Colloques de la délégation à l'aménagement
et au développement durable du territoire
(XIIe législature, 6 février 2004)
 

Présentation de la délégation - Composition de la délégation
Les rapports de la délégation déposés sous la onzième législature figurent dans un document d'archives


Colloques tenus par la délégation à l'aménagement du territoire
(06 février 2004) 


ASSEMBLÉE  NATIONALE

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Actes du colloque

organisé sous le haut patronage de M. Jean-Louis DEBRÉ,

Président de l'Assemblée nationale

 

« LA DÉCENTRALISATION :
UN NOUVEL ÉLAN POUR L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE »

Jeudi 4 décembre 2003

 

présidé par

Emile Blessig
Député du Bas-Rhin
Président de la Délégation de l’Assemblée nationale
à l’aménagement
et au développement durable du territoire

Jean François‑Poncet
Ancien ministre, Sénateur du Lot‑et‑Garonne
Président de la Délégation du Sénat
à l’aménagement
et au développement durable du territoire

 

S O M M A I R E

Ouverture..

Émile BLESSIG, Député du Bas-Rhin, Président de la Délégation de l’Assemblée nationale à l’aménagement et au développement durable du territoire.
Les enjeux de la décentralisation et de l’aménagement du territoire

Jean-Paul DELEVOYE, Ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l’Etat et de l’Aménagement du territoire..

Table ronde n° 1 : la réforme de la décentralisation : quelles opportunités pour les territoires ?   

Présentation de la table ronde et des intervenants
A-t-on encore besoin d’aménagement du territoire ?

Nicolas JACQUET, Délégué de la DATAR
bilan et perspectives de la décentralisation
BERTRAND PANCHER, Président du Conseil général de la Meuse.
La nécessaire clarification des règles de la décentralisation.
Hubert-Marie GHIGONIS, Membre du Bureau du Conseil économique et social, Président de la Section des économies régionales et de l’aménagement du territoire
Le bilan contrasté de la décentralisation en matière d'aménagement du territoire 
Jean-Pierre BALLIGAND, Député de l’Aisne
La décentralisation au service de la région comme moteur de l’aménagement du territoire  
Adrien ZELLER, Ancien ministre, Président du Conseil régional d’Alsace
Les cinq microprocesseurs de la décentralisation
Marc-Philippe DAUBRESSE, Député du Nord, Vice-président de l’Assemblée nationale  
Débat
Synthèse : Émile blessig

table ronde n° 2 : les enjeux financiers de la décentralisation : l’exigence de la péréquation  

Introduction.
Jean FRANÇOIS-PONCET, Ancien ministre, Sénateur du Lot-et-Garonne, Président de la Délégation du Sénat à l’aménagement et au développement durable du territoire.
La péréquation interdépartementale : vers une nouvelle égalité territoriale ?  
Claude BELOT, Sénateur de Charente-Maritime
Les limites de la péréquation
Yves FREVILLE, Sénateur d’Ille-et-Vilaine
Les difficultés fiscales d’une réforme de la péréquation.
Michel KLOPFER, Consultant en finances locales.
La péréquation dans le cadre de la notion française de service public et d’aménagement du territoire  
Gérard LARCHER, Sénateur des Yvelines, Président de la commission des affaires économiques du Sénat.
Trois leviers pour la réforme de la péréquation.
Pierre MÉHAIGNERIE, Ancien ministre, Député d’Ille-et-Vilaine, Président de la Commission des finances de l’Assemblée nationale
Débat.
Synthèse : Patrick DEVEDJIAN, Ministre délégué aux libertés locales.

Ouverture

ÉMILE BLESSIG
Député du Bas-Rhin, Président de la Délégation de l’Assemblée nationale
 à l’aménagement et au développement durable du territoire

Au nom des Délégations à l’aménagement et au développement durable du territoire de l’Assemblée nationale et du Sénat, je vous souhaite la bienvenue à l’Assemblée nationale pour ce colloque consacré à la décentralisation et ses conséquences sur l’aménagement du territoire. Je salue en particulier Monsieur le ministre Jean-Paul Delevoye, qui a accepté de participer à l’ouverture de ce colloque.

Avec cette nouvelle législature, les deux Délégations à l’aménagement et au développement durable du territoire du Sénat et de l’Assemblée nationale ont décidé de partager les fruits de leurs travaux chaque fois que cela était possible. Cette collaboration a pour but, d’une part, de mieux couvrir le champ de compétences extrêmement vaste des Délégations, et ainsi éviter les redondances, mais aussi d’unir leurs forces dans un certain nombre de démarches, notamment à l’égard des autorités européennes. C’est ainsi qu’en février 2003, les deux Délégations se sont rendues à Bruxelles pour rencontrer le commissaire européen Michel Barnier à propos de l’avenir des fonds structurels européens.

Habituellement, les colloques servent à faire avancer une idée qui n’a pas encore sa traduction politique. Sommes-nous dans ce cas ? Je répondrai par la négative. Notre colloque coïncide avec l’examen en première lecture du projet de loi sur la décentralisation sur lequel nos collègues sénateurs ont déjà accompli un travail considérable, et dont notre Assemblée est maintenant saisie.

Tout ce que nous évoquerons aujourd’hui a déjà été ou sera évoqué au Parlement. Mais au risque de surprendre, c’est volontairement que nous avons souhaité la tenue de ce colloque en pleine discussion de la loi sur la décentralisation. Ce texte nous a été présenté comme un moyen de réformer l’Etat en le désengorgeant, tout en rapprochant les élus et l’administration.

 du citoyen. Monsieur le ministre chargé de l’aménagement du territoire, dont je salue encore une fois la présence, nous rappellera les idées maîtresses du gouvernement en la matière. Mais les deux Délégations du Parlement sont ici réunies car elles estimaient nécessaire de lancer un débat. Au-delà de l’objectif de la loi subsiste une incertitude : la nouvelle étape de la décentralisation renforcera-t-elle la politique d’aménagement du territoire ?

La question est éminemment politique. Pourquoi vouloir renforcer l’aménagement du territoire alors que la compétitivité induit concentration des activités, rationalisation, localisation sur quelques axes dans des régions dont le produit intérieur brut est supérieur à la moyenne européenne ? Sans doute parce que nous sentons les effets négatifs d’une concentration excessive. Au‑delà des normes comptables, nous savons que l’aménagement du territoire est, avant tout, un combat permanent conduit par des élus et des citoyens qui se battent pour le dynamisme de leur région, et ne baissent pas les bras devant les crises qui affectent les bassins d’emplois. Ils cherchent et trouvent des idées dans tous les domaines pour que leurs territoires soient des lieux de vie. Il s’agit d’un choix délibéré de la société française en faveur d’un développement et d’un peuplement de l’ensemble de l’espace national. Cependant, la décentralisation a modifié la nature de l’aménagement du territoire. D’une politique d’Etat pilotée de Paris, il est devenu une responsabilité partagée entre pouvoir central et collectivités territoriales. En effet, avec la première vague de décentralisation, les collectivités locales ont pris en main l’économie de leurs territoires et plus généralement se sont largement impliquées dans la vie sociale et culturelle. Est-ce à dire que l’Etat est devenu le grand absent de cette politique ? Certains l’affirmeraient avec, à l’esprit, la nostalgie d’une époque où il lançait des travaux d’infrastructures, déconcentrait puis planifiait l’installation d’activités dans des régions reculées. Il jouait donc le rôle de grand ordonnateur.

De nos jours, la mondialisation et le libéralisme économique, la délocalisation rapide des activités économiques, la compétition entre régions et pays rendent presque obsolète toute démarche de planification à long terme. On court le risque majeur d’être tenté de considérer l’aménagement du territoire comme un outil dépassé. Ceci reviendrait à miser sur nos points forts (Paris et quelques grandes métropoles), au lieu de mettre l’accent sur le développement équilibré du territoire.

Gardons-nous évidemment de tout excès dans nos analyses : l’Etat existe. Monsieur le ministre, qui a présidé l’Association des maires de France, connaît bien le rôle moteur des collectivités locales ces dernières années, et sait également que la crise budgétaire entrave la volonté d’agir de l’Etat. Dès lors, la décentralisation n’est pas uniquement une nouvelle étape dans notre mode de gestion de l’action publique, mais elle constitue l’occasion de conduire la réforme de l’Etat. Nous commettrions toutefois une grave erreur si nous nous trompions d’objectif. La décentralisation participe de la réforme de l’Etat ; qu’elle en soit à la fois l’origine et l’aboutissement est un constat d’évidence. Que le gouvernement s’y soit attelé avec détermination fait honneur à son volontarisme politique. J’ai également la certitude que la majorité et l’opposition en débattront avec dignité. Mais nous ne décentralisons pas pour répartir des compétences, nous décentralisons car cela répond à une demande et une attente de nos concitoyens. C’est là que nous retrouvons la notion d’aménagement du territoire. Les citoyens attendent des emplois, de l’éducation, de la formation professionnelle, des modes de transports rapides, l’accès aux nouvelles technologies et à la culture. La décentralisation est perçue comme un moyen d’accéder plus rapidement à des services tant publics que privés. Ainsi se pose une série de questions à l’origine de ce colloque à propos du sens à donner à la décentralisation.

Nous vous proposons d’animer cette journée autour de deux thèmes : le premier analysera les conséquences du nouveau volet de la décentralisation sur l’aménagement du territoire ; le second sera abordé cet après-midi et nous permettra d’échanger nos idées sur la notion de péréquation financière.

Nous essaierons ce matin de comprendre pourquoi le projet de loi de décentralisation peut donner une nouvelle dynamique à la politique d’aménagement du territoire. Notre premier champ de réflexion concernera la place respective de l’Etat et des collectivités locales : décentralisation ne signifie pas désengagement de l’Etat, la cohésion du territoire passe par la définition d’une politique au niveau national et au niveau européen. La répartition des compétences entre collectivités n’est qu’un aspect de cette décentralisation. C’est en effet l’architecture globale de notre vie publique qui est en jeu avec la perception qu’en aura le citoyen.

Le citoyen n’est‑il justement pas devenu une sorte d’« usager de la République», qui attend de celle-ci un ensemble de services rapidement, au moindre coût, n’hésitant pas à comparer les performances des services publics d’une ville à l’autre ? Il ne suffit plus aux collectivités publiques d’exister pour être admises. Elles ont, à l’instar du secteur privé, une obligation de résultat. Dès lors, nous cherchons dans le principe de proximité une solution aux exigences de rapidité de la décision, un mode de gestion plus souple, plus adapté. Sommes-nous assurés qu’une administration est plus efficace quand elle est plus proche ? Quel est le bon niveau de proximité ? Quel est le bon usage de l’expérimentation ? Où en est la subsidiarité ? Ces questions feront l’objet du second thème.

Enfin, un troisième point portera sur les relations futures entre les différents niveaux de collectivités. La répartition des compétences pose encore de multiples questions, comme la dévolution des pouvoirs et le transfert des moyens et des ressources financières qui leur sont corollaires.

Cet après-midi, le président Jean François‑Poncet présidera les débats sur la péréquation. Sur la base des travaux du sénateur Claude Belot, le Sénat a produit un travail approfondi qu’il convient de saluer. Je n’insisterai pas outre mesure sur ce point, laissant à Jean François‑Poncet le soin de présenter et de conduire le débat avec la finesse et la compétence que nous lui connaissons. Rappelons simplement que le choix de ce thème vient de notre conviction que l’aménagement du territoire est inséparable de la solidarité entre les territoires. Si nous laissons les régions et les départements à leurs seules forces, nous ne réduirons pas les handicaps qui pèsent sur certaines collectivités, nous les aggraverons. La péréquation est donc politiquement un élément de l’unité nationale.

Notre colloque ne sortira pas de son rôle de réflexion. Mais la qualité des intervenants présents à cette table ronde, leur expérience au sein de précédents gouvernements, leur rôle éminent au sein du Parlement ou du Conseil économique et social, des collectivités locales, montre que cette loi ne doit pas se limiter à des transferts de compétences, mais qu’elle doit avoir un sens politique. Je donne donc la parole à M. le ministre chargé de l’aménagement du territoire, Jean‑Paul Delevoye.

 

 Les enjeux de la décentralisation et de l’aménagement du territoire

Jean-Paul DELEVOYE
Ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l’Etat et de l’Aménagement du territoire

M. le président, chers élus, permettez-moi de vous dire le plaisir que j’ai de me retrouver aux côtés du président de la Délégation de l’Assemblée nationale mais aussi de celui du Sénat, M. Jean François‑Poncet, sous l’autorité duquel m’a été donnée l’occasion de travailler à l’aménagement du territoire et de saluer la compétence qui est la sienne dans ce domaine. Permettez-moi aussi de saluer le délégué de la DATAR, M. Nicolas Jacquet.

Je voudrais au préalable excuser M. le Premier ministre, que vous aviez invité à votre colloque et qui souhaitait y participer, vous réaffirmant l’intérêt qu’il porte aux politiques d’aménagement du territoire. M. Jacquet nous le rappellera peut-être, nous sommes à la veille d’un CIADT sur les infrastructures ; nous réfléchissons sur un plan d’accès au haut débit. Nous sommes donc bien dans la problématique de l’aménagement et du développement du territoire.

Vous avez présenté deux parties importantes : la décentralisation comme une opportunité pour le territoire et la péréquation. Si vous m’y autorisez, j’élargirai peut-être un peu la question car la décentralisation en tant que telle n’a pas de sens aux yeux de nos citoyens. Elle n’apparaît que comme un partage du pouvoir, de moyens et de compétences entre l’Etat et les collectivités territoriales, et ne semble pas répondre à la question politique fondamentale : aujourd’hui, par rapport aux forces économiques et démographiques qui sont en train de restructurer le monde, quel est le rôle du pouvoir politique, quelle est sa capacité à en modifier les coûts ou les adapter pour répondre aux vœux du Président de la République, à savoir humaniser la mondialisation ? Comment peut-on mettre en place des outils de régulation publics permettant de concilier forces économiques et épanouissement des individus ?

Le modèle européen a concilié la force du capitalisme et les outils de régulation publics. Ces outils reposaient sur la capacité à réinjecter de l’argent en cas de ralentissement de la croissance. Il s’agissait d’un mécanisme keynésien. Les outils de régulation sociale ont pris la forme de filets de sécurité en cas de rupture du travail. Parallèlement, le maintien du pouvoir d’achat pour relancer la consommation s’effectuait par le biais des prélèvements sociaux. Or, à ces outils de régulation publics s’ajoutent aujourd’hui des outils de régulation territoriaux. On peut, en effet, aujourd’hui produire et consommer et décider n’importe où. L’économie mondiale nécessite une mise en réseau des territoires : on peut avoir une mondialisation gagnante ou une mondialisation perdante.

Ces mutations vont poser une question forte : savoir si on les subira ou si on les anticipera par une politique qui permettra d’apporter une autre valeur ajoutée. Ceci est un vrai sujet qui pose trois questions politiques en matière d’aménagement du territoire : comment attirer la valeur ajoutée sur notre territoire ? Comment éventuellement l’accompagner lorsque cette mutation est en marche ? Certains diraient même : comment empêcher cette mutation ?

Pour les uns, il s’agit d’un sentiment d’impuissance ; pour les autres, d’un sentiment d’accusation.

Je crois que la vraie question qui se pose aujourd’hui est la suivante : la décentralisation accroît-elle le pouvoir politique par rapport à cette mutation socio‑économique, ou est-ce qu’elle l’affaiblit ? C’est à mon avis une question de fond, qui pose un double problème politique. Nous devons développer nos potentialités pour attirer de nouvelles activités et, sur le même territoire en même temps que ce succès, affronter des disparitions d’emplois et les handicaps qui apparaissent.

Souvent, dans une politique territoriale, on s’intéresse plus au côté positif ou au côté négatif, mais on concilie rarement les deux. Nous voyons bien que par rapport à l’efficacité, les réponses publiques de demain ne seront ni de droite ni de gauche, mais rapides ou non, et pertinentes ou non. Nous devons donc avoir plusieurs niveaux d’outils de régulation territoriale. L’espace européen tirera toute sa capacité de répondre à l’objectif d’être la première puissance économique mondiale si nous mettons en place des infrastructures accélérant la mobilité des hommes, des produits et des idées. C’est dans cette démarche que s’inscrit le gouvernement pour que, lors du CIADT du 18 décembre, nous annoncions les grandes infrastructures qui manquent à la France dans un grand espace européen avec une vision mondiale, et non des routes cantonales et des jonctions départementales.

Je salue le rapport de Jean François‑Poncet sur l’exception française en matière d’espace. Vous voyez donc que nous avons à réfléchir à l’échelle internationale sur cette notion d’espace. L’explosion des échanges en Europe s’illustre par la prochaine saturation des couloirs aériens et des aéroports qui entourent la France. Ce n’est pas à l’échelle régionale que peuvent être résolus ces problèmes.

Par ailleurs, le développement des territoires nécessite aujourd’hui une masse critique. La masse de compétences, de produits ou de services auxquels on a accès est essentielle. La mise en réseau de territoires métropolitains est facteur de synergies territoriales très importantes pour la France.

Toute la problématique appréhendée par Jean François‑Poncet repose sur une volonté politique de développer une approche de territoires, et non une opposition entre urbanité et ruralité. Le rapport de la DATAR montre d’ailleurs que la ruralité périurbaine était en train d’exploser, alors que la ruralité profonde diminuait. Cet élément pose une vraie question : l’aménagement du territoire n’est pas seulement l’attirance de nouvelles richesses, mais il peut aussi être la préservation des richesses actuelles du territoire, sa culture, son terroir. Ainsi la défense du patrimoine fait aussi partie des stratégies de développement d’un territoire.

La notion d’aménagement du territoire est donc aujourd’hui formidablement diverse. L’articulation entre l’Etat et les régions nécessite la superposition d’un schéma national réfléchi à l’échelle européenne et internationale et doit se décliner par une mise en cohérence à l’échelle des régions, voire des départements.

La décentralisation a pour but de permettre aux uns et aux autres de réfléchir à la potentialité de développement de leurs territoires et aux conséquences sociales et politiques de l’aménagement du territoire. Souvent, les élus se sont battus entre eux pour savoir qui bénéficierait de l’implantation de zones industrielles, non pas parce qu’ils estimaient que ces zones étaient nécessaires pour leurs territoires, mais parce qu’ils souhaitaient percevoir autant que possible de taxe professionnelle. L’objectif premier était la conséquence fiscale. Or on constate aujourd’hui que les zones industrielles s’imposent ipso facto sur certains territoires et non sur d’autres. Nous avons donc probablement intérêt à réfléchir à des schémas régionaux qui, sur une thématique donnée, permettent d’assurer une forme de complémentarité.

La régionalisation des fonctions de développement économique, formation professionnelle et d’organisation du territoire est ici une chose extrêmement pertinente. Le travail du législateur, par exemple dans le cas de la loi littoral, une loi incitative des plus normatives, a privilégié la préservation de l’environnement sur le développement industriel.

On peut avoir une notion de projet territorial, dépassant les ambitions politiques sur lesquelles les hommes se déchirent. Si chaque région, chaque pays veut se construire contre l’autre, on risque d’avoir une neutralisation de l’action et une fragilisation. La réflexion politique, à l’échelle d’un territoire (région ou département) déterminé de façon pertinente semble la meilleure solution, donnant lieu si nécessaire à un arbitrage de l’Etat.

Sur les incidences de la décentralisation sur l’aménagement du territoire, l’approche du gouvernement me paraît extrêmement positive. Le débat sur la nature des compétences et des ressources transférées a été en partie amorcé. Si la région veut jouer un rôle en matière de développement économique, il est important qu’elle ait des ressources de niveau économique. Un problème bien connu est celui du transfert aux départements des compétences à caractère social.

Vous avez évoqué la notion d’expérimentation. Elle est particulièrement importante pour le service public. Dans une société moderne, nous devons concilier le paradoxe d’une simplification des démarches exigée par le citoyen et la complexité croissante du traitement des dossiers, d’où la réflexion que nous menons sur la nécessité de mettre en place des pôles d’intelligence administrative. L’élément central de cette réflexion est la proximité, qui passe par la capacité pour chacun d’accéder à son propre dossier.

Si on effectue le transfert de ces compétences pour plus de proximité sans les accompagner de moyens suffisants, on risque une réelle fragilisation du dispositif. C’est un sujet sur lequel nous devons être attentifs, d’autant plus que l’inégalité des territoires est liée à l’inégalité de la puissance administrative. Nous devons réfléchir à une politique qui, grâce aux nouvelles technologies, permette l’égal accès des citoyens au service public et la mise en réseau des administrations par pôles de compétences ou par pôles de puissances administratives.

Dans une optique de simplification des démarches, nous sommes en train de réfléchir sur la réactivité. Notre objectif est de réduire les délais entre la prise de décision et la mise en œuvre de l’action. Les décisions d’investissement prennent aujourd’hui des mois. Avec l’allongement des procédures, lorsque la décision politique arrive, le plan d’investissement a changé. La décentralisation doit être un facteur d’accélération de la prise de décision. Je souhaite attirer l’attention des élus sur le fait que si l’Etat cherche à se réformer sur le plan régional, en transformant ses 25 ou 26 administrations en 6, 7 ou 9 grands pôles administratifs, il est important de pouvoir situer les responsabilités.

Prenez garde à ce que le centralisme de l’Etat ne soit pas remplacé par un centralisme régional ou départemental. La superposition de ces structures ne doit pas entraîner d’explosion des coûts de fonctionnement de ces administrations et du temps de débat nécessaires pour la prise de décision. Ce point relève de la responsabilité totale des élus locaux.

Je terminerai simplement sur la péréquation. C’est un sujet qu’évoque souvent Jean François-Poncet. Je suis de ceux qui pensent qu’avant de parler d’inégalités, nous avons besoin de savoir quels sont les niveaux réels de richesse et de pauvreté des territoires. Raisonner à partir du taux de chômage et du pouvoir d’achat n’est pas suffisant. Nous n’avons pas aujourd’hui une lecture très précise de la richesse ou de la pauvreté d’un territoire par rapport à ses potentialités.

Plus vous donnerez de liberté aux régions dans un but d’efficacité, plus vous risquerez d’aggraver les inégalités. Ce problème pose celui de l’égalité territoriale des chances, qui passe par l’égalité des offres. C’est ainsi qu’est formulée la problématique de la péréquation financière. Cette dernière peut prendre la forme de dotation ou de compensation, mais elle dépasse ce cadre quelque peu réducteur. Nous devons nous interroger sur la péréquation européenne, et avoir la même interrogation au niveau contractuel.

Premièrement, il faut pouvoir s’appuyer sur les fonds européens. Vous avez rencontré à Bruxelles M. Barnier. L’avenir des fonds structurels européens ne peut se concevoir que si on tire un bilan positif des politiques structurelles européennes aujourd’hui engagées. Or, si les écarts entre pays diminuent, les écarts entre régions à l’intérieur de ces pays ne cessent d’augmenter. C’est un réel souci.

Deuxièmement, quel est l’effet levier de l’argent public sur la croissance ? Nous sommes ici en rupture avec la politique de redistribution égalitaire de l’époque du général de Gaulle. Nous avons l’obligation urgente de mettre l’argent au service de la croissance. Le vieillissement de la population va entraîner simultanément un ralentissement de la croissance et une explosion des dépenses publiques de solidarité. C’est un réel problème, et nous devons réfléchir à l’effet levier de l’argent public sur la croissance économique pour consolider une politique de solidarité à laquelle nous sommes extrêmement attachés. Ceci passe par une réévaluation de l’organisation et du fonctionnement des services publics, par exemple, dans le cas de l’offre médicale. On peut aussi se demander s’il faut doter les départements d’outils de régulation foncière permettant d’acquérir un certain nombre de propriétés au nom de l’intérêt général. Nous avons ici les éléments d’un vrai débat sur l’outil de régulation publique à propos d’offres territoriales qui correspondent, si on les laisse, à des distorsions par rapport à ce que nous souhaiterions.

Enfin, les péréquations peuvent aussi se concevoir sur le mode contractuel. Faut-il que s’établisse entre l’Etat et les différentes collectivités territoriales le même type de contrat ? On comprend, dès lors, la nécessité de disposer d’indicateurs très précis sur la réalité de la richesse ou de la pauvreté des régions. Au moment où nous sommes en train de réfléchir à une nouvelle génération de contrats de plan, il est important que nous introduisions cette problématique pour assurer l’égalité des chances. Ceci pose le débat du financement des transports, des partenariats privé‑public. L’accélération des infrastructures pose le problème de la restabilisation du principe d’égalité par la contractualisation avec un État stratège.

Je terminerai par une seule observation : soyons attentifs au fait qu’un sujet qui politiquement nous intéresse ne nous fasse pas oublier les enjeux et le défi auxquels nous devons faire face. L’égalité des territoires au niveau de l’Etat passe par l’accès au haut débit et à la téléphonie mobile pour permettre la circulation des idées (Nicolas Jacquet pourra intervenir sur ce sujet). Toutefois, paradoxalement, il faut tenir compte du fait que les infrastructures ne sont pas l’unique aspect de l’aménagement du territoire. Cela signifie que si, sans infrastructures, il y a peut-être un risque de non‑développement, avec des infrastructures, le développement n’est pas forcément acquis. La mise en réseau des territoires accentue la compétitivité et la concurrence entre territoires, si bien que paradoxalement, une offre d’aménagement du territoire peut apparaître comme une chance, alors qu’elle est en fait une exigence supplémentaire de relever un défi supérieur. La connexion rapide par autoroute, par exemple, met en compétition avec les autres territoires.

L’aménagement du territoire est donc une réflexion sur les potentialités de nos territoires, leur organisation et la réduction de leurs handicaps.

Table ronde n° 1

la réforme de la décentralisation : quelles opportunités pour les territoires ?

PRÉSIDENT

Émile BLESSIG
Député du Bas-Rhin, Président de la Délégation de l’Assemblée nationale 
 l’aménagement et au développement durable du territoire

NTERVENANTS

Jean-Pierre BALLIGAND
Député de l’Aisne

Marc-Philippe DAUBRESSE
Député du Nord, Vice-président de l’Assemblée nationale

Hubert-Marie GHIGONIS
Membre du Bureau du Conseil économique et social, Président de la Section des économies régionales et de l’aménagement du territoire

Nicolas JACQUET
Délégué de la DATAR

Bertrand PANCHER
Président du Conseil général de la Meuse

Adrien ZELLER
Ancien ministre, Président du Conseil régional d’Alsace

Présentation de la table ronde et des intervenants

Emile Blessig
député du Bas-Rhin, président de la délégation
de l’Assemblée nationale
à l’aménagement et au développement durable du territoire

Merci, M. le ministre, d’avoir accepté de lancer le débat de manière très riche.

Nous avons souhaité traiter deux questions à l’occasion de cette table ronde. La première le sera sous le terme global de « réforme de la décentralisation : quelles opportunités pour les territoires ? ». Il s’agit d’une réflexion sur l’architecture de cette décentralisation. Le second thème portera plutôt sur le contenu de cette décentralisation.

Permettez-moi de vous présenter les participants à cette table ronde. Je commencerai par Jean‑Pierre Balligand, député de l’Aisne, maire de Vervins, conseiller général de l’Aisne, membre titulaire de la commission de surveillance de la caisse des dépôts et consignations, co‑président de l’Institut de la décentralisation. Vous constaterez qu’avec Jean‑Pierre Balligand et Adrien Zeller, nous avons parmi nous les deux co‑présidents de l’Institut.

Marc‑Philippe Daubresse est député du Nord, vice-président de l’Assemblée nationale, rapporteur du projet de loi sur la décentralisation, maire de Lambersart, membre de la communauté urbaine de Lille.

Hubert‑Marie Ghigonis est membre du Bureau du Conseil économique et social, président de la section des économies régionales et de l’aménagement du territoire, vice-président de la section des transports du Comité économique et social européen.

Nicolas Jacquet, qui nous fait l’honneur de participer à nos travaux, est le délégué de la DATAR. Il nous quittera à 11 heures 30 pour participer à une réunion importante.

Bertrand Pancher est président du Conseil général de la Meuse, adjoint au maire de Bar‑le‑Duc, membre du conseil d’administration de la Fédération des villes moyennes.

Enfin, Adrien Zeller est président du Conseil général d’Alsace, ancien ministre, ancien député et ancien député européen.

Le premier sujet est l’architecture de la décentralisation. Je souhaiterais demander à chaque intervenant de partir des acquis de la première étape de la décentralisation, c'est-à-dire les lois Deferre et celles qui ont suivi, pour savoir comment organiser désormais cette compétence partagée qu’est l’aménagement du territoire entre l’État et les différents niveaux de collectivités. Quelles nouvelles responsabilités doivent être accordées aux territoires ? Quel est le nouveau rôle de l’État ? Quel serait, d’après chacun des intervenants, le bon usage des trois outils suivants que sont le principe de proximité, l’expérimentation et le principe de subsidiarité ? Vous êtes bien sûr invités à apporter des opinions dissidentes, afin que le débat soit le plus riche possible.

Je vais d’abord donner la parole à Nicolas Jacquet.

A-t-on encore besoin d’aménagement du territoire ?

Nicolas JACQUET
Délégué de la DATAR

En introduction, nous devons nous poser deux questions : Avec la décentralisation, avons-nous encore besoin d’aménagement du territoire ? Et si oui, quelle politique renouvelée d’aménagement du territoire doit être construite pour accompagner l’acte II de la décentralisation ?

Nous avons encore besoin d’aménagement du territoire pour quatre raisons. Tout d’abord, nous sommes entrés, avec le XXIe siècle, dans une grande période de turbulences, qui résultent à la fois de l’internationalisation des économies et de chocs technologiques majeurs qui vont se produire. Ensuite, l’élargissement de l’Europe entraîne une donne nouvelle, et enfin parce que les inégalités subsistent en France.

Il nous faut intégrer le fait qu’avec l’élargissement de l’Europe, nous allons subir une augmentation de la population de 28 %, pour une augmentation de richesses de 5 % seulement. Les écarts existants avec les nouveaux arrivants sont considérables, et vont entraîner des perturbations. Par exemple, l’écart entre le salaire industriel de base est de 1 à 8 entre les pays de l’élargissement et la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Si on prend en compte les charges, l’écart est de 1 à 10. Il est donc évident qu’il faut s’attendre à des conséquences en termes de localisation des entreprises manufacturières. C’est un enjeu majeur. La Grande-Bretagne, malgré un taux de chômage faible, inférieur à 5 %, a néanmoins perdu l’année dernière environ 135 000 emplois manufacturiers. Si nous n’y prenons pas garde, nos territoires seront affectés par cela. Nous sommes bien ici dans le sujet de l’aménagement du territoire, car il s’agit de préserver nos capacités industrielles.

Parallèlement, des mutations technologiques sont en train de se dérouler. La montée en puissance des nouvelles technologies, et l’explosion de la bulle des télécommunications ont profondément affecté certains territoires. L’accélération dans ces secteurs, dont le cycle de production est de plus en plus court, affecte les hommes et les femmes qui travaillent dans ces usines et est très perturbant pour les territoires.

Se préparer à ces accélérations et à ces mutations relève de l’aménagement du territoire.

Tout ce qui résulte des mutations de modes de vie et des comportements des Français doit également être pris en compte. 15 millions de Français travaillent aujourd’hui dans une commune différente de leur commune de résidence, et 5 millions dans un département différent. Les territoires ruraux périurbains ont gagné, ces dernières années, 70 % de population. Ces modifications entraînent de profonds changements dans l’habitat des Français et la façon dont ils s’installent sur le territoire, dont ils y vivent et organisent leur relation avec le reste du territoire.

On ne peut pas laisser les territoires seuls face à ces mutations. Il est nécessaire de construire un accompagnement, outil de cohésion territoriale. La période où l’État à lui seul pouvait remplir cette fonction est révolue. Ce sont aujourd’hui les forces conjuguées des collectivités territoriales et de l’État, des entreprises et des universités qui peuvent permettre de faire évoluer les choses. La petite révolution de la décentralisation consiste, à la fois, à donner plus de liberté d’action aux collectivités territoriales et plus d’énergie pour le terrain, mais aussi, derrière ces choix et ces enjeux, à raisonner à partir de l’idée des forces des territoires. Ces forces économiques et sociales, résultat de la mise en réseau de tous les acteurs qui font évoluer le territoire, peuvent être un excellent mode de réponse. Lorsque les entreprises sur un territoire travaillent ensemble, sont en phase avec le monde de la formation, dialoguent avec les centres de recherches et les collectivités locales, la décentralisation est un partage de la responsabilité avec les acteurs. L’État ne sait pas rassembler l’ensemble des interlocuteurs.

La décentralisation est un apport majeur au niveau de la méthode de co‑production de l’aménagement du territoire, c'est‑à‑dire le fait de construire ensemble de nouvelles politiques territoriales. L’État doit apporter sa contribution tant financière qu’intellectuelle mais, fondamentalement, l’initiative doit venir du terrain. La co‑production et la cohérence doivent être pensées au niveau régional. L’État conserve ses compétences sur les grandes infrastructures (ferroviaire, autoroutes, aéroports). Il doit également apporter sa contribution aux projets des collectivités, à la définition de ce qui va permettre de donner plus de compétitivité à nos territoires.

A ces principes de co‑production et de cohérence s’ajoute celui de contractualisation. Voici les chantiers de demain. MM. les Présidents, je pense donc en effet que la décentralisation permet bien de donner un nouvel élan à l’aménagement du territoire.

Émile BLESSIG : Merci, M. le Délégué. Je donne la parole à M. Bertrand Pancher.

bilan ET PERSPECTIVES de la décentralisation

BERTRAND PANCHER
Président du Conseil général de la Meuse

Quel est le bilan de la décentralisation et comment pourrait‑on faire mieux dans les prochaines années ? L’ensemble de nos concitoyens considère que la décentralisation marche mieux, sauf peut-être dans le domaine de la péréquation. Les équipements dont les collectivités ont la charge, notamment les collèges pour les départements, ont été profondément transformés ces dernières années. Des milliers de projets ont été mis en place. Je suis toujours impressionné par le nombre de demandes que les associations ou nos concitoyens adressent au Conseil général, parfois même dans des compétences qui ne relèvent pas des départements. Nos concitoyens ont bien intégré l’idée que les collectivités locales peuvent faire beaucoup.

Les schémas d’organisation des territoires ont donné beaucoup de cohérence aux domaines de compétences touchant la vie de nos concitoyens (transports, personnes âgées, tourisme, voirie…). Ces dernières années, les territoires se sont dotés de schémas d’organisation validés par leurs forces vives, et la liberté donnée au département est reconnue et appréciée par tous. J’en veux pour preuve les divers sondages qui ont été réalisés sur ce sujet. J’ai fait réaliser, il y a quelques mois, un sondage par l’institut SOFRES dans mon département sur la question de la décentralisation. A la question « connaissez-vous les différentes actions du département, », 90 % répondaient favorablement. À la question « jugez-vous ces actions de façon globalement positive ?», plus de 65 % de réponses favorables ont été obtenues. Les sondages montrent donc une perception favorable de nos concitoyens sur la décentralisation.

La seconde étape de la décentralisation doit servir à lui donner les moyens d’agir. Nous allons pouvoir être plus rapides, plus efficaces, donner une lisibilité supérieure à notre action. Par exemple, les taux de contractualisation dans notre pays sont assez faibles, certainement parce que les compétences sont trop partagées, et que personne ne savait réellement ce qu’il devait faire.

Le bilan de la décentralisation française, en comparaison avec nos voisins européens, est plutôt faible. Toutefois, si le verre est plutôt à moitié vide, il se remplit rapidement. Sans doute avec les futures réformes annoncées, faudra-t-il évoluer vers de vrais blocs de compétences, et non des partages de compétences qui entraînent la paralysie des territoires, de façon à ce que chaque collectivité, responsable d’un domaine, puisse être jugée en conséquence par ses électeurs. Pour le département, c’est la compétence sociale. Nous avons lancé comme partout un schéma en faveur des personnes âgées. Mais ce schéma est uniquement une déclaration de bonnes intentions, quand l’État est celui qui nomme les directeurs de maisons de retraite et est la principale source de financement à travers les caisses d’assurance vieillesse. Il nous faut donc demander un réel bloc de compétences. Il faut s’inspirer d’exemples en provenance d’autres pays. Je suis frappé de constater qu’en France, tout est régalien. Par ailleurs, n’abandonnons pas l’expérimentation, elle est le meilleur moyen de persuader nos concitoyens. Enfin, prenons garde de ne pas reprendre d’une main ce que l’on donne de l’autre, c’est-à-dire confier des responsabilités, mais les contrôler à tel point qu’on paralyse tout pouvoir d’initiative. Je pense ici, par exemple, aux textes sur l’APA, et peut-être à ce qui se prépare sur le logement.

Emile Blessig : Merci beaucoup, M. Pancher. Je crois que vous avez donné la bonne impulsion à ce débat. Je vais maintenant donner la parole à M. Hubert‑Marie Ghigonis pour avoir le point de vue du Conseil économique et social.

La nécessaire clarification des règles de la décentralisation

Hubert-Marie GHIGONIS
Membre du Bureau du Conseil économique et social, Président de la Section des économies régionales et de l’aménagement du territoire

Merci à vous, M. le président, et merci à Jean François Poncet d’avoir associé le Conseil économique et social à vos travaux. Nous ne sommes pas des élus, mais nous pouvons néanmoins apporter notre réflexion. Dans le cadre de la section des économies régionales et de l’aménagement du territoire, nous nous penchons depuis toujours sur les problèmes d’aménagement du territoire et de décentralisation. C’est un domaine sur lequel il existe un consensus très fort au sein du Conseil. Je limiterai mon intervention à deux points essentiels.

A la question que vous avez posée, « a-t-on encore besoin d’aménagement du territoire ? », Nicolas Jacquet a répondu mieux que je ne pourrais le faire, c’est une évidence absolue. J’irai même plus loin : pour les milieux professionnels et associatifs, la décentralisation n’est pas une fin en soi. Nous considérons que la décentralisation doit être au service de l’aménagement du territoire, et qu’elle n’est qu’un moyen.

Le bilan n’est ni positif, ni négatif, il est surtout peu lisible. Personne n’a fait un examen approfondi de l’impact des lois Deferre. Nous ne savons pas quelle est l’incidence de ces lois, et le citoyen ne les comprend pas toujours. Il a été dit précédemment que le citoyen était favorable à la décentralisation. Actuellement, des sondages semblent indiquer que les citoyens sont plutôt en recul par rapport à ces grands problèmes que sont l’Europe et la décentralisation, leurs objectifs premiers étant l’emploi et la qualité de vie. Pour le bilan en matière d’aménagement du territoire, des efforts ont été faits pour réduire ce qu’on appelle le « désert français », et la prépondérance de l’Ile‑de‑France. Ce processus doit se poursuivre.

Pour l’avenir, une clarification des règles actuelles est un préalable à toute nouvelle décentralisation. Il est nécessaire de voir plus clair dans les différents échelons car vous, élus, voyez parfaitement, mais un travail explicatif dans les mois qui viennent s’impose.

Je n’aborderai pas le problème des nouveaux transferts de compétences. Le principe de proximité s’impose comme une évidence : seul ce dernier intéresse le citoyen. Seul ce principe doit être dans notre esprit quand on procède à une décentralisation. Il faut responsabiliser les élus, les amener à mieux comprendre et satisfaire les besoins locaux, et rapprocher la décision des citoyens. Pour ce faire, il est bon de les associer, sans jamais opposer démocratie représentative et démocratie participative, qui peut simplement apporter un concours et éclairer les élus sur les décisions qu’ils ont à prendre. Ceci doit se produire à tous les échelons, de la commune à la région, en passant par le département et l’intercommunalité. Je vous remercie.

Emile Blessig : Merci beaucoup, M. Ghigonis, je propose maintenant de passer la parole à Jean‑Pierre Balligand.

Le bilan contrasté de la décentralisation en matière d’aménagement du territoire

Jean-Pierre BALLIGAND
Député de l’Aisne

Adrien Zeller et moi-même, dans le cadre de l’Institut de la décentralisation, essayons de défendre la cause de la décentralisation tout en ayant des engagements politiques différents. Nous aurons, dans peu de temps, l’occasion de débattre à l’Assemblée nationale avec M. Marc‑Philippe Daubresse.

Je souhaiterais revenir sur ce que vient de dire mon prédécesseur, dont j’ai beaucoup apprécié les propos. Si on effectue le bilan de la décentralisation, il est « globalement positif », comme l’a dit M. Bertrand Pancher. La décentralisation est une cause assez noble, et dans des cas importants comme les lycées et les collèges, ce transfert de compétences a été un succès exemplaire. Du temps de la gestion de l’Etat, la situation des lycées et des collèges était un scandale. Aujourd’hui, dans n’importe quel département français, d’énormes progrès ont été accomplis.

Je serais néanmoins plus prudent en matière sociale. Il est audacieux de vouloir dresser un bilan. Un travail important est nécessaire sur la réalisation d’évaluations ex ante, pour pouvoir ensuite la faire ex post, de manière ponctuelle.

L’expérimentation est une bonne chose, mais il ne faut pas en faire une religion. Elle introduit une complexité certaine au niveau du partage des compétences, et il faut faire attention de ne pas généraliser systématiquement des projets qui devraient rester au stade de l’expérimentation. Par exemple, la généralisation de la Prestation spécifique dépendance (PSD) a produit des écarts considérables entre les départements au sein d’une même région. Le traitement apporté à la question de la dépendance a créé une forte hétérogénéité. Il faut donc nuancer le bilan positif.

Que faut-il faire ? Il faut remettre à plat les compétences actuelles. Jeune député en 1981, j’ai voté la décentralisation avec enthousiasme. Quand on en fait le bilan, c’est un lent glissement vers des prises de compétences par des collectivités qui n’avaient pas été choisies au départ. Par exemple, l’action économique des collectivités n’est pas prise en charge globalement par les régions, les statistiques de la direction générale des collectivités locales sont claires sur ce point. Le conseil général, qui a la charge des compétences sociales, veut également prendre en charge les activités économiques, considérées plus nobles et plus valorisantes pour les élus. Comme le conseil général avait obtenu de la loi Defferre des ressources plus importantes que la région, il s’est mis à occuper tout l’espace.

La question posée est celle de la clause de compétence générale, et le texte de loi n’y apporte aucune réponse. La loi Defferre, après les arbitrages du Président de la République, s’est orientée vers la clause de compétence générale : chaque entité (commune, département, région quand elle est devenue collectivité de plein exercice) pouvait agir dans tous les domaines.  Nous nous sommes donc retrouvés avec trois piliers concurrents. Comme la commune était peut-être la structure la moins concurrente parce que la plus atomisée, nous avons dû voter les lois Joxe de 1992 et Chevènement de 1999 pour donner des moyens d’action aux communes. Ainsi, les communes qui ne pouvaient pas toujours exercer la clause de compétence générale ont pu le faire par le biais de l’intercommunalité.

Nous ne devons pas étudier cette question comme des acteurs qui font la loi. J’ai d’ailleurs dit à M. Jean‑Pierre Raffarin que la deuxième loi sur la décentralisation sera beaucoup plus difficile à rédiger parce qu’au moment de la première, il n’y avait pas encore de pouvoirs installés.

Il convient donc de remettre à plat les compétences et d’aborder le problème de la clause de compétence générale. Je souhaiterais que les collectivités en France se voient attribuer une « autorité organisatrice ». Par exemple, la région et l’intercommunalité seraient responsables de l’économie. Il faut que des gens de terrain à un niveau local insufflent l’initiative en matière économique, à partir de connexions avec les universités, à travers les transferts technologiques.

En même temps, il faut partager la taxe professionnelle. On reproche souvent à la gauche d’avoir peu fait pour la décentralisation. C’est faux : en 1999, nous avons décommunalisé la taxe professionnelle, pour arrêter l’opposition entre communes, dans le cadre de la communauté d’agglomération. Un amendement au Parlement a permis d’instaurer la TPU pour les communautés de communes. Je vous rappelle qu’aujourd’hui, 32,7 % des communautés de communes sont déjà passées en taxe professionnelle unique.

Bien évidemment, l’intercommunalité n’est pas un pouvoir, ce n’est pas une collectivité locale. Mais qui aujourd’hui dirige l’aménagement du territoire à l’échelle infrarégionale ? Ce ne sont pas les anciens districts, mais les communautés de communes. En milieu rural, les fédérations de communautés de communes donnent les moyens d’agir. Or ces entités, qui sont les territoires les plus actifs, ne figurent pas dans la loi. On ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un phénomène nouveau.

Je souhaiterais conclure sur la citoyenneté. On ne fera pas la décentralisation contre les citoyens. Les Français ont l’impression que la décentralisation n’est qu’un nouveau partage de pouvoir entre élus. Il faut introduire la démocratisation. Certains établissements locaux, comme des communautés urbaines, lèvent des impôts très élevés, supérieurs au budget de la région sans aucun contrôle ou sanction du suffrage universel. Cette situation ne peut pas durer. Les citoyens ne savent plus qui est responsable, et nous traversons une crise du politique qui dépasse le cadre de l’élection présidentielle. Il faut clarifier les compétences pour aborder la question de la citoyenneté. Cette question doit être appréhendée par l’ensemble des responsables politiques attachés à la fois à la décentralisation et à la République.

La décentralisation au service de la région comme moteur de l’aménagement du territoire

Adrien ZELLER
Ancien ministre, Président du Conseil régional d’Alsace

Vous l’aurez compris, je ne m’inscrirai pas en opposition frontale avec le discours de Jean‑Pierre Balligand, même si je pense qu’il est possible de faire plus et mieux.

Il convient de rappeler la définition précise de la décentralisation. C’est le transfert de la responsabilité de mise en œuvre d’une politique publique d’un ministère ou d’une administration centrale vers une autorité régionale ou locale élue. Ce n’est pas un chèque en blanc, mais un transfert assorti de contrôles juridique, financier et démocratique. Elle ne peut fonctionner que si elle est faite au service de l’intérêt général, des citoyens contribuables et usagers.

Si on veut faire un bilan de la décentralisation par rapport à l’aménagement du territoire, les choses ont évolué dans le bon sens. Par exemple, la carte des lycées d’Alsace établie par la région est très différente de celle de l’Etat. C’est parce que la région s’en est occupée que nous avons pu conserver des lycées dans les régions moins peuplées. Lorsque nous avons pris il y a cinq ans, de manière expérimentale, la responsabilité des transports ferroviaires régionaux, cinq petites lignes étaient menacées. Aujourd’hui, elles sont sauvées, et permettent l’accroissement de l’égalité des chances sur le territoire.

Les choix économiques ne sont pas les mêmes lorsqu’il sont fait d’en haut ou sur le terrain, où l’on essaie de rééquilibrer les choses. Pour que la décentralisation fonctionne, et que l’impératif de cohésion sociale et territoriale soit respecté, il faut que les problèmes d’aménagement du territoire soient mis sur la table. Je rappelle qu’un des objectifs de la décentralisation est de créer des lieux pertinents de débat. Pour le développement économique et social et l’aménagement du territoire, je considère que la région est un niveau pertinent. Il convient, en outre, que les territoires soient bien représentés par un mode de scrutin adapté lors des élections régionales. Je reste, pour ma part, favorable à un mélange entre une représentation par sensibilité politique et par territoire, pour que ces questions puissent être débattues.

Jean‑Pierre Balligand indiquait que toutes les collectivités territoriales participaient à l’aménagement du territoire. Je rappellerai que l’Etat aussi est un acteur majeur dans ce domaine, par exemple dans l’élaboration des cartes des universités. Je plaide pour que les régions, dont les pouvoirs juridiques sont encore limités, interviennent davantage car elles possèdent la masse critique requise pour ordonner les choses, les cartes de formation professionnelle ou les bassins d’emplois, par exemple. La région doit avoir une vision de l’aménagement et du développement du territoire pour l’espace dont elle a la responsabilité.

En Alsace, nous sommes porteurs d’une vision du développement régional, économique et industriel associé à une territorialisation de cette stratégie. Chaque bassin d’emploi doit avoir des formations professionnelles de haut niveau, un système de transports modernes. Il s’agit de garantir l’égalité des chances sur le territoire.

Il me paraît aussi logique et légitime que les régions puissent s’exprimer sur les grands projets nationaux d’équipement. Vu la manière dont l’économie européenne est en train d’évoluer vers l’Europe de l’Est, les grandes infrastructures doivent servir autant à mieux partager à travers les territoires les activités tertiaires qu’à offrir des commodités aux voyageurs. Les TGV sont devenus un outil de développement économique.

L’aménagement du territoire doit relever de la région. Elle est en train d’acquérir un rôle politique et moral, mais doit rattraper le retard accumulé par rapport aux autres pays d’Europe. L’échelle régionale est la plus pertinente pour gérer les mutations qui affectent les bassins d’emplois.

En conclusion, si on examine la carte d’Europe des régions qui gagnent et qui ont surmonté leurs difficultés, on s’aperçoit que le critère principal est la capacité de synergie entre acteurs (collectivités, universités, centres de recherches, branches professionnelles, acteurs financiers…). Cela suppose que tous les acteurs de la région, mis en réseau, souhaitent participer au développement du territoire et se déconcentrer suffisamment.

Si nous avons cette vision, nous pourrons réaliser ce développement.

Les CINQ microprocesseurs de la décentralisation

Marc-Philippe DAUBRESSE
Député du Nord, Vice-président de l’Assemblée nationale

Depuis le début de ce débat, nous n’avons que très peu évoqué l’Europe. Pourtant, le contexte européen est dominant. L’aménagement du territoire des années 60 reposait sur l’opposition entre le monde rural et le monde urbain, et la création des métropoles d’équilibre. La loi Deferre est un élément majeur sur le plan psychologique, mais elle n’a provoqué dans les faits qu’une décentralisation assez statique avec des non‑décisions, résultant d’arbitrages politiques, comme l’a souligné Jean‑Pierre Balligand. C’est le contexte européen et la concurrence européenne qui ont façonné la réactivité des deux couples aujourd’hui déterminants. Il s’agit d’une part, de l’association commune‑département pour une action de proximité, qui va se renforcer avec le transfert de compétences sociales nouvelles au département. Le deuxième couple est le couple région‑intercommunalité. Ces deux entités performantes en matière de stratégie et de cohérence s’inscrivent dans une compétition européenne.

Chacun sait que les territoires qui gagnent sont des territoires de région‑métropole, c’est-à-dire d’un territoire organisé en réseau autour d’une grande métropole forte, qui porte les atouts du territoire.

Ainsi, la décentralisation de 1982 à 2002 est le produit de l’environnement extérieur, qui a poussé à faire voter la loi Chevènement sur l’intercommunalité en 2002, alors que cette dernière n’était pas prévue à l’origine.

Nous sommes tous à cette tribune plutôt des girondins, mais nous savons bien qu’il existe dans nos partis respectifs un bon nombre de jacobins, et qu’il va falloir les convaincre, à l’occasion du vote de la loi de décentralisation dont je serai le rapporteur à l’Assemblée nationale. Nous allons mettre en place une décentralisation dynamique. Nous allons donner aux présidents de régions et de conseils généraux cinq « microprocesseurs » qui, s’ils savent et veulent les utiliser, vont les aider à atteindre leurs objectifs. Ces cinq microprocesseurs sont la péréquation, l’autonomie financière, la subsidiarité ou proximité, l’expérimentation, et un dernier point sur lequel je rejoins Jean‑Pierre Balligand, la démocratie locale.

Je n’insiste pas sur la subsidiarité, car M. Ghigonis en a déjà parlé. Nous connaissons actuellement une situation d’une extrême complexité et d’illisibilité totale pour le citoyen. Peu de choses ont été faites pour la simplification des différents niveaux de décentralisation. Ceci s’explique par le travail de lobbying des régions, communes et départements, qui ont tenté de figer la situation. La loi de décentralisation sortie du Sénat est déjà complètement remodelée par ce triple lobby. La question d’un bloc de compétences générales n’a pas été tranchée, et l’on a introduit la notion de « chef de file ». Le problème des niveaux de compétences pertinents n’a pas été résolu, même s’il faut constater que le premier ministre a été plutôt réceptif lors des Assises des libertés locales, et que la définition des compétences répond plus à l’écoute des élus locaux qu’à une décision « d’en haut ».

L’absence de décision finale sur ces questions va poser des problèmes, mais nous disposons dans la Constitution d’un microprocesseur utile dans ce cas : l’assemblée territoriale unique. Dans quelques années, des fusions régionales vont peut‑être avoir lieu. Un référendum en ce sens  va bientôt avoir lieu en Guadeloupe et en Martinique. Il est intéressant de noter qu’en partant d’une question portant sur l’efficacité sur un même territoire, la question déviée qui en résulte est celle d’un vote pour ou contre la féodalité. Dans le cas de la Guadeloupe, il s’agit d’un vote pour ou contre Mme Lucette Michaux‑Chevry. Vous voyez émerger la crainte du citoyen par rapport à un pouvoir féodal régional, alors que la question initiale portait sur l’efficacité accrue que la fusion de ces deux entités territoriales permettrait ou non. Ce microprocesseur intéressant, prévu dans la Constitution, n’est pas utilisé aujourd’hui, mais fera probablement l’objet de débats lors des prochaines élections régionales. Je vous prédis la présentation de listes dénonçant la complexité, l’opacité, le manque de rationalisation et le coût du système actuel.

Je n’insisterai pas sur la péréquation, qui est le deuxième microprocesseur, car Jean François‑Poncet va beaucoup en parler. Je souhaitais souligner que suivre ses idées intelligentes et efficaces sur la question serait une source de soulagement. J’ai pourtant une inquiétude par rapport à la péréquation Pour mettre en place les dotations de solidarité, on construit un algorithme compliqué, reprenant de nombreuses variables telles que le revenu moyen par habitant, le potentiel fiscal, le nombre de logements sociaux ou d’allocataires du RMI. Le classement résultant de cette équation est souvent incohérent au regard des inégalités, des forces et des faiblesses des territoires constatées sur le terrain. Il faut prendre garde à ne pas se laisser aveugler par ces indices mathématiques. En revanche, une péréquation intelligente, comme elle a été construite à Rennes, est un outil précieux. On construit une échelle de 1 à 30 reflétant les différences de richesses entre territoires dans la même communauté d’agglomération, puis on se donne pour objectif de faire passer ces différences de 1 à 30 à 1 à 16 en 10 ans. Voilà un usage efficace de la péréquation.

Le troisième microprocesseur, que je considère comme le plus intéressant, est celui de l’expérimentation. Il permet des réalisations intelligentes dans l’évolution du monde et de l’Europe aujourd’hui. Je prendrai l’exemple de ce que la DATAR appelle les « petites Europes », c’est-à-dire la possibilité de projets transfrontaliers, qui permettent d’impliquer le citoyen dans des projets de vie quotidienne (par exemple dans le domaine des transports urbains, des postes ou de lycées transfrontaliers).

Un autre exemple d’expérimentation intéressant pourrait être celui de la gestion de l’eau. Dans l’Hérault, un village a demandé à récupérer puis stocker de l’eau en période de crue pour l’utiliser en période de canicule. Malheureusement, sept autorités différentes sont en charge de la gestion de l’eau. Il a fallu douze semaines pour obtenir une réponse : il était donc ensuite trop tard pour agir. Nous pourrions utiliser l’expérimentation en confiant la gestion à une seule autorité pour déterminer le niveau pertinent indépendamment des lobbies.

Le dernier microprocesseur est celui de la démocratie locale. Après Jean‑Pierre Balligand, je vous assure que si nous n’allons pas plus loin dans ce domaine, nous ne pourrons pas faire avancer la décentralisation. Les sénateurs ont supprimé la timide avancée qui permettait aux collectivités décentralisées d’organiser des référendums locaux pour valider les décisions et un droit de pétition pour qu’on débatte d’un sujet. Vous pouvez compter sur le rapporteur de cette loi à l’Assemblée nationale pour rétablir cette disposition. Nous ne pouvons pas faire la décentralisation sans impliquer les citoyens. Il n’est pas normal que je gère une intercommunalité dont le budget s’élève à plus de 2 milliards d’euros sans être soumis à aucun contrôle. Il faudra donc évoluer vers une élection au suffrage universel direct. Sinon, on risque de donner au citoyen l’impression que les élus locaux sont des féodaux qui règlent les problèmes entre eux, et de générer un sentiment d’exclusion.

La nouveauté vient de la co‑production d’aménagement du territoire, et d’une donne européenne nouvelle. Comme l’a dit Adrien Zeller, il faut que les pouvoirs décentralisés se saisissent des choses, ou alors elles n’évolueront pas. Il faut, par ailleurs, utiliser de la façon la plus efficace possible les microprocesseurs qui nous sont donnés pour réussir la phase II de la décentralisation.

dÉbat

Émile BLESSIG : Mesdames, messieurs, puisque nous avons dépassé le temps qui était prévu pour les exposés, nous allons donner la parole dans la salle aux personnes qui assistent à ce colloque. Nous essaierons ensuite d’être plus concis sur le transfert de compétences et ses conséquences.

Question : Pourquoi faut-il faire une différence entre la gauche et la droite pour traiter nos problèmes ? Je trouve qu’au XXIe siècle, on pourrait prendre plus d’altitude. Nos concitoyens sont-ils véritablement conscients qu’en acceptant de tels bouleversements, ils participent à l’amélioration de l’intérêt général ?

Je ne suis pas contre la décentralisation, mais elle entraîne une dilution des responsabilités. Pour qu’un système soit viable, il doit être bouclé. Comment peut-on exploiter le retour d’expérience et le retour sur investissement ? Quand je vois qu’un certain nombre de constructions réalisées restent inemployées, et que rien n’est fait, on peut s’interroger sur la décentralisation.

Expliquez-moi pourquoi le budget de l’Education nationale augmente alors que le nombre d’analphabètes continue, lui aussi, à augmenter ? La décentralisation va-t-elle permettre d’y remédier ?

En matière d’énergie, on parle de l’effet de serre. La décision d’implanter des centrales nucléaires, qui est une solution permettant de limiter les émissions de CO2, va-t-elle aussi être décentralisée ? En matière de transports, 40 % des émissions de CO2 sont liées à la circulation de camions, et 40 % à l’habitat ? Qu’allez-vous faire ?

J’ai l’impression que la décentralisation a été abordée par « le petit bout de la lorgnette » sans réelle prise en compte d’un élément primordial, l’expression du besoin.

Adrien ZELLER : Je réponds volontiers. La décentralisation mal faite aboutit à la dilution de la responsabilité. Si elle est bien faite, c’est l’effet inverse. Par exemple, autrefois, on ne savait pas si la gestion des lignes de train relevait du directeur régional des chemins de fer, du président de la SNCF, du sous-directeur du ministère ou du ministre. Aujourd’hui on sait que si on veut interpeller quelqu’un sur ce sujet, la responsabilité incombe au président de la région et à son assemblée. C’est là un réel progrès pour le citoyen, résultant de la décentralisation.

Par ailleurs, l’échelon régional est une échelle particulièrement bonne pour la mise en œuvre des énergies renouvelables et une gestion économe de l’énergie pour l’habitat, les transports collectifs. Il faut bien sûr aussi considérer ce problème à l’échelle mondiale, mais la région doit avoir des responsabilités dans le développement durable.

Question : Je n’ai pas très bien compris quel serait le nouveau positionnement de l’Etat à la suite de la deuxième vague de décentralisation en matière d’aménagement du territoire. J’ai entendu parler de contractualisation. Cet outil existe déjà, et n’est pas toujours très efficace, si on prend par exemple les contrats de plan Etat-région, qui ne sont pas toujours respectés, en particulier par l’Etat. Cela va-t-il changer ? Y a-t-il un nouveau positionnement de l’Etat à imaginer ?

Marc-Philippe DAUBRESSE : nous allons vers une co‑production de l’aménagement du territoire. Il y a vingt ans, l’Etat imposait certaines choses, et les régions devaient le suivre. Nous sommes ensuite passés à la logique du contrat de plan. Aujourd’hui, nous avons un certain nombre de collectivités majeures (comme les régions Alsace ou Nord‑Pas‑de‑Calais), qui définissent leurs propres schémas stratégiques et délimitent des actions, puis demandent le concours de l’Etat.

Par exemple, dans ma région, on vient d’inaugurer une plate-forme multimodale qui permet d’effectuer du transport ferroviaire, routier et fluvial. Nous avons initié cette demande, et l’État nous a suivis. Nous entrons donc dans une nouvelle démarche. Les collectivités territoriales doivent prendre le pouvoir malgré la complexité de la loi pour être source d’initiative et de co‑production d’aménagement du territoire.

Emile BLESSIG : En plus du devoir de prise de pouvoir s’ajoute un devoir de cohérence.

Je souhaite passer la parole à Mme Eliane Dutarte pour donner le point de vue de la DATAR sur la place de l’Etat dans cette seconde étape de la décentralisation.

Eliane DUTARTE, conseillère à la DATAR : Le ministre Jean‑Paul Delevoye et Nicolas Jacquet ont tous deux évoqué un renouvellement de la politique d’aménagement du territoire qui implique une redéfinition du rôle de l’Etat, et certainement pas sa disparition. Avec le partage des compétences, l’Etat ne décide plus seul pour tous.

En application du principe de subsidiarité, il doit assurer un cadre général de cohérence afin de garantir la plus grande efficacité des politiques qui peuvent être conçues localement. Il s’agit d’éviter les concurrences entre les territoires, et d’assurer leur cohésion.

C’est par ailleurs par la co‑production la rencontre de deux politiques et de deux volontés distinctes. A partir de cette idée de cohérence des besoins et de choix politiques locaux, on organise la rencontre entre ces diverses aspirations, et la négociation dans le cadre du couple Etat‑région par exemple.

La contractualisation est aussi un instrument s’inscrivant dans cette logique, au même titre que la conférence des présidents de régions. Comme M. Delevoye l’a indiqué, nous sommes en train de repenser la contractualisation de manière à ne pas reproduire les faiblesses connues des contrats de plan. Nous voulons simultanément maintenir un cadre qui permette d’assurer la cohésion et la solidarité de manière plus dynamique et cohérente.

Michel de LA BRELIE, sous‑préfet du Havre : La problématique de l’efficacité, et la logique relevant strictement de l’aménagement du territoire, peuvent s’envisager à l’échelle intercommunale, régionale, nationale ou européenne. Si l’Etat abandonne la mission d’aménagement structurant de l’espace national, un certain nombre de problèmes vont se poser.

La coproduction, la collaboration et la cogestion introduisent beaucoup d’opacité en matière de responsabilité et en tout état de cause, prennent énormément de temps. Le temps de traduction dans les faits d’une décision prise est d’environ six mois. L’économie peut-elle vivre dans ce temps ?

Question : Dirigeant d’une PME, je reçois régulièrement des mailings provenant de départements offrant des subventions pour s’installer sur leur territoire. Comment se déroule la coordination de telles initiatives ?

Question : Pourriez‑vous clarifier la notion de proximité du citoyen à l’égard des décisions qui le concernent ? Quelle est la place de la région française dans un contexte européen en pleine évolution ? Quel mode de scrutin adopter pour clarifier les élections au niveau du département et de la région ?

Henriette MARTINEZ, députée des Hautes‑Alpes : La décentralisation pourra-t-elle s’accommoder longtemps de l’existence des cantons, compte tenu des compétences données aux conseils généraux ? Il semble que le canton est un échelon qui n’a plus aucune raison d’être à l’époque de l’intercommunalité.

Jean‑Pierre BALLIGAND : Je répondrai sur la compétition entre collectivités. L’Europe est en train de résoudre ce problème dans la mesure où il y a eu de nombreux gaspillages d’argent public, comme des délocalisations à l’intérieur du territoire national. Si ces pratiques reflètent une volonté de bien faire à l’échelle de micro‑territoires, elles posent un réel problème de cohérence.

Je pense que cette loi de décentralisation ne doit pas être un démantèlement de l’Etat, mais celui-ci ne fera pas l’économie de sa propre réorganisation. Le mimétisme administratif français ne fonctionne pas. Les conseillers généraux ont reproduit les mécanismes nationaux à l’intérieur de leurs départements.

L’Etat a conservé les compétences de voirie pour les grands axes structurants qui dépassent chaque région et assure l’articulation avec l’Europe. Il est temps que l’Etat se dote de très grandes régions administratives qui ne soient pas face aux exécutifs régionaux avec lesquels ils entrent en compétition. Les élus locaux continuent à réclamer une plus grande déconcentration, mais il faut que l’Etat développe une nouvelle architecture administrative pour ses propres missions. De même, à l’échelle infrarégionale, il doit réfléchir à son organisation, en prenant en compte les pays. Il ne peut pas y avoir de correspondance totale entre les structures.

Hubert‑Marie GHIGONIS : Je pense qu’il ne faut pas oublier cette notion de déconcentration. L’Etat est régulateur et aménageur, mais au niveau économique, c’est la région qui doit jouer ce rôle, ce qu’elle ne pourra faire que si elle est nommée expressément chef de file.

Bertrand PANCHER : La question du contrôle citoyen accompagnant tout nouveau transfert de compétences est centrale. Je suis favorable à une élection proportionnelle, au niveau du département, de façon à ce que les campagnes électorales soient menées sur des projets, et non sur des équipements dans le cadre d’élections cantonales. De même, on ne peut être hostile à l’élection des délégués intercommunaux.

L’éparpillement des missions et les blocs de compétences généralisés ne peuvent pas durer. Je comprends parfois le président de l’Assemblée des départements de France lorsqu’il souligne que certains départements ont plus de moyens et de légitimité d’action que certaines régions. Posons-nous la question de la taille optimale des collectivités. En Espagne, il y a quelques années, des regroupements majeurs ont eu lieu.

Marc‑Philippe DAUBRESSE : Par rapport à la concurrence entre les territoires, je suis plus préoccupé par la question de la non‑réactivité. Il nous faut environ sept ans pour établir des schémas directeurs, et huit à dix ans pour faire une autoroute. La France ne peut, dans ce domaine concurrencer des pays comme la Chine. Le plus grand cabinet de consulting international spécialisé dans l’implantation des zones de logistique et de transport dans le monde soulignait que les Français possédaient de nombreuses qualités, mais que la faible réactivité était sa faiblesse majeure.

Par ailleurs, ce que disait Mme Martinez me semble fondamental. Il est tout à fait possible de mélanger des représentants de la logique territoriale et de la logique de population dans la même assemblée. Il convient de trouver un modèle approprié. De plus, s’ils travaillent ensemble pendant suffisamment longtemps, ils développeront une logique stratégique commune pour la défense des habitants et du territoire.

Adrien ZELLER : Les aides économiques sont soumises à un contrôle financier extrêmement strict de la part de Bruxelles. La France ne peut pas distribuer d’argent pour l’implantation d’entreprises au-delà de montants très limités. À l’extérieur, en revanche, certains pays comme la Pologne proposent des régimes fiscaux extraordinairement favorables.

En France, nous sommes tous étatistes, ce qui pose un problème pour la réforme de l’Etat. Il faut repositionner l’État, qui doit se reconcentrer sur ses fonctions régaliennes, domaine dans lequel une cohérence nationale est essentielle. En matière économique, les intelligences ont évolué, les collectivités territoriales savent gérer la modernisation et n’ont pas besoin de la tutelle de l’Etat.

Emile BLESSIG : Je voudrais que pour la demi-heure qui nous reste, nous puissions envisager le transfert de compétences et de ses conséquences en termes de moyens financiers ou humains présentés dans le projet de loi.

Hubert‑Marie GHIGONIS : Je voudrais confirmer qu’il y a deux échelons prioritaires dans ce domaine : la région, qui devrait recevoir une délégation plus large, notamment en matière d’habitat, de transports publics et de patrimoine et l’échelon européen, pour la mise en oeuvre des grandes politiques publiques d’infrastructures. En outre, dans le domaine des transports, l’Etat doit conserver un rôle important.

Les transferts de compétences dans lesquels les communes et les départements jouent un rôle ne devraient se faire que dans le cadre d’un contrat de développement économique établi par la région. Celui‑ci associerait départements et communes pour sa mise en œuvre.

Marc‑Philippe DAUBRESSE : Il faut laisser les transferts de compétences économiques, la formation professionnelle et les grandes infrastructures à la région.

En revanche, j’estime personnellement (je n’engage pas ici la Commission des Lois) qu’il est regrettable que se poursuive un enchevêtrement. Je suis, en particulier, sceptique à l’égard de l’amendement grâce auquel les communes peuvent intervenir dans tous les domaines. Je regrette, par ailleurs, que l’intercommunalité soit la grande oubliée de cette loi, alors qu’elle est la grande force émergente.

Je trouve enfin aberrant, même si cela a fonctionné par le passé, de séparer les lycées attribués à la région et les collèges au département. Il faudrait constituer un pôle de compétence unique pour l’éducation. Je trouve, en revanche, que l’intégration des personnels d’entretien est positive.

Adrien ZELLER : Les points positifs suivent une bonne logique mais ne vont pas suffisamment loin. Les éléments qui s’imposent aujourd’hui sont une plus grande autonomie et une territorialisation des universités, garantissant des formations de haut niveau. Il est indispensable que les régions aient un droit de regard sur la carte des formations professionnelles jusqu’au niveau Bac+3. Dans le domaine de l’innovation, dont dépend l’avenir de l’économie, on doit réformer profondément le système par de nouveaux partenariats, ou donner plus de moyens.

Les avancées réalisées vont dans la bonne direction, mais elles s’inscrivent dans la limite de ce qui est strictement nécessaire pour faire face aux mutations accélérées que connaissent le marché du travail et notre tissu économique et industriel.

Le point négatif principal est la complexité effrayante du dispositif.

Enfin, il convient de s’interroger sur la place de la région Ile‑de‑France dans l’organisation nationale. Je pense que les services de l’architecture nationale, par exemple, pourraient être déplacés à Orléans, à Amiens ou à Reims, afin de faire enfin de la France un espace plus polycentrique, à l’image des autres pays d’Europe qui réussissent.

Eliane DUTARTE : On peut imaginer que les amendements votés à l’Assemblée nationale vont peut-être pouvoir permettre d’aller plus loin dans la mise en place d’un pouvoir organisateur à l’échelle de la région. La question importante qui vient ensuite est celle de savoir comment on va pouvoir articuler entre eux ces différents champs de compétences, pour favoriser l’apparition de synergies.

Émile BLESSIG : Permettez-moi de vous renvoyer au tableau que nous avons distribué. Réalisé par le secrétariat de la Délégation, c’est un tableau synthétique de la répartition des compétences définie par le projet de loi relatif aux responsabilités locales. Je tiens à souligner qu’il s’agit là du projet de loi initialement déposé par le Gouvernement au Sénat.

Bertrand PANCHER : Parmi les avancées, je voudrais souligner le transfert des personnels dans les départements, en particulier dans le domaine des routes et pour les collèges. En revanche, la définition des blocs de compétences pour les départements est trop lente, en particulier sur le plan social. Je m’interroge à ce propos sur notre capacité à mener nos missions de manière satisfaisante dans ces conditions, en particulier pour les transferts de compétences en matière de personnes âgées ou handicapées. En matière de protection judiciaire de la jeunesse, on a une expérience quant aux mesures de protection civile. Pourquoi ne pas l’étendre aux mesures pénales ?

Dans le domaine social, on ne devrait pas morceler le suivi les familles en difficulté en fonction de l’âge de ses membres. Le transfert des personnels infirmiers dans les collèges au profit du département me semble une très bonne idée permettant un suivi global et cohérent des familles en difficulté.

Enfin, la grande insuffisance est celle de la péréquation, que nous souhaiterions aborder avant les problèmes de transfert de compétences. C’est là le vrai problème de l’égalité des territoires. Je vous conseille de lire l’excellent rapport du Sénat à ce sujet, co‑rédigé par Jean François‑Poncet.

Marc‑Philippe DAUBRESSE : Je souhaite préciser les apports du Sénat au projet de loi initial.

Les compétences rajoutées par le Sénat sont :

la possibilité pour les agglomérations et les communes de mettre en place des péages urbains ;

- le transfert de la responsabilité en matière de logement des plus défavorisés aux communes, aux groupements de communes et aux départements selon les cas ;

- la décentralisation, contre l’avis du gouvernement, de la médecine scolaire. En revanche, les infirmières, les assistantes sociales et les conseillers d’orientation ne sont pas décentralisés.

Aucun autre transfert majeur n’a été effectué, mais de nouvelles modifications sont à attendre après l’examen à l’Assemblée nationale.

Question : En tant que directeur départemental de l’équipement de l’Aisne, je tiens à compléter les propos de M. Jean‑Pierre Balligand. L’administration de l’équipement a non seulement organisé ses services de manière à couvrir les grands axes structurants au niveau suprarégional, mais aussi au niveau infra‑régional.

J’aurai, par ailleurs, une demande à formuler auprès des parlementaires que vous êtes, en tant que chef de service déconcentré. Nous aimerions que la décentralisation s’accompagne d’une réforme de l’Etat ambitieuse. Nous craignons que soit mise en place une réforme de l’Etat à l’échelle locale qui décevrait les citoyens.

Marc‑Philippe DAUBRESSE : Lors d’un débat le 18 novembre à l’Assemblée nationale sur les stratégies de réforme de l’Etat, Jean-Paul Delevoye a présenté de bonnes stratégies. La question est de savoir si elles vont être suivies dans les faits. La tendance et la motivation sont inégales selon les ministères. Le cabinet du Premier ministre, les ministères des affaires étrangères, du commerce extérieur et des finances ont engagé de grands efforts.

Le projet de loi de décentralisation présente néanmoins quelques éléments très positifs, comme la réaffirmation du rôle du préfet avec de forts pouvoirs déconcentrés, ou la fongibilité des crédits.

Question : Je m’interroge sur l’existence d’un pouvoir coercitif résiduel. L’aménagement d’une plate-forme routière sur un site rural et classé dans la région du Havre, avec le soutien du maire, a provoqué le mécontentement des citoyens. Le projet est à ce jour bloqué. Il semble que les maires n’aient provisoirement arrêté ce projet que dans l’attente des élections. Je crains que la décentralisation n’entraîne pour les citoyens le développement d’une boucle administrative infernale.

Bertrand PANCHER : Il faut réinventer le débat public local. Je suis frappé de voir la vitalité de la démocratie locale et participative en Europe du Nord. Le référendum est remis au goût du jour, et il faut multiplier les instances de concertation et de dialogue. Les élus locaux doivent jouer un rôle de médiateur, et doivent poser les conditions d’acceptabilité des dossiers sur leur territoire en relation avec les populations. La France a accumulé un retard important en matière de démocratie participative.

Marc-Philippe DAUBRESSE : Nous sommes en train de travailler sur une proposition de loi qui concilierait citoyenneté et prise de décision en faisant appel à la démocratie locale qui serait efficace pour des cas comme le vôtre.

Émile BLESSIG : Il est très difficile de procéder à des arbitrages démocratiques entre les différents intérêts généraux à l’échelon régional, local et national. C’est là toute la difficulté du travail de coproduction dont nous débattons ce matin. La faiblesse est le rapport entre démocratie représentative et démocratie participative. Les outils de la démocratie représentative ne sont plus suffisants pour assurer à eux seuls la construction d’un intérêt général reconnu comme légitime.

Nous devons effectuer un travail important de réconciliation du citoyen avec les productions de normes d’intérêt général. Les procédés d’élaboration de débat public doivent être améliorés. Pour l’instant, les citoyens se sentent exclus de l’élaboration des schémas de cohérence dont on a souligné l’importance.

Question : La compétence sociale est dévolue au département dans un territoire rural en partage avec les communes et les intercommunalités. Or la compétence sociale n’est pas évoquée dans le texte sur l’intercommunalité.

Je m’interroge, par ailleurs, sur les rumeurs de remise en cause du centre intercommunal d’action sociale. Cet outil, particulièrement en milieu rural, permet d’impliquer le secteur associatif.

Bertrand PANCHER : Vous posez ici la question centrale du partage de la compétence entre les départements et les territoires. Dans les départements ruraux, les communes ne peuvent pas s’engager à elles seules dans des actions sociales. Elles doivent donc se regrouper à travers des centres intercommunaux d’action sociale. Puis ces centres, seuls ou regroupés, peuvent contractualiser avec les départements.

Cela implique des initiatives législatives sur ce sujet, mais aussi des incitations à l’échelle du département, qui peuvent être encore plus efficaces.

Marc‑Philippe DAUBRESSE : Trois éléments qui figurent dans le projet de loi de décentralisation peuvent être utiles à ce titre : la subsidiarité est affirmée timidement. Si une structure intercommunale demande au département le pouvoir d’exercer une compétence sociale, ce dernier doit obligatoirement délibérer sur la question.

Les communes et les structures intercommunales peuvent, par convention, exercer une partie de la compétence partagée avec celui qui la détient officiellement (ici le département).

Enfin, à propos des centres intercommunaux d’action sociale, très peu de communes ont les moyens de financer leurs propres CCAS (environ 3 300 sur 36 000 communes). Nous sommes face à un vide juridique, car cette compétence est obligatoire, mais de nombreuses communes n’ont pas de ressources à y consacrer. La loi a entériné cet état de fait. Les CCAS et les centres intercommunaux ne sont aucunement remis en cause, mais on n’oblige pas pour autant les communes qui ne peuvent pas le faire.

Adrien ZELLER : Il faut souligner la nécessité absolue de doter l’ensemble du territoire national de bureaux d’action sociale branchés sur le tissu local, c'est-à-dire l’intercommunalité dans le cas des petites communes. Il faudrait que cette compétence sociale devienne obligatoire pour cette dernière.

La reconstitution d’un lien social en liaison avec les territoires devrait être une priorité nationale. Pour mener une action efficace, il faut sortir de la préfecture et des bureaux du conseil général pour aller sur le terrain.

Question : Il existe de nombreuses compétences partagées entre la région et le département. Ne pensez-vous pas qu’il serait souhaitable de déterminer des chefs de file ? Sinon, on risque de se heurter à une grande complexité des débats, par exemple sur les stratégies de développement en matière de tourisme.

Marc‑Philippe DAUBRESSE : La loi est assez claire sur le sujet, mais le cas du tourisme est particulièrement délicat et compliqué. Pour simplifier la loi qui est, sur ce point, une usine à gaz, c’est la région qui est responsable des stratégies de développement.

Synthèse

Émile Blessig

L’aménagement du territoire est passé de la construction d’équipements à une organisation du territoire dont l’attractivité provient autant des services que des équipements.

La construction d’un projet autour du territoire apparaît aujourd’hui comme l’élément le plus important. Ces projets doivent se construire en fonction des différents intérêts généraux qui se déclinent à tous les niveaux (local, régional et national) avec, en plus, la prise en compte de l’échelon européen : c’est donc le résultat d’une coproduction, que tous les intervenants ici présents appellent de leurs vœux.

La mise en oeuvre d’un tel aménagement paraît complexe. Le débat sur la clause de compétence est indispensable. Il convient de différencier en la matière ce qui est souhaitable de ce qui est possible. Le projet de loi présenté est intéressant, dans la mesure où il va dans le bon sens, celui de la proximité avec le citoyen et d’une prise de décision plus rapide. En revanche, en matière de lisibilité, de clarté des responsabilités des acteurs, de nombreuses questions restent posées. On est encore loin d’une réconciliation du citoyen avec les mécanismes de décision. La problématique de la démocratisation devra être abordée, de même que la question des moyens humains et financiers, qui sera prise en charge dans un autre texte. Enfin, de nouvelles formes de partenariat public‑privé doivent être inventées.

table ronde n° 2

les enjeux financiers de la décentralisation : l’exigence de la péréquation

PRÉSIDENT

Jean FRANÇOIS-PONCET
Ancien ministre, Sénateur du Lot-et-Garonne,
Président de la Délégation du Sénat à l’aménagement
et au développement durable du territoire

INTERVENANTS

Claude BELOT
Sénateur de Charente-Maritime

Yves FRÉVILLE
Sénateur d’Ille-et-Vilaine

Gérard LARCHER
Sénateur des Yvelines, Président de la Commission des affaires économiques et du plan du Sénat

Pierre MÉHAIGNERIE
Ancien ministre, Député d’Ille-et-Vilaine, Président de la Commission des finances de l’Assemblée nationale

Michel KLOPFER
Consultant en finances locales

 

Introduction

Jean FRANÇOIS-PONCET
Ancien ministre, Sénateur du Lot-et-Garonne,
Président de la Délégation du Sénat
à l’aménagement et au développement durable du territoire

Mesdames et messieurs, la séance de cet après‑midi sera consacrée à un sujet aussi important qu’austère, et donc de nature à décourager certains enthousiasmes. La plupart des élus savent néanmoins que la péréquation est un sujet central quand on parle de décentralisation. Je vais rapidement présenter le sujet, puis passer la parole au Sénateur Belot, qui a été le rapporteur du groupe de travail de la délégation à l’aménagement du territoire du Sénat et de la commission des finances.

Il existe peu de questions qui, depuis des années, ont fait l’objet d’autant de débats, à l’occasion desquels on a si souvent légiféré, et qui ont finalement aussi peu avancé. Évidemment, la péréquation est un problème qui ne se posait pas lorsque l’Etat jacobin régnait. À travers le budget de l’Etat, on veillait à ce qu’un minimum d’égalité soit maintenu entre les départements. Ceux-ci assumaient d’ailleurs l’essentiel  des dépenses avec leur propre budget. C’est la décentralisation qui n’a cessé de poser le problème de la péréquation avec une acuité croissante.

Il faut garder à l’esprit qu’il existe trois étapes dans la décentralisation. La décentralisation Defferre avait été assez bien gérée. La deuxième étape correspond à ce qui a été fait depuis la décentralisation Defferre. Elle est liée au transfert de compétences de l’Etat aux régions sans transferts équivalents de ressources. C’est sur ce point que porte la troisième étape, le projet de loi sur les responsabilités locales qui est aujourd’hui examiné par les assemblées.

Nos collectivités territoriales ont des moyens très différents pour exercer les compétences que l’Etat leur transfère. Pour les uns, l’exercice de ces compétences ne pose aucun problème. Les autres, en réalité, peinent à les utiliser pleinement. On assiste ainsi à une fracture territoriale entre les différents départements du fait des compétences qu’on leur transfère. Il s’agit d’une inégalité de développement : certains départements affectent l’essentiel de leurs ressources aux compétences obligatoires transférées. Il ne leur reste donc plus rien à consacrer au développement économique.

Tout ceci va de pair avec la mondialisation, la mobilité accrue des capitaux et des cadres. Ces évolutions vont dans le sens d’une concentration de l’activité, de l’emploi et de la richesse dans un petit nombre de grandes agglomérations. Ces deux phénomènes de décentralisation et de mondialisation entraînent une aggravation des inégalités. Face à la nouvelle étape de la décentralisation, il est difficile de ne pas aborder ce problème.

Je ne sais pas quelle sera l’évaluation financière des compétences transférées dans la nouvelle loi, mais le projet gouvernemental transmis au Sénat portait sur 8,5 milliards d’euros. C’est un transfert majeur, mais qui risque d’aggraver les inégalités comme l’a fait par exemple l’Allocation personnalisée à l’autonomie (APA), qui a eu des conséquences très différentes pour les départements. En fonction du nombre de résidents de plus de soixante ans, certains départements ont augmenté leur fiscalité, d’autres non. La péréquation est donc devenue un élément incontournable.

On ne peut pas dire que cette situation ait été ignorée. C’est pour y répondre que la dotation de péréquation et la dotation minimale de fonctionnement ont été créées. Mais en réalité, leur effet péréquateur est très faible. Cette question doit donc être traitée aujourd’hui.

Le Sénat, qui se considère à l’écoute des collectivités territoriales, s’est penché sur ce problème. Les commissions des finances et des affaires économiques ainsi que la Délégation à l’aménagement du territoire ont constitué un groupe de travail commun. Ce groupe a conduit une étude pendant plusieurs mois et rédigé un rapport que le sénateur Belot va nous présenter. La première partie vise à évaluer objectivement les ressources et les charges de chaque département afin de constituer un indice synthétique pour classer les départements. Nous nous sommes ensuite penchés sur la manière de compenser ces inégalités.

Nous sommes aujourd’hui au pied du mur. Il existe, à l’heure actuelle, 20 à 25 départements qui sont dans l’incapacité d’assumer les charges financières qu’induisent les transferts de compétences. Le problème est donc devenu urgent. Lors du vote de la loi d’aménagement de 1995, le Sénat avait discuté l’adoption d’un mécanisme très contraignant de péréquation sur le modèle allemand. Le projet a été adopté, et ce dispositif a été repris lors du vote de la loi Voynet. Pourtant, il est resté largement inappliqué. La péréquation apparaît donc comme une « vache sacrée », devant laquelle on s’incline à condition de ne jamais s’en servir. De là découle tout l’intérêt du travail du Sénat, qui vise à la fois à établir une grille aussi objective que possible incluant les ressources et les dépenses des départements, mais aussi un mécanisme de péréquation sur cinq ans. Cette proposition modérée permettrait de soulager les départements les plus en difficulté sans demander des sacrifices insurmontables aux autres. Il est impossible de supprimer des dotations, mais on peut jouer sur la croissance de celles‑ci pour réduire les inégalités. Le sénateur Belot va maintenant vous présenter ce rapport.

La péréquation interdépartementale : vers une nouvelle égalité territoriale ?

Claude BELOT
Sénateur de Charente-Maritime

Nous avons tenté de créer un 101ème département virtuel, pour voir combien les départements dépensent pour chaque habitant pour les compétences obligatoires. Nous sommes arrivés à une dépense moyenne constatée, en euro et par habitant. Les résultats sont tout à fait surprenants.

L’échelle des dépenses réalisées pour remplir les mêmes responsabilités est extrêmement large. Par exemple, pour les dépenses de transport scolaire, on passe du simple au double, selon qu’il s’agisse de la Creuse ou du Val‑d’Oise. Le rapport des dépenses en matière de voirie entre la Creuse et la Seine-Saint-Denis est de 1 à 200, pour l’APA, il est de 1 à 3. L’ampleur de ces écarts est particulièrement spectaculaire. Il existe une grande différence dans le coût de l’exercice des responsabilités obligatoires pour les départements. Compte tenu de l’obligation de présenter des comptes équilibrés à la fin de l’année, chacun exerce ses compétences en fonction des ses moyens.

Nous avons également procédé à une évaluation des différences de recettes par habitant. Par exemple, la répartition de la base de taxe professionnelle est très inégale, passant de 581 dans la Creuse à 3 830 dans les Hauts-de-Seine. Les résultats ne sont pas erratiques. En réalité, la répartition des départements est assez régulière. Si on effectuait une courbe de Gauss, sa base serait relativement large.

Ce constat de grands écarts de richesses n’est pas sans conséquences sur l’exercice des compétences obligatoires et sur l’aptitude des départements à choisir d’exercer d’autres compétences en partage avec la région. Certains départements ne peuvent pas exercer le pouvoir d’initiative dont ils disposent théoriquement. Si ce constat est banal, nous avons tenté de mesurer objectivement la situation. Il apparaît souhaitable de la corriger. Il existe aujourd’hui un écart croissant dans l’exercice, par les départements, des compétences par rapport à la situation antérieure où la Nation et l’Etat centralisé prenaient en charge ces dépenses.

Nous sommes un petit groupe de sénateurs qui avons tenté de faire évoluer cette situation, notamment lors du vote de la loi Pasqua en 1994. Nous avons préparé des textes audacieux, mais la péréquation horizontale que nous avions imaginée est devenue une idée tellement difficile à appliquer qu’elle n’avait plus beaucoup de sens. En 1998, nous avons tenté de réintroduire cette idée dans la loi Voynet, mais la ministre de l’environnement et Bercy ne considéraient pas cette question comme une priorité.

Peut-être voyons-nous se présenter une nouvelle opportunité. Avec la redistribution des cartes qu’impliquent la décentralisation et les transferts vers les collectivités, il y a peut-être la possibilité de corriger des inégalités aussi flagrantes. Il ne faut cependant pas tout attendre de la décentralisation. La loi votée n’offre qu’une faible marge de manœuvre pour redistribuer la richesse. Un débat sur l’affirmation du principe d’égalité nationale est inévitable. Sinon, certains départements ne seraient pas à même d’exercer l’ensemble de leurs compétences. Il faut bien mesurer les conséquences de ce problème.

Les élus des collectivités locales les plus riches nous félicitent pour le travail que nous avons accompli. Mais ils nous disent qu’ils ne disposent d’aucune marge de manœuvre car ils ont déjà mobilisé les moyens humains et financiers pour la réalisation de leurs projets, et ne peuvent pas contribuer au rééquilibrage.

Il est très difficile d’effectuer des réformes dans notre pays. La DGF et les fonds pour la péréquation ne fonctionnent plus, c’est pourquoi il est important de traiter ce problème. Dans le cas contraire, nous risquerions de voir les déséquilibres s’accentuer en France. Or, le pacte républicain implique que chaque citoyen puisse avoir droit d’accès aux mêmes collèges et lycées. Il faudra bien trouver les recettes pour assumer ces responsabilités dans le cadre de la décentralisation.

Jean FRANÇOIS-PONCET : Je vais donner la parole au sénateur Yves Fréville, grand spécialiste de fiscalité et des finances locales. À sa gauche se trouve M. Michel Klopfer, connu de toutes les collectivités territoriales comme le meilleur spécialiste des questions de finances locales. M. Klopfler et le sénateur Fréville nous ont permis d’avoir une connaissance quasi exhaustive de ce sujet, relativement ésotérique.

Pour compléter les propos du sénateur Belot, je tiens à souligner que notre rapport comporte deux parties. La première, dont il a fort bien parlé, concerne les inégalités considérables de ressources et de charges entre les départements, que nous avons examinées avec une objectivité totale. L’objectivité signifie ici que nous avons éliminé l’impact des politiques pratiquées. Certains départements appliquent leurs compétences de façon plus ou moins dispendieuse ou économe. Pour éliminer ce facteur, nous avons établi, pour chaque dépense obligatoire, des moyennes nationales. Par exemple, dans le domaine de l’éducation, nous avons pris la moyenne par élève, multipliée par le nombre d’élèves, pour obtenir des résultats comparables. C’est une approche totalement neutre.

Le deuxième point sur lequel je souhaitais attirer votre attention est le fait que, instruits par l’expérience, nous nous sommes employés à développer un mécanisme de compensation qui se heurte au minimum de résistances des collectivités les plus riches. Nous proposons de financer les compensations sur la durée, en prélevant les sommes sur la croissance des dotations de l’État, et non sur le montant des dotations actuelles, qui reste garanti pour tous. C’est un dispositif aussi inoffensif que possible. Si on ne veut pas appliquer ce système peu douloureux et basé sur un constat objectif, on se refuse à toute action. Dans ce cas, il est impossible de décentraliser. Sur cette remarque quelque peu abrupte, je passe la parole au sénateur Fréville.

Les limites de la péréquation

Yves Fréville
Sénateur d’Ille-et-Vilaine

Nous sommes, en effet, au pied du mur en matière de péréquation. La Constitution, dans son article 72 pose clairement l’obligation de mettre en place des dispositifs de péréquation qui favorisent l’égalité entre les collectivités territoriales. De plus, dans la loi de finances en cours de discussion, nous avons globalisé l’ensemble des dotations aux collectivités locales. Cet ensemble de dotations représente une masse proche de 40 milliards d’euros, dont environ 35 milliards que je désignerai comme des « dotations mortes ». Ces dotations « fossilisées » regroupent les compensations d’impôts supprimés, les dotations de péréquation anciennes et les dotations qui dépendaient de critères démographiques, souvent très anciens. Nous réfléchissons aujourd’hui à ce que deviendra cette architecture d’ici juin 2004.

La contrainte globale vient du fait qu’il faut assurer la prévisibilité des dotations pour les collectivités territoriales. Cette impossibilité pour les collectivités de prévoir les ressources dont elles disposeront est un problème grave qui entrave leur capacité à planifier les investissements publics nécessaires à leurs missions.

Si on aboutit à la sanctuarisation des 35 milliards de dotations globalisées, on va consolider les rentiers. Il importe de trouver des critères nouveaux pour la péréquation. Il est généralement convenu d’égaliser le rapport avantage/effort, en prenant le ratio entre les dépenses et les charges d’une part et le potentiel fiscal d’autre part. Le but est d’harmoniser, pour un service donné, le taux de pression fiscale sur l’ensemble du territoire. C’est le principe de base sur lequel nous nous appuyons pour construire des mécanismes de péréquation.

Une fois ce principe rappelé, il faut se confronter à un certain nombre de sujets controversés que je vais aborder.

Le premier problème est le suivant : faut-il tenir compte de l’effort fiscal ?

Les dotations actuelles en tiennent compte. Plus on imposait le citoyen, plus on recevait des aides de l’Etat. On peut prendre l’exemple des dégrèvements d’impôt, qui sont une forme de péréquation déguisée. Il existe donc des régions vertueuses, qui ne bénéficient pas de ces aides, et d’autres dépensant plus, que l’Etat aide davantage en pourcentage. Dans un système de péréquation, faut-il continuer à aider ceux qui ont des pressions fiscales élevées ? Je pense qu’il faut être neutre par rapport aux politiques fiscales des différentes collectivités locales, et que l’Etat doit intervenir sur le potentiel fiscal. Il faudrait donc diminuer les aides accordées en fonction de l’effort fiscal quand il dépasse certaines limites.

Le deuxième point qui doit être éclairci est celui du potentiel fiscal. Cette idée permet de contourner le problème de l’effort fiscal que je viens d’évoquer. Ce potentiel est calculé en fonction des taux moyens de la fiscalité dans l’ensemble des collectivités locales, de sorte que celles‑ci sont mises à égalité sur le plan de l’effort fiscal. Cette notion était une grande idée en 1979. Son sens s’est tant délité depuis qu’on ne sait pas vraiment ce qu’il en reste, et son évaluation est faussée à cause des dégrèvements.

De plus, de nouvelles ressources sont apparues. Il faudrait peut-être étendre cette notion de potentiel fiscal à des éléments tels que les droits de mutation, dont les départements conservent aujourd’hui les deux tiers. C’est une ressource qui a connu une croissance très inégale selon les départements. Ne faut-il pas les prendre en compte ?

Si on introduit les dotations « fossilisées » dans les dotations forfaitaires, ne serait-il pas logique, en contrepartie de la garantie donnée aux collectivités locales de recevoir ces sommes, de les voir apparaître également dans leur potentiel fiscal ? Celui-ci deviendrait alors un potentiel financier.

Il faut enfin considérer le problème des charges. La première charge à retenir est celle de la population. Or, si on observe l’évolution des dotations de l’Etat ces dernières années, il est frappant de constater que les évolutions de populations ont été ignorées. Pour les départements, on a créé une dotation forfaitaire, qui est un minimum garanti par habitant, dont les quatre cinquièmes sont basés sur un critère de population fondé sur le recensement de 1975. Depuis, on augmente le taux moyen de la dotation sans tenir aucun compte de l’évolution de la population. Un département comme la Seine‑et‑Marne a, depuis cette date, 300 000 habitants supplémentaires à charge.

Un autre exemple est celui de la dotation forfaitaire des communes, qui tient compte du recensement de la population de 1990 à hauteur de 80 % de la masse totale. La commune de mon suppléant au Sénat comptait 13 000 habitants en 1999, contre 8 000 en 1990, soit une augmentation de 60 %. On lui a accordé la moitié de cette augmentation. Ce problème est général : on ne veut pas prendre en compte la charge la plus élémentaire qui soit, c'est-à-dire la population. Lors d’une réunion récente du groupe de travail du comité des finances locales sur la péréquation, nous avons demandé au ministre de l’intérieur une simulation pour déterminer l’impact d’une rectification des dotations globales en fonction des évolutions de la population.

Un autre sujet de controverse est celui de la prise en compte de la taille des communes dans la répartition des dotations. La question posée implicitement est celle de la répartition en fonction de la population en tenant compte des charges différentes qui peuvent exister entre les agglomérations urbaines et les communes de base. Il est peut-être souhaitable de consolider l’ancien système avant de se lancer dans une réforme sur laquelle il y a assez peu d’études. On sera peut-être amené à conserver un écart de 1 à 2, mais le pire serait de ne pas aborder ce sujet, ou de le traiter sans le soumettre au Parlement. J’ai effectué une étude sur les dégrèvements de la taxe d’habitation, qui montrait que le système bénéficiait essentiellement aux grandes villes, qui imposent plus, mais dont l’État dégrève mieux les contribuables. On peut décider d’aider les grandes communes urbaines, mais en démocratie, ce type de choix doit être expliqué.

Pour les autres charges, j’approuve la méthode adoptée par la Délégation du Sénat. Nous avons besoin d’indicateurs objectifs pour situer les départements les uns par rapports aux autres. C’est dans ce sens qu’il faut travailler. Le Sénat a su faire preuve d’imagination pour les départements, mais ce travail reste à faire pour les communes.

Jean FRANCOIS-PONCET : Monsieur le sénateur, je vous remercie. Vous approuvez la méthode que nous avons mise en œuvre et vous mettez l’accent sur un certain nombre d’aspects qui n’ont pas été suffisamment développés dans notre étude, mais il n’y a pas dans vos propos d’objection de principe. Elle est bien sûr perfectible et des améliorations peuvent y être apportées. Ceci donne aux propositions que nous faisons une force qu’il est difficile d’ignorer.

M. Klopfer, comment réagissez‑vous à ce que vous avez entendu ?

Les difficultés fiscales d’une réforme de la péréquation

Michel Klopfer
Consultant en finances locales

La péréquation est un sujet d’étude permanent. L’apparition d’une fenêtre pour réformer la péréquation a été évoquée. Or, nous n’échapperons pas au débat et à la formulation d’une solution sur la DGF en 2004. La loi de finances pour 1999 avait prévu que la suppression progressive de la part salariale de la taxe professionnelle ferait l’objet d’une compensation qui monterait en puissance entre 1998 et 2003, avant d’être intégrée à la DGF. Une fois cette opération accomplie, que faisons-nous ? Il faut trouver des formes de calcul pour prendre en compte l’évolution de ce facteur, qui pose d’énormes difficultés. Ce phénomène concerne l’ensemble des politiques locales. Quand on traite un sujet d’une telle importance, il faut le faire pour tous les types de collectivités. Les régions possèdent désormais elles aussi une DGF.

Nous sommes en présence d’un cercle vicieux. La suppression de la « base salaire » a été intégrée dans le potentiel fiscal, avec des inconvénients rappelés par le sénateur Fréville pour la définition de ce potentiel. On arrive à un système incohérent où un élément de la DGF dépend du potentiel fiscal, lui-même déterminé en fonction de la DGF.

Le printemps 2004, au cours duquel la loi sur la DGF sera présentée, sera donc le moment idéal pour traiter le sujet de la péréquation en profondeur.

J’évoquerai deux points concernant les données à partir desquelles on peut travailler sur la péréquation.

On peut tenter de relativiser la péréquation par rapport à l’autonomie financière et fiscale. Certaines collectivités locales demandent plus de péréquation, mais toutes demandent plus d’autonomie. L’Etat pourrait être d’autant plus tenté d’accorder cette autonomie qu’il s’agit d’un moyen pour lui de verser moins d’argent. On a évoqué la solution qui, plutôt que de revenir sur la réforme des bases cadastrales des années 70, consiste à donner la possibilité aux communes de fixer elles-mêmes ces bases avec l’accord des services fiscaux. Dans le cadre d’une certaine transparence, on peut imaginer ce type d’autonomie. En revanche, on sort du cadre de la péréquation. À partir du moment où l’on donne des marges de manœuvre fiscales aux collectivités, on va à l’encontre de la politique de péréquation.

Les droits de mutation qui servaient à couvrir les dépenses sociales des départements en 1984 représentaient environ l’équivalent du coût de la dépense sociale confiée aux départements. À cette époque, les départements n’avaient pas les moyens humains quantitatifs et qualitatifs d’évaluer ce qu’on leur mettait entre les mains. Lors du transfert des droits de mutation, les ressources des collectivités ont été fortement affectées. La crise immobilière du début des années 1990 a par exemple entraîné pour les Alpes-Maritimes une perte de fiscalité de 10  %.

Il convient de s’interroger sur l’arbitrage nécessaire entre autonomie et péréquation. Si on tentait de mener ces deux idées de front, comment pourrait‑on y parvenir ?

Il existe trois types de péréquation :

- une péréquation verticale, qui existe aujourd’hui, par l’intermédiaire de l’Etat ;

- une péréquation horizontale, dont on parle peu, car souvent mal vécue, qui n’a que quelques modestes modèles comme le fond de solidarité de la région Ile‑de‑France ;

- une péréquation transversale, qui viserait à reproduire ce qui existe dans les communautés à taxe professionnelle unique, pour lesquelles la dotation de solidarité communautaire est bien transversale, puisque c’est un système qui donne lieu à cooptation et négociation, mais nécessite une forte autonomie.

On ne pourra pas effectuer de péréquation horizontale ou transversale à partir de la TIPP départementale, qui n’aura aucune base locale. Certains départements, comme les départements frontaliers, pourront se réjouir d’y échapper. Pour le reste, il faudra compter avec une DGF qui progressera moins vite (sur les huit dernières années, elle a progressé trois fois moins vite que la TIPP). Voilà les contraintes qu’il faudra mesurer dans l’examen de la relation entre péréquation et autonomie. Je me garderai bien de donner un avis sur ces arbitrages.

Enfin, je souhaiterais aborder un dernier point. Comment combiner la péréquation avec l’inertie des dotations actuelles ? On peut faire table rase du système existant, telles que les normes de dotations qui remontent au recensement de 1975, par exemple. Mais qu’arrive-t-il quand on bouleverse les données de façon très importante ? Ceux qui y perdent vont demander des compensations et des garanties. Si on observe les travaux parlementaires, on constate que ceux qui demandent des garanties font adopter des amendements. Ce qui s’est passé lors de ces derniers mois à propos de l’augmentation des garanties données aux établissements de coopération intercommunale en matière de DGF en est la preuve.

Plus la péréquation sera définie et approfondie, plus il y aura de mécanismes de rappel qui généreront une résistance par le jeu des demandes de garanties et atténueront ses effets. Cet aspect-là devrait être pris en compte dès le début de l’examen de la loi. L’expérience montre que lors des précédents travaux de ce type, un certain nombre d’amendements votés lors des deux ou trois années suivantes nuisaient à l’effet initialement recherché. Il faudrait donc penser à intégrer les garanties à la loi, afin d’éviter toute mauvaise surprise.

Jean FRANÇOIS-PONCET : Monsieur Klopfer, je vous remercie. En écoutant cette intervention, chacun aura bien mesuré que si le problème est devenu aujourd’hui incontournable, sa mise en œuvre est très complexe. Il faut évidemment prendre en compte tous les paramètres de façon afin que ceux qui ne veulent pas de la péréquation ne trouvent pas dans telle ou telle imperfection du système un alibi pour l’écarter. Nous poursuivrons notre travail au Sénat en l’enrichissant des différentes remarques qui nous serons faites afin d’établir un système durable.

Je salue l’arrivée de Gérard Larcher, grand spécialiste de la question et élu de la région parisienne. Il a en effet le mérite de ne pas parler au nom de territoires qui attendent de la péréquation un complément de ressources vitales, ce qui ne fait qu’ajouter à la valeur de son propos.

La péréquation dans le cadre de la notion française de service public ET d’aménagement du territoire

Gérard Larcher
Sénateur des Yvelines, Président de la commission des affaires économiques du Sénat

Monsieur le président, merci de m’accueillir.

Un modèle de service public en réseau s’est progressivement imposé en France. Son principe fondateur est l’égalité de traitement et d’accessibilité à l’ensemble des citoyens. Le maillage postal de l’ensemble du territoire, puis sa desserte ferroviaire l’ont incarné. Ce modèle appliquait une péréquation financière au sein de chaque réseau afin qu’il puisse être présent sur chaque partie du territoire. Ce maillage comprenait les régions dont l’isolement ou l’enclavement géographique ne permettait pas une couverture suffisante des coûts.

Cette péréquation financière a pris une forme essentiellement tarifaire. Il s’agissait de garantir le même prix pour le même service en tout point du territoire, quels que soient les coûts de production. La péréquation tarifaire des services en réseau est un corollaire de la notion d’égalité devant le service public. Il existe donc un lien très fort non seulement entre les notions de péréquation et aménagement du territoire, mais aussi avec celle de citoyenneté.

Ce modèle est à l’origine du prix unique du timbre en France ou de la tarification de la SNCF, de l’abonnement à la téléphonie fixe, ou du barème de la facture électrique et gazière. Expression de la solidarité et de la cohésion à l’échelle nationale, la péréquation implique des transferts de charge géographiques. Par exemple, les recettes de lignes à grand trafic permettent de doter des lignes déficitaires.

Cependant, ce principe connu depuis plus d’un siècle évolue. L’assouplissement de la péréquation peut être mis en œuvre grâce au progrès technique. Des logiciels performants permettent désormais, par exemple, de calculer précisément les coûts horaires des consommations de téléphone. De plus, il est apparu que l’assouplissement de la péréquation des tarifs pouvait servir l’objectif d’efficience économique, en favorisant une répartition temporelle plus harmonieuse des prestations. Ainsi, des modulations tarifaires en fonction des plages horaires sont apparues depuis longtemps dans le domaine des communications téléphoniques, et plus récemment pour l’électricité. De même, les tarifs des TGV sont majorés pendant les périodes de trafic intense. Traduisant le jeu de l’offre et de la demande, ces modulations tarifaires ont permis d’orienter la consommation : nous avons donc bien déjà dérogé au principe de péréquation absolue.

Il faut, en outre, prendre en compte l’ouverture à la concurrence. Dans un premier temps, elle incite les opérateurs à réduire les écarts entre tarifs et coûts de leurs secteurs les plus exposés, et à relever les prix sur les secteurs non concurrencés. Ce comportement interdit les transferts de charges et peut, à terme, conduire à la fermeture du réseau dans ces zones non rentables. Ceci entraîne de lourdes conséquences pour l’aménagement du territoire, en accélérant le dépeuplement de certains territoires. Péréquation et concurrence semblent donc incompatibles.

Il est impératif de trouver des solutions pour garantir à nos citoyens l’accès au service public à des conditions tarifaires acceptables. D’autres formes de péréquation doivent être imaginées. Si la péréquation absolue est impossible, il faut définir pour chaque réseau le service garanti auquel chacun peut avoir accès pour un prix raisonnable, les éventuels écarts faisant l’objet de compensation par l’Etat ou les collectivités locales. D’autres systèmes peuvent être envisagés. Par exemple, en matière d’électricité, une taxe proportionnelle à la consommation d’énergie en kilowatt/heure est appliquée pour prendre en charge le surcoût lié à la production d’électricité dans les territoires insulaires.

Toute la difficulté est de déterminer les prestations relevant de ce service garanti et justifiant cette compensation. À cet égard, force est de reconnaître que le maintien à tout prix de la péréquation peut générer des effets pervers. Ainsi le maintien de tarifs de l’électricité artificiellement bas dans certaines régions isolées peut décourager le développement d’énergies renouvelables pour des territoires qui possèdent des atouts dans ce domaine. En outre, il est nécessaire que les populations acceptent de supporter certaines contraintes en contrepartie de leur connexion au réseau, comme l’installation d’infrastructures sur leur territoire.

Il convient, par ailleurs de considérer la possibilité de faire évoluer la forme des services en réseaux, lorsque la fermeture de structures peu fréquentées devient inévitable. Ainsi, assurer l’accès au service postal ne signifie pas le maintien d’un bureau de poste dans chaque village, et peut passer par l’implication d’autres acteurs locaux. Il ne faut pas confondre le maintien d’un service et celui de ses formes de délivrance.

Enfin, rappelons que la péréquation des services publics peut être réalisée à d’autres échelles que le territoire national. Les cas de la gestion de l’eau ou des transports urbains en sont des exemples. L’attention portée par les associations de consommateurs permet de limiter les dérapages des prix observés. Il n’en demeure pas moins que l’organisation de services en réseaux au niveau régional ou local ouvre de nouvelles possibilités de péréquation, qui permettent de prendre en compte de nouveaux critères, comme celui des ressources des usagers.

Les services publics en réseaux, de par leur vocation à l’égalité sur l’ensemble du territoire national, continueront à donner lieu à une certaine péréquation. Mais celle-ci devra s’adapter aux nouvelles exigences que sont la concurrence et la nécessité de l’efficacité. La péréquation doit être modernisée pour accompagner les évolutions de notre société.

Jean FRANÇOIS-PONCET : Je remercie le sénateur Larcher d’avoir abordé la question du service public, qui ne figure pas dans l’enquête du Sénat, puisque celle-ci s’est concentrée sur la péréquation interdépartementale. La question du service public est néanmoins essentielle. Le sénateur Larcher nous annonce que la péréquation traditionnelle est en train de céder sous le poids de l’exigence de compétitivité qui résulte de l’ouverture des frontières, comme dans le cas de la poste. Cette compétitivité passera par la fermeture d’un certain nombre d’établissements et sera sans aucun doute très difficile à faire accepter.

Nous avons délibérément écarté ces problèmes dans le cadre du groupe de travail sur la péréquation car la tâche initiale que nous nous sommes assignée est déjà suffisamment complexe. Mais la transparence des explications du sénateur Larcher indique bien que nous serons amenés à aborder ce problème, dont la gestion sera extrêmement délicate. Je donne maintenant la parole à Pierre Méhaignerie, président de la commission des finances de l’Assemblée nationale.

Trois leviers pour la réforme de la péréquation

Pierre MÉHAIGNERIE
Ancien ministre, Député d’Ille-et-Vilaine, Président de la Commission des finances de l’Assemblée nationale

Trois échéances prochaines se présentent comme des opportunités peuvant être saisies pour réformer la péréquation : la loi de décentralisation, la loi sur le développement des territoires ruraux et le débat sur la désindustrialisation. Je suis en effet convaincu que la France est très en retard en matière de péréquation par rapport à ses voisins européens. Je mesure les pesanteurs politiques et les rapports de force engagés, mais en tant que président de la commission des finances, je souhaite vivement que l’on réforme le système actuel. Il est certainement impossible de trouver les moyens de financer ce changement à travers le budget de l’Etat, dont les marges de manœuvre pour les cinq prochaines années seront très faibles. Il faut donc chercher les possibilités de péréquation entre collectivités locales.

La DGF ne permet qu’un faible niveau de péréquation. Il existe des collectivités locales qui ont à la fois un potentiel fiscal et un revenu par habitant supérieurs à la moyenne nationale, et qui bénéficient de dégrèvements importants. C’est avec les fonds qui correspondent à ces dégrèvements qu’on peut réaliser la péréquation. Nous sommes assez nombreux pour orienter dans ce sens la loi de finances, qui constitue donc le premier levier.

Le deuxième levier est celui de la loi sur le développement des territoires ruraux, qui est pour l’instant assez vide, mais qui comprend quatre outils permettant de donner plus de consistance à ce texte :

- la péréquation ;

- les grandes infrastructures, qui jouent un rôle vital pour l’aménagement du territoire ;

- la nouvelle conception du service public ;

- la simplification d’une législation qui neutralise les capacités d’initiative.

A propos du service public, on ne peut pas demander aux administrations de maintenir intégralement leur réseau. De même, pour les hôpitaux, les contraintes des gardes sont telles qu’il faut inventer un nouveau service public. Le salut des hôpitaux périphériques passe, par exemple, par des contrats avec les CHU dans un rayon de 80 kilomètres.

Le troisième levier poussant à une réforme est l’inquiétude autour de la désindustrialisation. Nous avons subi en quarante ans l’exode agricole, alors que les emplois dans le secteur des services ont été créés dans les métropoles. Ainsi, compte tenu de la diminution de la population agricole pendant quarante ans (4 % de la population active) et du redéploiement mondial des emplois industriels, on peut se demander quel est l’avenir des zones rurales. Il est donc capital de mettre en œuvre une stratégie pour attirer les services en milieu rural.

Les trois voies possibles sont donc la décentralisation pour réformer la péréquation, la loi rurale pour lui donner une consistance, et le débat sur les problèmes posés par la désindustrialisation. Ces éléments devraient nous permettre de progresser.

dÉbat

Jean FRANÇOIS‑PONCET : Je salue l’arrivée de M. Patrick Devedjian, qui est le ministre compétent en matière de péréquation. Avant de lui donner la parole, nous allons prendre des questions.

Question : La loi de finances votée par le Parlement devrait introduire la notion de performance et responsabiliser les gestionnaires. La péréquation prend-elle en compte la notion de performance ? Comment les besoins des collectivités sont-il identifiés ?

Les demandes de crédits doivent s’accompagner obligatoirement d’un projet et d’objectifs à atteindre, qui éclairent les choix du Parlement. Qui effectue ce choix, et sur quels critères ?

Enfin, dans le cadre de la responsabilisation des gestionnaires, la fongibilité des ressources et des emplois sont-elles prises en compte dans la péréquation ?

Question : Les deux constats principaux qu’on peut tirer sont le très fort besoin de péréquation et, en même temps, l’impossibilité d’évoluer. Je me demande si les contraintes techniques ne proviennent pas de contraintes politiques. On rappelle constamment qu’il ne faut pas réduire l’autonomie fiscale des collectivités locales, et qu’il ne faut pas augmenter les transferts de charges entre collectivités locales ou entre habitants. Or, ceux qui font la loi sont bien souvent des élus locaux. J’imagine avec difficulté les élus des communes riches accepter de réduire leurs dotations ou leurs ressources, même au service de l’intérêt général. Or, si l’État, comme il a été dit, n’a pas les moyens d’assurer la redistribution, le rééquilibrage dépend uniquement de la bonne volonté des collectivités les plus riches. Le risque d’un blocage de la situation est considérable.

Question : Monsieur Klopfer a abordé le problème des taxes locales. Parmi celles-ci, la taxe foncière et sa base de calcul apparaissent aujourd’hui bien obsolètes. Par exemple, dans une commune donnée, pour un logement équivalent, la taxe d’habitation peut passer de 1 à 10 selon qu’il s’agit d’un bâtiment ancien ou récent. La décentralisation n’est‑elle pas une occasion de réviser ce système ?

Jean FRANÇOIS-PONCET : Vous avez raison de parler de performance et de besoin, mais ce n’est pas l’optique dans laquelle nous avons réalisé notre étude sur la péréquation. Nous avons justement écarté l’impact des différentes politiques pratiquées pour arriver à une appréciation objective. Nous avons pris les moyennes nationales, qui neutralisent l’impact des politiques locales. Étudier les différentes performances des départements serait une démarche très complexe, et constituerait un jugement en opportunité qui ouvrirait un débat sans fin.

Je comprends bien vos inquiétudes sur la contrainte politique. J’espère que le ministre va nous annoncer des progrès dans ce domaine. Vous avez raison de supposer que les collectivités les plus riches ne sont pas particulièrement enclines à faire des concessions. C’est la raison pour laquelle, connaissant ces résistances, nous sommes partis de l’idée que la péréquation proposée par le Sénat ne diminue pas les dotations actuellement versées par l’Etat à tous les départements. Le niveau actuel des dotations est garanti, et le prélèvement s’opère sur une partie la croissance. Ainsi, le rééquilibrage ne concerne pas des dotations pour lesquelles les dépenses locales ont déjà été engagées. Si ce système très raisonnable n’est pas accepté, votre pessimisme sera confirmé.

La taxe d’habitation repose, en effet, sur des bases complètement obsolètes. Ce fait est connu de tous, et un réexamen a été planifié à plusieurs reprises, mais a toujours été repoussé. Dans ce domaine également, je recommande une approche progressive, car les chantiers sont nombreux (service public, réévaluation des différentes taxes).

Monsieur le ministre, je vous donne la parole.


Synthèse

Patrick devedjian, MINISTRE DÉLÉGUÉ AUX LIBERTÉS LOCALES

Je tiens d’abord à souligner que l’Ile‑de‑France n’est pas un îlot de prospérité et de privilèges uniforme. La commune d’Anthony, dont je suis élu, a reçu par le passé la DSU, bien que sa situation se soit améliorée. Le développement de cette ville a été appauvri par le centralisme jacobin. L’Etat a dépensé des milliards pour développer le quartier de La Défense, et la DATAR interdisait parallèlement le développement d’activités économiques dans d’autres parties de la région. Un de mes prédécesseurs avait tenté de créer une zone semblable, mais n’avait eu le droit d’installer que des entrepôts. L’aménagement du territoire a trop souvent été l’outil du centralisme jacobin et le concepteur des inégalités. Si on observe le débat actuel sur les TOS, on constate que ceux-ci étaient, jusqu’à présent, répartis de façon assez fantaisiste. De plus, les départements constatent qu’il manque du personnel et que l’Etat n’a pas fait son devoir.

L’aménagement du territoire s’est souvent illustré par une « logique de fiefs » : l’installation par Yves Guéna, à Périgueux, de l’imprimerie des timbres-poste, la création par Valéry Giscard d’Estaing à Clermont-Ferrand de l’imprimerie des billets de banque. Il s’agit de délocalisation et d’un aménagement du territoire monarchiques. D’ailleurs, le cumul des mandats est le palliatif apporté par les Français au centralisme. La promotion au rang national (ministre) d’un élu local est le meilleur moyen de permettre à un territoire de se développer.

Nous avons prévu dans la loi sur les responsabilité locale un dispositif d’évaluation de la performance, qui a malheureusement été supprimé par le Sénat. Nous espérons que l’Assemblée nationale le rétablira.

J’approuve l’essentiel des conclusions du rapport sénatorial sur la péréquation interdépartementale.

D’une manière générale, la DGF sera scindée en deux : une DGF de base qui évoluera faiblement, et une DGF de péréquation, qui par agrégation est portée de 19 à 36 milliards d’euros. Celle-ci, par sa croissance naturelle, dégagera les marges qui permettront de rééquilibrer les inégalités.

L’Etat distribue cette année 59,4 milliards d’euros, c'est-à-dire 20 % de son budget. On peut, tout de même, effectuer avec cette somme un certain rééquilibrage, bien que nous connaissions actuellement une forte inégalité de péréquation. Par exemple, la DGF par habitant en 2003 pour les communautés urbaines s’élève à 80,6 euros. Pour les communautés de communes à fiscalité additionnelle, elle s’élève à 18,2 euros par habitant. Or la DGF ne correspond pas à une compensation d’une différence entre potentiels fiscaux. Elle aggrave au contraire les inégalités. La péréquation actuelle est une fausse péréquation, qui ne reflète pas les inégalités de développement.

Enfin, la taxe d’habitation est un bon impôt, mais qui a dégénéré faute de courage politique. Cette disparité entre le neuf et l’ancien nécessiterait, en effet, des corrections de grande ampleur. C’est aussi parfois un frein à la rénovation des logements anciens.

Il convient de la réformer, et non de la supprimer pour la remplacer par une nouvelle taxe, car il est toujours très difficile de créer un nouvel impôt de cette importance. On pourrait peut-être actualiser la base cadastrale au moment de la mutation. Ainsi, le nouveau propriétaire ne s’en rendrait pas compte, n’ayant pas connu le précédent montant de l’impôt.

Jean FRANÇOIS-PONCET : Je remercie M. Devedjian, qui nous a apporté quelques lumières et quelques espérances. Il me paraît en effet sensible à l’importance du problème.

Pour 20 à 25 départements, une nouvelle étape de la décentralisation est impensable sans une réelle péréquation. Nous attendons donc le projet de loi gouvernemental sur ce sujet. Le Sénat vous remettra avant ce projet une étude sur les régions analogue à celle que nous avons réalisée sur les départements. Au regard des déceptions que nous avons connues par le passé, nous préférons progresser pas à pas. Il me semble que nous avons maintenant les pistes nécessaires pour avancer sans susciter de tollé de la part des départements.

Mesdames, Messieurs, je vous remercie.

Je remercie mon collègue Émile Blessig à l’initiative duquel cette journée s’est tenue et qui a admirablement présidé les débats de ce matin.

Nous souhaitons tenir un colloque de ce type annuellement, alternativement à l’Assemblée nationale et au Sénat, afin de faire le point sur les progrès accomplis.

 


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