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DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 32

Réunion du jeudi 6 mars 2003 à 9 heures 30

Présidence de M. Pierre Lequiller, Président

Audition de M. Jacques Delors, ancien Président de la Commission européenne, sur l'avenir de l'Europe (audition ouverte à la presse)

Le Président Pierre Lequiller a d'abord souligné le plaisir qu'avait la Délégation à accueillir M. Jacques Delors, à la fois au titre de ses anciennes fonctions à la tête de la Commission européenne et en tant que président de l'association « Notre Europe ». Il a évoqué le développement des travaux de la Convention en indiquant que celle-ci avait d'ores et déjà accompli un travail important et abordait à présent une phase décisive relative, en particulier, aux sujets concernant les compétences, les institutions et la politique étrangère.

M. Jacques Delors a, en premier lieu, considéré que la Convention était déjà un succès - à travers, notamment, les propositions précises déjà acquises sur nombre de sujets - estimant que ce succès contredisait le scepticisme initial affiché par beaucoup de partenaires, notamment par certains chefs de gouvernement.

Abordant ensuite l'attitude de l'Europe dans le contexte international actuel, et en particulier par rapport à la question irakienne, il a souligné que l'incapacité des pays européens à agir ensemble ne l'avait pas réellement surpris. Il a estimé que les dispositions introduites par le traité de Maastricht relatives à la mise en œuvre d'une politique étrangère et de sécurité commune étaient prématurées, du fait de profondes différences entre les Etats membres, liées à des pesanteurs historiques. Il aurait été préférable de prévoir un système selon lequel les Etats membres agissent ensemble quand ils en sont d'accord, avec une possibilité d'abstention constructive. Il a considéré qu'il ne fallait pas mener les Européens avec des songes et que la convergence des intérêts économiques ne conduisait pas nécessairement, par engrenage vertueux, à un rapprochement de nature politique. Dans le même esprit, il faut prendre garde aux annonces non suivies d'effets et aux « cabris » qui évoquent l'Europe à propos d'un peu tous les sujets. Il a insisté sur la permanence des nations pour assurer la cohésion des sociétés européennes et la nécessité de leur conserver les compétences correspondantes.

En ce qui concerne les institutions, il a estimé que s'il était nécessaire d'améliorer le système actuel, il ne fallait pas croire pour autant que, par les seules institutions, il était possible de créer un « vouloir vivre ensemble ». Il a rappelé que certains, plus attachés à l'impact des réformes institutionnelles, le considérait, de ce fait, comme « fonctionnaliste » et a évoqué à ce propos sa différence de point de vue avec M. Altiero Spinelli.

M. Jacques Delors a ensuite évoqué la question de l'Union économique et monétaire et a déploré le déséquilibre existant de ce point de vue entre un pilier monétaire fort et un pilier économique faible. Il a considéré que ce déséquilibre ne constituait pas une fatalité et a noté que le traité de Maastricht prévoyait déjà la coordination des politiques économiques. Il a estimé que la France portait une responsabilité importante à ce propos en n'ayant pas, lors des discussions sur le pacte de stabilité demandé par l'Allemagne, soutenu concrètement l'idée d'un pacte de coordination des politiques économiques qui aurait inclus un droit d'initiative de la Commission dans ce domaine. Il a évoqué le paradoxe actuel d'une hausse de l'euro coexistant avec des Etats-Unis forts et une économie européenne qui ne va pas bien. Il s'est déclaré partisan de responsabilités plus importantes données à la Commission en matière économique, à condition que ne soient pas pris en compte les seuls critères monétaires et de l'équilibre budgétaire, mais aussi, d'une façon plus large, le développement économique et social équilibré et durable de l'Union.

Il a indiqué qu'il avait défendu l'idée d'introduire dans le pacte de stabilité des critères supplémentaires, comme celui du taux de chômage des jeunes et du chômage de longue durée, mais que cela avait été rejeté, à l'époque, par certains Etats membres.

Abordant enfin la perspective du prochain élargissement, M. Jacques Delors a indiqué qu'il n'avait jamais cru que les objectifs du traité pouvaient être atteints à vingt-cinq. Il a rappelé qu'il était depuis longtemps en faveur d'objectifs réalistes pour la « grande Europe », ce qui ne nécessitait pas la mise en place d'un traité spécial.

M. Jacques Delors a alors évoqué trois objectifs pour la « grande Europe » :

- la constitution d'un espace de paix et de sécurité, notamment au regard du passé de nombreux pays qui ont la douloureuse mémoire d'avoir été le jeu des traités. De même, le problème particulier des Balkans souligne la nécessité pour l'Union de créer les conditions de la paix. Doit aussi être assurée la garantie de la sécurité des personnes qui relève des politiques de l'actuel troisième pilier ;

- un cadre pour le développement durable, au-delà de l'extension des bénéfices du grand marché. Dans cet esprit, M. Jacques Delors a mentionné la compétitivité qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit. Il a souligné les enjeux d'un accroissement des investissements européens en matière de recherche et de technologie ainsi qu'en ce qui concerne les grands travaux ; il a à cet égard déploré les difficultés de financement du TGV Est. S'agissant de la solidarité, M. Jacques Delors a salué l'action de l'Union en faveur des régions en crise, qui démontre que la solidarité européenne est une réalité. C'est d'ailleurs un jeu à somme positive puisque les pays bénéficiaires des subventions ont pu se développer tandis que les contributeurs ont pu y développer leurs investissements. Il s'est à ce sujet déclaré préoccupé par les perspectives budgétaires de l'Union pour la cohésion sociale et territoriale de l'Europe élargie ; d'autres sujets, comme la politique de l'environnement et la politique sociale - mais dans une mesure raisonnable - participent également de cette solidarité européenne ;

- une expression enrichie de nos diversités : l'Europe doit se donner les moyens de lutter contre l'uniformisation qui menace du fait des excès de la mondialisation. M. Jacques Delors s'est ainsi félicité de la politique française en faveur du cinéma, qui, loin d'être protectionniste, reflète la diversité des approches et des cultures. On ne construit pas, en effet, l'avenir en ignorant le passé.

En conclusion de son exposé, M. Jacques Delors a estimé qu'un accord politique sur ces trois objectifs dans le futur Traité constitutionnel permettra dans vingt-cinq ans aux historiens d'écrire que l'Europe a réussi à apporter sa pierre à une certaine maîtrise de la mondialisation.

Après avoir remercié M. Jacques Delors pour la clarté et la précision de son propos, le Président Pierre Lequiller l'a interrogé sur les points suivants :

- les divisions de l'Europe sur la question irakienne.

A cet égard, le Président Pierre Lequiller a évoqué le changement d'état d'esprit qu'il a constaté au sein de la Convention : après une session au début du mois de février marquée par un fort pessimisme, les conventionnels semblent désormais considérer cette crise comme un catalyseur pour progresser dans la voie de propositions institutionnelles ambitieuses ;

- les propositions institutionnelles franco-allemandes, en tant qu'elles constituent un compromis de progrès entre deux conceptions initialement différentes de l'avenir institutionnel de l'Union ;

- la coordination économique et monétaire et l'opportunité d'instaurer un président stable de l'Eurogroupe.

En réponse, M. Jacques Delors a estimé indispensable d'établir une distinction nette entre la politique étrangère commune et la politique de défense.

S'agissant de la politique étrangère, la proposition franco-allemande part du principe qu'on ne peut pas revenir sur l'idée d'une politique étrangère commune - voire unique - et qu'il faut jouer sur la progressivité. Cette option présente l'avantage de ne pas mettre l'Union à nu dans le domaine de la politique étrangère, mais l'inconvénient de s'engager dans la voie d'une Europe à deux vitesses.

M. Jacques Delors a alors évoqué l'alternative qu'il propose, mais qui se heurte à une opposition franco-britannique, visant à mener des actions communes uniquement lorsque cela est possible, et donc pas dans le cadre de coopérations renforcées, ou d'une avant-garde. L'ensemble des moyens de la Commission doivent être mis au service de la politique étrangère lorsqu'une action commune est entreprise. Cela est également vrai dans les domaines de la politique commerciale ou de l'aide communautaire au développement. C'est là une condition pour que les Européens cessent « d'essuyer la vaisselle après que les Américains ont envoyé les cuisiniers ».

Le Président Pierre Lequiller a souhaité connaître le sentiment de M. Jacques Delors sur la proposition franco-allemande de doter l'Union d'un ministre européen des affaires étrangères, qui cumulerait les fonctions du Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune et du commissaire européen chargé des relations extérieures.

M. Jacques Delors a jugé cette évolution souhaitable, mais à condition d'en préciser les modalités. Le Haut représentant a effectué un travail remarquable en Macédoine et en Bosnie, mais ce travail aurait pu être fait par le commissaire européen chargé des relations extérieures. Il faut, en tout état de cause, mettre fin à la schizophrénie actuelle de l'Union dans ce domaine. M. Delors a rappelé que dans la formule qu'il a présentée, l'action extérieure relèverait d'un ministre, qui serait membre de la Commission et désigné selon des modalités à définir. La proposition franco-allemande serait plus difficile à mettre en œuvre, mais elle constitue un point de départ acceptable. La perspective d'un « service diplomatique commun » reste très lointaine : dans l'immédiat il y a, à la Commission, un capital qu'il faut mieux utiliser, en mettant fin aux dysfonctionnements actuels.

En ce qui concerne la défense, une coopération renforcée, une avant-garde, est indispensable. La défense est une question d'ambitions, de moyens et de technologies. Une politique européenne de défense ne pourra se développer qu'en s'appuyant sur les nations qui en ont la volonté et les moyens. Sur ce point, l'approche de la contribution franco-allemande doit être approuvée. L'Europe doit développer sa propre industrie de défense, aussi bien du point de vue stratégique qu'économique. Il faut également faire clairement comprendre à tous, en particulier aux Etats candidats, que l'Union n'a pas pour seule vocation de traiter des questions économiques, tandis que le politique relèverait de l'OTAN. L'Europe n'a pas été faite pour arriver à cela.

Pour l'Union économique et monétaire, il faut souhaiter que la « pensée unique » cesse de faire des ravages et adopter une position claire et cohérente. La politique économique ne peut pas se centrer sur le déficit budgétaire, sans prendre en compte, par exemple, la part des dépenses que l'on peut qualifier d'avenir, ou ce qui relève du structurel ou de la conjoncture. Il faut des règles nouvelles et que la Commission prenne ses responsabilités et dispose d'un droit d'initiative dans ce domaine. La création d'un « M. Euro », qui puisse représenter la zone euro à l'étranger est également nécessaire. Cette représentation pourrait être assurée par le président de la Commission, ou par une présidence plus longue de l'Eurogroupe. L'isolement du président de la Banque centrale européenne doit cesser. La France a, sur ce dossier, un grand rôle à jouer.

M. Jérôme Lambert a souligné que si l'union monétaire est aujourd'hui réalisée, l'Union ne s'est pas dotée d'un pacte économique. Les critiques adressées au pacte de stabilité budgétaire sont compréhensibles, mais il faudra bien reprendre des critères de convergence des politiques économiques. Il a également exprimé son inquiétude face aux divergences des politiques économiques de la France et de l'Allemagne.

M. Jacques Delors a déclaré que la monnaie unique a évité aux Etats membres les difficultés qu'auraient rencontrées leurs monnaies nationales dans cette période délicate et que sa proposition de pacte de coordination des politiques économiques ne remplacerait pas le pacte de stabilité et de croissance mais s'y ajouterait. Le contenu du budget et la qualité des dépenses sont aussi importants que le plafonnement du déficit à 3 % du PIB et le Chancelier de l'Echiquier britannique a raison de rappeler la règle d'or consistant à mettre de côté les investissements d'avenir dans l'appréciation du déficit budgétaire. Si la Commission avait fait son travail dans la période des « vaches grasses », moins d'asymétrie aurait permis d'augmenter de 1 % le taux de croissance et l'occasion aurait été saisie de réduire le déficit budgétaire, en particulier le déficit structurel. Demander maintenant de poursuivre une réduction du déficit budgétaire jusqu'à son élimination en 2006 dans une période de difficultés économiques et de faible croissance est inopportun. Dans la situation actuelle de la France et de l'Allemagne, on ne peut pas condamner leurs positions et brandir le pacte de stabilité comme les tables de la loi. Il faut tirer les enseignements du passé. Un pacte de coordination des politiques économiques enrichirait le pacte de stabilité maintenu. Par ailleurs, l'Union économique et monétaire devrait devenir une coopération renforcée pour mettre fin à la situation actuelle dans laquelle l'Eurogroupe se réunit, puis les Quinze prennent la décision avec le risque d'introduire un cheval de Troie dans le dispositif.

M. Michel Herbillon a demandé à M. Jacques Delors s'il voyait le renforcement de la coopération franco-allemande, particulièrement manifeste depuis le quarantième anniversaire du traité de l'Elysée, comme une condition indispensable au développement d'une Europe à vingt-cinq ou comme un risque d'hégémonie susceptible de la diviser, et quelle place il fallait assigner à l'Europe de la culture, au combat de la France pour la diversité culturelle, à la question des langues et de l'utilisation du français dans l'Europe élargie, non évoquée à la Convention.

Après avoir déclaré que si personne ne mettait en doute l'engagement européen de M. Jacques Delors, ses propos paraissaient avoir une tonalité eurosceptique, M. Pierre Forgues a demandé comment faire une « politique sociale raisonnable » et organiser un pacte économique dans une Europe élargie dont les différences sociales s'accroissent pour éviter des délocalisations d'entreprises et des pertes d'emploi, dans des conditions réalistes permettant de réaliser l'élargissement.

M. Christian Philip a demandé quelle était la différence entre avant-garde et coopération renforcée, comment organiser l'avant-garde pour répondre à la nécessité de refonder des politiques entre certains Etats membres à la suite de l'élargissement et comment faire accepter par les nouveaux adhérents une avant-garde dont ils ne seraient pas membres dans un premier temps.

M. Jacques Delors a observé que les propositions communes franco-allemandes n'ont pas été considérées comme un facteur de division par nos partenaires, mais que toutes les initiatives qui ont été prises au sortir d'une réunion du Conseil qui avait pris une décision sur l'Irak ont été choquantes, dans la mesure où leurs auteurs auraient dû demander un renvoi devant les ministres des affaires étrangères réunis en Conseil.

L'expérience montre qu'il ne suffit pas que la France et l'Allemagne proposent pour que les autres membres suivent. M. Delors a rappelé qu'au Conseil européen de Milan en 1985, une initiative franco-allemande constituant la troisième version du Plan Fouchet avait été jugée inacceptable par le Président de la Commission qu'il était et les autres Etats membres. En cas d'initiatives communes franco-allemandes, le Président François Mitterrand ne prononçait jamais une parole impérative au Conseil européen et ménageait les autres membres, rompant avec certaines pratiques antérieures, de sorte que ses rares exigences avaient du poids. Les propositions communes franco-allemandes n'auraient d'ailleurs jamais été adoptées sans l'appui d'autres Etats membres, en particulier parmi les membres fondateurs mais pas seulement.

L'inquiétant est la faiblesse de la Commission qui n'explique pas ces initiatives aux autres Etats membres ni au collège des Commissaires.

Dans le domaine culturel, trois batailles sont à mener en matière de règles, de programmes média et à l'OMC. La prédominance du français dans les institutions communautaires avait pu être maintenue parce qu'il est la langue qui sert le mieux la clarté et qui impressionne, comme l'a montré le discours de M. de Villepin à l'ONU, et il faut essayer de préserver cet atout auprès de nos partenaires, en particulier auprès de l'Italie et de l'Espagne.

Dans le domaine social, M. Delors a rappelé qu'il n'avait pas été étranger aux progrès accomplis par l'Union européenne, que ce soit les politiques structurelles, passées d'environ 5 milliards d'euros à l'origine à 36 milliards d'euros actuellement, le dialogue social ayant permis d'aboutir à trois conventions collectives européennes, ou les minima sociaux liés à l'Acte unique et plus particulièrement l'harmonisation des conditions de travail.

Il a indiqué également qu'il avait été le premier à déposer le concept de fédération d'Etats-nations, car il avait toujours pensé que la nation avait un avenir et que le maintien de la cohésion nationale était lié à celui de la cohésion sociale. Les politiques de l'emploi, de l'éducation et de la formation professionnelle, de la culture, de la santé et de la sécurité sociale doivent continuer à relever des compétences nationales, même si ce principe n'empêche pas la coordination entre Etats membres ni la cohérence nécessaire avec la politique économique. Les Etats membres qui ont le plus maintenu cette cohérence sont également ceux qui ont eu le plus recours à la politique contractuelle, comme la Suède et le Danemark.

Une politique de coordination des politiques économiques favoriserait une compétition loyale tout à fait bénéfique, à condition d'harmoniser deux points : la fiscalité des revenus du capital et les grandes règles de l'impôt sur les entreprises. Il est tout à fait anormal que l'Irlande pratique un dumping fiscal tout en percevant de nombreuses aides communautaires.

Une avant-garde ou une coopération renforcée doivent être ouvertes aux membres qui veulent mais aussi qui peuvent. A ceux qui craignent une Europe à deux vitesses, il faut répondre que la différenciation a toujours été nécessaire aux progrès de la construction européenne, comme le montrent les périodes transitoires adoptées pour l'élargissement à l'Espagne et au Portugal, le protocole social de Maastricht, l'UEM ou Schengen.

A la différence des coopérations renforcées qui devront figurer dans la future constitution, l'avant-garde ne pourra pas être le produit d'un accord ou d'un consensus. Elle ne résultera que d'une crise. Elle pourrait porter sur les affaires étrangères, la défense et une partie des affaires judiciaires, mais pas sur les questions économiques.

M. Marc Laffineur a précisément estimé que l'Europe traverse une crise qui justifierait une avant-garde dans le domaine de la défense. Or, la conjoncture économique actuelle ne permet pas d'accroître sensiblement les crédits budgétaires affectés à l'effort de défense.

Le Président Pierre Lequiller a jugé que la Grande-Bretagne devrait impérativement faire partie d'une avant-garde en matière de défense, ce qui semble très difficile à l'heure actuelle, compte tenu de sa proximité avec les Etats-Unis.

M. Christian Paul a interrogé M. Jacques Delors sur les conditions de sortie de la crise et sur la possibilité d'intégrer l'existence d'une avant-garde dans la future constitution européenne.

Evoquant les travaux de la Convention, il a regretté les résistances de certains Etats membres. Il a souligné le risque d'une déception des opinions publiques si la Convention n'apporte pas un surcroît de démocratie dans les institutions européennes.

M. Edouard Landrain a demandé à M. Delors de préciser ce qu'il considère comme des compétences sociales « raisonnables » pour l'Union européenne. Il a évoqué la mise en place d'une Europe sportive, notamment en matière de dopage et de libre circulation des joueurs. Il a regretté que l'Europe n'ait pas créé une commission d'enquête sur la catastrophe du Prestige, ainsi qu'un corps de garde-côtes européen.

M. Jacques Delors a apporté les éléments de réponse suivants :

- l'idée d'une avant-garde n'a pas eu beaucoup de succès parmi les Etats membres ;

- les coopérations renforcées doivent être incluses dans la constitution européenne ;

- la Commission doit demeurer un collège et ne pas être trop présidentialiste ;

- la politique de défense ne concerne pas que les militaires. Elle doit être en cohérence avec la politique étrangère. La Grande-Bretagne devra donc choisir entre une politique de défense commune et une trop forte dépendance à l'égard de l'Alliance atlantique ;

- on ne peut pas demander à l'Europe, à elle seule, de combattre le désenchantement démocratique qui frappe l'ensemble des nations ;

- sur le plan institutionnel, il est nécessaire de renforcer les pouvoirs du Parlement européen, notamment en matière budgétaire et d'étendre la codécision ;

- l'élection du président de la Commission par le Parlement européen comporte un risque. Le Président doit pouvoir travailler avec le plus grand nombre possible de députés européens, au-delà de clivages politiques. S'il est élu à la majorité simple, cela sera difficile. Le Président de la Commission doit demeurer un personnage indépendant, s'efforçant de rapprocher les points de vue. On pourrait donc réfléchir au principe d'une élection à la majorité des deux tiers.

Le Président Pierre Lequiller a déclaré que la politisation du président de la Commission n'était pas souhaitable. La règle des deux tiers permettrait peut-être de l'éviter. Mais elle présente un défaut sur le plan démocratique. Lorsque, au Parlement européen, le PSE et le PPE auront chacun fait campagne sur le nom d'un candidat, c'est une troisième personnalité qu'il faudra trouver car aucun des deux candidats officiels ne pourra réunir sur lui la majorité requise, quels que soient ses talents de négociateur. Aussi les électeurs pourront-ils se sentir floués.

M. Jacques Delors a apporté les éléments de réponse suivants :

- la règle des deux tiers ne constitue qu'un pis-aller, lui-même étant partisan du maintien du statu quo, comme le Président Lequiller ;

- sur le rôle des parlements nationaux, il convient de distinguer entre la subsidiarité, principe politique et philosophique, et le principe de proportionnalité, concept proprement juridique. C'est aux députés nationaux qu'il revient de décider si un mécanisme d'alerte précoce peut être viable et s'il leur est possible de se prononcer sur un texte européen dans un délai de six semaines. Le Comité des régions pourra même être associé au dispositif. Quant au Congrès, son existence se justifie si une instance solennelle est nécessaire. Se réunissant tous les cinq ans, il pourrait ratifier officiellement les nominations mais sans les empêcher. Ce pourrait être aussi l'occasion de prononcer un discours d'adresse qui exposerait le programme de l'Union européenne pour les cinq ans à venir. Il faut toutefois remarquer qu'il existe déjà beaucoup d'institutions. Or la tendance naturelle d'une institution, une fois créée, est de développer ses compétences, voire de les déborder ;

- quant à la Cour de justice des Communautés européennes, la question est de savoir si elle doit devenir une Cour constitutionnelle. C'est ce qui s'annonce, si la Charte des droits fondamentaux se trouve intégrée à la Constitution. Cela ne semble pas souhaitable. La Cour a en effet déjà fait beaucoup et devrait plutôt continuer sur les mêmes bases. Sans l'arrêt Cassis de Dijon, aucune proposition concrète n'aurait ainsi pu être proposée dans les années 1980 sur le marché intérieur ;

- la simplification de la réglementation constitue aussi un enjeu essentiel. Certes, elle passe par une hiérarchie claire des normes et des actes, mais il faudrait d'abord réduire le nombre des textes. Un Livre blanc sur l'éducation est-il par exemple vraiment nécessaire ? Il n'entre pas dans les compétences de la Commission d'avancer des propositions dans ce domaine, sauf pour les échanges d'étudiants (programme Erasmus). L'expérience enseigne que le président de la Commission doit savoir lutter au sein du collège contre la démangeaison législative. Il suffit d'avoir la ténacité nécessaire, qui n'a été prise en défaut qu'une fois dans les années 1980, à propos du projet Natura 2000. La propreté des plages devrait être en effet une compétence nationale. Il est donc primordial de limiter les initiatives européennes ;

- l'Union européenne est une communauté politique dont les citoyens devraient pouvoir suivre l'activité. Il est pourtant difficile de se tenir informé sur le cheminement de ses publications au chromatisme bigarré. Lorsqu'un projet est proposé par la Commission, les représentants permanents en sont saisis ; des groupes spéciaux sont désignés, qui l'étudient pendant une période d'un an à un an et demi. A intervalles réguliers, le texte disparaît et reparaît ainsi à la surface, tel le Yellow submarine. Dans une démocratie nationale, les premières mesures suivent relativement rapidement l'apparition d'un texte. Pour arriver à ce résultat à l'échelon communautaire, les institutions doivent s'appuyer sur le tandem clé que constitue le Conseil « Affaires générales » et la Commission. Ce tandem définirait tous les quinze jours l'agenda politique immédiat de l'Union européenne. Dans ce domaine aussi, il faut rechercher la simplicité. Ainsi, un Conseil « Affaires générales » efficace réunirait des ministres des affaires européennes qui prendraient leurs instructions auprès de leur Gouvernement. La mission du Coreper s'en trouverait changée et il cesserait de fonctionner en vase clos. Aujourd'hui, lorsque le Conseil « Affaires générales » se réunit, les ministres des affaires étrangères sont rarement présents. Qu'en sera-t-il à vingt-cinq Etats membres ? Si les séances sont publiques, tout se compliquera encore. Les compromis s'élaborent dans une certaine confidentialité et ce n'est qu'ensuite qu'ils doivent être présentés et expliqués au grand jour. L'exigence de transparence actuelle vient des pays nordiques, mais elle n'est peut-être pas tout à fait adaptée à l'échelle européenne ;

- la concurrence au sein de l'Union européenne joue sur des facteurs autres que monétaires : coût de la main-d'œuvre, organisation des entreprises, infrastructures, facteurs de production... Pour l'heure, l'effort d'harmonisation doit porter sur l'impôt sur les revenus des capitaux mobiliers et sur l'impôt sur les entreprises. Pour le reste, la théorie des avantages comparatifs reste la base du fonctionnement du marché intérieur ;

- le sport est un sujet européen qui a été maltraité. Les arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes ont conduit à une marchandisation accrue du football, aux dépens de son rôle comme sport éducatif et sport populaire. En ce domaine, la Cour de justice des Communautés européennes, au nom de la liberté du travail, est sortie du cercle de ses compétences. Le sport ne doit pas obéir à des lois purement commerciales. Les difficultés des clubs professionnels en témoignent. Ils vont jusqu'à réclamer aujourd'hui un régime d'exonération fiscale parce que leurs coûts opérationnels seraient devenus trop élevés ;

- en matière de lutte contre la pollution maritime, aucun retard ne peut être imputé à la Commission, qui, en outre, ne pouvait aller plus loin dans ses propositions, sauf à faire appel à l'opinion publique en stigmatisant les Etats freinant l'évolution de la réglementation.

Dans l'avancement de la construction européenne, l'aspect politique est tout aussi important que l'aspect institutionnel. A cet égard, le projet visant à faire présider le Conseil « Affaires générales » par le secrétaire général du Conseil est inacceptable, son président devant impérativement être une personnalité politique.

M. René André, après avoir précisé que son intervention pessimiste se voulait également provocante, s'est demandé si toutes les discussions actuelles ne revêtaient pas un caractère théorique, dans la mesure où, premièrement, beaucoup d'hommes politiques nationaux ne croient plus en l'Europe, deuxièmement, les divisions suscitées par la crise en Irak font de l'Europe un « champ de ruines », troisièmement, certains pensent que les travaux de la Convention européenne ne pourront aboutir même s'ils sont intéressants et où, quatrièmement, les futurs Etats membres semblent surtout attachés à la construction d'un espace économique de libre échange et au recours à l'Alliance atlantique. Il faut ajouter que la coopération franco-allemande est très liée à une conjonction d'éléments imputable à la crise irakienne. Une alternance politique en Allemagne pourrait remettre en cause cette forte coopération et, d'ailleurs, les propos tenus lors de la réunion de Versailles de janvier 2003, affirmant « qu'il n'existe pas l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette » entre les positions de nos deux pays, n'ont pas toujours été bien reçus en Allemagne.

Adoptant une tonalité plus optimiste, il a considéré que tous les Etats membres devraient œuvrer pour « re-construire » l'Europe, même si cela doit passer par une « avant-garde éclairée ». Cette reconstruction est indispensable car, d'une façon quelque peu curieuse, les peuples d'Europe semblent plus européens que leurs dirigeants.

Il a enfin regretté que la France n'ait pas participé, d'une façon ou d'une autre, au financement de la réunification allemande. Il est peut-être encore temps d'intervenir, afin d'aider l'Allemagne à sortir de ses difficultés économiques actuelles. Une telle action serait déjà un élément fort d'une avant-garde éclairée.

M. Nicolas Dupont-Aignan a noté que M. Jacques Delors s'inquiétait d'une fuite en avant et rejoignait ceux qui pensent que l'Europe, en se mêlant de trop de problèmes, conduit au désenchantement démocratique.

Il s'est demandé s'il ne serait pas préférable d'évoquer une Europe à géométrie variable, plutôt qu'une avant-garde, ce qui permettrait d'éviter les deux écueils du blocage et du passage en force.

La position française sur la politique agricole commune pourrait aboutir à une impasse si par ailleurs on prétend financer l'élargissement à budget constant. Il existe là un risque de crise profonde que l'Europe refuse d'évoquer.

Il a également souhaité savoir si M. Jacques Delors rejoignait la position de M. Valéry Giscard d'Estaing quant à l'adhésion de la Turquie et les critiques sur la fuite en avant dans le domaine de l'élargissement.

M. Gérard Voisin, ayant pris acte des propos de M. Jacques Delors sur l'architecture actuelle de gouvernance, incapable de bien gérer l'Europe, a considéré que le problème essentiel était l'absence de « patrons ».

M. Jérôme Lambert a admis que le déficit démocratique européen était profondément lié aux problèmes rencontrés au niveau national, mais il existe une interaction et les élus nationaux ont souvent le sentiment que la construction européenne et la mondialisation les dépossèdent de leurs pouvoirs. Il semble donc nécessaire de donner à l'Europe des institutions plus démocratiques.

En réponse à ces divers intervenants, M. Jacques Delors a apporté les précisions suivantes :

- il ne faut pas oublier qu'aux yeux des historiens, la construction européenne est l'un des faits majeurs de la seconde moitié du vingtième siècle. Mais il est vrai que, comme un boxeur, l'Europe « remet constamment son titre en jeu » et il y a eu des moments où tout semblait désespéré : ce fut le cas après le rejet de la Communauté européenne de défense, même si ce projet était prématuré, lors de la politique de la chaise vide menée par le Général de Gaulle, pendant le débat sur le « chèque » britannique, à l'occasion des états d'âme français et anglais sur la réunification allemande ou encore lors de la guerre en Yougoslavie ;

- actuellement, deux conceptions économique et sociale de l'Europe s'affrontent : l'une défendue principalement par le Bénélux, et soutenue dans une moindre mesure par la France et l'Allemagne, l'autre préconisée par Tony Blair, qui se contente d'un espace économique commun soumis à des règles, mais qui refuse de s'écarter du pôle atlantique en ce qui concerne la politique étrangère et la défense. A cet égard, MM. Tony Blair et Georges Bush ont transposé en politique, l'opposition entre le bien et le mal, ce qui est particulièrement grave et dangereux. Face à cette conception britannique, la France et l'Allemagne sont en difficulté, compte tenu de leurs problèmes économiques, et ceux qui représentent le mieux la position équilibrée, à savoir le Danemark, la Finlande et la Suède, ne pèsent pas assez politiquement. Dès lors, l'Europe ne parvient pas à discuter de questions importantes comme celle de la distinction à appliquer en matière de solidarité entre ceux qui la méritent du fait des fâcheux héritages de la vie et ceux qui en profitent ;

- une certaine méfiance existe toujours entre la France et l'Allemagne. Les Français craignent toujours que l'Allemagne réemprunte le « Sonderweg » et les Allemands se méfient de la « Grande nation ». En tout état de cause, le Chancelier Gerhard Schroeder a choisi, comme ses prédécesseurs, de fonder l'avenir de son pays dans l'engagement en Europe ;

- la reconstruction de l'Europe est indispensable, mais ne doit pas s'appuyer uniquement sur l'axe franco-allemand. La France ne peut oublier ses solidarités avec le Sud, l'Afrique ou l'Amérique latine, qui nécessiteraient un effort économique, technique et financier ;

- l'Europe à géométrie variable proposée par M. Nicolas Dupont-Aignan présenterait, dans la terminologie, les mêmes défauts que l'Europe à deux vitesses aux yeux de la population ;

- en ce qui concerne les perspectives budgétaires, le plafond de 1,27 % est intenable et il convient que les Etats membres fassent un effort de générosité ;

- s'agissant de la PAC, deux objectifs doivent être pris en compte en France, celui de rester une puissance agricole et celui de maintenir un nombre suffisant d'agriculteurs, ce qui implique des politiques de développement rural et la prise en compte du facteur environnemental ;

- à propos de la candidature de la Turquie à l'adhésion, il aurait été totalement impossible de la rejeter, compte tenu du chemin déjà parcouru. Il conviendra, le moment venu, de juger de l'acceptabilité de cette candidature à l'aune des progrès que la Turquie doit réaliser pour constituer une véritable démocratie pluraliste respectueuse du droit des hommes et des femmes ;

- en ce qui concerne les institutions, il n'est pas convaincu par l'idée d'un président unique du Conseil européen et de la Commission. Il convient, en tout état de cause, d'assurer un bon compromis entre la dimension communautaire et l'approche intergouvernementale, base nécessaire à une union des Etats et des peuples. Il faut utiliser le fédéralisme comme méthode mais non comme objectif. Un système qui rendrait le président de la Commission otage d'une majorité politique n'est pas acceptable. Le maintien de la rotation semestrielle n'est pas tenable et l'institution d'un président « chairman », personnalité qui aurait les qualités de sagesse et d'expérience nécessaires pour assurer, de façon satisfaisante, la continuité et la stabilité recherchées est souhaitable. Ce « chairman » s'appuierait sur la collaboration entre le Conseil « Affaires générales » et la Commission chargée de la préparation des Conseils européens. Mais l'institution de deux véritables présidences distinctes conduirait inévitablement à des conflits et des incohérences. Une solution alternative d'une réforme du système de rotation pourrait, par exemple, être basée sur la mise en place de 7 équipes de 5 Etats membres qui assureraient successivement la présidence pour des périodes de deux ans et demi.