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DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 117

Réunion du mardi 8 mars 2005 à 16 heures 15

Présidence de M. Pierre Lequiller, Président

Réunion commune avec la Commission de l'harmonisation avec l'Union européenne de la Grande Assemblée nationale de Turquie

Le Président Pierre Lequiller a déclaré que, après avoir effectué une visite en Turquie en septembre 2004, la Délégation accueillait le Président et des membres de la Commission de l'harmonisation avec l'Union européenne pour une réunion de travail, à un moment important où la Turquie s'efforce d'opérer une adaptation de sa législation à l'acquis communautaire. Il a interrogé le Président Yaşar Yakiş sur l'évolution de la législation et sur le calendrier de la signature du protocole étendant l'accord d'union douanière UE-Turquie aux dix nouveaux Etats membres, dont Chypre, avant l'ouverture des négociations d'adhésion prévue le 3 octobre. Il a par ailleurs exprimé son inquiétude devant la répression extrêmement brutale de la manifestation des femmes qui a choqué particulièrement l'opinion publique française et européenne et il a formé le vœu d'un règlement de la division de l'île de Chypre.

Après avoir remercié le Président Lequiller pour son accueil chaleureux, M. Yaşar Yakiş, Président de la Commission de l'harmonisation avec l'Union européenne de la Grande Assemblée nationale de Turquie, a présenté les trois députés du Parti gouvernemental de la justice et du développement (AKP) qui l'accompagnaient
- MM. Ali Riza Alaboyun, Aydin Dumanoğlu et Musa Sivacioğlu - et il a indiqué que les deux députés d'opposition du Parti républicain du peuple (CHP) n'avaient pu venir en raison d'une réunion le jour même entre le chef de leur parti et le Premier ministre sur la question arménienne.

Depuis la reconnaissance du statut de candidat par le Conseil européen d'Helsinki en décembre 1999, l'évolution de la législation en Turquie a été déterminée, avant le Conseil européen du 17 décembre 2004, par l'objectif d'atteindre le niveau minimal nécessaire pour l'ouverture des négociations d'adhésion. Le nouvel objectif est désormais d'introduire dans la législation turque l'ensemble de l'acquis communautaire, représentant en anglais 83.000 pages. La plupart des principes de l'acquis communautaire font déjà partie de la législation turque, mais à partir du 3 octobre 2005, l'exercice de comparaison de la législation turque avec cet acquis conduira à dresser la liste des autres lois nécessaires à un alignement complet.

Toutefois, il arrive que la police ou le pouvoir judiciaire ne comprennent pas toujours les lois votées par le parlement de la même manière que le législateur et il faudra peut-être, dans ce cas, compléter ou préciser la loi.

Le traitement brutal des manifestantes par la police turque viole la loi en vigueur, qui n'autorise pas la police à agir comme elle l'a fait. Aucun milieu en Turquie n'a défendu ces agissements inadmissibles et la réaction de l'opinion y a été bien plus vive qu'en France ou ailleurs en Europe. Les responsables politiques ne veulent pas que le peuple turc ou tout individu soit soumis à un traitement aussi inhumain et le ministre de l'intérieur a donné des instructions pour traduire en justice tous ceux qui auront mal agi.

La Turquie attend plusieurs documents pour se préparer au lancement des négociations d'adhésion le 3 octobre prochain : un document de la Commission, en juin, fixant le cadre et les conditions de négociation avec la Turquie ; une mise à jour du partenariat d'adhésion, accompagnant le rapport annuel de progrès de la Commission, en octobre-novembre, pour préparer la feuille de route et la liste des réformes à achever. En réponse, la Turquie adoptera un programme national fixant les domaines et le calendrier des réformes législatives et réglementaires. A la fin de l'année, à partir du document-cadre de préparation des négociations, l'Union européenne et la Turquie commenceront à définir leurs positions de négociation chapitre par chapitre.

La Turquie était prête à entamer les négociations avant le 3 octobre car elle avait fait cet exercice dans le passé, mais elle comprend les raisons qui ont déterminé cette date.

A la vérité, ce n'est pas une négociation, mais la détermination de la manière dont la Turquie va transformer l'acquis communautaire en législation nationale, à partir de l'année 2006.

M. Yaşar Yakiş a ensuite indiqué que le protocole que doit signer la Turquie pour étendre aux nouveaux membres de l'Union les obligations qui lui incombent au titre de l'accord d'Ankara de 1963, pose la question de Chypre.

Par le passé, la Turquie a étendu ses obligations aux nouveaux adhérents de la Communauté économique européenne puis de la Communauté européenne, bien qu'aucun nouveau membre n'ait fait procéder à la ratification de cet accord par son parlement. Dès lors que la Turquie s'est engagée, elle fait bénéficier les nouveaux pays des avantages prévus.

En ce qui concerne le dernier élargissement de l'Union européenne, de quinze à vingt-cinq membres, la Turquie a prévu le même processus. Néanmoins, Chypre a exigé que cette nouvelle extension intervienne de manière formelle, afin d'obtenir une forme de reconnaissance par la Turquie.

La Turquie éprouve des difficultés pour ce faire, car elle a reconnu la République turque de Chypre nord. Elle est d'ailleurs le seul Etat à l'avoir fait. Certes, selon la doctrine de Montevideo, la reconnaissance d'un Etat par les autres pays n'est pas une condition nécessaire à son existence. Les critères de la population, du territoire, du drapeau notamment suffisent. En l'espèce, Chypre nord existe, la Turquie l'a reconnu et si elle reconnaissait l'Etat du sud de l'île, elle devrait alors retirer sa reconnaissance à celui du nord, ce qu'aucun gouvernement turc ne peut envisager.

Par ailleurs, le plan Annan, soutenu par l'Union européenne, a prévu l'adhésion à l'Union de l'île réunifiée, les deux actuelles parties devenant constitutives d'une nouvelle République de Chypre. C'est ce nouvel Etat qu'allait reconnaître l'Europe. Les Etats membres ont alors conseillé au gouvernement turc d'encourager les Chypriotes turcs à se prononcer en faveur de ce plan. Les dirigeants turcs ont ainsi pris une décision courageuse car la très grande majorité de l'opinion turque n'était pas favorable au plan. Ils ont su voir qu'au-delà d'éléments d'insatisfaction, sa mise en œuvre représentait un espoir pour la Turquie. Les membres de l'Union avaient en effet indiqué qu'ils feraient le nécessaire pour tirer Chypre nord de son isolement économique.

Les Chypriotes turcs se sont en définitive prononcés en faveur du plan, mais sont restés à l'extérieur de l'Union. Paradoxalement, la partie sud qui a refusé le plan a été admise dans l'Union. Cette situation peut être qualifiée d'absurde. La Turquie attend donc de l'Union la mise en œuvre de sa promesse d'inviter la partie grecque à démanteler l'isolement de Chypre nord.

Pour ce qui concerne la signature du protocole, la Turquie s'attache maintenant à définir une voie moyenne. L'accord serait signé et assorti d'une déclaration précisant que cette signature n'implique pas une reconnaissance officielle de la partie grecque par la Turquie.

C'est certes une situation difficile, puisqu'il va y avoir une négociation avec l'Union alors que la Turquie n'a pas reconnu l'un de ses membres. Face à cette absurdité, elle attend donc un geste de l'Union dans la mesure où celle-ci a admis Chypre en contradiction avec ses propres règles, suivant lesquelles un pays en conflit avec ses voisins ne peut adhérer. La Turquie est prête à manifester par des actes positifs son sens de la réciprocité dès lors que l'Union peut résoudre le problème.

Une question de même nature se pose en ce qui concerne le retrait des troupes turques stationnées sur l'île. Le plan Annan prévoyait ce retrait et la démilitarisation des milices grecques. A l'issue d'un délai de dix-huit ans, le contingent turc aurait été réduit à 660 soldats et les deux parties auraient pu négocier un retrait total des forces. Le retrait des troupes constituait donc un élément du plan contre lequel a voté la partie grecque. Si celle-ci avait voté oui, la Turquie aurait eu l'obligation de retirer ses soldats.

En définitive cependant, la Turquie devrait œuvrer en faveur du règlement du problème de Chypre, même si elle ne devait pas rejoindre l'Union européenne. Elle ne peut en effet vivre à l'infini avec une telle question irrésolue. Celle-ci est toutefois très complexe car, si on pouvait être réservé vis-à-vis du Président Denktaş qui apparaissait comme celui qui se prononçait contre un règlement, il ressort maintenant que les dirigeants grecs ont voulu gagner du temps pour forcer la Turquie dans ses ambitions et ses démarches tendant à rejoindre l'Union.

En conclusion, la balle est actuellement entre les mains des Chypriotes grecs. Sur le plan politique, des étapes significatives sont en cours. Les élections anticipées au nord ont conduit à l'investiture d'un nouveau gouvernement. Le Président Denktaş ne devrait pas être candidat aux prochaines élections présidentielles en avril. Une nouvelle personnalité devrait donc lui succéder. Les autorités chypriotes grecques observent d'ailleurs comment la situation évolue au nord.

M. Michel Herbillon a tenu à féliciter le Président Yakiş pour le talent avec lequel il manie le français. Il l'a remercié de la réponse franche qu'il avait apportée aux questions que pouvait susciter le spectacle récent de la répression des manifestations de femmes en Turquie. Certes, des débordements sont possibles dans tous les pays, mais, pour le grand public, les images diffusées renvoient plus profondément au statut et à la condition des femmes en Turquie et elles ont trouvé, à tort ou à raison, une forte résonance symbolique dans l'Union européenne. Quelle autre image les autorités turques pensent-elles pouvoir ou devoir leur opposer ? M. Michel Herbillon a demandé des précisions sur la situation exacte de la Turquie dans l'adaptation de l'acquis communautaire, sur les domaines dans lesquels elle est encore le plus éloigné de sa reprise complète ainsi que sur le calendrier et les priorités pour la mener à bien. Il a également souhaité connaître l'état d'avancement de la réflexion turque sur la mémoire du génocide arménien.

M. Gérard Voisin a d'abord souhaiter exprimer son amitié pour le peuple turc, avant d'aborder la question des crimes d'honneur. La France a elle aussi connu autrefois ce type de forfait, notamment dans ses régions méridionales. Les Nations unies recensent aujourd'hui cinq mille cas par an dans le monde et un crime de ce genre a été récemment perpétré sur le territoire allemand dans la communauté turque, suscitant un grand émoi dans l'opinion publique. Quelle attitude les autorités turques adoptent-elles en face de ce problème douloureux ?

M. Daniel Garrigue a dit combien il était heureux de pouvoir rencontrer des parlementaires turcs et dialoguer avec eux, en soulignant que l'opinion publique française suivait avec beaucoup d'attention l'évolution des relations entre la Turquie et l'Union européenne. Cette évolution renvoie aux deux problèmes de fond auxquels l'Union européenne est confrontée depuis sa création : le degré souhaitable de l'intégration politique et l'étendue potentielle de son emprise territoriale. Le débat sur le passage de l'Union européenne de quinze à vingt-cinq Etats membres a déjà mis en avant l'opposition possible entre approfondissement et élargissement de l'Union européenne. Certains voient avec inquiétude l'Union européenne s'étendre sans fin et craignent que cela puisse l'empêcher de s'affirmer comme une puissance qui compte à l'échelle planétaire. Ces extensions successives imposent en effet des efforts internes d'adaptation qui peuvent paraître en contradiction avec l'approfondissement politique nécessaire. La question des frontières de l'Europe se pose d'autre part à chaque nouvelle adhésion : jusqu'où l'Union européenne doit-elle avancer ? La Moldavie, l'Ukraine, la Biélorussie, voire la Russie elle-même pourraient un jour vouloir en faire partie. Il est essentiel pour l'avenir de l'Union européenne qu'elle puisse trancher la question et sache se fixer ses propres limites. Car un élargissement sans fin déplacerait vers l'est le centre de gravité de l'Union européenne d'une manière difficilement acceptable, conduisant à une altération profonde du dessein initial. Une Union aux frontières stabilisées serait néanmoins capable d'entretenir des relations étroites et privilégiées avec tous ses voisins, qu'il s'agisse de la Turquie, de l'Ukraine ou de la Russie. Tels sont les enjeux fondamentaux du débat, au-delà du respect des critères de Copenhague.

M. Jérôme Lambert a souligné que le parti socialiste, auquel il appartient, s'est prononcé à la fois pour le projet de constitution européenne prochainement soumis au référendum et pour l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Les principaux dirigeants de ce parti se sont déjà exprimés à plusieurs occasions sur ce sujet, même si des débats n'ont jamais cessé d'avoir lieu dans ses rangs. Il ne faudrait cependant pas occulter les problèmes posés par l'adhésion turque. Le parti socialiste français n'a approuvé le projet de constitution européenne qu'à la condition que l'Union puisse acquérir dans un proche avenir la capacité de mener en Europe des politiques sociales dépassant le champ étroit qui leur est aujourd'hui assigné dans le traité. Aux yeux des socialistes, l'adhésion de la Turquie ne sera possible qu'après que cette modification aura été apportée. Dans le cas contraire, même si la situation évolue rapidement en Turquie et que le pays réalise des progrès notables, l'écart qui ne manquera pas de subsister en matière sociale au moment d'une possible adhésion ne permettra plus de relever le défi de politiques sociales et fiscales communes en Europe. L'adhésion turque ne ferait alors que reporter encore plus loin leur adoption et leur mise en œuvre.

Quant aux images choquantes qui ont récemment circulé en Europe, elles ont pu aussi rappeler que la répression policière pouvait se révéler encore féroce en France dans un passé assez récent. Devant les violences policières, l'essentiel a toujours été de trouver la bonne réponse.

Le Président Yaşar Yakiş a souligné que le gouvernement turc s'était attaché à faire adopter l'essentiel des dispositions législatives visant à assurer la protection des droits fondamentaux de l'homme. Il subsiste certainement quelques lacunes, qui apparaissent au gré des circonstances, comme pour les fondations religieuses par exemple, mais tout est fait pour que ces lacunes soient comblées.

Il importe d'ailleurs de rappeler que le Premier ministre turc est particulièrement attentif au non-respect des droits de l'homme parce qu'il en a personnellement souffert. Il a, en effet, été emprisonné pour avoir simplement récité en public un poème connu de tous, figurant dans tous les manuels scolaires, qui a pourtant été interprété comme une incitation à l'insurrection. Cette condamnation l'a empêché de se présenter aux dernières élections législatives générales et ce n'est que grâce à une fraude conduisant à refaire une élection, qu'il a finalement pu être élu.

Sur la question spécifique des droits de la femme, la Commission de l'harmonisation avec l'Union européenne adopte régulièrement des mesures visant à améliorer la situation. Ainsi, elle a récemment voté des mesures permettant d'allonger le congé de maternité et d'améliorer le statut des femmes fonctionnaires. En fait, dès qu'un problème surgit, les autorités turques s'efforcent de le résoudre.

Toutefois, l'adoption d'une législation n'est pas suffisante dans le domaine des droits de l'homme. Encore faut-il qu'elle soit effectivement mise en œuvre. Cela ne soulève pas de véritables difficultés lorsque la législation n'est pas appliquée par une administration, car le gouvernement dispose de moyens de pression à ce niveau. En revanche, il ne peut intervenir lorsque la législation demeure inappliquée par un juge, en raison de l'indépendance du système judiciaire. C'est là un vrai problème car le gouvernement turc se retrouve alors pris dans un dilemme : soit il n'intervient pas et l'Union européenne le condamne pour ne pas avoir respecté les droits de l'homme, soit il intervient et l'Europe le condamne également pour l'atteinte portée à l'indépendance du pouvoir judiciaire.

En tout état de cause, les autorités turques s'efforcent de faire évoluer les mentalités existant dans le système judiciaire, en organisant, par exemple, des échanges avec des magistrats de l'Union européenne. Cela devrait éviter à terme des décisions jurisprudentielles critiquables comme une décision de la Cour de Cassation turque justifiant des actes de torture commis par des agents de police par l'intérêt public et admettant comme circonstance atténuante le fait que ces actes aient été commis par des policiers qui se les voyaient reprocher pour la première fois de leur carrière.

En ce qui concerne le calendrier des négociations d'adhésion, la Turquie espère qu'il faudra moins de dix années pour aboutir, mais il est certain que l'adhésion ne pourra pas avoir lieu tant que tous les critères n'auront pas été satisfaits. De plus, l'adhésion nécessitera non seulement l'approbation des Etats membres de l'Union européenne, mais aussi un vote du peuple turc. Or, les évolutions du monde dans les dix prochaines années feront peut-être que la Turquie ne sera plus désireuse d'adhérer à l'Union.

M. Yaşar Yakiş a ensuite affirmé que la Turquie ne pouvait évoquer que la « question arménienne » et non pas le génocide arménien en raison des dispositions mêmes de la convention de Genève de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. Cette convention internationale prévoit, en effet, que seules des personnes physiques peuvent être accusées de génocide, ce qui exclut les peuples ou les Etats. En outre, selon ce texte, seul un tribunal a compétence pour décider de la reconnaissance d'un génocide et encore faut-il qu'il siège dans le pays où les événements incriminés se sont déroulés, comme l'a illustré récemment le cas du tribunal chargé de se prononcer sur le génocide au Rwanda. Une telle reconnaissance ne peut dépendre du vote d'une loi par une vingtaine de députés français.

Il faut permettre aux historiens d'établir ce qui s'est passé en 1915. Il y a certainement eu des incidents déplorables. Il convient de rechercher le nombre de décès de part et d'autre - comme cela a été fait pour la guerre d'Algérie -, comment cela est arrivé et pour quelles raisons. Une fois ce travail effectué, une Cour internationale pourrait éventuellement être saisie.

L'année dernière, des historiens turcs et arméniens devaient se réunir à Vienne. Les Turcs ont souhaité recueillir des renseignements supplémentaires. Ils se sont rendus à Vienne, tandis que les Arméniens ne sont pas venus. La Turquie voudrait continuer ce travail et souhaite l'ouverture des archives dans tous les pays.

M. Şükrü Elekdağ, Président du groupe d'amitié Turquie-France, participe aujourd'hui à une réunion avec le Premier ministre et le chef de l'opposition sur la question arménienne. Ils doivent décider d'une démarche auprès du parlement britannique, à propos d'un livre publié en 1916 sur commande des services de renseignement britanniques, le « Blue book ». Dans les années 1950, l'historien britannique Arnold Toynbee a dit être le rédacteur de ce livre, dont le but était de nuire à l'image de la Turquie, dans le contexte de la première guerre mondiale. Cet ouvrage visait à influencer les Arméniens résidant aux Etats-Unis, afin qu'ils fassent pression sur le gouvernement américain pour entrer en guerre.

L'Allemagne, qui avait fait l'objet d'un livre similaire, a prouvé qu'il s'agissait de propagande et le parlement britannique s'est excusé. La Turquie n'a pas pris une telle initiative car elle avait à l'époque d'autres priorités.

Lorsque le Royaume-Uni a occupé Istanbul, les autorités britanniques ont arrêté 144 dirigeants turcs pour maltraitance des Arméniens et les ont détenus à Malte pendant un an. Les Britanniques ont recherché des preuves de génocide dans les archives turques et ont interrogé les Etats-Unis et la France mais n'ont rien trouvé qui aurait pu accuser les dirigeants turcs.

Il est certain que si Mustafa Kemal Ataturk, après l'établissement de la République, avait eu des preuves de l'existence d'un génocide, il en aurait fait état car cela aurait facilité la tâche de la nouvelle République, en incriminant les membres du Parti Union et Progrès dont il était l'adversaire.

De plus, si la Turquie avait eu l'intention d'exterminer le peuple arménien, elle aurait commencé par les Arméniens d'Istanbul, ce qui n'a pas été le cas.

Les Arméniens avaient collaboré avec la Russie ennemie pendant la première guerre mondiale. Les villageois d'Anatolie se sont révoltés et les autorités ont décidé de reloger les Arméniens en Syrie. Beaucoup d'Arméniens, mais aussi des Turcs, ont péri du fait de la famine et des épidémies lors de ce déplacement.

Il n'existe pas de preuve de l'intention d'exterminer le peuple arménien ; c'est pourquoi la Turquie refuse l'emploi du terme « génocide ». Elle n'est pas fière de ce qui s'est passé en 1915 mais cela ne doit pas conduire à accuser toute la nation. Il importe de dialoguer pour comprendre.

Aujourd'hui, la propagande contre la Turquie est dirigée par les Arméniens de la diaspora. Les Arméniens d'Arménie souhaitent l'amitié avec la Turquie. Du fait de sa situation enclavée, l'Arménie a besoin de la Turquie. Depuis l'arrivée du Parti de la Justice et du Développement au pouvoir, l'espace aérien turc a été ouvert à l'Arménie. 30 000 Arméniens travaillent illégalement en Turquie. Ils n'ont pas de difficultés avec les Turcs mais avec les Arméniens. Enfin, il y a de nombreux avantages à ouvrir les frontières entre l'Arménie et la Turquie et plus généralement à développer l'amitié entre ces deux pays.

Concernant les crimes d'honneur, le Président Yaşar Yakiş a indiqué que, dans le passé, leurs auteurs avaient pu bénéficier de réduction de peines. Ce n'est plus le cas aujourd'hui : il s'agit d'homicides volontaires avec préméditation, passibles de la perpétuité. Cette évolution n'a pas suffi à supprimer de tels crimes mais le gouvernement va maintenir leur répression et ils devraient disparaître, comme cela fut le cas en France et en Italie. Cette disparition serait facilitée si la Turquie devenait membre de l'Union européenne.

Sur la question de l'approfondissement et de l'élargissement de l'Union européenne, le Président Yaşar Yakiş a souligné que le rapprochement entre la Turquie et l'Union européenne avait commencé en 1959, lorsque la Turquie a posé sa candidature pour devenir membre associé de la Communauté économique européenne. L'accord d'association signé en 1963 prévoyait, dans son article 28, la perspective d'une adhésion. En 1987, la Turquie présenta sa candidature à l'adhésion, en se fondant sur l'article 237 du traité instituant la Communauté européenne. La question de sa qualité d'Etat européen était déjà réglée à cette époque. En 1996, un accord d'union douanière est entré en vigueur. En 1999, le Conseil européen a reconnu à la Turquie le statut de candidat et, en 2002, il a décidé d'examiner en 2004 le respect des critères politiques pour décider l'ouverture des négociations d'adhésion. La promesse d'adhésion remonte donc à loin et il est aujourd'hui trop tard pour se poser la question.

Il existe plusieurs définitions des frontières de l'Europe. Selon certains, tout Etat situé sur le continent européen est européen, tandis que pour d'autres, il faut être chrétien. Certains estiment même qu'il faut avoir déclaré la guerre aux Turcs pour être européen. Les « pères fondateurs », Jean Monnet et Robert Schuman en particulier, ne pensaient pas que la construction européenne mènerait à l'Union européenne actuelle. La dynamique qu'ils ont créée a conduit les dirigeants européens à élargir les frontières de la Communauté, puis de l'Union. Sur le plan géographique, Chypre est plus éloignée du continent européen que la Turquie. Ce qui a été promis aux Turcs doit être tenu, sinon l'Union perdrait sa crédibilité auprès de l'opinion publique internationale. La Turquie peut apporter beaucoup à l'Union.

En ce qui concerne la politique sociale, la Turquie a pleinement conscience qu'elle ne pourra devenir membre de l'Union que si des progrès importants sont réalisés à ce sujet.

M. Ali Riza Alaboyun a rappelé que la Turquie est un pays très différent des autres candidats. C'est un très grand pays, au faible revenu par habitant, et dont la religion majoritaire est différente. Les opinions publiques des Etats membres ont une vision déformée des Turcs, parce que les migrants turcs qui se sont installés dans certains Etats membres venaient de zones rurales, surtout d'Anatolie, et étaient peu éduqués. La Turquie est en réalité beaucoup plus moderne ; elle a, par exemple, été l'un des premiers Etats à affirmer le principe de laïcité. Certains avancent que l'adhésion de la Turquie entraînerait un afflux massif de migrants turcs à destination des Etats membres. Beaucoup de Turcs vivant dans certains Etats membres ne sont pas bien intégrés, et désirent plutôt revenir en Turquie, lorsqu'elle se sera développée et que le niveau de vie y aura augmenté, dans dix ou quinze ans. Le rapport et les recommandations que la Commission européenne a présentés le 6 octobre 2004 évoque un dialogue politique et culturel renforcé entre les peuples des Etats membres et le peuple turc. Il est effectivement indispensable que nos peuples se connaissent mieux, pour mettre fin à certains préjugés.

S. Exc. M. Uluç Özülker, ambassadeur de Turquie en France, a précisé que la Turquie a des difficultés pour adapter sa législation surtout en ce qui concerne les secteurs agricole et de l'environnement, comme les précédents candidats. Ces deux chapitres devraient d'ailleurs être abordés en dernier, lors de la deuxième phase des négociations.

Certains estiment que l'adhésion de la Turquie ne correspondrait pas à la volonté des « pères fondateurs ». La Turquie a pourtant tout de suite fait le choix, comme la Grèce, de la Communauté économique européenne, et non de l'Association européenne de libre échange (AELE). Elle est membre du Conseil de l'Europe, ainsi que de toutes les organisations régionales européennes. Elle respecte les valeurs de l'Union et ne peut être traitée comme un Etat de second rang.

En ce qui concerne la question arménienne, S. Exc. M. Uluç Özülker a rappelé le communiqué de presse de l'ambassade britannique à Ankara du 23 juillet 2001, selon lequel les massacres de 1915-1916 sont une terrible tragédie, mais ne peuvent être considérés comme un génocide aux termes de la convention sur le génocide de 1948. La Turquie souhaite la création d'une commission d'historiens indépendants, chargée d'étudier cette question à partir des archives de tous les pays concernés. Il a indiqué avoir proposé à la chaîne de télévision Arte, qui doit diffuser prochainement une émission consacrée à ce sujet, qu'il a jugée unilatérale, d'organiser un débat contradictoire sur cette question. Il a rappelé le jugement rendu par la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, selon lequel la loi française du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 est une prise de position officielle du pouvoir législatif français, mais qui n'a pas pour effet d'incriminer la contestation du génocide arménien. La Turquie a, par ailleurs, un contentieux avec l'Arménie en ce qui concerne le tracé de leur frontière commune.

Le Président Yaşar Yakiş a remercié le Président Pierre Lequiller et les membres de la Délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne pour leur accueil.

Le Président Pierre Lequiller a souhaité que la Grande Assemblée nationale turque et l'Assemblée nationale française poursuivent et approfondissent leur dialogue.