plus de légitimité aux représentants du peuple pour se soucier de son devenir ;

- Le projet Sevestal-Arcelor est le premier projet de fusion de grande ampleur entre une société russe et une société occidentale depuis la fin du communisme. Il a donc été perçu en Russie comme une rupture, comme le catalyseur possible d'un renforcement des relations économiques - et des relations tout court - avec l'Occident, et a suscité à ce titre un vif intérêt en Russie, aussi bien chez les hommes politiques que chez les simples citoyens. La désillusion créée par le revirement du conseil d'administration d'Arcelor est à la mesure de cet enthousiasme, et le président Vladimir Poutine comme le président de la Douma d'Etat ne pourront être que déçus en cas d'échec d'une opération qui, pour la première fois, devait associer une grande entreprise russe avec une grande entreprise européenne ;

- Y aura-t-il une nouvelle offre de Severstal d'ici la réunion de l'assemblée générale d'Arcelor ? Le groupe y réfléchit, et rien n'est exclu, mais ce sera d'autant plus difficile que le temps est compté, et que des concessions considérables ont déjà été faites aux actionnaires, tant en ce qui concerne le niveau de la prise de participation que du prix proposé - 25 à 26 milliards d'euros. Aller au-delà de ce montant déjà considérable supposerait de lever des fonds importants en très peu de temps, ce qui est une tâche ardue. Le groupe étudie néanmoins toutes les éventualités, car il est à la recherche d'un partenaire occidental. Sans doute la situation serait-elle très différente s'il avait su réagir plus vite aux développements du dossier, mais la responsabilité de la direction d'Arcelor n'est pas moindre ;

- La logique industrielle du projet a été mal comprise et sous-estimée par les analystes. Les deux groupes ont la même stratégie, qui consiste à viser les niches spécialisées, non à rechercher le tonnage pour le tonnage. Ils sont très bien implantés, l'un et l'autre, dans le secteur des produits de haute qualité, notamment ceux destinés à l'industrie automobile, et leur rapprochement est de nature à consolider leur avantage concurrentiel en favorisant les économies d'échelle. Le résultat net avant impôt s'en trouverait accru, ce qui ne serait pas le cas si la fusion avec Mittal était choisie. La Russie offre à Arcelor, une plateforme pour sa croissance, car la consommation d'acier est appelée à y croître fortement dans les années qui viennent, en particulier dans les secteurs spécifiques à forte valeur ajoutée. De plus, la synergie entre les réseaux d'approvisionnement et de distribution des deux groupes jouerait à plein, aussi bien en Europe qu'en Amérique du Nord et du Sud : ainsi, les produits semi-finis brésiliens viendraient alimenter les capacités de laminage à chaud dont dispose Severstal aux Etats-Unis. Bref, Severstal et Arcelor sont à ce point complémentaires que leur fusion, ne nécessitant pas de restructurations géographiques, constitue la configuration idéale - contrairement à la fusion avec Mittal, bien plus implanté en Europe occidentale ;

- Severstal se considère comme un sidérurgiste européen. Son projet industriel ne repose pas tant sur la localisation des matières premières que sur le savoir-faire des hommes et sur un marché en expansion, qui permet de compenser les coûts de production. Le groupe croit à la sidérurgie et continuera d'y investir, en Europe et ailleurs. Même si la fusion avec Arcelor doit échouer, Severstal poursuivra sa participation au processus de consolidation de la sidérurgie, car elle permet une stabilisation des coûts bénéfique au producteur comme au consommateur, et recherchera d'autres partenaires pour renforcer sa présence en Europe. La sidérurgie souffre encore d'une mauvaise image, parce qu'elle a perdu beaucoup d'argent dans le passé. Or, elle est en train de renaître grâce aux restructurations et aux gains de productivité et d'efficacité ; c'est pourquoi Severstal croit en son avenir et est prête à y investir ;

- La Chine, marché en forte expansion, est l'une des priorités de Severstal comme d'Arcelor. Il ne s'agit toutefois pas d'y être présents pour y être présents, de rechercher le chiffre d'affaires en tant que tel, mais d'y fabriquer des produits de qualité ;

- Une fusion à trois entre Arcelor, Mittal et Severstal paraît peu probable, tant Mittal et Severstal ont des stratégies et des profils différents. Mittal a procédé, jusqu'à présent, à des acquisitions surtout dictées par l'opportunisme, et un tel rapprochement serait de nature à diluer la valeur de Severstal et d'Arcelor plutôt qu'à l'accroître ;

- Severstal fera tout son possible pour parvenir à la fusion souhaitée avec Arcelor, et n'exclut pas de trouver un partenaire lui permettant de faire une offre 100 % en numéraire. Obtenir une compensation n'est donc pas, aujourd'hui, sa priorité ;

- S'il est vrai qu'il a été beaucoup moins question des travailleurs que des capitaux, mais l'expérience des deux sociétés créées conjointement par Arcelor et Severstal montre que les deux cultures d'entreprise cohabitent bien, et que la fusion donnerait d'excellents résultats, avec une forte présence en Europe, en Russie, en Amérique du Nord et du Sud. Mais ce sont les actionnaires qui décideront, et c'est pourquoi Severstal essaiera de faire une nouvelle proposition qui tienne compte de leurs intérêts.

Le président Patrick Ollier a remercié M. Alexeï Mordachov de ses réponses sincères et complètes, et l'a invité à faire justice de la crainte, exprimée assez crûment dans la presse française par certains mauvais esprits, que le groupe Severstal soit en réalité sous la coupe du Kremlin.

M. Alexeï Mordachov a souligné que Severstal est une entreprise privée, dont lui-même détient 89 % du capital. Il n'entretient pas de relations particulières avec le président Vladimir Poutine, et le soutien des autorités russes à une grande entreprise de leur pays n'est pas étonnant. Les pouvoirs publics, dans le monde entier, soutiennent leurs entreprises nationales. Ainsi, les grandes entreprises françaises, telles l'Air liquide ou Lafarge, avec lesquels Severstal entretient d'excellentes relations, bénéficient du soutien des pouvoirs publics français. La situation est la même pour Mittal Steel qui s'est prévalu du soutien de M. Tony Blair pour racheter la sidérurgie roumaine. Severstal est bien une entreprise indépendante du pouvoir politique, et il est regrettable que tant de préjugés se donnent libre cours.

Le président Patrick Ollier a remercié M. Alexeï Mordachov de sa réponse et a jugé convaincante la défense qu'il a faite de son projet industriel, de même qu'il avait trouvé convaincant le plaidoyer dans le même sens de M. Guy Dollé deux semaines plus tôt. Reste que la décision, ainsi que chacun l'a rappelé, appartiendra aux actionnaires d'Arcelor.

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