DÉLÉGATION À L'AMÉNAGEMENT
ET AU DÉVELOPPEMENT DURABLE DU TERRITOIRE

COMPTE RENDU N° 4

Mardi 8 novembre 2005
(Séance de 17 heures)

Présidence de M. Emile Blessig, président,
puis de M.  Jean Launay, vice-président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Jean-Pierre Saez, directeur de l'Observatoire des politiques culturelles.

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La Délégation à l'aménagement et au développement durable du territoire a entendu M. Jean-Pierre Saez, directeur de l'Observatoire des politiques culturelles.

M. Jean-Pierre Saez a d'abord présenté l'Observatoire des politiques culturelles. Installé dès l'origine à Grenoble, l'Observatoire, qui a désormais une certaine notoriété, joue un rôle d'interface entre les services de l'Etat, ceux des collectivités locales, les réseaux d'artistes professionnels, le monde de l'université et de la recherche. Il réalise des actions de formation à destination des personnels ou des élus, produit des études, des recherches, des publications, et a également une action de conseil. Parmi ses sujets d'études récents figurent les pratiques d'éducation artistique, l'évaluation des volets culturels de la politique de la ville, ou encore l'action culturelle à La Réunion. Il va prochainement entreprendre une étude sur la place de la culture dans l'action des intercommunalités.

La culture est bien un élément du développement durable des territoires. C'en est même un élément fondamental, car c'est à la fois un élément d'attractivité, de rayonnement, d'identité et de lien social. C'est aussi un élément de développement économique, même s'il faut prendre garde à ne pas nourrir de faux espoirs : les effets sont difficiles à mesurer, et les interactions parfois très complexes.

La culture exerce d'abord un effet sur les habitants des territoires eux-mêmes : ceux-ci en tirent un motif de fierté, d'identification positive, qu'ils fréquentent ou non les institutions ou manifestations, qu'ils participent ou non aux actions.

Ensuite, le dynamisme culturel d'un territoire participe du dynamisme général de celui-ci et de la « mise en mouvement » de la population : plus celle-ci est associée aux projets, plus le « vivre-ensemble » et le sentiment de bien-être collectif se renforcent.

Dans certains cas, on observe que la population s'approprie assez vite le projet, et ce aussi bien dans de grandes que dans de petites villes : on peut notamment citer le festival de jazz de Marciac, le festival Est-Ouest de littérature de Die, le festival de l'Arpenteur dans la vallée du Grésivaudan, où la population joue un rôle crucial dans l'accueil du public comme des participants, mais aussi la Biennale de la danse à Lyon, pour laquelle les communes environnantes et les relais socio-culturels mobilisent un grand nombre de jeunes, y compris ceux vivant dans les quartiers dits « sensibles ». Parfois, le sentiment que le projet culturel contribue au développement local vient plus progressivement. Ainsi, l'annulation du festival d'Avignon en 2003 a suscité chez les Avignonnais une prise de conscience assez nette que le festival, ce n'était pas seulement « du bruit dans la rue », mais aussi des retombées économiques.

L'action culturelle peut également être un élément de réparation et de revalorisation symbolique d'un territoire. Le montrent les exemples de Bilbao, qui a conçu son développement urbain et sa modernisation autour du musée Guggenheim, ou de Glasgow, qui a fait dans les années 1980 un pari réussi en obtenant d'être désignée « capitale européenne de la culture » pour sortir de l'ornière. En France, l'élément culturel a été très présent dans l'expansion de Montpellier au cours des vingt dernières années ; la région Lorraine a entrepris, en association avec la Sarre et le Luxembourg, de « reconstruire » son image, trop fortement associée jusqu'ici à une industrie déclinante ; on peut aussi évoquer la politique de la ville de Lille.

Certaines villes, on peut le constater, ont aussi repensé leur urbanisme à partir d'un équipement culturel structurant, tel qu'une bibliothèque ou une médiathèque. Il ne s'agit pas forcément de reconstruire ou de réaménager toute la ville, mais cela peut concerner des parties ou des quartiers importants, comme à Rennes, à Clermont-Ferrand, voire tout le centre-ville, comme à Turin.

Le président Emile Blessig a demandé si l'Observatoire avait travaillé sur des exemples de développement culturel en milieu rural, si la difficulté de mesurer les retombées économiques n'avait pas pour corollaire celle de convaincre les élus du bien-fondé de la démarche, et s'il existait des contre-exemples à ne pas suivre.

M. Jean-Pierre Saez a d'abord répondu que rares étaient les études commandées sur les échecs.

Ensuite, en matière de développement culturel, les problématiques ne sont pas de nature différente entre milieu rural et urbain : il s'agit, dans tous les cas, d'enclencher une dynamique entre patrimoine et création. On observe par exemple qu'un nombre croissant de petites villes s'attachent à disposer d'un équipement tel qu'un cinéma. Les grands réseaux ne veulent pas prendre le risque de s'installer si les perspectives de rentabilité sont trop faibles ; cependant, un cinéma est non seulement un équipement culturel, mais aussi un lieu de vie et de sociabilité ; et si la structure bénéficie d'un vrai soutien des élus, des associations, des militants du cinéma, elle peut devenir, même sur un territoire restreint, un outil d'éducation artistique.

Les grandes villes sont certes prêtes à mettre plus d'argent dans la culture, y compris en pourcentage de leur budget : en 1996, date de la dernière enquête réalisée, elles y consacraient, en moyenne, 14 % de leurs dépenses. Il arrive cependant, que des entreprises culturelles choisissent des territoires moins peuplés, mais ayant des stratégies d'accueil. On voit ainsi se développer, dans certaines régions, des projets culturels de territoire, autour d'un pays, d'une communauté de communes, ou même d'une commune. Cela peut engendrer des processus de professionnalisation des acteurs, ce qui était beaucoup moins vrai il y a quelques années. Des études ont pu conclure valablement : il est plus facile de mesurer les retombées économiques d'un projet sur un territoire réduit et isolé que dans une grande ville, où les interactions sont infiniment plus complexes.

Une ville a-t-elle intérêt à investir dans une manifestation telles qu'un festival ? Les études d'impact, dans ce domaine, sont souvent parcellaires et reposent rarement sur des analyses scientifiques à proprement parler. Cependant, même si les retombées économiques ne sont pas précisément mesurables, il faut souligner que si le budget de la manifestation est, par exemple, de l'ordre de 750 000 euros, la ville n'apportera elle-même qu'une partie du financement, entre 15 et 20 %, le reste étant apporté par d'autres collectivités publiques, par des sociétés civiles, par des coproductions, par le mécénat - sans oublier, bien sûr, les recettes de billetterie. En revanche, elle bénéficiera de l'ensemble des retombées : emplois permanents créés sur place, surcroît d'activité dans l'hôtellerie et la restauration, activités liées aux spectacles et aux publications...

Les études d'impact économique ont toutefois tendance à enjoliver la réalité. D'une façon générale, les recherches comparatives manquent, et l'on dispose surtout de monographies, alors qu'il serait intéressant d'aborder les problématiques de façon globale, en mobilisant les outils méthodologiques de l'ethnosociologie, de la science politique ou de l'économie. Il serait aussi instructif de commander la même étude, avec le même cahier des charges et le même questionnaire portant sur le même territoire, à des bureaux d'études différents.

En résumé, l'apport de la culture est de plusieurs ordres. Elle contribue au « vivre-ensemble », à la construction de la communauté citoyenne et à celle de l'identité territoriale. Si son impact est difficile à quantifier, il est néanmoins incontestable, et il est possible de l'expliciter en recourant à des éléments objectifs. La Délégation interministérielle à la ville souhaite d'ailleurs que les travaux de l'Observatoire sur le volet culturel de la politique de la ville trouvent un prolongement au titre de l'évaluation des performances exigée par la LOLF, grâce à l'élaboration d'indicateurs permettant de mesurer les effets de l'action culturelle sur les quartiers périphériques paupérisés ; il sera plus délicat, en revanche, de mesurer l'apport de la culture dans les processus de reconnaissance des individus en situation d'échec, d'exclusion ou de désocialisation.

Le volet culturel de la politique de la ville permet en effet de rétablir, dans les deux sens, des circulations entre périphérie et centre. Certaines villes organisent en leur centre des activités associant des jeunes des quartiers sensibles et en périphérie d'autres manifestations susceptibles d'intéresser toute la population. Ensuite, l'action culturelle permet de faire accéder un certain nombre de jeunes des quartiers concernés à une certaine professionnalisation, on l'a vu à un moment où elle était plus développée ; ce moyen d'action a en effet été quelque peu délaissé ces derniers temps.

S'agissant de l'éducation artistique, les stratégies novatrices en sont toujours au stade de l'expérimentation. Il n'y a que dans quelques exceptions locales, qu'on est passé à la généralisation, comme Annecy, seule ville aujourd'hui où la totalité des enfants scolarisés à l'école primaire bénéficie d'un véritable enseignement artistique, leur offrant des cheminements intéressants, sans les aléas et les ruptures que l'on constate presque partout ailleurs. L'éducation artistique a besoin d'être redynamisée au niveau national. Le ministère de la culture a fait, dans une circulaire de 2005, un effort conceptuel intéressant ; mais le vrai problème est celui de l'articulation avec le monde de l'éducation nationale, où l'effort n'est pas prioritaire ni suivi de façon continue.

M. Jean Launay, rapporteur, a demandé quand l'étude sur la place de la culture dans les intercommunalités serait publiée, le sujet lui semblant être au cœur de la problématique. Il apparaît que des territoires font de leurs politiques culturelles des stratégies de développement. S'il n'est pas facile de mesurer les retombées économiques, tout effort, même empirique, en ce sens, est donc utile. De fait, il semble que lorsque des évènements réussissent à s'inscrire dans la durée - comme certains festivals de jazz, d'art lyrique ou de théâtre qui, dans le Lot, existent depuis vingt-cinq ans - ils peuvent avoir un effet de levier important au niveau des pays.

Il a ensuite demandé si l'Observatoire avait travaillé avec l'Association des départements de France, notamment sur la lecture publique et l'enseignement de la musique.

M. Jean-Pierre Saez a répondu que l'intercommunalité constituait une réponse à géométrie très variable. Parfois elle prend simplement en charge la gestion d'un équipement, ce qui ne suffit pas à définir une politique culturelle ; parfois, elle développe une politique sectorielle, mais conçue globalement, par exemple dans le domaine de la lecture publique ou de l'éducation artistique. Plus rarement, elle se voit transférer des politiques plus globales : Amiens, Annecy, Montpellier ou La Rochelle font ainsi plutôt figure d'exceptions.

L'étude en cours est la première qui couvrira à la fois toutes les communautés urbaines ou d'agglomération et un échantillon important des deux milles communautés de communes. L'envoi et le traitement des questionnaires sont d'ores et déjà financés ; il restera, ensuite, à aller sur le terrain pour observer de façon plus fine comment l'action culturelle a transformé ou non le territoire, comment les artistes ont travaillé sur les projets, comment ceux-ci s'inscrivent dans des projets globaux de développement. Sans doute en ressortira-t-il que les situations sont très contrastées... En 2001, près des deux tiers des communautés d'agglomération avaient pris la compétence en matière de « culture », mais ce chiffre recouvre, comme on vient de le voir, des réalités très différentes. Il sera intéressant, d'observer ce qui se passe là où le transfert est très large : il peut en effet y avoir des effets pervers, notamment si une commune se sent dépossédée de la maîtrise de son propre projet culturel.

L'Observatoire a travaillé seulement avec certains départements, comme l'Hérault ou le Lot-et-Garonne, et sur des sujets articulant culture et développement local ; de plus, les études réalisées dans ce cadre commencent à être un peu anciennes. Une étude va prochainement être engagée, dans les Pyrénées-Atlantiques, sur la politique du spectacle vivant. En revanche, l'Observatoire travaille régulièrement avec l'association Culture et Départements, sur l'enseignement artistique ou sur l'art contemporain.

Mme Henriette Martinez, rapporteur, a demandé s'il existait des exemples significatifs d'actions menées en direction des populations vivant à l'année dans de petites communes ou des territoires isolés du réseau urbain. Dans sa propre commune, Laragne-Montéglin, qui compte 3 000 habitants - et 5 500 pour la communauté de communes -, ce ne sont pas les idées qui manquent, mais les moyens. Les communes du département sont petites et pauvres ; le conseil général fait ce qu'il peut pour apporter son aide, mais il n'est pas riche. Le résultat est que beaucoup de gens viennent voir les maires pour leur présenter des projets, mais que ceux-ci ne se réalisent pas.

M. Jean-Pierre Saez a reconnu que l'inégalité était forte entre le milieu urbain et le milieu rural, mais que, à défaut de se doter de l'ensemble de la panoplie des équipements culturels, de petites communes pouvaient, en s'associant au sein d'une communauté ou d'un pays, monter une bibliothèque, une école de musique, voire un théâtre. Il faut cependant d'une part, qu'il y ait un projet, une stratégie concertée, et que celle-ci puisse emporter la conviction de professionnels capables de conduire et de coordonner le développement du projet. Aujourd'hui, de nombreux jeunes suivent des formations à la direction de projets culturels, et sortent de l'université avec une très grande motivation, il a lui-même pu le constater notamment dans la région Midi-Pyrénées.

Mme Henriette Martinez, rapporteur, a objecté l'exemple de l'école de musique créée par les cinq communautés de communes de la vallée du Buech, dans le cadre d'un syndicat mixte. Une première difficulté est de trouver des professeurs diplômés d'Etat et, surtout, de les garder : ils doivent parcourir 150 kilomètres dans une journée pour aller d'un lieu d'enseignement à l'autre, et ont donc tendance à saisir la première occasion qui se présente d'aller travailler dans une école ou un conservatoire en ville. C'est un exemple parmi d'autres de l'instabilité structurelle qui pèse sur les politiques culturelles locales, et que l'Etat ne compense pas. De plus, les coûts fixes sont très élevés, du fait notamment des frais de déplacement, ce qui oblige aussi l'école de musique à refuser les enfants des communes qui n'ont pas adhéré au syndicat mixte. Il est pourtant important que les enfants qui, à l'âge du collège, devront aller étudier à Gap aient un niveau musical suffisant pour intégrer aussi le conservatoire municipal.

M. Jean Launay, rapporteur, a indiqué que le conseil général du Lot décerne un label aux écoles de musique, et leur accorde une aide financière à condition que l'intercommunalité verse aussi son écot. Cela permet d'assurer la continuité de l'action dans le temps.

M. Jean-Pierre Saez a estimé que l'enseignement de la musique gagnerait à faire l'objet de schémas départementaux, mais que au-delà de la contribution des conseils généraux notamment dans le cas de certains territoires particulièrement isolés, les régions devraient compléter cette contribution : leur effort reste, sauf exception, très inférieur à celui des départements et des communes, ainsi qu'à celui de leurs homologues européennes.

M. Jean Launay, rapporteur, s'est interrogé sur l'idée de doter les pôles d'excellence ruraux d'un volet culturel. Il a ensuite demandé si l'Observatoire avait conduit des études sur l'accueil d'artistes en résidence par les communes.

M. Jean-Pierre Saez a répondu que des études, dues à d'autres institutions que l'Observatoire, existaient sur ce sujet. Ce type d'action s'inscrit généralement dans une politique culturelle plus globale. On peut citer les exemples de petites villes comme Chinon ou Cluny, ville qui consacre 16  % de son budget à la culture ; la présence en résidence d'artistes, du domaine des arts plastiques ou de celui du spectacle vivant, permet le développement de politiques plus ambitieuses, articulant par exemple patrimoine ancien et création.

Mme Henriette Martinez, rapporteur, après avoir souligné que la mise en valeur du patrimoine ancien était un élément important de la politique culturelle des territoires ruraux, s'est inquiétée des difficultés et des coûts pour faire vivre ce patrimoine toute l'année, au-delà de manifestations saisonnières.

M. Jean-Pierre Saez a fait valoir que la mise en valeur de ce patrimoine était un moyen privilégié de redynamisation, mais qu'il ne se suffisait pas à soi-même. Il faut en outre non seulement une animation permanente, mais aussi, et surtout, un travail prospectif préalable, envisageant la question sous tous les aspects, y compris celui de la capacité d'accueil de l'hôtellerie locale, et celui de l'implication des habitants. Un exemple de réussite est le château d'Oiron, dans les Deux-Sèvres, transformé en cabinet de curiosités d'art contemporain ; les collections attirent un public régulier ; mais de plus, on a eu l'idée d'y créer un service de table dont chaque assiette est marquée du nom d'un des habitants du village ; tous les ans, un banquet les réunit, et chacun mange dans « son » assiette, laquelle sera exposée, après sa mort, dans une vitrine des salles d'exposition du château. Ainsi, un lien fort a été établi entre l'équipement et les habitants. Cela dit, il ne faut pas se cacher que la réalisation de ce projet a requis de ses concepteurs constance et persévérance.

La rentabilité des projets doit être étudiée non seulement du point de vue économique, mais aussi social, c'est-à-dire en fonction des perspectives d'action culturelle, artistique, pédagogique qu'il peut offrir. Reste que les frais de restauration, de remise aux normes, d'entretien sont souvent considérables, et souvent sous-estimés.

La politique des départements en matière de mise en valeur du patrimoine est extrêmement variable : certains font très peu, d'autres énormément. On observe toutefois qu'une dynamique s'enclenche généralement dans les départements lorsqu'ils ont commencé à intervenir davantage, en raison de l'expertise qu'acquièrent progressivement leurs services. L'Isère est, ainsi de longue date, particulièrement avancée dans le domaine de la conservation et de la mise en valeur, à telle enseigne que sa politique fait école à l'étranger.

Les habitants tirent toujours fierté de la mise en valeur du patrimoine culturel de leur territoire, même s'il s'agit d'un patrimoine du XXe siècle, et même s'ils ne fréquentent pas ou guère les lieux ainsi rénovés. Toutefois, pour que cette politique patrimoniale ne tourne pas au repli identitaire, il faut veiller à ce qu'elle s'accompagne toujours d'une ouverture culturelle sur l'extérieur. Cela vaut aussi pour la relation entre les centres historiques et leurs périphéries. Certaines villes, comme Valence, ont fait le choix d'installer un équipement important, une école d'art en l'occurrence, dans un quartier périphérique ; là aussi, cette stratégie pertinente doit s'accompagner d'un important travail préparatoire, conduit avec la population dans son ensemble ; autrement elle peut conduire à créer des distances symboliques. Il ne faut pas ajouter à la fracture sociale une fracture esthétique.


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