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DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 34

Réunion du mercredi 12 mars 2003 à 16 heures 15

Présidence de M. Pierre Lequiller, Président

Audition de M. Romano Prodi, Président de la Commission européenne, sur l'avenir de l'Europe (audition ouverte à la presse)

Le Président Pierre Lequiller a vivement remercié le Président Romano Prodi d'avoir accepté de s'entretenir avec la Délégation pour l'Union européenne, et d'avoir choisi de le faire en français.

Il a précisé que c'était la première fois qu'un président en exercice de la Commission européenne était auditionné par la Délégation.

Il a souligné que, depuis le début de la législature, il avait tenu à intensifier les relations de travail avec la Commission européenne et a rappelé que dans cet esprit, la Délégation avait d'ores et déjà procédé à l'audition de plusieurs commissaires, M. Franz Fischler, M. Michel Barnier, M. Gunther Verheugen, Mme Michaele Schreyer, M. Pascal Lamy.

Il a ensuite indiqué que le thème général de l'audition était l'« avenir de l'Europe ». Il a souligné que cette question était doublement d'actualité, du fait, d'une part, des discussions en cours au sein de la Convention - soulignant à ce propos la participation très active de la Commission à ses travaux - et, d'autre part, du contexte international actuel qui amène à poser, d'une façon cruciale, la question de rôle de l'Europe dans le monde. Il a estimé que la crise actuelle devait favoriser la prise de conscience de la nécessité d'une politique étrangère commune.

Il a enfin proposé que le débat soit centré prioritairement autour des thèmes de la politique étrangère et de sécurité commune, de la réforme institutionnelle et de la politique économique et sociale.

Le Président Romano Prodi a tout d'abord exprimé sa profonde tristesse à l'annonce de l'assassinat du Premier ministre serbe, M. Zoran Djindjic. Il a considéré que cet attentat mettait encore davantage en lumière la situation politiquement très difficile dans laquelle se trouve la région des Balkans.

Il a ensuite souligné le fort intérêt qu'il avait à s'entretenir avec les membres de la Délégation pour l'Union européenne. Il a évoqué la participation de l'Assemblée nationale à la Convention et a salué en particulier le travail mené dans ce cadre par le Président Pierre Lequiller et par M. Jacques Floch.

Il a rappelé qu'il s'était déclaré partisan, dès le lendemain du Conseil européen de Nice, d'un changement de méthode de révision des traités. De ce point de vue, il a considéré que l'un des intérêts majeurs de la Convention résidait dans le fait d'associer directement les parlements nationaux à l'élaboration du futur traité constitutionnel. Il a estimé que la Délégation jouait un rôle important à travers le suivi de l'activité normative européenne et en participant à l'animation en France du débat sur l'Europe.

Il a jugé que cette audition se déroulait à un moment clé de l'intégration européenne, au cœur d'une crise internationale majeure et à un tournant de la Convention européenne.

Abordant en premier lieu la crise internationale actuelle, le Président Romano Prodi a considéré qu'une éventuelle guerre en Irak concernerait le monde entier et pourrait avoir notamment des répercussions durables sur l'intégration européenne. Il a souligné que cette éventualité met en cause des valeurs chères aux Européens, telles que notre attachement à la paix, à la règle de droit et aux instances multilatérales. Il a noté qu'il se trouvait que quatre Etats membres de l'Union et un pays candidat siégeaient actuellement au Conseil de sécurité des Nations unies. Il a considéré qu'un peu plus de dix ans après l'introduction, par le Traité de Maastricht, de dispositions relatives à la politique étrangère et de sécurité commune, la crise actuelle constituait la première épreuve de la « Grande Europe ».

Il a estimé qu'il convenait, dans cette situation, d'éviter deux pièges :

- le premier consisterait à exagérer notre divergence avec les Etats-Unis. L'Europe ne se construit contre personne. Avoir sur un sujet une approche différente de celle de l'actuelle administration américaine, ne signifie pas que les Européens soient hostiles aux Américains. Nous partageons avec eux de nombreuses conceptions communes et des chapitres de notre histoire. Nous sommes des partenaires commerciaux et, dans notre grande majorité, des alliés militaires des Américains. Des partenaires doivent pouvoir dialoguer dans le respect mutuel et exprimer des désaccords ;

- le second piège serait d'exagérer nos divergences internes. Sur les grands principes et l'orientation générale, les Européens sont unis : comme l'a rappelé le Conseil européen extraordinaire du 17 février dernier, nous tenons à ce que les Nations unies demeurent au centre de l'ordre international et nous soutenons le Conseil de sécurité dans l'exercice de ses responsabilités. Nous croyons que la guerre n'est pas inévitable et plaçons l'Irak devant ses responsabilités.

Le Président Romano Prodi a néanmoins souligné qu'il fallait regarder en face les faiblesses de l'Europe, qui, malgré les dispositions expresses des traités n'est pas parvenue à une position commune. Depuis Maastricht, les Etats membres doivent faire preuve de loyauté et de solidarité mutuelle. Les Etats membres qui siègent au Conseil de sécurité doivent se concerter et tenir les autres Etats membres informés. Quant aux membres permanents, ils ont pris l'engagement de défendre les positions et les intérêts de l'Union.

Le Président Romano Prodi a estimé que, bien qu'après beaucoup de discours théoriques appelant à la naissance d'une « Europe puissance » ou d'un « superpower » les dispositions actuelles du traité n'aient pas été suffisantes, il ne fallait pas pour autant abandonner l'objectif d'une politique étrangère et de sécurité commune. Il s'est déclaré en accord avec l'appel lancé aux membres de la Convention par le Président Valéry Giscard d'Estaing, les incitant à poursuivre leur travail dans ce sens. Il a jugé que cet appel devait concerner également les parlementaires nationaux et qu'il convenait, en tout état de cause, de s'attacher à répondre à des questions de fond qui ont été éludées jusqu'à présent : quelle Europe voulons-nous bâtir ? Quel est notre projet commun ? Un simple « supermarché » ou un espace politique nous permettant de défendre nos convictions à l'échelle globale ?

Le Président Prodi a estimé qu'une opinion européenne émergeait peu à peu et que celle-ci demandait notamment à l'Union d'assurer sa sécurité intérieure et extérieure. Il a rappelé que dans sa communication à la Convention du 22 mai dernier, la Commission avait proposé un « projet » pour l'Europe incluant la nécessité pour l'Union d'« exercer les responsabilités d'une puissance mondiale ».

Il a considéré qu'il convenait de réfléchir d'abord aux finalités de l'action commune plutôt que de se focaliser sur les questions proprement institutionnelles. L'erreur commise à Nice en décembre 2000 a été d'aborder les questions de vote à la majorité qualifiée, de taille de la Commission et de pondération des voix, sans vérifier ce que nous voulions faire ensemble.

Il a jugé qu'au stade actuel de l'intégration, et dans la perspective de l'élargissement, l'efficacité de la prise de décision impliquait le recours à la majorité qualifiée, tout en reconnaissant que le développement du vote majoritaire était délicat et supposait la confiance, qui naît dans le dialogue et le respect mutuel. Le maintien de l'unanimité est un faux « bouclier » : il risque d'entraîner plus de blocages qu'il ne nous protège.

Il a estimé qu'une vertu de la crise irakienne était de favoriser un débat sans tabou sur l'essence même de l'Union.

Soulignant que le défi actuel auquel était confrontée l'Union était l'émergence de l'Europe dans le monde, le Président Romano Prodi a considéré que dans ce domaine, l'apport de la France était essentiel, compte tenu en particulier de l'expérience diplomatique et de la vision globale de notre pays. Il a estimé qu'en prenant le parti des Nations unies et des procédures multilatérales et, en courant le risque d'exprimer haut et fort leur point de vue, les autorités françaises défendaient implicitement une certaine conception de l'Europe, celle qui existait à l'origine de l'intégration. Lorsque l'Union politique émergera, elle recueillera les fruits de cette lucidité. Il a déclaré compter sur la France pour faire preuve de la même lucidité au sein de la Convention. Il a considéré que les différences démographiques, l'ampleur des défis économiques, les menaces sur l'environnement ou sur notre sécurité notamment, impliquaient d'approfondir le mouvement d'intégration pour permettre à nos pays de continuer à exister dans le monde. Il a cité le Général de Gaulle qui, s'exprimant lors d'une conférence de presse en 1967, estimait que « pour que l'Europe puisse se construire par elle-même et pour elle-même, de manière à n'être pas sous la dépendance d'un système économique, monétaire, politique qui lui soit étranger..., pour qu'elle puisse faire équilibre à l'immense puissance des Etats-Unis, il lui faut non pas du tout affaiblir, mais au contraire resserrer les liens et les règles de la Communauté ».

Le Président Romano Prodi a ensuite abordé directement les travaux de la Convention. Il a à cet égard noté l'importance qui s'attachait pour les pays européens à ne pas être prisonniers d'une « schizophrénie » qui consisterait à s'en remettre à l'Union pour leur prospérité et à déléguer aux Américains la charge de leur sécurité. Il a jugé que le projet européen était un projet politique qui formait un tout, comme il le rappelle souvent aux pays candidats.

Il a considéré qu'il était fortement souhaitable que la Convention aboutisse à un texte unique, clair et cohérent, qui constitue une proposition complète, sans options.

Dans cet esprit, il a estimé que ce texte devait prévoir des institutions capables d'agir, ce qui supposait pour chacune de celles-ci de se remettre en cause. Il a confirmé que la Commission y était prête, comme il l'avait indiqué lors de sa séance inaugurale.

Il a évoqué plus particulièrement la question de l'exécutif européen. Il a estimé que si l'Union avait incontestablement besoin d'un exécutif stable et identifiable, les propositions franco-allemandes tendant à doter le Conseil européen d'un président permanent pouvaient conduire à une rivalité entre le Président de la Commission et le Président du Conseil européen et à un dédoublement des bureaucraties. Il a souligné la nécessité de garantir une meilleure qualité du travail du Conseil européen et des différentes formations du Conseil des ministres et soulevé la question de la responsabilité du Président du Conseil européen (de son « accountability » comme disent les Anglo-saxons). Plusieurs points devraient, selon lui, être clarifiés, en particulier, le partage des compétences entre les deux présidents et la durée de leur mandat respectif, la question de la responsabilité du président du Conseil européen, l'organisation des travaux du Conseil des Ministres, notamment la présidence du Conseil « Affaires générales ».

Il a souhaité qu'un débat s'engage sur ces aspects institutionnels en tenant compte de l'intérêt général commun. Il a considéré que certaines solutions qui pouvaient paraître bonnes au niveau national ne l'étaient pas nécessairement dans le domaine communautaire. Il a souligné qu'il fallait notamment prendre en compte les avantages de la collégialité des institutions au regard de la diversité culturelle, du pluralisme, indispensables pour créer la confiance.

Il a par ailleurs indiqué qu'une réorganisation interne de la Commission était nécessaire et qu'il avait d'ailleurs fait des propositions en ce sens en juin dernier.

Le Président Prodi a enfin abordé l'Union économique et monétaire. Il a souligné que la Commission était pleinement consciente des difficultés actuelles de l'économie européenne, et en particulier du drame que constitue le chômage. Notant que, dans le cadre de l'Union économique et monétaire, le volet économique était moins développé que le volet monétaire, il a estimé que le Pacte de stabilité et de croissance, instrument principal de la surveillance multilatérale des politiques budgétaires, conçu dans la phase de naissance de l'euro, avait fait la preuve de son utilité dans ce contexte.

Il a souligné que la Commission, dans un souci de concilier discipline et flexibilité, avait revu les critères de mise en œuvre du pacte, afin de tenir compte de la conjoncture et des spécificités de nos économies.

Il a néanmoins rappelé qu'en tant que gardienne des traités elle devait appliquer les règles de la même manière à tous les Etats membres. Il a estimé que plus de flexibilité serait possible si une autorité commune disposait d'un plus grand pouvoir d'appréciation politique. Il a appelé à ouvrir sur ces sujets une réflexion sans tabou pour imaginer des instruments économiques adaptés aux défis que doit relever l'Europe.

Dans le même esprit, et en conclusion, il a considéré qu'il convenait de promouvoir une conciliation équilibrée entre, d'une part, le développement de l'impératif de concurrence et, d'autre part, les règles de protection sociale et la préservation des « services d'intérêt général ».

A l'issue de l'exposé du Président Romano Prodi, le débat suivant s'est engagé.

M. Pierre Lellouche a interrogé le Président de la Commission européenne sur les conséquences de la crise irakienne sur les institutions futures de l'Union, notamment quant au rôle d'un éventuel ministre européen des Affaires étrangères, alors que le recours à la majorité qualifiée peut conduire à ce qu'un « grand pays » soit mis en minorité par ses partenaires. S'agissant de la convergence des opinions publiques européennes sur le refus de la guerre en Irak, M. Pierre Lellouche a estimé que ce rapprochement ne s'inscrit pas dans le sens d'une « Europe puissance ». Alors que le cumul des budgets européens de la défense ne représente que 40 % du budget qu'y consacrent les Américains et que l'écart est de 1 à 7 en ce qui concerne la recherche, il s'est interrogé sur les moyens de parvenir à la définition d'un véritable budget européen de la défense.

M. René André a abordé le thème de l'élargissement. Tout en soulignant l'enthousiasme qui accompagne le processus de réunification de l'Europe, il s'est déclaré préoccupé par les difficultés que doivent encore surmonter les futurs pays membres. Il a ainsi demandé des précisions sur la manière dont les conditions posées à l'adhésion pourront effectivement être remplies. Au-delà, il s'est dit convaincu que la réussite de l'élargissement dépendra aussi d'un approfondissement des relations entre l'Union et ses voisins proches de l'Est et du Sud. Citant une expression du Roi du Maroc (« moins que l'adhésion mais plus que l'association »), il a souhaité des précisions sur la proposition formulée par le Président Romano Prodi visant à tout partager avec ces pays, sauf les institutions, pour éviter ainsi que les frontières de l'Union ne deviennent infranchissables.

Mme Elisabeth Guigou a évoqué la crise irakienne et les divisions de l'Europe qui ont révélé le non-respect des traités en vigueur. Après avoir souligné que l'élargissement n'est nullement en cause d ans ces divisions (les oppositions constatées ne font que révéler la coexistence ancienne de deux conceptions de l'Europe qui transcendent la distinction entre pays membres et pays candidats : l'une minimaliste, l'autre plus ambitieuse), elle s'est interrogée sur la façon dont l'Union pourra sortir renforcée de cette épreuve. Alors que la Convention élabore le cadre institutionnel de l'Europe élargie, Mme Elisabeth Guigou a posé la question de l'avant-garde, considérant que tous les pays ne seront pas prêts à tout faire ensemble, et au même moment. Elle a alors interrogé le Président Romano Prodi sur le champ d'action de ces avant gardes et sur leur base juridique, privilégiant leur inscription dans le cadre des traités plutôt que sur la base d'une coopération intergouvernementale qu'elle n'estime pas viable.

En réponse, le Président Romano Prodi a admis que le passage à la majorité qualifiée dans le domaine de la politique étrangère aura en effet des conséquences pour les « grands pays », qui se trouveront parfois placés en situation de minorité ; mais c'est là le propre d'une politique étrangère commune, qui ne pourra toutefois se réaliser que progressivement. La seule alternative à la majorité qualifiée, c'est l'absence de politique étrangère commune. Or pour être écoutée, l'Europe devra parler d'une seule voix. Il s'est à ce sujet déclaré surpris par l'unanimité des opinions publiques sur la crise irakienne, qui tranche avec les divisions affichées par les gouvernements. En ce qui concerne la création d'un ministre européen des Affaires étrangères, il a souligné que celui-ci existe déjà, mais que sa fonction est exercée par deux personnes : le Haut Représentant et le Commissaire chargé des relations extérieures. Le Président Romano Prodi a ainsi plaidé en faveur d'une fusion de ces deux postes, dans le souci notamment d'une meilleure coordination entre la politique étrangère et la politique d'aide au développement. Ce ministre européen des Affaires étrangères devra être une force de proposition tandis que le pouvoir de décision continuera de relever du Conseil, statuant à la majorité qualifiée. S'agissant du domaine militaire, il a toutefois estimé nécessaire le maintien, à ce stade, de la règle de l'unanimité. A long terme, l'Europe devra cependant disposer d'une capacité de défense efficace - elle ne représente actuellement que 8% de la capacité de défense américaine -, à côté d'une diplomatie performante, respectueuse du droit onusien.

En ce qui concerne l'élargissement, le Président Romano Prodi s'est déclaré confiant dans la capacité des futurs pays membres à remplir les conditions posées pour leur adhésion. Mais il a souligné l'importance qu'un débat public se tienne à tous les niveaux (européen, national, local) sur les frontières de l'Europe et sur la notion d'identité commune. C'est pour répondre à la critique de ceux qui considèrent que le processus actuel d'élargissement ne fait que déplacer le rideau de fer qu'il a proposé aux pays voisins de l'Union de « tout partager, sauf les institutions », parce que l'Europe n'est pas qu'un grand marché.

Les trois grandes locomotives de l'économie mondiale sont actuellement en crise avec moins de 1 % de croissance et l'ironie de l'histoire est que les puissances les plus performantes sont la Chine et la Russie.

L'avant-garde ne doit pas se réaliser au détriment de l'acquis communautaire sous peine de tomber dans une Europe à la carte qui n'est pas acceptable.

Les pays des Balkans font partie intégrante de l'Europe et ont vocation à entrer dans l'Union européenne au terme d'un processus qui prendra du temps. La Croatie vient de déposer sa demande d'adhésion et l'Europe a déjà fait des miracles dans les Balkans, même si ce jour de deuil en Serbie peut laisser penser le contraire.

L'Albanie par exemple a vraiment changé parce que ce pays veut être membre de l'Union européenne. Les pays des Balkans ont un PIB global représentant 1 % de celui de l'Union européenne et disposent d'une capacité d'absorption des aides s'élevant à 5 % de leur PIB national ; leur intégration dans l'Union européenne est donc réalisable financièrement.

Après avoir remercié le Président Prodi d'avoir introduit de la passion mais aussi un sens de la relativité italien dans le débat, M. Jacques Myard a affirmé que la crise irakienne avait déjà fait deux victimes collatérales : Tony Blair et l'idée d'« Europe puissance ». Vouloir forcer l'intérêt commun à coup de procédure est une fuite en avant vouée à l'échec. On ne peut pas forcer l'Allemagne, le Royaume-Uni, la France et l'Italie quand il faut choisir entre la guerre et la paix. Les hommes pressés n'ont pas compris que l'Europe est déjà faite dans certains domaines comme l'économie, mais qu'elle ne constitue pas la base d'un super-Etat et qu'il y a plusieurs niveaux d'Europe. L'ancien Président de la République avait raison de vouloir donner du temps au temps et c'est une grave erreur de penser pouvoir dégager une volonté commune par la procédure là où cette volonté n'existe pas. Il faut faire une pause, consolider le consolidable, élargir et considérer que l'« Europe puissance » est « une idée d'avenir et de génie dans la pensée de Dieu ».

Après avoir rappelé la réticence de la Commission à l'égard de la désignation du président du Conseil européen pour une période plus longue qu'actuellement au motif qu'elle ouvrirait une concurrence entre le Conseil européen et la Commission, M. François Guillaume a demandé si l'élection du Président de la Commission à la majorité simple par le Parlement européen, en débat actuellement à la Convention, ne créerait pas une rivalité entre le Président du Conseil européen et le Président de la Commission et n'empêcherait pas la Commission de continuer à être le moteur de l'intégration en la politisant excessivement.

Par ailleurs il ne faudrait pas que la fuite en avant dans la PESC suscitée par la crise irakienne laisse de côté des problèmes en suspens, comme l'harmonisation des accises en matière de fiscalité, la nécessité de compléter l'Union économique et monétaire et le besoin de corriger les défaillances sur les aspects commerciaux.

M. Christian Philip a demandé au Président Prodi de préciser sa position sur les objectifs réalistes en politique étrangère pour les cinq prochaines années, sur la proposition du Président Lequiller de présidence unique du Conseil européen et de la Commission de l'Union européenne, sur le nombre souhaitable de commissaires dans une Europe élargie et sur les conséquences pour les discussions avec la Turquie du refus du plan de réunification de Chypre par les deux communautés.

M. François Bayrou a estimé que la profondeur de la crise européenne provoquée par l'affaire de l'Irak peut être mesurée en rappelant les engagements relatifs à la politique étrangère que les Etats membres doivent respecter en vertu des traités en vigueur. Que disent en effet les dispositions actuellement applicables ? D'abord, les Etats membres doivent assurer une information réciproque et procéder à des consultations entre eux avant toute prise de position. La fracture révélée par la position franco-allemande, d'une part, et la lettre des huit, d'autre part, va donc à l'opposé de cet engagement. De plus, cette division s'est faite sur un grand sujet de politique étrangère, qui aura sans doute des répercussions sur les dix années à venir. Ensuite, les Etats membres doivent faire preuve de solidarité et de loyauté entre eux. Or, au Conseil de sécurité des Nations unies, des pays européens vont s'opposer, voire imposer leur veto, à un projet de résolution soutenu par les Etats-Unis et un autre Etat membre. Enfin, le traité stipule que les Etats membres, membres permanents du Conseil de sécurité doivent représenter les intérêts de l'Union, ce qui n'est évidemment pas le cas en l'espèce. Ainsi, on peut mesurer la distance qui reste à parcourir pour bâtir une vraie politique étrangère commune lorsque l'on constate que ce qui est déjà prévu n'est même pas respecté.

M. François Bayrou a déclaré que dans ces conditions, il ne pouvait pas partager les propos du président de la République sur la nature et la gravité de cette crise européenne. Il a par ailleurs souligné le contraste choquant qui existe entre les délibérations et les votes publics du Conseil de sécurité des Nations unies, qui permettent d'informer et d'associer les citoyens aux graves décisions qui y sont prises, et la clandestinité et l'opacité des réunions du Conseil des ministres ou du Conseil européen. Puis, en réponse aux intervenants qui semblent appeler de leurs vœux la venue d'une « crise finale » de l'Europe, M. François Bayrou a fait deux observations. Il a d'abord estimé que si un Etat membre n'accepte pas un jour d'être mis en minorité sur un sujet de politique étrangère, alors l'Europe doit se résigner à ne pas exister dans le monde. Il a ensuite souligné les dangers d'une diplomatie qui n'acceptait pas d'être mise en minorité, en citant l'exemple des Etats-Unis prêts à agir seuls contre l'opinion publique mondiale et la plupart des pays de la planète. En conclusion, il a demandé au Président Romano Prodi quels sont, selon lui, les points clefs permettant de dessiner une architecture institutionnelle qui puisse doter l'Europe d'une véritable politique étrangère commune.

Le Président Romano Prodi a apporté les éléments de réponse suivants :

- l'« Europe puissance » n'est certainement pas une victime collatérale de la crise irakienne, car pour l'instant cette Europe-là n'existe pas encore. Toutefois, l'affaire de l'Irak a illustré aux yeux de l'opinion publique la nécessité de construire une telle Europe. En outre, la France et l'Allemagne ne pourront, à l'avenir, gérer toujours seules ce type de crise. Venise était à la fin du quinzième siècle une grande puissance mondiale, puis l'histoire l'a fait disparaître de la scène internationale car elle ne s'est pas associée à Gênes. Il faut donc choisir entre une France qui disparaît de l'histoire et une France qui reste un acteur de l'histoire avec ses partenaires européens. Certes, l'unité sur le plan militaire et diplomatique ne peut se faire que progressivement, à l'instar de l'euro qui a été réalisé après 45 ans de construction européenne, mais cet objectif doit être impérativement poursuivi afin que l'Europe puisse exister face à un acteur en pleine expansion tel que la Chine. D'ailleurs, le Premier ministre chinois déclare lui-même qu'il préfère un monde multipolaire à un monde unipolaire et que pour cela il souhaite détenir la même quantité de dollars et d'euros. Si les autres pays croient en l'« Europe puissance », pourquoi l'Europe ne ferait-elle pas ce pari pour l'avenir ? ;

- actuellement, dans le domaine des relations extérieures, seules la coopération au développement et la politique commerciale sont communautarisées. Ce sont des domaines dans lesquels l'Europe est performante, surtout en matière de négociations commerciales. L'efficacité des procédures entièrement communautarisées et confiées à la Commission, concernant la concurrence et le contrôle des fusions, illustre les avantages de la méthode communautaire. Elle nous vaut d'ailleurs pour ces domaines le respect des Etats-Unis ;

- s'agissant du risque de politisation de la Commission européenne si son président est élu par le Parlement européen à la majorité simple, M. Prodi a indiqué qu'il est difficile de faire l'économie d'une Europe démocratique sans associer les forces politiques aux institutions. Il est d'ores et déjà investi par le Parlement européen. L'onction du Président de la Commission européenne par un organe élu au suffrage universel donne à celui-ci un réel poids politique. Mais il est également important que la Commission européenne reçoive l'appui du Conseil européen, car l'Europe se construit sur la double légitimité des peuples, représentés par le Parlement européen, et des Etats, représentés par le Conseil européen ;

- il est vrai qu'on ne peut réfléchir à la politique étrangère commune sans définir une politique économique commune. On ne peut vouloir l'un sans l'autre. D'autre part, par rapport à la politique étrangère, l'Europe dispose de moins de temps pour progresser dans l'intégration des politiques économiques : la monnaie unique nous impose d'avancer rapidement, sinon l'Europe risque de s'exposer à de très graves problèmes ; à cet égard, il y a urgence ;

- le traité de Nice a réglé la question du nombre des commissaires en prévoyant deux phases : une première phase à 25 commissaires, puis une phase qui verra moins de commissaires qu'il n'y a d'Etats membres. Ce n'est pas le nombre de commissaires qui suscite de réelles difficultés : le vrai enjeu est celui des pouvoirs du Président de la Commission européenne, qui doit disposer de la faculté d'établir une hiérarchie entre les portefeuilles des commissaires. Par ailleurs, la solution actuellement retenue est très importante pour les futurs Etats membres, très attachés à posséder un commissaire pour mieux se faire entendre ;

- il faut expliquer aux futurs Etats membres la nécessité de construire une politique étrangère commune. Certes, ces pays ont vécu un passé difficile et l'OTAN leur offre une garantie importante. Mais ils doivent écarter l'idée selon laquelle il est rationnel de confier leurs seuls intérêts économiques à l'Union européenne et leur sécurité aux Etats-Unis, car cette « schizophrénie » n'est pas viable sur le long terme ;

- Chypre sera réunifiée un jour. Il est regrettable que les efforts du Secrétaire général des Nations unies n'aient pas abouti, ce qui aurait permis d'accueillir un pays réunifié. Il est à espérer que cette adhésion n'ait pas de conséquences négatives sur le plan des relations avec la Turquie ;

- la publicité des débats est nécessaire au Conseil des ministres et au Conseil européen, puisqu'ils exercent des compétences exécutives mais aussi législatives, tout comme le Parlement européen où les séances sont déjà publiques ;

- la future architecture institutionnelle ne pourra fonctionner harmonieusement que s'il est mis fin à la règle de l'unanimité, qui constitue la question essentielle.

M. Jacques Floch a évoqué les tentatives qui avaient eu lieu à la Convention pour remettre en cause la primauté du droit communautaire sur le droit national, s'interrogeant sur la position de la Commission à ce sujet. Passant à la question du récent référendum maltais, il s'est demandé quelle portée il fallait donner à la majorité de 53 % de oui qui s'est dégagée, puisque l'opposition maltaise affirme vouloir remettre en cause le résultat dans le cas de sa victoire aux prochaines élections législatives. L'Union européenne serait-elle prête à proposer dans cette hypothèse un partenariat, alors que cela risquerait de donner un mauvais exemple aux autres pays concernés par l'élargissement ?

M. Jean-Louis Bianco a souhaité savoir quels Etats membres poussaient dans la direction de l'Europe « supermarché » et quels autres marquaient la volonté d'en faire un espace politique. Abordant la question des services d'intérêt général, ou services publics, il s'est enquis des pas concrets qui avaient été faits pour mieux répondre en ce domaine aux attentes de nos concitoyens.

M. Daniel Garrigue a demandé où en était le sujet de la nécessaire clarification des compétences dans les débats de la Convention, observant qu'il importait que soient bien définis les champs respectifs de l'Union européenne et des Etats membres. Reprenant les propos du Président de la Commission sur la démocratie et la légitimité, il a souligné que la proposition franco-allemande reposait à la fois sur la légitimité des Etats nations et sur celle du Parlement européen, demandant si elle ne devait pas être soutenue dans cette mesure. Analysant la situation internationale, il a affirmé que la capacité de l'Europe à agir sur la scène internationale était moins en cause que les rapports particuliers de chaque Etat avec les Etats-Unis. Mais l'influence extérieure ne se réduit pas au domaine militaire et diplomatique. En matière de recherche et d'aménagement du territoire, l'Europe ne souffre-t-elle pas aussi d'un manque de moyens qui l'empêche d'exister sur le plan international ?

A ces questions, le Président Romano Prodi a apporté les éléments de réponse suivants :

- la primauté du droit communautaire constitue la pierre angulaire de la communauté de droit que constitue l'Union européenne. L'expérience montre que l'abandonner sonnerait le glas des décisions européennes ;

- le score de 53 % de « oui » à Malte est extraordinaire, si l'on garde à l'esprit que les consultations électorales s'y jouent d'ordinaire à quelques voix seulement. Si Malte adhère, elle deviendra un membre à part entière de l'Union européenne, mais elle ne saurait être à la fois dehors et dedans. Il ne saurait y avoir d'exception maltaise. Refuser l'adhésion renverrait l'île dans le « cercle des amis » ;

- les clivages entre Etats membres sont connus de tous, lorsqu'il s'agit de l'avenir de l'Europe. Toutefois, même certains pays qui veulent une Europe minimale dans certains domaines sont partisans dans d'autres d'un approfondissement des relations communautaires. L'Union européenne doit fixer sa doctrine en la matière également au vu de ses relations extérieures. Aussi la théorie du « cercle des amis » est-elle particulièrement importante parce qu'elle permet de développer des coopérations fortes avec les Etats voisins, dans le domaine de l'énergie, du libre-échange ou des visas. Sans adhérer dans l'Union européenne, Russie et pays de la Méditerranée peuvent se trouver ainsi associés à quelques aspects de son fonctionnement ;

- Bruxelles n'est pas la capitale d'un super-libéralisme européen qui ne ferait pas sa place aux services publics. A l'heure où l'exclusion s'aggrave, , où le lien social s'effrite, où les écarts de revenus se creusent, les services publics ont un rôle à jouer, dans le respect des règles du marché. Fruit d'une réflexion longue de dix ans, un Livre vert de la Commission, invitant au débat, devrait paraître sur ce sujet en avril prochain ; on y trouvera des réflexions tout à fait équilibrées ;

- aucun catalogue des compétences n'a été établi à la Convention, mais des domaines sont circonscrits dans le souci du plus grand respect de la subsidiarité qui veut qu'on n'accorde à l'Union que les compétences qu'il est nécessaire d'exercer à l'échelle européenne mais ce sont parfois les plus délicates. La culture ou l'enseignement supérieur n'entrent pas dans les compétences naturelles de l'Union européenne, même si elle doit encourager la mobilité des étudiants et des professeurs. Mais elle doit aussi s'appuyer sur des centres de recherche d'excellence, qui lui permettront de tenir sa place dans la concurrence intellectuelle avec les Etats-Unis ;

- la double présidence présente l'inconvénient de dédoubler les appareils administratifs, avec le risque de faire naître deux bureaucraties. Si elle doit se réaliser, il peut être utile que le Président du Conseil exerce ses fonctions plus de six mois. Mais, en tout cas, il faut éviter la dispersion des énergies ; la présidence unique , du Conseil européen et de la Commission, pourrait être une solution ;

- le développement d'une politique étrangère européenne n'exclut pas le maintien de bonnes relations avec les Etats-Unis. L'expérience actuelle peut être source d'enseignement sur les progrès qui restent à faire en ce domaine ;

- les avant-gardes ont le mérite d'encourager l'ensemble des Etats membres à avancer, mais l'acquis doit être préservé. L'expérience de l'euro, qui est une avant-garde, même très large, prouve qu'il n'est pas possible de faire l'économie de cette formule, mais il faut éviter une Europe à la carte.

Le Président Pierre Lequiller a remercié le Président de la Commission d'avoir usé d'un langage aussi direct malgré la réserve que lui imposent ses fonctions. Il a souhaité que la Délégation se fasse l'écho au sein de l'Assemblée nationale de ses propositions et de ses analyses, notamment en matière de politique étrangère et de sécurité commune.