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DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 72

Réunion du mercredi 21 janvier 2004 à 16 heures 15

Présidence de M. Pierre Lequiller, Président

I. Examen du rapport d'information de M. Bernard Deflesselles sur la Charte de l'environnement et le droit européen

M. Bernard Deflesselles, rapporteur, a souligné que ce travail avait donné lieu à une vingtaine d'auditions, étalées sur quatre mois, l'ayant conduit à entendre aussi bien des juristes, des responsables d'associations environnementales, des scientifiques, que des responsables politiques. Si le rapport a une forte tonalité juridique, la Charte de l'environnement procède d'abord d'une démarche politique. Souhaitée par le Président de la République, elle constitue l'un des éléments de son appel, formulé au sommet de Johannesburg en septembre 2002, en faveur d'une alliance mondiale pour le développement durable. En s'inscrivant aux côtés de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et du Préambule de 1946, la Charte traduit la nouvelle priorité environnementale.

Au cours des auditions, deux qualificatifs ont souvent été utilisés pour la définir : « originale » et « équilibrée ». Originale, la Charte l'est d'abord par la décision même de constitutionnaliser l'environnement, ce qui devrait permettre de donner de la cohérence à un droit trop souvent sectoriel et fragmentaire et qui devrait constituer une garantie contre les revirements du législateur. Le caractère original de la Charte réside également dans la procédure retenue pour son élaboration, qui a privilégié la réflexion, l'approfondissement et la maturation. La Charte a non seulement été élaborée grâce aux travaux de la Commission Coppens, du nom de son Président, le paléontologue Yves Coppens, mais aussi grâce aux informations fournies par les quatorze assises territoriales tenues dans les régions et par les 12 000 réponses à un questionnaire envoyé aux décideurs locaux. L'originalité de la Charte se retrouve enfin dans sa forme, qui n'a pas suscité de critiques de la part de la majorité des juristes auditionnés.

Le second trait saillant de la Charte est son caractère équilibré. Il est d'ailleurs intéressant de noter que les appréciations portées au cours des auditions ont globalement été favorables, même si cela n'exclut pas des remarques et des interrogations.

M. Bernard Deflesselles a ensuite abordé les relations entre la Charte et le droit européen, en soulignant que 80 % du droit français régissant actuellement le secteur environnemental, sont issus du droit communautaire.

L'examen des dispositions de la Charte au prisme du droit européen, notion regroupant aussi bien le droit communautaire, le droit constitutionnel des Etats membres et le droit issu de la Convention européenne des droits de l'Homme, montre d'abord que la France constitue l'un des rares Etats de l'Union européenne à ne pas mentionner la protection de l'environnement dans sa Constitution. Hormis notre pays, seuls le Royaume-Uni, qui n'a pas de Constitution écrite, le Danemark, le Luxembourg et l'Irlande ne citent pas expressément l'environnement dans leur Constitution. Les plus longs développements constitutionnels figurent essentiellement dans les Constitutions des Etats du Sud de l'Europe, contrairement à ce que l'on aurait pu attendre en s'en tenant à des a priori.

Néanmoins, le contenu de la Charte française recèle trois spécificités dont l'intégration dans un texte unique constitue une particularité au regard des autres pays de l'Union européenne, mais aussi au regard des Constitutions d'autres pays ayant fortement affirmé le droit à l'environnement, le Brésil en particulier. La première de ces spécificités est la spécialité, puisque la Charte se borne à une approche « naturaliste » de l'environnement. L'affirmation d'un droit subjectif à l'environnement, dont les citoyens peuvent se prévaloir devant le juge, distingue également le texte français, car seules les Constitutions belge, espagnole, grecque et portugaise reconnaissent un tel droit. Enfin, la Charte respecte la tradition française d'universalisme, en édictant des mesures qui ne se rattachent pas seulement à des préoccupations nationales et qui visent à consacrer les principes associés à la mise en œuvre du droit à l'environnement, en particulier la prévention, la précaution et la réparation.

Les dispositions environnementales des traités européens apparaissent également en retrait par rapport à la Charte. Effectivement, l'approche communautaire de l'environnement, traduite par les dispositions du traité instituant la Communauté européenne et par celles du projet de traité instituant une Constitution pour l'Europe, est essentiellement conçue en termes d'objectifs à poursuivre. Quant à la Convention européenne des droits de l'homme, elle ne permet d'assurer qu'une protection indirecte du droit à l'environnement, qui n'est pas expressément énuméré parmi les droits protégés par cette Convention.

M. Bernard Deflesselles a donc considéré, après examen des Constitutions nationales et des traités européens, que la Charte de l'environnement ferait de la France un modèle sur le plan de la reconnaissance juridique du droit à l'environnement. Il s'est ensuite attaché à deux aspects soulevant parfois quelques inquiétudes, à savoir la consécration du principe de précaution et les éventuelles conséquences contentieuses de la Charte.

En constitutionnalisant la précaution et en lui donnant le qualificatif de « principe », le projet de Charte a suscité de nombreux débats. La définition législative actuelle de ce principe est en effet affectée d'une particulière imprécision, permettant de l'invoquer à tort et à travers, comme la question des organismes génétiquement modifiés l'a amplement établie. L'article 5 de la Charte tente de répondre aux inquiétudes des scientifiques et des acteurs économiques en fournissant une définition plus précise du principe de précaution. Il est ainsi indiqué que le risque concerné doit être à la fois grave et irréversible, que la mise en œuvre du principe relève des autorités publiques, que les mesures adoptées doivent être provisoires et proportionnées et que, parallèlement, des procédures d'évaluation du risque doivent être mises en œuvre. Dès lors, le principe de précaution est compris comme un principe d'action et non pas comme une règle d'abstention. Il n'est pas un frein à la recherche mais, au contraire, un aiguillon pour cette dernière.

Si aucune autre Constitution européenne ne consacre ce principe, il n'en est pas moins bien établi dans le droit de plusieurs de nos partenaires et il s'agit de l'un des principes fondant l'action des institutions communautaires dans le domaine de l'environnement. Le juge communautaire n'hésite pas à y recourir, comme l'ont montré ses décisions à la suite des mesures d'embargo prononcées contre l'importation de la viande bovine en provenance du Royaume-Uni, lors de la crise dite de la « vache folle ».

En ce qui concerne les conséquences contentieuses éventuelles de la Charte, il est incontestable que sa dynamique aura vraisemblablement des répercussions juridiques. Mais on peut se demander quelle signification aurait la consécration constitutionnelle d'un nouveau droit fondamental, si ce dernier ne devait pas être utilisé devant le juge. Les risques contentieux ne doivent pas être exagérés, notamment lorsque le principe de précaution est invoqué, car le juge se limite à un contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation dans le cadre du contrôle de légalité et, dans le domaine de la responsabilité, le manquement à la précaution ne pourrait être pénalement sanctionné que si cela était prévu soit par le code pénal, soit par une loi spéciale, et tel n'est pas le cas dans le droit en vigueur. Enfin, divers exemples européens montrent que le droit à l'environnement doit être concilié avec d'autres droits fondamentaux. C'est ce qu'oublient assez souvent les détracteurs de la Charte, qui se focalisent sur ses seules dispositions, en perdant de vue qu'elle doit être appréciée dans un cadre juridique bien plus large. A cet égard, le récent arrêt Hatton du 8 juillet 2003 de la Cour européenne des droits de l'Homme a prouvé que le juge pouvait faire prévaloir les intérêts économiques sur le droit à l'environnement.

M. Bernard Deflesselles a ensuite étudié les dispositions de la Charte au regard de la primauté du droit communautaire, affirmée par les institutions européennes, mais non reconnue par les juridictions françaises, s'agissant de dispositions constitutionnelles. L'attention portée par les rédacteurs de la Charte au respect de nos engagements européens permet de considérer qu'il n'existe pas, à ce jour, de contrariété ou d'incompatibilité manifeste entre la Charte et le droit communautaire ayant une valeur normative. Aucun des juristes auditionnés n'a relevé de problèmes véritables en la matière. Quant aux responsables de la Commission européenne rencontrés à Bruxelles, ils ont estimé que la Charte s'inscrivait tout à fait dans la perspective du projet de traité instituant une Constitution pour l'Europe.

On peut donc affirmer que l'adoption de la Charte de l'environnement devrait constituer, pour l'ensemble du monde politique, l'occasion de manifester une meilleure prise de conscience de l'importance fondamentale de la protection de l'environnement, alors qu'une étude récente sur « les parlementaires et l'environnement » estime que les élus ont une attitude moins favorable à la défense de l'environnement que le grand public.

Le Président Pierre Lequiller, après avoir indiqué qu'il donnerait certaines informations en fin de réunion, a félicité M. Bernard Deflesselles pour la qualité et la clarté de son rapport, précisant aussi bien les principales dispositions de la Charte elle-même que ses liens avec le droit européen. L'intérêt de l'analyse comparative développée par le rapport est à souligner. Cette démarche de droit comparé - initiée notamment par le rapport de M. Robert Lecou sur le service minimum dans les services publics en Europe - devrait être intensifiée à l'avenir dans les travaux de la Délégation.

L'état des lieux effectué par le rapport est excellent et le conforte dans son opinion favorable sur le projet de loi constitutionnelle. En adoptant ce projet, la France se trouvera, dans ce domaine, à l'avant-garde des pays européens.

M. Jacques Myard, après avoir souligné la qualité du rapport, a estimé que sa clarté même confirmait les interrogations que suscite la Charte de l'environnement. La matière de l'environnement est encore mouvante et il convient par conséquent de ne pas faire de « zèle ». On ne peut qu'être en faveur de l'environnement, mais cela ne doit pas constituer une préoccupation unique.

Le projet constitutionnel soulèvera plus de problèmes qu'il n'en résoudra. Le décalage, observé par certains, entre l'opinion publique et les parlementaires à propos de l'environnement, vient de ce que, dans ce domaine, il y a une part de romantisme. Ce romantisme ne doit pas entrer dans la Constitution. Beaucoup de points contenus dans le projet de Charte sont déjà traités par le droit existant, par exemple le principe « pollueur-payeur » auquel répond déjà l'article 1384 du code civil sur la responsabilité du fait des choses. Le projet de Charte contient des principes politiques très généraux, qui vont induire un accroissement considérable du contentieux, favorisant une dérive à l'américaine. Son contenu en forme de pétition de principe s'apparente à la disposition du projet de loi sur l'air qui avait été préparé par Mme Corinne Lepage, ministre de l'environnement, et qui prévoyait que « Tout être a droit à respirer un air pur », cette formulation ayant été heureusement rejetée par l'Assemblée. Les articles premier, sur le droit à l'environnement, et 5, relatif au principe de précaution, du projet de Charte sont particulièrement dangereux. On ne sait pas où cela peut conduire.

M. Jacques Myard a estimé, par ailleurs, que, si l'Europe avait effectivement un rôle à jouer en matière d'environnement, à condition néanmoins de ne pas traiter de questions relevant de la subsidiarité, il faut éviter à tout prix l'inflation des procédures de nature à paralyser l'action publique. Il a jugé en conclusion que le sujet n'était pas mûr et qu'il était urgent d'attendre.

M. Marc Laffineur a, lui aussi, salué la qualité du travail accompli par le rapporteur. Il a considéré que les arguments avancés par M. Jacques Myard à l'encontre du projet de Charte pouvaient être retournés. Il est en effet temps de dire quelle est notre conception de l'environnement et comment on va gérer notre planète dans l'avenir. Il faut répondre aux préoccupations des Français et des Européens dans ce domaine. Aucun texte ne résoudra tous les problèmes et il y aura toujours des contentieux. Mais ne pas faire de texte serait nier les difficultés. En adoptant le projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l'environnement, la France aura une position ambitieuse en la matière et les autres pays pourront s'y référer. Il s'agit d'un texte équilibré, qui permettra de mieux assurer la prise en compte de l'environnement dans le développement économique.

M. Michel Herbillon a félicité en particulier le rapporteur pour la précision de l'état des lieux dressé par le rapport. Il a estimé qu'il était urgent d'agir. Refuser d'introduire maintenant le droit à l'environnement dans la Constitution ressemblerait à l'attitude de ceux qui, en 1788, ne voyaient pas l'intérêt de reconnaître les droits civils et politiques. Cela équivaudrait aussi à ce qu'aurait été, en 1945, un refus de l'introduction des droits économiques et sociaux dans le Préambule de la Constitution. Un texte ne résoudra pas tous les problèmes, mais il faut consolider juridiquement la prise en compte de l'environnement et répondre à l'attente de nos compatriotes. Il a demandé au rapporteur si les dispositions relatives à l'environnement contenues dans les Constitutions des autres Etats membres avaient une nature normative. Il a souhaité, par ailleurs, savoir si l'adoption de la Charte de l'environnement par la France serait de nature à constituer un modèle pour nos partenaires.

M. Jérôme Lambert, après avoir salué le travail du rapporteur, a fait observer que si, selon l'étude évoquée par celui-ci - précisant que nos concitoyens sont plus soucieux du respect de l'environnement que les responsables politiques -, ces derniers sont garants de l'intérêt général alors que, souvent, à l'occasion d'une dégradation de l'environnement qui les touche directement, nos concitoyens considèrent principalement leur intérêt particulier. Il a indiqué, par ailleurs, que la Charte, dans sa rédaction actuelle, apparaissait discutable sur plusieurs points et pouvait donner lieu à des interprétations maximalistes. Ainsi, l'article premier, selon lequel « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et favorable à sa santé », devrait, au regard de l'intérêt général, faire l'objet d'une nouvelle rédaction non susceptible de susciter des demandes irréalistes. Les dispositions de l'article 2 devraient également être revues. Il s'est par ailleurs montré réservé sur certaines prises de position du rapport, telles que « l'affirmation raisonnée du principe de précaution » ou l'évocation de « conséquences contentieuses qui n'apparaissent pas excessives ». Il a précisé qu'il s'abstiendrait sur les conclusions du rapporteur.

M. Christian Philip a demandé au rapporteur si le juge communautaire avait fait du principe de précaution un principe général du droit. Il l'a également interrogé sur le fait de savoir pourquoi n'avait pas été prévu dans la Charte un renvoi au droit communautaire.

M. Edouard Landrain a estimé qu'au regard des aspirations des nouvelles générations, il était nécessaire d'accorder une attention particulière à la protection de l'environnement. De même est-il souhaitable, comme le fait la Charte, de rassembler dans un texte unique les règles générales applicables en la matière, et ce, même si ce texte est encore susceptible d'améliorations et ne manquera pas de donner lieu à de nouvelles jurisprudences. Il a demandé au rapporteur si les dispositions relatives à l'environnement consacrées dans les Constitutions d'autres pays de l'Union européenne avaient un impact concret, si elles avaient soulevé des problèmes de compatibilité avec les normes communautaires, et dans quelle mesure nous pourrons, en France, éventuellement nous inspirer de ces précédents.

En réponse, M. Bernard Deflesselles a indiqué avoir procédé à un examen objectif de la Charte de l'environnement, afin de mettre en évidence ses points positifs, mais aussi les doutes et les interrogations qu'elle peut susciter. Le rapport présente ainsi l'état du droit existant, sans anticiper sur le débat constitutionnel. La Charte, en encadrant le droit de l'environnement, déjà très dense, lui donnera une cohérence. Elle ne devrait pas, selon les juristes auditionnés, générer un contentieux aussi abondant que certains semblent le craindre. Compte tenu des nombreux renvois auxquels elle procède, il appartiendra avant tout au législateur de la mettre en œuvre. Il a considéré, comme M. Michel Herbillon, qu'il est urgent d'agir, et de donner à la France, grâce à l'adoption de la Charte, un rôle moteur dans ce domaine. La commission de préparation de la Charte, présidée avec talent par M. Yves Coppens, a bénéficié de la diversité des expériences de ses membres, et a élaboré un texte équilibré. Il pourra naturellement être discuté et amendé par le Parlement, lors de l'examen du projet de loi constitutionnelle.

A la suite de ce débat, la Délégation a autorisé la publication du rapport d'information.

II. Examen du rapport d'information de M. François Guillaume sur les pays en développement et l'agriculture à l'Organisation mondiale du commerce

M. François Guillaume, rapporteur, a précisé que l'objet de son travail consiste à analyser les deux enjeux les plus importants, qui sont étroitement liés, du cycle de négociations commerciales multilatérales: le développement et l'agriculture, celle-ci étant le levier du premier.

Abordant la problématique générale de son exposé, le rapporteur a souligné le caractère dramatique de la fracture Nord/Sud, en rappelant que le cinquième le plus démuni de la population mondiale détient 1,5 % de la richesse de la planète, tandis que le cinquième le plus riche en détient 80 %.

La paupérisation du Tiers-Monde ne cesse de s'accroître en raison de la dégradation des termes de l'échange et de la croissance démographique. Elle entraîne la déstabilisation politique des pays en développement, en nourrissant les conflits ethniques, les fanatismes religieux, le terrorisme et l'immigration. Par ailleurs, ce phénomène, en diminuant le pouvoir d'achat des populations du Sud, contribue à entretenir le chômage dans les pays développés.

Actuellement, 840 millions de personnes souffrent de la faim, jusqu'à en mourir. Dans trente ans, la planète comptera huit milliards d'habitants, dont sept milliards vivront dans les pays en développement, et il faudra doubler la production agricole mondiale pour satisfaire leurs besoins alimentaires.

Le rapporteur a estimé que le fatalisme n'est pas de mise dans ce domaine : le défi alimentaire peut être relevé, à condition de mobiliser toutes les agricultures et toutes les techniques permettant d'améliorer les rendements, comme les organismes génétiquement modifiés. Autrement dit, la faim dans le monde ne résulte pas d'un problème de production, mais d'organisation et de commercialisation des produits alimentaires.

Pour lutter contre ce fléau, la solution ne réside pas dans le libre échange généralisé, pourtant préconisé au Sommet mondial de l'alimentation organisé en 1996 par la FAO. L'inadéquation du « libre-échangisme » explique d'ailleurs la panne actuelle des négociations à l'OMC.

La situation justifie le recours à des mesures nouvelles, qui marquent une vraie rupture par rapport à la logique des accords de Marrakech, la poursuite indéfinie de la baisse des droits de douane et des aides agricoles conduisant à l'impasse. C'est la raison pour laquelle il faut instituer une exception alimentaire, les biens agricoles ne constituant pas des marchandises comme les autres : en effet, ces produits garantissent à toute personne son droit à la vie.

Or, malgré le caractère primordial du droit à la nourriture, celui-ci est toujours menacé par la famine. Si le sommet du Millénaire de l'ONU a pris l'engagement de réduire de moitié la population sous-alimentée d'ici 2015, cet objectif reste, à l'heure actuelle, hors de portée : il faudrait en effet multiplier par douze les efforts actuellement consentis pour l'atteindre.

Il est d'autant plus urgent de consacrer l'exception alimentaire que pauvreté et sous-développement agricole vont de pair. La sous-alimentation des enfants fait peser une grave hypothèque sur l'avenir des nations en développement puisqu'elle affecte leur productivité et leur capacité de travail. D'autre part, on estime que les trois quarts des pauvres dans les pays en développement vivent dans les zones rurales.

En ce qui concerne la situation de l'insécurité alimentaire dans les pays en développement, celle-ci s'est accrue alors que les pays en développement ont fortement augmenté leurs importations de produits agricoles lors de la dernière décennie, une évolution qui a encore été plus marquée pour les pays à faible revenu et à déficit vivrier. Cette tendance affecte, sur le long terme, la capacité de production de ces pays.

En outre, la facture alimentaire de ces pays est en augmentation, alors que la part de l'aide alimentaire dans leur approvisionnement ne cesse de décliner et que la Décision de Marrakech de 1994, prévoyant le versement d'une compensation aux pays pauvres en cas de hausse des prix agricoles mondiaux, n'a pas été respectée.

Par ailleurs, l'évolution du cours des matières premières agricoles contribue à l'appauvrissement des pays producteurs. Le prix de vente des produits exportés diminue, tandis que le prix des importations alimentaires croît : cette dégradation des termes de l'échange enferme les pays dépendants vis-à-vis des produits de base dans une trappe à pauvreté. Ces derniers sont incités à exporter plus pour pouvoir importer la même quantité d'aliments, ce qui entretient le problème de la surproduction et favorise la chute des cours.

Ces évolutions négatives sont aggravées par l'évolution du dollar. Quand le dollar baisse, le pouvoir d'achat des pays dépendants diminue ; quand cette monnaie évolue à la hausse, c'est leur dette qui explose.

La communauté internationale a mis en place des mécanismes tendant à atténuer l'impact de la fluctuation des prix agricoles, qui n'ont pas fait preuve d'une grande efficacité. En particulier, le FMI a créé à cet effet une facilité, qui n'est quasiment plus utilisée.

De son côté, la Communauté européenne s'est montrée plus généreuse. Elle a, dans le cadre des accords de Lomé, institué le Stabex, un fonds de compensation de la diminution des recettes d'exportation. Par ailleurs, le protocole sur le sucre bénéficiant aux pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP), permet à ces derniers de vendre leur sucre de canne à l'Europe au prix communautaire. Le protocole sur la banane, quant à lui, reposait sur des quotas en faveur des pays ACP, mais il a été remis en cause dans le cadre de l'OMC à la suite de plaintes déposées par les Etats-Unis et les producteurs de bananes dites « bananes dollars ».

De plus, des mécanismes internationaux d'allégement de la dette des pays en développement ont été créés. Mais ceux-ci ne permettent pas des réductions massives du service de la dette, ni de s'attaquer de façon systématique au problème de la dette privée, les banques se montrant peu généreuses à l'égard de leurs débiteurs. L'endettement persistant des pays pauvres explique la réticence des opérateurs à y investir, en particulier dans le continent africain.

S'agissant de l'accès aux marchés des pays en développement, les concessions faites par les pays développés se sont avérées peu généreuses. Les préférences commerciales accordées aux pays pauvres ont, quant à elles, perdu de leur intérêt économique en raison des baisses générales des droits de douane négociées dans le cadre des cycles successifs. Aux barrières tarifaires élevées, s'ajoutent les normes sanitaires et phytosanitaires complexes des pays riches, qui entravent le potentiel des échanges au bénéfice des pays en développement.

Par ailleurs, les pays en développement sont victimes des pratiques de subventionnement dévastatrices des pays développés. Sont ainsi mises en cause les subventions aux exportations de l'Union européenne et des Etats-Unis. Mais tandis que la première a réduit fortement ses restitutions, les seconds continuent d'utiliser massivement toute une panoplie d'instruments leur permettant de conquérir des parts de marché : l'aide alimentaire utilisée à des fins d'écoulement des excédents, les subventions de « marketing loans » et les crédits aux exportations. Les effets des subventions américaines ont été catastrophiques dans le cas du coton produit par les pays d'Afrique de l'Ouest. Ainsi, les producteurs américains peuvent vendre, grâce aux aides du budget fédéral et malgré un coût de production plus élevé, leur coton moins cher que celui fabriqué au Mali.

S'agissant de l'attitude des membres de l'OMC à l'égard de l'insécurité alimentaire, il convient de distinguer trois groupes de pays. Le premier groupe est constitué des Etats-Unis et de l'Union européenne, qui tous deux n'accepteront jamais de renoncer à leurs politiques agricoles. Ces dernières sont en effet indispensables au maintien d'exploitations agricoles dans un contexte de marché caractérisé par des prix de vente inférieurs aux prix de revient. Le deuxième groupe rassemble les pays émergents, qui peuvent mettre en culture de vastes espaces et faire travailler une main d'œuvre à très bon marché dans des conditions sociales déplorables. Le troisième groupe comprend les pays pauvres, qui défendent des positions contradictoires à l'égard des aides agricoles des pays développés. Les pays à faibles revenus souhaitent importer des produits agricoles à bas prix, car subventionnés, pour nourrir leurs populations urbaines, tout en protégeant leur agriculture vivrière de cette concurrence.

Pour surmonter ces attentes contradictoires, la communauté internationale doit s'engager dans une double démarche.

La première est une démarche horizontale. Elle consiste à organiser des marchés communs régionaux, qui soient protégés par des tarifs extérieurs communs faisant l'objet d'une dérogation à l'OMC. Cette protection douanière doit permettre de protéger la production locale de la concurrence créée par les importations à bas prix : c'est le cas si le niveau du droit de douane permet de vendre sur le marché intérieur le produit importé à un prix qui soit égal au prix minimum couvrant les coûts de production internes. Les revenus douaniers ainsi collectés apporteront les financements nécessaires à la modernisation de l'agriculture et au développement de la production nationale.

Ce système a fait ses preuves : il a été utilisé par la Communauté européenne pour assurer son autosuffisance alimentaire à partir des années 1960. En effet, l'Europe verte s'est développée grâce à la préférence communautaire, qui ajustait les droits de douane en fonction de l'évolution du cours du dollar et des matières premières agricoles. Ainsi, la compétitivité des prix des produits agricoles européens était garantie face à la concurrence américaine.

Cette solution est la seule qui permette de protéger temporairement une agriculture jusqu'à ce qu'elle devienne compétitive et puisse affronter le jeu de l'offre et de la demande sur le plan mondial. Elle doit être consacrée par l'OMC.

Dans cette perspective, l'accord de Cotonou, signé entre l'Europe et les pays ACP et visant à faciliter la constitution d'unions douanières, doit montrer le chemin. Les négociations engagées dans ce cadre ont notamment pour objet d'aider l'Afrique subsaharienne à se structurer autour de zones économiques et commerciales cohérentes. Au final, de véritables marchés communs doivent être mis en place et non des zones de libre échange, où règne la loi du plus fort. Ces organisations régionales doivent s'appuyer sur des politiques de cohésion permettant d'atténuer les effets économiques et sociaux du libre échange. Cette stratégie d'intégration doit s'inscrire en outre dans le cadre d'un véritable plan Marshall en faveur des agricultures vivrières régionales, qui soit organisé sous l'égide de la FAO. A terme, les marchés communs régionaux devront évoluer vers des unions monétaires, à l'image de la zone du franc CFA qui comprend quatorze Etats africains.

La deuxième démarche est de nature verticale. Elle consiste à organiser une « OPEP » des produits agricoles, produit par produit. L'exemple du coton démontre la pertinence de cette solution, qui permet de discipliner de manière rationnelle l'offre et la demande mondiales de produits agricoles, tout en laissant aux pays développés la possibilité de soutenir leurs agriculteurs.

La régulation verticale des productions doit reposer sur une politique de stockage, ainsi que sur une aide alimentaire gérée sur le plan multilatéral.

Cette démarche s'inspire de mécanismes déjà mis en œuvre. Ainsi, une association internationale des producteurs de café a été créée en 1993 afin de gérer de manière concertée l'offre des pays participants. Ce regroupement a fait ses preuves jusqu'à ce que l'irruption de la production vietnamienne de café ne vienne perturber les marchés.

D'autre part, le commerce équitable doit faciliter la transposition sur le plan international de certaines des pratiques de l'interprofession agricole, qui consistent à associer tous les intermédiaires de la filière à des fins de contrôle de la production et d'amélioration de la qualité.

En conclusion, pour sortir l'OMC de l'ornière agricole, l'Europe, emmenée par la France, doit proposer une grande initiative concernant l'exception alimentaire au profit des pays en développement. Cette démarche volontariste permettra de régler de manière durable le problème de la faim dans le monde et d'instaurer des échanges commerciaux plus équilibrés entre le Nord et le Sud.

Le Président Pierre Lequiller a remercié le rapporteur, en saluant son excellente connaissance des dossiers de l'agriculture et du développement. La France et l'Europe ont une responsabilité majeure à exercer en ce domaine et le rapport ouvre à cet égard des pistes intéressantes.

M. Jérôme Lambert s'est également félicité que le rapporteur n'ait pas hésité à sortir des sentiers battus pour explorer des champs de réflexion originaux. Son travail a le grand mérite de nous rappeler que l'agriculture et ses produits ne sauraient être de simples marchandises. Un seul point suscite peut-être des réserves, parce qu'il recèle sans doute une contradiction : si l'on affirme le droit des nations à une maîtrise de l'approvisionnement, est-il possible de soutenir l'introduction d'OGM dans des économies rurales qui se retrouveront ainsi sous la coupe des multinationales dépositaires des brevets ?

M. Bernard Deflesselles a repris l'idée que les pays pauvres avaient connu une baisse de leur revenu réel sous le double effet d'un renchérissement de leurs importations et d'un avilissement de leurs exportations. Il a demandé pour quels produits cette observation se vérifiait de la manière la plus évidente.

En réponse, M. François Guillaume, au sujet des OGM, a défendu l'idée qu'il ne fallait pas s'interdire de recourir à une technologie susceptible de répondre à la demande solvable et non solvable en biens alimentaires. Mais il a reconnu que cela ne devait pas conduire à une dépendance accrue des pays en développement qui devront s'approvisionner en semences auprès des multinationales. Rappelant qu'un accord avait été trouvé pour que les pays pauvres puissent accéder aux médicaments élaborés dans les laboratoires des pays développés, il a appelé à la conclusion d'une convention similaire dans le domaine des biotechnologies.

Quant à la dégradation des termes de l'échange, qui s'accélère depuis 1990, elle est due principalement au renchérissement des céréales, que les pays pauvres importent en outre dans des proportions toujours accrues. Dans le même temps, le cours de produits comme le café évolue en dents de scie. Sans mécanisme de compensation ni de régulation, les cours ne peuvent se stabiliser pour des productions sujettes à d'importants aléas climatiques alors que la demande n'est pas élastique. Seuls les spéculateurs peuvent supporter ces mouvements erratiques qui causent la ruine des producteurs.

A l'issue de ce débat, la Délégation a autorisé la publication du rapport d'information.

III. Examen de textes soumis à l'Assemblée nationale en application de l'article 88-4 de la Constitution

Point A

Sur le rapport du Président Pierre Lequiller, la Délégation a examiné des textes soumis à l'Assemblée nationale en application de l'article 88-4 de la Constitution.

Aucune observation n'ayant été formulée, la Délégation a approuvé les neuf textes suivants :

¬ Agriculture

- proposition de règlement du Conseil modifiant le règlement (CE) n° 2100/94 instituant un régime de protection communautaire des obtentions végétales (document E 2448) ;

- rapport de la Commission au Conseil sur les tendances de la production dans les différents Etats membres, et l'impact de la réforme de l'organisation commune des marchés dans le secteur du lin et du chanvre destinés à la production de fibres sur les débouchés et la viabilité économique du secteur Proposition de règlement du Conseil modifiant le règlement (CE) n° 1673/2000 portant organisation commune des marchés dans le secteur du lin et du chanvre destinés à la production de fibres (document E 2458).

¬ Commerce extérieur

- proposition de règlement du Conseil modifiant le règlement (CE) n° 2505/96 portant ouverture et mode de gestion de contingents tarifaires communautaires autonomes pour certains produits agricoles et industriels (document E 2480).

¬ Justice et affaires intérieures

- proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil portant modification de la Convention d'application de l'accord de Schengen du 14 juin 1985 relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes en ce qui concerne l'accès des services des Etats membres chargés de la délivrance des certificats d'immatriculation des véhicules au système d'information Schengen (document E 2364) ;

- proposition de décision du Conseil relative à la conclusion, au nom de la Communauté européenne, de la convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée. Proposition de décision du Conseil relative à la conclusion, au nom de la Communauté européenne, du protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, additionnel à la convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée. Proposition de décision du Conseil relative à la conclusion, au nom de la Communauté européenne, du protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, additionnel à la convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée (document E 2405).

¬ PESC et relations extérieures

- proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil portant modification du règlement (CE) n° 1726/2000 relatif à la coopération au développement avec l'Afrique du Sud (document E 2425) ;

- proposition de règlement du Conseil portant modification des règlements (CEE) n° 3906/89, (CE) no 555/2000, (CE) n° 2500/2001, (CE) n° 1268/1999 et (CE) n° 1267/1999 du Conseil, afin de permettre aux pays participant au processus de stabilisation et d'association de prendre part aux appels d'offres organisés dans le cadre des programmes communautaires d'aide en faveur de la préadhésion (document E 2475).

¬ Transports

- proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif au changement de registre des navires de charge et navires à passagers à l'intérieur de la Communauté (document E 2362) ;

- proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil modifiant le règlement (CE) n° 1406/2002 instituant une Agence européenne pour la sécurité maritime (document E 2369).

¬ Questions fiscales

La Délégation a pris acte de l'accord tacite de l'Assemblée nationale, en vertu d'une procédure mise en œuvre en 2000, dont a fait l'objet le texte suivant :

- lettre de la Commission européenne du 28 novembre 2003, relative à une demande de dérogation présentée par l'Italie conformément à l'article 27, paragraphe 2, de la sixième directive du Conseil, du 17 mai 1977, en matière de TVA (document E 2454).

IV. Informations relatives à la Délégation

Le Président Pierre Lequiller a indiqué que, lors de leur réunion du 10 novembre dernier à Berlin, le Bureau de l'Assemblée nationale et le Praesidium du Bundestag avaient débattu de la manière dont la Délégation pour l'Union européenne et la Commission des affaires de l'Union européenne du Bundestag pourraient contribuer à une mise en œuvre pertinente du principe de subsidiarité. A cette fin, le Président Jean-Louis Debré a demandé à la Délégation de désigner un ou deux rapporteurs chargés de veiller au respect de ce principe.

En conséquence, la Délégation a désigné MM. Jérôme Lambert et Didier Quentin, rapporteurs d'information sur l'application du principe de subsidiarité.

Elle a également désigné rapporteurs d'information :

M. Thierry Mariani, sur la création d'une Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l'Union européenne ;

M. Edouard Landrain, sur les réformes de l'assurance maladie en Europe ;

- le Président Pierre Lequiller, sur les réformes de l'école en Europe.

Par ailleurs, la Délégation a accepté le principe d'une participation à un séminaire sur l'avenir européen des services d'intérêt général, en association avec l'Institut européen d'administration publique. Elle n'a pas donné suite à la demande de colloque de « Debout la République ».