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DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 57

Réunion du mercredi 8 octobre 2003 à 16 heures 45

Présidence de M. Pierre Lequiller, Président

I. Audition de M. Pascal Lamy, commissaire européen chargé du commerce, sur les travaux de la Conférence ministérielle de l'Organisation mondiale du commerce à Cancún (audition ouverte à la presse)

Le Président Pierre Lequiller a remercié le commissaire européen d'avoir accepté de venir devant la Délégation après la Conférence de Cancún. Il a indiqué que l'Assemblée nationale débattrait demain, en séance publique, des suites à donner à ce sommet, soulignant ainsi l'importance de ces questions pour les parlementaires.

Il a estimé que l'échec de la Conférence de Cancún est une mauvaise nouvelle. C'est d'abord le cas pour l'OMC, la dernière-née des organisations internationales, qui connaît pour la deuxième fois, après Seattle, un échec. Ensuite, cet échec porte un coup sévère au multilatéralisme alors que les négociations commerciales étaient jusqu'ici le domaine privilégié de la coopération entre les nations, comme l'a montré l'accord obtenu en août dernier sur l'accès des pays pauvres aux médicaments génériques. Il envoie par ailleurs un signal négatif à l'économie mondiale, qui a pourtant besoin d'être stimulée. Enfin, cet échec marque la résurgence d'un clivage dommageable entre le Nord et les « Suds » au détriment de l'objectif premier du cycle de Doha, qui est le développement.

Le Président Pierre Lequiller a souhaité connaître l'opinion du commissaire européen sur le déroulement des négociations à Cancún et sur l'avenir de l'OMC, dont le constat de décès vient d'être établi dans un grand quotidien par un commentateur.

M. Pascal Lamy, commissaire européen chargé du commerce, a déclaré partager le jugement du Président Pierre Lequiller sur la Conférence de Cancún. Cet avis est aussi celui de l'ensemble du collège des commissaires et des Etats membres. Cancún constitue un échec, qui est grave et affecte tous les membres de l'OMC. Ces derniers sont en effet repartis les mains vides de la Conférence.

Le commissaire européen a d'abord rappelé l'objectif de la Conférence. Celle-ci devait déterminer si, depuis le lancement du cycle, en novembre 2001, la moitié du chemin, c'est-à-dire du programme de négociations, pouvait être parcourue. La moitié du chemin doit être comprise ici comme étant une moyenne, qui peut être de 40 % sur certains sujets ou de 60 % sur d'autres. Le commissaire européen a estimé qu'au total, à Cancún, seulement 30 % à 33 % du chemin a été parcouru.

Il a alors abordé les raisons de cet échec, en précisant qu'il avancerait des explications rationnelles et n'évoquerait pas les multiples théories du complot, qui ont fleuri au lendemain de la Conférence.

La Conférence de Cancún a échoué pour une raison simple, qui peut paraître une lapalissade : les négociateurs ne sont pas parvenus à rapprocher suffisamment leurs positions.

Chaque négociateur est venu à Cancún avec une balance très précise pour mesurer le juste équilibre à atteindre entre ses intérêts offensifs et défensifs. Or, à un moment donné, toutes ces balances ont penché dans le mauvais sens : celles des Etats-Unis et de l'Union européenne, deux acteurs du Nord, et celles du G21 et du G90, deux acteurs du Sud.

Les Etats-Unis ont certes toujours eu une attitude prudente à l'égard du programme de négociations, avec des intérêts offensifs - les services, l'industrie - et des intérêts défensifs - l'agriculture et l'antidumping. Cette approche qui restait globalement positive jusqu'à Cancún a été remise en question par l'affaire du coton.

L'initiative concernant le coton, visant à supprimer les aides des pays développés à leurs producteurs de coton, était notamment défendue par les pays africains et devait faire l'objet d'une négociation particulière. Lors de la Conférence, la cristallisation des débats sur cette proposition, endossée par tous les pays du Sud, a pesé de manière négative sur le plateau défensif de la balance des Etats-Unis et a fait basculer leur attitude.

Quant au G21, qui regroupe principalement la Chine, l'Inde, le Brésil et l'Afrique du Sud, il est l'enfant d'un « père politique » et d'une « mère agricole ».

La « mère agricole » est l'offensive que ces pays mènent contre tous les soutiens à l'agriculture accordés par les Etats-Unis et l'Union européenne, alors que les membres du G21 ne partagent pas les mêmes intérêts agricoles. Ainsi, le Brésil prône une libéralisation totale et définitive de ces échanges, une vision opposée à celle de l'Inde.

Le « père politique » du G21 est la guerre en Irak. Les pays constituant ce groupe ont souhaité affirmer leur poids politique sur la scène internationale, car ils ont estimé que leur voix n'a pas été entendue pendant la crise irakienne. Le G21 apparaît comme une réincarnation du mouvement des non-alignés, apparu lors de la lutte contre la dépendance politique des colonies. A Cancún, ce groupe aurait pu entrer dans la négociation, ayant notamment des intérêts semblables dans les domaines de l'industrie et des services, mais il a finalement considéré que le gain politique d'un échec de la conférence était plus important.

Le troisième acteur est le G90, qui regroupe les pays les moins avancés et d'Afrique. Son apparition est très significative : elle démontre clairement qu'il n'y a pas un Sud à l'OMC mais au moins deux « Suds ». Le G90 est donc une réponse au G21, mais aussi l'expression de l'alliance soutenant l'initiative sur le coton. Sur ce dernier point, le G90 a estimé qu'aucun geste n'a été fait à Cancún pour les pays pauvres producteurs de coton. Il a donc, par contrecoup, refusé le compromis du Mexique, pays présidant la Conférence, consistant à dissocier deux des quatre « sujets de Singapour » (concurrence, investissement, facilitation des échanges, transparence des marchés publics) sur lesquels des négociations devaient être ouvertes. Il a ainsi pris une position opposée à celle prise par la Corée qui voulait garder les quatre sujets de Singapour.

En ce qui concerne l'Union européenne, la balance de cet acteur est longtemps restée positive. A Cancun, elle a voulu servir de pont entre le Nord et le Sud, en essayant d'engager les Etats-Unis dans la réforme de leur politique agricole. L'Union européenne a adopté une démarche constructive. Elle a « bougé » à Cancún. Elle a ainsi accepté de renoncer à ouvrir les négociations sur deux des sujets de Singapour, l'investissement et la concurrence, pour retenir les deux autres. Pourtant, ce geste de bonne volonté a été jugé insuffisant, ce qui a conduit à mettre un terme à la Conférence.

Ainsi, l'Union européenne a beaucoup mis sur la table des négociations, sans que les autres bougent.

Au total, la volonté ou la capacité d'évoluer des grands acteurs était faible. Cette raison explique l'échec de Cancún.

Le commissaire européen a alors abordé les conséquences de l'échec de Cancún sur la politique commerciale de l'Union européenne.

Il a considéré que l'Union européenne devait avant tout prendre le temps de la réflexion. L'Europe a toujours estimé que la négociation à l'OMC était sa priorité, l'objectif n° 1 de sa stratégie d'ouverture des marchés. Il s'agit d'une position classique et logique : c'est à l'OMC que les rapports de force sont les plus équilibrés et que l'Europe peut peser de tout son poids.

Cependant, après le choc créé par l'échec de la Conférence, les mérites de cette approche doivent être vérifiés. Le commissaire européen a précisé que cet exercice ne consistait pas à changer de politique, mais à procéder à une évaluation.

La réflexion sera menée avec le Conseil des ministres et le Parlement européen, en y associant le Comité économique et social, les organisations syndicales et la société civile. Elle aura lieu aussi au sein du collège des commissaires.

Le commissaire européen a estimé que cette réflexion doit s'articuler autour de quatre questions essentielles.

En premier lieu, l'Union européenne doit déterminer si elle souhaite toujours défendre une vision des échanges combinant ouverture des marchés et construction de règles. Cette approche est le socle politique distinctif de la stratégie commerciale multilatérale de l'Europe.

La poursuite de l'ouverture des échanges recueillait jusqu'à présent un quasi-consensus, même s'il est évident que cette orientation ne doit pas aller à l'encontre d'autres intérêts tels que la préservation de l'environnement, la protection des consommateurs ou encore l'amélioration de l'état sanitaire. Il importe de vérifier si cet équilibre demeure notre objectif, même s'il existe de bonnes raisons de penser que la position du Conseil des ministres et du Parlement européen n'a pas changé sur ce point.

M. Pascal Lamy a considéré que si l'Union européenne confirmait son attachement au multilatéralisme, il conviendrait, dans un second temps de se demander si cette approche est suffisamment partagée par nos partenaires pour autoriser des négociations constructives. A titre d'exemple, on pourrait concevoir que les Etats-Unis jugent que l'établissement de règles multilatérales ne constitue pas une priorité pour la défense de leurs intérêts, ou bien que l'Inde estime qu'une réduction des protections tarifaires serait susceptible de lui être défavorable, compte tenu de la montée en puissance de la Chine dans les échanges internationaux. De même, certains Etats appartenant à la catégorie des pays les moins avancés, bénéficiant de préférences tarifaires pour l'accès au marché européen et au marché américain, pourraient penser que leur avantage comparatif serait réduit par les progrès susceptibles d'être enregistrés en cas de poursuite de l'approche multilatéraliste.

Une seconde série de questions a trait à la dimension à donner au développement au sein de l'OMC. Le développement est aujourd'hui une priorité, qui a été illustrée en particulier par la réussite des négociations concernant les règles de propriété intellectuelle sur les médicaments. L'Union européenne et les Etats-Unis peuvent encore faire des concessions en matière agricole ou dans le domaine du textile, mais il importe de s'interroger sur la dimension à donner à cette notion. On peut ainsi se demander si certains des pays actuellement considérés comme des pays en développement doivent être exonérés définitivement ou provisoirement des règles de discipline imposées aux autres Etats en matière agricole ou industrielle. En fait, cette question comporte un aspect « Sud-Sud » considérable, puisque, pour ne prendre que ces exemples, l'Inde et la Chine disposent de marchés potentiellement très importants.

Une dernière série de questions tient aux règles relatives à l'organisation des travaux au sein de l'OMC. Après la Conférence de Seattle, le caractère « médiéval » de cette organisation avait pu être évoqué, même si l'on était tenté d'employer plutôt le qualificatif de « jurassique », mais il serait plus exact de critiquer son aspect baroque. Il convient effectivement de regretter le caractère « mou » de cette organisation. Pour ne prendre que quelques exemples, on peut tout d'abord remarquer que le sommet de Cancún, qui s'est étalé sur une semaine, n'a permis des négociations effectives que durant une partie de nuit et une partie de matinée, le reste étant consacré à des contacts informels, à la désignation de facilitateurs, à la rencontre de ces intermédiaires... Ensuite, on peut trouver étrange que le président de la Conférence puisse y mettre fin sans procéder à la moindre consultation, même si on ne peut pas lui en tenir grief puisque cela relevait formellement de ses compétences. Enfin, la règle du consensus qui dans le cadre de l'OMC rend nécessaire, en fait, l'unanimité constitue un obstacle considérable dans des négociations regroupant 150 représentations, constituées chacune de sept ou huit membres. De telles circonstances empêchent l'élaboration de règles contraignantes et de qualité.

Pour conclure, M. Pascal Lamy a estimé que d'autres partenaires au sein de l'OMC avaient les mêmes interrogations. Quant à lui, il attend les résultats des consultations avec le Parlement européen, le Conseil des ministres et nos divers partenaires, avant de faire des propositions pour la poursuite des discussions. En tout état de cause, si nous devions reprendre l'initiative de ces négociations, il conviendrait de disposer de plus de garanties sur leur aboutissement.

Un débat s'est ensuite engagé.

M. Marc Laffineur, rapporteur, a évoqué le climat qu'il a observé lors de son déplacement à Cancún. L'accord conclu entre les Etats-Unis et l'Europe a été mal ressenti, de façon paradoxale car beaucoup y voyaient la condition nécessaire à la progression des négociations. Mais les pays en voie de développement ont eu le sentiment que les « grands » voulaient leur imposer leurs vues, ce qu'ils n'ont pas accepté.

M. Marc Laffineur a dit partager l'analyse de M. Pascal Lamy sur les disparités qui caractérisent le « groupe des 21 » qui n'avait comme facteur d'unité que leur stratégie d'opposition, masquant des intérêts diamétralement opposés entre le Brésil, l'Inde ou la Chine, par exemple. Si le Brésil a certainement réussi un « coup » politique, son impact sur l'économie du pays sera nettement plus incertain. Quant au Japon, il s'est senti trahi par les Européens, lesquels ont également été critiqués par les pays les moins avancés qui considèrent que les aides communautaires à l'exportation handicapent leur développement. Il est regrettable que le Canada n'ait pas été un véritable allié de l'Europe. M. Marc Laffineur a ainsi interrogé le commissaire sur les mesures que pourrait proposer l'Europe pour rétablir la confiance des pays africains dans l'OMC. Une fracture s'est creusée avec les pays les moins avancés qui se sont notamment senti insultés par l'accord qui leur a été proposé sur le commerce du coton. Ce dernier invitait notamment les pays africains à diversifier leur production. Par ailleurs, ne faudrait-il pas établir des distinctions selon les pays en développement, en ayant recours, par exemple, à des critères géographiques ?

A propos du volet agricole, il a rappelé l'expiration le 31 décembre 2003 de la clause de paix qui protège les soutiens agricoles des recours devant l'Organe de règlement des différends et souligné de ce fait la remise en cause possible de l'existence même des politiques agricoles. La proposition de négociation sur l'agriculture discutée à Cancún ne condamne-t-elle pas l'Europe à préparer d'ores et déjà une nouvelle réforme de la PAC ? Ce texte semble en effet engranger toutes les marges de manœuvre dégagées par l'accord de Luxembourg de juin dernier et prévoit une remise en cause des critères de la boîte verte dans laquelle l'Europe pourra transférer ses aides découplées. Ne faudrait-il pas, dès lors, cesser dans ces négociations, de jouer avec les trois boîtes de Marrakech pour atteindre un double objectif : celui de la loyauté des échanges et de la sécurité alimentaire des Etats ?

M. Marc Laffineur a également souligné les aspects positifs de la réunion de Cancún, mentionnant l'unité dont l'Europe a fait preuve par la voie de son commissaire, ainsi que l'accord sur les médicaments. Mais il a estimé nécessaire d'engager une réflexion sur la réforme des règles d'organisation au sein de l'OMC.

M. François Guillaume s'est demandé comment rebondir après l'échec de Cancún. La société civile a été fortement représentée lors de ce sommet, puisque près de 600 organisations non gouvernementales avaient fait le déplacement, et près d'une centaine d'entre elles ont pu accéder à la salle de la Conférence, ce qu'il a regretté étant donné le degré de pression qui caractérise le déroulement de telles négociations. Sur le fond des dossiers, les revendications des pays en développement et les questions agricoles sont imbriquées et révèlent des contradictions. En effet, les pays du Nord - les Etats-Unis et l'Union européenne, principalement - ont conclu un accord de dupes dans la mesure où les Américains partent de l'accord de l'Uruguay Round lorsque les Européens ont déjà réduit le niveau de leurs subventions agricoles avec la réforme de la PAC. Or il est illusoire de penser que le secteur agricole pourrait survivre sans subventions, les prix du marché étant inférieurs aux prix de revient. Les pays en développement contestent les subventions agricoles alors qu'elles leur permettent de bénéficier d'aides alimentaires à des prix particulièrement bas. Il est vrai, cependant, que cela provoque une baisse des prix du marché qui les touche particulièrement.

M. François Guillaume a ensuite évoqué la question des pays émergents, à travers l'exemple du Brésil où les aides distribuées favorisent le développement des haciendas au détriment des petites exploitations. C'est pourquoi, les négociations commerciales ne pourront être raisonnablement reprises qu'une fois levées ces contradictions.

Il s'est enfin élevé contre la distinction établie entre les aides directes et les aides distorsives, qui n'a pas de sens pour l'agriculteur qui les reçoit, à la nuance près que les aides directes représentent une incitation plus forte au développement de la production.

M. Jean-Marie Sermier a souligné l'amertume de l'agriculture européenne au lendemain de l'échec des négociations de Cancún. La réforme de la PAC a été imposée au monde agricole sans arguments réels, sous l'impulsion de la Commission, certains prétendant que la PAC affame les pays en développement. Il ne faut pas s'étonner dans ces conditions que les pays africains critiquent une politique que nous ne soutenons pas nous-mêmes. L'accord sur la réforme de la PAC a été conclu sous la pression politique de la crise irakienne, compte tenu de la nécessité de reconstituer l'unité européenne, alors que, sur le fond, une majorité des Etats membres aurait pu se prononcer contre la réforme. La Commission a expliqué qu'elle permettrait d'obtenir plus facilement un accord à l'OMC, et on s'aperçoit maintenant que cela n'a pas fonctionné.

Il a considéré que la difficulté à trouver un accord au sein d'une enceinte rassemblant près de 150 participants n'était pas une découverte en soi : la question du coton a cristallisé l'échec mais les données fondamentales de l'« ambiance » de la négociation étaient connues d'avance. La Commission a-t-elle mal apprécié les risques de cette négociation et engagé une réforme de la PAC sans perspectives réelles d'ouverture des marchés de nos concurrents ?

Il a enfin interrogé le commissaire sur les suites de la réforme de la PAC après l'échec de Cancún.

En réponse aux intervenants, M. Pascal Lamy a apporté les précisions suivantes :

- concernant l'accord agricole intervenu cet été entre l'Europe et les Etats-Unis, il est effectivement étonnant d'entendre les critiques qui se sont exprimées à propos de cet accord, alors même qu'il avait été précédemment réclamé « à grands cris » par nos partenaires commerciaux, y inclus les pays en développement.

Dans cette négociation de l'OMC, l'Union européenne est en accord avec les Etats-Unis sur certains sujets - comme les tarifs industriels - et pas sur d'autres - comme le coton, l'environnement, la santé, la biodiversité ou les indications d'origine des produits agricoles. Les alliances sont multiples et variables. Le Brésil n'est pas a priori heureux de l'échec de Cancún, étant plutôt favorable à une approche multilatérale des négociations commerciales ;

- en prenant l'initiative de la réforme de la PAC - dont les raisons étaient avant tout internes -, l'Union européenne s'est retrouvée en position plus forte pour que les Etats-Unis diminuent les soutiens qu'ils apportent à leur agriculture. Ainsi, pour le prix d'une réforme, on pouvait en avoir deux. La question difficile est de savoir si tout soutien à l'agriculture constitue un problème, ou si l'on peut distinguer entre les différents types de soutiens. Pour l'Union européenne - comme, par exemple, pour l'Inde ou les pays d'Afrique - on ne peut pas discuter à l'OMC de l'agriculture comme on discute du charbon ou des pneus. Des pays comme le Brésil ou la Nouvelle-Zélande ont une position contraire, comme officiellement les Etats-Unis, alors qu'en réalité, ils aident fortement leur agriculture. L'Union européenne doit avoir le droit de soutenir son agriculture compte tenu des contraintes économiques qui pèsent sur elle, du fait notamment des fonctions d'intérêt général qui sont les siennes et des réglementations qui lui sont imposées, en particulier du point de vue environnemental ou pour le bien être animal. Il faut par conséquent s'efforcer de distinguer les aides qui sont perturbatrices du commerce international de celles qui ne le sont pas. L'Europe est d'accord pour encadrer ou supprimer les aides qui favorisent les surproductions agricoles, mais pas celles qui compensent les handicaps de production et qui ne sont pas perturbatrices de l'échange.

Certains pays, le Brésil par exemple, sont contre toute forme d'aide. En revanche, les pays africains, alors qu'ils prennent position dans les discussions de l'OMC contre les aides agricoles, ont, sur le fond, une vision de l'agriculture qui rejoint la vision européenne et dépasse le seul champ économique et commercial ;

- la question des distinctions existant au sein des pays en développement est une question difficile et politiquement sensible du fait des conséquences d'un classement différencié sur le statut des pays, du point de vue des règles du commerce international. Cette question devra en tout état de cause être abordée. On voit bien d'ores et déjà que des groupes distincts - le G21 et le G90 - se sont constitués dans le cadre de l'OMC. On ne peut pas traiter de la même façon des pays qui sont exportateurs nets - comme le Brésil - et ceux qui sont importateurs nets ;

- la clause de paix, qui protège les subventions agricoles des recours contentieux à l'OMC, disparaîtra à la fin de l'année. Sa suppression risque de multiplier les différends commerciaux ;

- en matière agricole, le point de départ pour la réduction des soutiens est identique pour les Américains et les Européens : il s'agit des engagements pris dans le cadre de l'Uruguay round. La réforme de la PAC va permettre aux Européens d'accepter plus facilement une diminution substantielle des plafonds d'aides, alors que les Américains, qui ont accru leurs aides nationales, ont été mis en difficulté dans la négociation ;

- afin de rebondir en matière agricole, il faudra réussir à trouver une position centrale entre quatre points de vue, celui des Etats-Unis, celui de l'Europe, celui des pays en voie de développement exportateurs (comme le Brésil), et celui des pays en voie de développement importateurs (comme l'Inde). Les Etats-Unis et l'Europe ont des systèmes de soutien assez importants, bien que notre taux moyen de protection ne soit que de 10 %. Les Américains exportent des matières premières agricoles alors que les Européens exportent des produits agricoles à valeur ajoutée (agro-alimentaire, vin, fromage). Aujourd'hui, la balance des échanges agricoles entre l'Europe et les Etats-Unis est excédentaire ;

- la position européenne dans les négociations de l'OMC est de défendre la spécificité de l'agriculture, qui doit bénéficier de règles particulières. La réforme de la PAC n'a pas été conçue dans le but de la rendre compatible avec l'OMC. L'Europe a ses propres raisons de vouloir réformer la PAC. Elle fait un choix de société. La réforme est indispensable pour rendre l'agriculture soutenable à moyen et à long terme. Elle n'est pas achevée. Il restera à la poursuivre dans les secteurs du sucre, du coton, de l'huile d'olive et du tabac pour lesquels la Commission a d'ailleurs mis une proposition sur la table le 23 septembre dernier.

M. Jacques Myard a estimé que l'échec des négociations de l'OMC à Cancún n'était pas dû uniquement à leur mauvaise préparation. Il a jugé que la réforme de la PAC était justifiée par le désir de certains Etats, comme la Grande-Bretagne ou l'Allemagne, d'alléger la facture de la PAC. L'Europe a commis une erreur tactique à Cancún, en allant au devant des exigences de l'OMC. Les compétences de nombreuses institutions spécialisées de l'ONU ont été progressivement transférées à l'OMC. Cette organisation semble avoir pour vocation de résoudre tous les problèmes de la planète. L'Union européenne porte une responsabilité dans cette dérive. Il serait plus efficace de traiter les dossiers séparément plutôt que de les agglomérer. L'ouverture des échanges n'est pas contestable, mais elle ne doit pas être brutale. Le commerce mondial est en forte croissance et il n'est donc pas indispensable de précipiter les échéances.

M. Pierre Forgues, déclarant avoir apprécié les conclusions du commissaire européen selon lesquelles l'échec de la Conférence de Cancún devrait inciter les Etats à prendre le temps nécessaire de la réflexion, a toutefois estimé que l'objectif d'une organisation du commerce au plan mondial se heurtait à de sérieuses difficultés. Il a considéré que le principe de discussions rassemblant 150 Etats n'était qu'une fiction puisque, dans les faits, ces derniers sont regroupés. S'agissant des discussions sur l'agriculture, il a estimé qu'il était difficile de concilier libéralisation des échanges et souhait des Etats de soutenir leurs agriculteurs. Quant à la situation des pays en développement, il a déploré que les problèmes auxquels ils étaient confrontés du fait de la poursuite de libéralisation du commerce - extension de la pauvreté, effets pervers sur l'environnement, déstabilisation de leur agriculture - n'aient pas été réglés au sein de l'OMC. Il s'est enquis des objectifs qui pourraient être poursuivis dans le cadre d'une éventuelle relance des négociations, à défaut de laquelle l'OMC pourrait, selon lui, perdre sa raison d'être. Il a insisté, dans cette perspective, sur la nécessité pour l'Europe de prendre des initiatives en faveur des pays du Sud.

M. Nicolas Dupont-Aignan, abordant la réforme de la PAC, a déploré que la Commission ait usé d'un double langage en faisant valoir que cette réforme n'était pas intervenue dans le but de la rendre compatible avec les règles de l'OMC, alors que, l'Europe avait fait des concessions, lesquelles n'étaient pas compensées par des concessions parallèles des Etats-Unis. Il a en outre constaté que ces derniers avaient institué des barrières tarifaires dans d'autres secteurs, comme l'acier, et s'est étonné de la naïveté de l'Union européenne qui, non seulement, demeure silencieuse sur les avantages dont disposent les Etats-Unis grâce à l'arme du change, mais continue de s'interroger sur les conséquences à tirer d'une Conférence dont l'échec était pourtant prévisible. Tout en convenant que le libre-échange revêt des aspects positifs, il a néanmoins estimé qu'une conception intégriste du libre-échange provoquait des effets déstabilisateurs et accroissait les inégalités dans le monde. Il a souhaité savoir quelle était la position du commissaire européen sur l'idée d'organiser le commerce selon une base régionale et par secteur, afin d'éviter que ne s'instaure la loi de la jungle après l'échec de la Conférence de Cancún.

Le Président Pierre Lequiller, constatant qu'il était impossible de continuer à négocier selon le principe de l'unanimité, a souhaité savoir quelles pourraient être les pistes de réformes envisageables de l'OMC.

En réponse, M. Pascal Lamy a apporté les précisions suivantes :

- il est vrai que la réforme de la PAC est intervenue tardivement. Ce retard n'est pas toutefois imputable à la Commission, qui l'a proposée il y a 18 mois, mais au processus décisionnel de l'Union, au sein de laquelle ce sont le Conseil et le Parlement européen qui prennent les décisions ;

- il ne faut évidemment pas attirer tous les sujets à l'OMC, notamment pas ceux traités par l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) qui a d'ailleurs un mécanisme de sanction un peu moins automatique que celui de l'OMC. Ce n'est pas la force de l'OMC qui pose problème, mais la faiblesse de la gouvernance des autres institutions. Tout le monde plaide pour la création d'une organisation mondiale de l'environnement qui aurait un poids dans la gouvernance internationale, mais cette idée ne va pas au-delà des discours « de fin de banquet ». Il ne faut d'ailleurs pas négliger les bonnes initiatives qui sont lancées dans ces enceintes, comme par exemple celle sur la diversité culturelle à l'UNESCO ;

- le bilatéralisme n'est pas la solution à la maladie du multilatéralisme. Il peut en revanche en être le complément, une sorte d'« OMC plus » en matière commerciale. C'est dans cette optique que l'Union européenne défend le bilatéralisme qui doit trouver sa place en étant soumis à certaines conditions. L'Union européenne qui a tissé le réseau d'accords bilatéraux de très loin le plus développé au monde ne peut que lui être favorable ;

- il est inexact d'affirmer que tous les pays en développement seraient hostiles à l'ouverture des échanges en matière agricole. Des pays comme le Brésil sont pour parce qu'ils veulent profiter des avantages comparatifs considérables dont ils disposent. Ceux qui n'ont pas ces avantages sont contre. Dans une négociation commerciale, derrière l'affirmation des valeurs, ce sont des intérêts qui s'expriment ;

- pour avancer après l'échec de Cancún, il faut repartir des quatre questions que la Commission a posées au Parlement européen et au Conseil et, en fonction de leurs réponses, reprendre une initiative en reprofilant si nécessaire la position de négociation définie en 1999. L'Union européenne s'intéresse beaucoup aux pays du Sud, comme elle l'a montré en prenant des initiatives en leur faveur concernant les médicaments et un système spécial de « boite » de développement pour ne pas trop libéraliser leurs agricultures. Ces sujets sont peut-être moins visibles que d'autres, mais il ne faut pas oublier aussi que l'agriculture représente 10 % des échanges mondiaux et que, si elle est très importante politiquement et dans la représentation du fonctionnement des sociétés, l'essentiel des échanges internationaux est constitué par des biens industriels et des produits énergétiques ;

- les propos qui lui ont été prêtés ne sont pas les siens. Il a toujours dit aux agriculteurs qu'il fallait réformer la PAC pour des raisons propres à l'Union européenne et que la négociation à l'OMC était une occasion d'obtenir un levier à l'égard des Etats-Unis ;

- le contentieux sur l'acier suit une évolution dans laquelle chacun sait à quoi s'en tenir et qui sera marquée par une décision probablement favorable à l'Union européenne, obligeant les Etats-Unis à éliminer leurs dispositifs sous peine de sanctions ;

-  la question des taux de change relève de la compétence de la Banque centrale européenne ;

- il n'est pas un intégriste du libre-échange. L'approche régionale est non seulement possible, elle est même une composante permanente de la politique commerciale européenne quand l'Union négocie un accord commercial avec le Mercosur ou avec la Communauté andine ou qu'elle réfléchit à cette possibilité avec l'Association des nations d'Asie du Sud-Est (ANASE) ou avec des groupes de pays africains. Toutefois, elle ne conçoit pas plus cette approche régionale que le bilatéral comme un substitut au multilatéral, mais comme un complément. Il reste une préférence européenne pour le multilatéralisme qui est l'un de ses signes distinctifs ;

- les pistes de réforme de l'OMC doivent partir du constat qu'il sera difficile de changer à l'unanimité ses règles et qu'il ne faut pas essayer de tout refaire, mais plutôt de proposer des mesures opérationnelles plus facilement réalisables. Elles pourraient concerner les règles de procédure pour les conférences ministérielles, la périodicité des réunions, l'attribution d'un minimum de droit d'initiative au directeur général de l'OMC dans l'adoption des ordres du jour, le réexamen de la rotation annuelle des présidences de groupes, la constitution d'un collectif de présidents, un groupe de pilotage assistant le directeur général dans la conduite des conférences.

M. Pascal Lamy a remercié le Président Pierre Lequiller de son accueil.

II. Examen de textes soumis à l'Assemblée nationale en application de l'article 88-4 de la Constitution

Point A

Sur le rapport du Président Pierre Lequiller, la Délégation a examiné des textes soumis à l'Assemblée nationale en application de l'article 88-4 de la Constitution.

Aucune observation n'ayant été formulée, la Délégation a approuvé les trois textes suivants :

- proposition de règlement du Conseil arrêtant des mesures autonomes et transitoires concernant l'importation de certains produits agricoles transformés originaires de Malte et l'exportation de certains produits agricoles transformés vers Malte (document E 2373) ;

- projet de position commune 2003/..../PESC du Conseil du .... 2003 modifiant la position commune 2003/495/PESC sur l'Iraq (document E 2386) ;

- projet de règlement du Conseil modifiant le règlement (CE) n° 1210/2003 du Conseil du 7 juillet 2003 concernant certaines restrictions spécifiques applicables aux relations économiques et financières avec l'Iraq (document E 2388).