Mardi 10 janvier 2006

- Audition de M. Joseph DOMENECH, Chef des services vétérinaires de l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO)

(Compte rendu de la réunion du 10 janvier 2006)

Présidence de M. Jean-Marie LE GUEN, Président

M. le Président : La mission d'information sur « la grippe aviaire : mesures préventives » a à remplir tout à la fois un rôle de contrôle de l'action gouvernementale, au plan national comme au plan international, mais également un rôle d'information de nos concitoyens, qu'elle assure notamment en ouvrant ses réunions à la presse.

M. Joseph DOMENECH : C'est avec plaisir que je viens vous expliquer l'action de l'organisation à laquelle j'appartiens, la FAO, et ce que l'on peut penser de la crise internationale actuelle, de sa récente extension et des mesures à prendre pour éviter qu'un pays comme la France n'en soit affecté.

Il s'agit bien d'une crise sans précédent : l'épizootie de fièvre aphteuse d'il y a quelques années n'avait pas cette dimension « santé publique » que présente l'épizootie actuelle d'influenza aviaire. Avec environ 150 millions de volailles mortes ou abattues, c'est un véritable désastre économique dans les pays infectés, d'autant plus vulnérables que leurs économies sont encore faibles et leur milieu rural en voie de développement. Sur certains marchés, l'approvisionnement en viande de volaille a été totalement interrompu, alors même que celle-ci représente une source de protéines majeure. Les plus touchés sont les petits éleveurs dans les villages, qui n'ont pour vivre que quelques volailles de basse-cour. C'est un problème économique d'une ampleur inégalée à ce jour, encore limité au domaine animal.

L'épidémiologie de l'influenza aviaire est une affaire d'autant plus complexe qu'il subsiste encore nombre de « zones grises », des interrogations, en particulier sur le rôle précis de la faune sauvage ou sur celui du porc. Depuis deux ans, la responsabilité du porc dans la propagation du virus n'a pas été établie, ce qu'ont confirmé des enquêtes répétées, alors qu'il s'agissait d'un risque majeur que nous craignions et qui aurait pu être à l'origine d'une recombinaison du virus. Quelques rares cas d'infection du porc ont été détectés, en Indonésie notamment, mais on s'attendait à plus. Le virus aviaire apparaît donc peu contagieux pour l'homme et, semble-t-il, pour le porc.

Nombre d'inconnues subsistent également sur le rôle de la faune sauvage, de ces oiseaux migrateurs qui servent de « pool-réservoir » de virus et de gènes, particulièrement dans le sud de la Chine et qui sont très vraisemblablement à l'origine des dernières extensions géographiques de l'épizootie.

Dans ce schéma, l'homme apparaît comme un « cul-de-sac épidémiologique » : il n'est, et c'est heureux, infecté que très rarement et aucun individu à ce jour n'a communiqué son virus à un autre, sinon très exceptionnellement et à la suite de contacts très étroits. Il en est de même pour les carnivores, qui, pour certains, ont été contaminés ; mais ce sont, aussi, des « culs-de-sac épidémiologiques ».

L'ampleur de cette crise s'explique par l'extraordinaire développement en Asie, depuis une décennie, d'un élevage de volailles mélangeant les espèces et les systèmes, des plus intégrés - en Thaïlande notamment, mais également en Malaisie et en Chine - jusqu'aux petits élevages villageois dispersés dans des régions peu accessibles.

Et surtout, il faut compter avec les marchés de volailles vivantes, caractéristiques de l'Asie. Ces marchés où se mélangent les espèces sont probablement une des causes de la diffusion très importante de la maladie. A quoi viennent s'ajouter des pratiques culturelles particulières : les volailles vivent très souvent dans une grande promiscuité avec les hommes.

Dès le début de la crise, la FAO a réagi en finançant, sur ses ressources propres, des actions d'information et de communication via les méthodes habituelles - sites web, bulletins, émissions -, mais également toute une série de programmes de coopération technique pour un montant de 7,5 millions de dollars, effort d'autant plus remarquable que la FAO n'est pas un bailleur de fonds, mais un organisme censé recevoir des financements pour mettre en œuvre des programmes de développement.

Les actions entreprises au niveau national répondaient à de multiples buts : aider les pays à définir leurs stratégies, former les personnels de laboratoire et de surveillance, fournir des équipements de protection, essayer enfin de comprendre un phénomène qui a pris au dépourvu l'ensemble de la communauté internationale - début 2004, personne ne comprenait pourquoi cette crise s'était étendue en deux ou trois mois à autant de pays à la fois.

Au niveau régional, les programmes mis en place ont d'abord visé à résoudre le problème de la transparence de l'information. Au début de la crise, en 2004, l'information sanitaire était pratiquement un secret d'État, dans la mesure où un pays qui se déclarait infecté voyait immédiatement ses exportations bloquées. Non seulement il était parfois difficile de repérer les foyers par défaut de surveillance, mais les autorités ont souvent eu un réflexe de rétention de l'information, qui a duré plusieurs mois.

Une recette a déjà fait la preuve de son efficacité à l'occasion de crises précédentes, notamment celle de la peste bovine en Afrique : la constitution de réseaux de laboratoires de diagnostic et d'équipes de surveillance. La qualité du travail en est notablement améliorée, ce qui entraîne ipso facto une meilleure déclaration et une transparence accrue.

Des études ont également été conduites pour évaluer les impacts économiques, déterminer les différentes options de restructuration du secteur avicole et mettre au point des modalités de reconstitution des cheptels. Parallèlement, un énorme travail de coordination a été conduit avec l'OIE et l'OMS : conférences régionales et internationales, missions d'études conjointes, mise en place d'un réseau de laboratoires de référence commun à l'OIE et à la FAO. Il nous a fallu notamment mettre au point un mécanisme d'échange de souches - nous avons eu de gros problème sur ce point pendant les deux premières années - afin de mieux comprendre ce qui s'était passé et mieux nous préparer à l'avenir, grâce à des analyses génétiques précises.

Les études dites d'analyse de risque ont mis en parallèle des informations de tous ordres - situations sanitaires, modes d'élevage, etc. - afin d'arriver à des explications. Fin 2004, au bout d'un an, les études ont mis en évidence l'existence d'un lien réel entre les élevages de canards en milieu ouvert et la grippe aviaire : les systèmes d'élevage de canards en plein air, qui se transportent par milliers d'un champ à l'autre, après les récoltes de riz, sont un des réservoirs majeurs du virus en Asie, qui se maintient ainsi, en plus, à bas bruit car, à la différence des autres volailles, seule une partie des canards expriment la maladie. Les études menées au Vietnam ont abouti exactement aux mêmes conclusions, à tel point que l'on a pu prédire où arriverait la maladie. La surveillance peut désormais être beaucoup plus ciblée, la situation bien mieux suivie, voire anticipée, et l'alerte et la réponse beaucoup plus précoces - ce qui se traduit in fine par une meilleure déclaration, donc une plus grande transparence vis-à-vis de l'OIE, garant de l'information sanitaire internationale.

Il y a six mois environ, s'est posé le problème des oiseaux migrateurs. On les a soupçonnés de jouer un rôle dès le début de la crise : comment, sinon, expliquer qu'une dizaine de pays aussi éloignés que le Vietnam et le Japon aient pu être touchés en l'espace de deux ou trois mois ? Les circulations commerciales ou humaines ne pouvaient expliquer à elles seules le phénomène. Les événements de la mi-2005 ont mis assez nettement l'accent sur le rôle de la faune sauvage.

Ainsi, sur le lac de Quinhai, en Chine, 5 000 à 6 000 oiseaux migrateurs sont morts en quelques semaines, sans contact direct avec des oiseaux domestiques. Il fallait bien qu'ils aient ramené le virus de quelque part, probablement après l'avoir attrapé au contact de volailles domestiques dans le Sud. Encore a-t-il fallu qu'ils volent ensuite sur de grandes distances, ce qui met à mal le dogme selon lequel un oiseau malade ne vole pas... L'épisode du lac Quinhai, première alerte sérieuse, a été suivi d'une extension sur le Kazakhstan et en Mongolie, où là encore, des oiseaux migrateurs ont été massivement atteints, sans contact immédiat avec des volailles. En juillet, nous avons alerté la communauté internationale sur une possible extension vers le Sud et l'Ouest à l'occasion des périodes de migration, autrement dit à partir de la fin de la période de nidification, octobre-novembre, jusqu'à maintenant. Et malheureusement, des foyers sont bien apparus en Roumanie, Croatie, Turquie, Ukraine, et l'épizootie continue à progresser sur les parties occidentales de la Russie. Nous sommes donc bien dans un scénario d'expansion géographique claire et nette ; toute la question est de savoir si les pays nouvellement infectés pourront s'en débarrasser rapidement.

Est également posé le cas des pays peu armés pour obtenir une éradication immédiate, à commencer par l'Afrique.

Nos travaux ont permis d'établir toute une série de cartes illustrant la progression de l'épizootie dans le temps et les espèces atteintes, jusqu'aux événements récents de Turquie où chaque jour apporte des informations supplémentaires.

Une première série de foyers, clairement liés à la faune sauvage, était apparue dans l'Ouest de la Turquie, en même temps qu'en Roumanie et en Croatie, mais on pensait les avoir éliminés. De fait, les nouveaux foyers détectés dans l'extrême Est semblent déconnectés de ceux d'octobre dernier. Il s'agit probablement d'une nouvelle introduction ; le nombre et l'importance des nouveaux foyers, de même que la progression vers Ankara et l'Anatolie centrale tendent à montrer qu'elle remonte à plusieurs mois. Quant à la diffusion, elle suit clairement les circuits classiques de transport commerciaux.

L'examen des trajets migratoires et des populations d'oiseaux domestiques montre que l'Afrique de l'Est posera problème. Nous sommes en alerte totale, tout comme les pays concernés ; malheureusement, leurs systèmes de surveillance ne sont pas aussi performants que les nôtres : le fait qu'aucun foyer n'ait été détecté - et, du coup, aucun phénomène d'endémicité ou cas de transmission à la faune domestique - depuis que les oiseaux sont arrivés ne signifie malheureusement pas grand-chose. À défaut de savoir si cela surviendra ou pas, la seule solution reste d'intensifier la surveillance.

Le nombre de cas humains - 146 dont 76 mortels à ce jour - est fort heureusement réduit. Au regard des 150 millions de volailles atteintes, du relargage massif de virus dans la nature, des millions de personnes en Asie qui sont en contact étroit avec des animaux morts ou mourants, fréquemment consommés, le fait que nous soyons restés en dessous de cent morts prouve à l'évidence que ce virus est très peu contagieux pour l'homme. Face au risque de pandémie humaine, la FAO et l'OIE disent et redisent que la solution consiste à lutter contre la maladie à sa source, c'est-à-dire chez l'animal. Rompre le cycle empêchera toute infection humaine. La preuve en est que les pays qui se sont débarrassés du virus n'ont jamais eu de cas humain ; plus révélateur encore, l'exemple de la Thaïlande qui, pendant un an, n'a presque plus eu de foyers animaux et aucun cas humain. Une petite recrudescence de foyers a été constatée à la saison froide, accompagnée de quelques cas humains. Depuis, la situation a été reprise en main et plus aucun cas n'a été détecté. Il y a donc clairement une corrélation entre cas animaux et cas humains. Tel est le message sur lequel nous tenons à insister, car c'est là que réside la prévention contre la pandémie humaine.

Revenons sur l'évolution de la situation en Asie. Quatre pays ont été massivement infectés.

Le Vietnam a connu un tel niveau d'infestation en 2004 que la stratégie d'éradication par abattage n'était plus jouable. Nos recommandations de passer directement à la vaccination avaient alors été très imparfaitement entendues, pour diverses raisons - et notamment ces préjugés selon lesquels la vaccination animale était dangereuse, insuffisamment efficace et de nature à donner de fausses certitudes. Nous avons eu sur ce point de sérieux désaccords avec nos collègues de l'OMS en 2004, aujourd'hui totalement oubliés : l'OMS est désormais officiellement favorable à la vaccination vétérinaire - lorsqu'elle est justifiée, s'entend. La vaccination n'est ni la panacée ni un outil de facilité; mais, dans le cas du Vietnam, elle était inévitable. Il aurait fallu abattre la quasi-totalité des volailles pour se débarrasser du virus, et, au surplus, l'on n'y serait jamais arrivé. Au bout d'un an et demi, le Vietnam s'est résolu à engager des campagnes de vaccination massives.

Les zones à risque, nord et sud, correspondent aux zones de riziculture des deltas du Fleuve rouge et du Mékong, où des dizaines de millions de canards sont élevés en systèmes nomades ouverts, qui se déplacent en camions ou... à pied. Il n'est pas rare d'être arrêté sur la route par un troupeau de milliers de canards.

L'investissement du gouvernement vietnamien a depuis le début été très fort, celui des bailleurs de fonds internationaux beaucoup trop modéré. Ce fut là, en 2004, une erreur fondamentale. Heureusement, les choses ont changé depuis 2005 : le Vietnam a décidé de vacciner, les bailleurs de fonds se sont mobilisés, l'investissement du Gouvernement est énorme. Il faudra un peu de recul pour en mesurer les retombées, mais d'ores et déjà, après une vague d'intensification des foyers il y a trois ou quatre mois - qui coïncide avec l'arrivée de la saison froide, mais également la mise en élevage de bandes de volailles, en vue des fêtes du Têt - on assiste à une raréfaction des foyers, qui n'apparaissent plus que dans des élevages vaccinés trop récemment pour être immunisés ou chez des poulets de chair, que l'on n'envisageait pas de vacciner. Dans six mois, nous devrions pouvoir porter un jugement d'ensemble sur cette nouvelle stratégie, qui montrera que les outils fonctionnent s'ils sont utilisés à bon escient. Les fermetures des marchés, tragiques pour certaines catégories de population, ont pu être levées sous condition ; les décisions intempestives d'abattage de pigeons à Hô-Chi-Minh City ont été annulées : penser se débarrasser d'un virus en abattant la faune sauvage est totalement illusoire et même contre-productif - la faune essaimant encore plus, et le virus avec elle -, sans parler des conséquences sur la biodiversité.

Le vaccin pose évidemment des problèmes de logistique énorme du fait qu'il est injectable : il faut insister sur la nécessité de mettre au point un vaccin administrable par voie orale ou par nébulisation, à l'exemple de ce qui s'est fait pour la maladie de Newcastle. Les chercheurs chinois nous ont annoncé, voilà une quinzaine de jours, la mise au point d'un vaccin mixte Newcastle-grippe aviaire, administrable via l'eau de boisson : si la chose était confirmée, ce serait une avancée considérable.

Deuxième pays à problème, la Chine, lourdement infectée dans sa partie Sud en 2004 avant de connaître en 2005 une extension vers le Nord-Est, mais également vers le Nord-Ouest, cette fois probablement liée aux oiseaux migrateurs.

La Chine pose un problème particulier. Dans le Sud-Est, l'élevage est très développé et les densités très élevées ; de surcroît, dans ce pays immense, les réflexes de transparence ne sont pas ce qu'ils devraient être... Nous ne sommes pas toujours certains que la situation soit bien celle que l'on nous décrit. Cela dit, les échanges existent malgré tout : les Chinois ne refusent pas les missions d'expertise et d'appui, ils participent aux conférences et, même, en organisent eux-mêmes. Ils appliquent avec brio les stratégies mixtes conjuguant les trois outils principaux : l'abattage des foyers détectés, les mesures de biosécurité - désinfection, vidage des élevages, cordons sanitaires, fermeture des marchés, contrôle des mouvements - et la vaccination en anneau autour des foyers, ou dans les zones à risque. Cette stratégie marche très bien en Chine ; aussi avons-nous du mal à comprendre pourquoi nous ne pouvons pas disposer de tous les éléments statistiques qui nous permettraient de le démontrer avec beaucoup plus de force.

M. le Président : Nous avons entendu parler de faux vaccins ; on nous dit également que 16 provinces sur 26 seraient atteintes alors que mes informations me portent à penser qu'elles sont plutôt 26 sur 26... Qu'est-ce qui vous conduit à penser que les Chinois appliqueraient avec autant de brio une stratégie efficace ?

M. Joseph DOMENECH : Je dis simplement que dans un pays aussi grand, où le nombre de volailles avoisine la dizaine de milliards, le nombre de foyers, même en tenant compte des sous-déclarations, a incontestablement baissé depuis l'année dernière. Nous avons pu vérifier par nous-mêmes à plusieurs endroits, avec des collègues chinois, que les mesures d'abattage, de fermeture des marchés, de désinfection ou de vaccination en anneau ont été parfaitement appliquées. La vaccination a été massive et aucun foyer n'est réapparu dans les zones concernées durant les mois qui ont suivi. Notre regard sur le bilan global chinois est le suivant : la maladie y reste présente - de même qu'au Vietnam ou en Indonésie -, mais la situation est beaucoup moins grave qu'il y a deux ans et, du coup, le risque de contamination pour l'homme est beaucoup moins élevé qu'il y a deux ans. Le problème ne sera pas résolu avant des années, mais la Chine applique, dans ses décisions de vaccination notamment, des méthodes de coercition aux résultats assez étonnants.

Vous avez parlé de vaccins de mauvaise qualité. A côté des neuf ou dix laboratoires soumis à des contrôles de qualité, un certain nombre de laboratoires de petite taille - souvent des laboratoires d'universités - ne soumettent pas leurs produits à des contrôles aussi rigoureux, d'où des problèmes de qualité. De même, des antiviraux ont été utilisés en milieu avicole où cela est rigoureusement interdit. La Chine reste, c'est vrai, un problème ; mais si nous avions des informations statistiques plus complètes, nous verrions probablement beaucoup mieux que la mise en œuvre d'une stratégie mixte dans un pays lourdement infecté est de nature à réduire considérablement le nombre de foyers, donc le relargage de virus dans le milieu extérieur et, du coup, le risque de contamination pour l'homme et d'apparition d'un virus pandémique.

M. le Président : Le nombre de cas humains déclarés vous paraît-il crédible ?

M. Joseph DOMENECH : Évidemment non : il est sous-estimé. Cela dit, il a été, en 2004 tout au moins, sous-estimé dans la plupart des pays pour des raisons liées aux systèmes de suivi sanitaire - la situation sur ce plan n'était pas meilleure pour l'homme que pour l'animal... Depuis 2005 en tout cas, au Vietnam et en Thaïlande, les cas humains sont assez bien repérés.

La Thaïlande a choisi de ne pas vacciner et de s'en tenir aux mesures d'abattage d'urgence : 40 millions de volailles ont été abattues. En un an, la situation était redevenue extrêmement satisfaisante : début 2005, il restait très peu de foyers dans les milieux villageois et les élevages intensifs étaient totalement indemnes. Une nouvelle petite vague a été constatée en novembre, accompagnée de deux ou trois cas humains supplémentaires, mais sans comparaison avec celle de 2004. Depuis, plus aucun foyer n'a été détecté, grâce à une action massive et un engagement politique majeur du pays et des partenaires économiques, surtout dans le secteur de la production intégrée et intensive.

M. le Président. N'a-t-on pas assisté à des manifestations de paysans ?

M. Joseph DOMENECH : Périodiquement, des groupements politiques se saisissent de la question et accusent le gouvernement thaïlandais, tantôt de cacher la vérité pour protéger les producteurs et empêcher l'effondrement des exportations - de toute façon, le mal était fait dès 2004 et les exportations ne sont pas près de reprendre -, tantôt de ne pas se préoccuper suffisamment du problème... En dépit de ces accusations, nous devons constater que la surveillance comme les mesures d'abattages en Thaïlande ont été très efficaces et que les foyers ont quasiment disparu. Ce qui ne veut pas dire qu'elle pourra exporter à nouveau : le virus existe encore dans le pays.

Le cas le plus préoccupant est celui de l'Indonésie. Celle-ci applique une stratégie mixte : abattage et vaccination. Malheureusement, l'abattage est mal fait, parce que non indemnisé : aussi les éleveurs cachent-ils les foyers. La vaccination, elle aussi, est mal faite, par manque de moyens et d'engagement politique, mais également à cause d'une décentralisation extrêmement poussée des services vétérinaires, qui ne sont reliés que par une chaîne de commandement beaucoup trop faible. Or, ces maladies hautement contagieuses créent un véritable état de guerre, qui exige un commandement centralisé, des stratégies offensives et des relais qui les appliquent sur le terrain sans discuter. On ne peut pas laisser place à la moindre déviation ou interprétation, au gré des autorités locales. Il n'y a pas d'autre choix que cette stratégie d'attaque ; or l'Indonésie ne l'applique pas. Ses services centraux sont très peu écoutés, insuffisamment dotés par le gouvernement ; la campagne de vaccination telle qu'elle est menée depuis deux ans est l'exemple même de ce qu'il ne faut pas faire. Si la vaccination et la biosécurité ont apporté de véritables acquis dans les élevages intégrés performants, le virus continue à circuler dans la production traditionnelle, largement majoritaire, et de nouvelles provinces s'infectent. Nous ne sommes pas loin de penser que la totalité du pays est atteinte.

Il faut impérativement que l'Indonésie se ressaisisse ; elle semble en prendre le chemin, mais cela exige de gros efforts financiers dont elle est pour l'heure incapable, ce qui explique que la qualité des vaccinations (et des vaccins) ne soit pas toujours adéquate et que l'abattage de volailles ne fasse pas l'objet d'une indemnisation des éleveurs.

Ces quatre pays sont autant d'exemples de ce qui peut marcher, lorsque c'est correctement appliqué, et de ce qui à l'évidence ne marche pas lorsque tel n'est pas le cas. La FAO et l'OIE se sont concertées, il y a un an et demi, pour définir une stratégie globale pour le contrôle de la grippe aviaire hautement pathogène, avec laquelle les stratégies nationales et régionales doivent être en cohérence. Les outils existent : abattages dans les foyers, mesures de biosécurité, contrôle des mouvements, avec, en amont, une surveillance intensive permettant une détection immédiate. La vaccination est un outil majeur, mais seulement dans certains cas et si les vaccins sont de qualité, conformes aux standards de l'OIE. Les vaccins sont pour l'instant de type inactivé, mais peut-être les choses évolueront-elles sur ce plan plus vite qu'on ne le croit. Il faut enfin un suivi post-vaccinal rigoureux afin de faire la différence entre une circulation du virus à bas bruit et une véritable éradication.

Au niveau national, les situations variant selon les pays, chacun aura une stratégie différente selon les systèmes de production, la présence de cas humains ou pas, l'existence d'exportations ou pas, selon, enfin, la capacité du pays à répondre à la crise. La grippe aviaire est un problème multisectoriel qui nécessite donc une réponse multi-sectorielle, avec un engagement et une coordination de tous les acteurs. La preuve en est que, dans les pays où tel n'est pas le cas, c'est un échec. À l'inverse, en Thaïlande, c'est une réussite.

Cela dit, de nombreux problèmes réglementaires et politiques se posent. Il n'est pas aisé de fermer des marchés ni de sacrifier les volailles, dans les villages comme dans les grosses fermes où elles se comptent par dizaines de milliers. Le mélange des espèces et des types d'élevage ne facilite pas l'application des mesures préventives, mais une restructuration de la production avicole dans ces pays ne serait pas pour autant sans conséquences socio-économiques, en particulier pour les petits éleveurs villageois. Des méthodes de compartimentation sont à l'étude, mais restent pour l'heure difficilement applicables. Enfin, les pratiques traditionnelles à risque demeurent, qui exigent une action déterminée, mais de longue haleine, en particulier en matière de formation à tous les niveaux. Cet effort doit porter en premier lieu sur les laboratoires de diagnostic, les équipes de surveillance dans les services vétérinaires, mais également sur les éleveurs : il n'existe pas de bon système de surveillance dans lesquels ils ne soient pas impliqués.

Au niveau régional, il faut mettre l'accent sur la coordination et la coopération, mais surtout sur les réseaux de laboratoires et de surveillance : c'est une excellente méthode pour améliorer tant la qualité du travail que la transparence. Au niveau international, les organismes compétents doivent développer un partenariat étroit afin d'harmoniser les stratégies, de coordonner les programmes comme les réseaux de suivi, d'assurer la promotion et une coordination effective de la recherche. À signaler enfin une initiative internationale qui associe la FAO, l'OIE et l'OMS, et qui passe notamment par la mise en place d'un système international de surveillance et d'alerte : le GF-TADs1. Crise internationale, la grippe aviaire appelle une réponse internationale.

M. le Président : Nous vous remercions de cet exposé très complet. La situation en Turquie peut-elle, à votre avis, être comparée à celle de l'Asie du Sud-Est ? Une contamination régionale est-elle à craindre vers la Crimée, l'Ukraine, l'Iran, l'Irak et autres pays alentour ? Autrement dit, allons-nous ressembler au sud-est asiatique ?

M. Joseph DOMENECH : Non, mais sur de si longues distances, la contamination n'a pu venir que de la faune. On peut donc craindre que ce qui s'est passé en Turquie ne se produise ailleurs, et notamment en Afrique - c'est notre hantise.

Nous nous attendions à des foyers en Turquie et sur les bords de la mer Caspienne. La réaction a donc été immédiate et l'éradication, à notre connaissance, a été réalisée. En revanche, les derniers événements en Turquie nous ont surpris.

Premièrement, le nombre de cas est supérieur à ce que le pays, pensions-nous, pouvait laisser se développer sans réagir. Nous supposions que la Turquie, aux confins de l'Europe, avait des systèmes capables d'une réaction rapide. Force est de constater que, dans les zones orientales, la surveillance est très insuffisante. Les équipes sont sur place, en liaison permanente avec nous comme avec l'OIE et l'OMS. Les foyers étaient probablement là depuis plus longtemps que prévu, puisque le virus qui a infecté les derniers foyers repérés autour d'Ankara venait probablement des régions Est. On sait en tout cas que la souche n'est pas la même que celle qui est arrivée dans l'ouest du pays en octobre et a, depuis, été éradiquée. Comment cette nouvelle introduction s'est-elle produite ? Nous n'avons aucune certitude pour l'instant. Probablement par la faune sauvage, mais il faudra enquêter davantage. La Turquie pourra-t-elle l'éradiquer rapidement ? Ce sera plus difficile qu'il y a deux mois, compte tenu du nombre de foyers et du caractère reculé des zones concernées.

Deuxième surprise, les cas humains. Nous pensions que les foyers seraient vite détectés, donc rapidement éradiqués par abattage, et que, du coup, les populations seraient alertées et sensibilisées aux mesures préventives - ne pas manipuler et découper des animaux malades, par exemple ; dans une telle hypothèse, les cas humains auraient été inexistants ou très exceptionnels. Il est clair que les cinq cas avérés à ce jour, plus la trentaine de cas suspects, nous prennent en défaut. Dans quatre cas - au sein d'une même famille - la contamination est liée au contact avec des volailles malades qui vivaient dans la maison et que les enfants touchaient tous les jours. Malgré cette explication, il faut impérativement vérifier de très près si cette souche, légèrement différente, n'a pas acquis un caractère plus contagieux pour l'homme. Pour l'instant, les laboratoires de l'OMS répondent que non ; mais il faut un peu de recul pour s'en assurer.

Le cas de la Turquie est certes inquiétant, mais cette évolution, sur le plan vétérinaire, ne peut nous laisser penser que nous allons nous retrouver dans la situation asiatique. La Turquie a la capacité de réagir et s'est mobilisée ; son gouvernement applique des mesures draconiennes.

M. le Président : Mais dans le Kurdistan iranien ou en Irak ? Et la Crimée ?

M. Joseph DOMENECH : Les foyers de Crimée en Ukraine ont été assez rapidement circonscrits. Plusieurs sont apparus dans les jours qui ont suivi, mais l'Ukraine ne semble pas trop prise en défaut et réagit de façon assez efficace. N'oublions pas que la grippe aviaire, avec la fièvre aphteuse, est une des maladies les plus contagieuse qui soit - au point qu'on l'appelait autrefois « peste aviaire ». Il ne faut pas s'étonner que, même en cas de détection et de réaction rapide, les foyers parviennent à se multipliser. Tout le problème est de faire en sorte qu'ils soient les moins nombreux et les plus restreints possible. On n'a pas vu en Roumanie, en Slovaquie, en Ukraine ni en Turquie - occidentale tout au moins - de situations similaires à celle de l'Asie du Sud-est où dix pays de la région ont été atteints en moins de quatre mois.

M. le Président : Et l'Afrique ?

M. Joseph DOMENECH : Pourquoi n'y observe-t-on pas de foyers ? Des sociétés ornithologiques nous reprochent d'accuser la faune d'être responsable de tout. Loin s'en faut : les transports d'animaux, de produits et d'hommes sont certainement une cause autrement plus importante ; pour autant, la faune ne peut être écartée.

Aucun foyer n'a été repéré, et c'est heureux. Pour commencer, les oiseaux sont arrivés voilà deux mois et resteront encore deux ou trois mois ; cette période est mise à profit pour réaliser tout un travail de surveillance et d'enquête. Dans certains pays comme la Russie, il avait fallu plusieurs semaines pour que l'introduction du virus s'observe, par des signes cliniques, sur les volailles domestiques notamment. Il faut donc tout un contexte épidémiologique et écologique de contact entre faune sauvage et oiseaux domestiques pour que la maladie prenne de l'ampleur. Ensuite, les conditions de surveillance ne sont évidemment pas les mêmes que chez nous : il peut se produire un phénomène à bas bruit qui, pour le moment, ne se voit pas. Il faut donc tout faire pour aider ces pays à davantage surveiller. Si le virus entre en Afrique et surtout en Afrique de l'Est, il faudra suivre la situation car les conditions de l'Asie - une extrême densité de volailles en contact avec la faune - ne s'y retrouvent qu'en très peu d'endroits. De nombreux parcs et réserves concentrent la faune, à l'écart des volailles dont la densité est par ailleurs très faible sur de très vastes zones. Autrement dit, les conditions d'endémicité, donc d'installation durable du virus, ne sont pas forcément réunies - en tout cas pas partout. De nombreuses organisations, dont la FAO, s'activent avec le concours d'institutions notamment françaises comme le CIRAD, pour conduire des enquêtes massives sur la faune, en espérant que toutes ces inconnues seront levées dans les mois à venir.

Mme Geneviève GAILLARD : Le meilleur moyen d'éviter le risque pandémique est, si j'ai bien compris, de lutter contre la grippe aviaire et de mettre en place tous les moyens nécessaires dans les pays contaminés, mais également dans ceux qui pourraient l'être. La communauté internationale a évidemment un rôle à jour sur le plan financier et humain, d'autant que les pays touchés n'ont souvent pas les moyens de conduire une action prophylactique et éradicatrice convenable. Nous conseilleriez-vous de concentrer l'aide internationale plutôt sur l'Asie, déjà contaminée, ou davantage sur l'Afrique ? Ou bien les pays riches doivent-ils se partager l'effort, les uns agissant plutôt vers l'Asie, les autres vers l'Afrique ? Pour l'instant, hormis le fait qu'un réseau de surveillance s'y développe, on peut se demander s'il y aura assez de moyens là-bas au cas où il s'y poserait des problèmes.

M. Joseph DOMENECH : La somme d'investissements qu'exige non pas la prévention, mais la préparation à une pandémie - inévitable à croire le dogme de l'OMS, dogme sur lequel nous n'étions pas d'accord en 2004 - est sans comparaison avec le coût de la lutte contre l'épizootie aviaire : le rapport est de cent à un... Nous avons évalué qu'il faudrait 500 millions de dollars pour combattre efficacement la grippe aviaire sur l'ensemble de la planète - dont plus de la moitié pour l'Asie. On peut mettre cette somme en rapport avec ce que la France va dépenser en stockage d'équipements protecteurs ou de Tamiflu...

M. Gabriel BIANCHERI : Nous sommes bien d'accord !

M. Joseph DOMENECH : Nous n'investissons pas assez, et c'est là une erreur stratégique majeure que nous commettons tous depuis deux ans. Faut-il faire plus en Afrique ou plus en Asie ? On ne peut que répondre : les deux, mon colonel... En Indonésie surtout, il serait calamiteux de ne pas faire un effort majeur en termes d'injection d'investissements, même si le gouvernement peut faire davantage. Il faut aussi aider le Vietnam, mais son gouvernement est totalement mobilisé et les choses commencent à bien se passer. La Chine est un cas particulier ; quant à la Thaïlande, elle y réussit très bien. L'Indonésie reste le pays cible, la première priorité. Second problème : la prévention en Afrique. Il faut commencer par un travail de surveillance et d'enquête sur la faune afin de comprendre quelles sont les espèces contaminées et les espèces réservoirs, et dans quelles conditions le virus passe de l'animal sauvage à l'animal domestique pour devenir endémique et susceptible de passer à l'homme. Or, travailler sur la faune est très difficile et également très coûteux : un prélèvement revient à plusieurs dollars. Cela suppose un investissement de l'ordre de 10 à 20 millions de dollars sur trois ans.

Il faut donc travailler dans les deux directions : la France, par la voix de M. Didier Houssin, le Directeur général de la Santé, l'a annoncé à Genève en novembre et le répétera probablement lors de la conférence de Pékin les 17 et 18 janvier prochains, où tous les bailleurs de fonds seront rassemblés. Sachant que, sur notre sol, nos services vétérinaires sont totalement en alerte et parfaitement formés à la surveillance animale, et qu'il vaut toujours mieux agir là où est la maladie, la France, comme les autres pays, devrait se mobiliser davantage qu'elle ne l'a fait dans l'appui aux pays d'Asie, mais également à ceux qui, en Afrique notamment, pourraient être infectés du jour au lendemain.

M. le Président. Cette affirmation est parfaitement légitime, mais permettez-moi deux remarques.

Premièrement, la maîtrise de l'épizootie ne nous garantit pas totalement contre la pandémie ; on ne peut pas mettre un signe d'égalité entre épizootie et pandémie.

Deuxièmement, je suis le premier à me battre pour le Sud, à ceci près que le sud-est asiatique n'est pas le Sud. Que l'Indonésie connaisse des problèmes - qui ne se limitent pas seulement au développement -, j'en suis d'accord. Mais tout de même, l'Asie du Sud-est est une des régions du monde qui, à ce qu'on nous dit tous les jours, créent le plus de richesses ! Un des problèmes posés au développement économique de la planète tient précisément à l'incapacité de ces pays à partager la richesse qu'ils produisent, y compris en direction de leurs propres habitants. Leurs besoins financiers doivent, à tout le moins, être relativisés... En revanche, ils ont de réels problèmes politiques d'organisation, de transparence et de souci de leurs populations - voilà une vraie question !

Je suis évidemment pour la solidarité, notamment envers l'Afrique. Mais nous parlons de la Thaïlande, de la Chine, de la Malaisie dont je préside le groupe d'amitié, de la région dite ASEAN +3, dans laquelle on met le Japon, la Chine et Singapour, excusez du peu ! Voilà des pays qui disposent tout de même d'outils financiers majeurs.

Le problème ne tient pas finalement à ces 500 millions de dollars dont nous aurions besoin ; le problème pour la Chine, c'est qu'il lui faut se regarder en face ! S'il faut 250 millions...

M. Joseph DOMENECH : Les besoins de l'Asie du Sud-Est, qui représentent la moitié du total, excluent la Chine, la Thaïlande, la Malaisie, le Japon et la Corée du Sud. Sont exclusivement concernés le Vietnam, le Cambodge, le Laos et l'Indonésie. Pas un sou n'est prévu pour les pays que vous avez cités.

M. le Président : Le problème ne tient pas tellement à ces 500 millions. Je suis bien d'accord avec vous sur le fait qu'ils ne devraient pas constituer un enjeu politique ni financier pour la communauté internationale : une telle somme est dérisoire si on la compare aux dépenses liées au risque pandémique. Mais ne négligeons pas les problèmes politiques que posent ces pays : en Birmanie, il n'existe pas d'élevages intensifs, mais bien des trafics à travers la frontière chinoise... La meilleure politique d'aide financière ne résoudra pas les insuffisances des administrations locales et de transparence.

M. Joseph DOMENECH : J'en suis bien d'accord.

M. Jérôme BIGNON : On peut se demander s'il ne faudrait pas donner à la communauté internationale un pouvoir d'ingérence dans ce domaine, sur le modèle de ce qui se fait en matière de nucléaire ou de droits de l'homme. On n'a pas encore imaginé l'ingérence en matière sanitaire.

M. le Président : Nous pourrions l'imaginer, après avoir entendu le directeur général de l'OMC, Pascal Lamy, juste avant M. Domenech. Nous avons des relations commerciales intensives avec ces pays : pourquoi ne pas exiger en contrepartie qu'ils garantissent un état de santé animale et humaine minimum ?

Mme Geneviève GAILLARD : Vous avez entendu la réponse de M. Lamy...

M. le Président : Nihil obstat. Parce que ce n'est pas son rôle : il n'est pas le grand policier de l'univers. Il se borne à constater. Nous avons l'ASEM2, qui réunit l'Union européenne et l'ASEAN3 + 3 : profitons de ces instances pour discuter avec nos interlocuteurs chinois, malais, japonais, de ce qu'ils font pour eux-mêmes et de ce qu'ils font pour nous en agissant pour eux-mêmes. Jusqu'à maintenant, tout cela est resté dans le domaine du non-dit. Il faut commencer à en parler, puisque cela nous concerne directement, et avec nous la santé du monde entier. Ayons le courage de demander à ces pays de réinvestir une partie des sommes considérables qu'ils gagnent autrement qu'en bons du trésor américain, et de se préoccuper un tant soit peu du niveau sanitaire de leurs populations et de leurs animaux !

M. le Rapporteur : Nous avons eu l'impression, à la lecture de certains communiqués, que l'OMS et la FAO tenaient des discours différents...

M. Gabriel BIANCHERI : Normal !

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous expliquer les motifs de vos différends ?

M. Joseph DOMENECH : Depuis deux ans, nous avons appris à mieux nous connaître, et nous avons énormément travaillé ensemble, en trio, avec l'OIE pour ce qui concerne le domaine vétérinaire, et avec l'OMS pour ce qui touche à la santé humaine.

En 2004, le discours de l'OMS, du type « la pandémie va arriver incessamment et causer des millions de morts », nous gênait. D'abord, on ne connaît pas le virus qui sera à l'origine de la pandémie : on ne peut donc pas prédire s'il sera ou non très contagieux, hautement pathogène ou non ; c'est impossible à prévoir. Sera-t-il, comme c'est le cas de celui qui nous occupe aujourd'hui, très pathogène, mais très peu contagieux pour l'homme ? Sera-t-il entre les deux ? Comment alerter ? Il y avait, là, un problème d'appréciation sur le message à faire passer, un problème de communication. L'appréciation de l'outil vaccinal également était une pomme de discorde.

Depuis, les choses ont évolué. Dorénavant, le discours de l'OMS est de dire : il y a un risque, et plus on tarde, plus il y a de chances de voir une recombinaison ou une mutation du virus se produire, et ce risque s'accroît à mesure que l'infection s'étend à d'autres régions. Nous ne pouvons qu'être en accord avec ce discours. Cela va arriver, probablement, parce que la biologie est ainsi faite ; reste que l'on ne sait pas quand, ni où, ni avec quelle ampleur - autrement dit combien de gens pourraient mourir. Pour le moment, tenons-nous en à cette conclusion commune : tant que le virus circule, la pandémie est possible dans la mesure où le virus peut soudainement acquérir de nouvelles caractéristiques facilitant sa transmission interhumaine. Nous ne pouvons que nous mettre en état d'alerte maximum au niveau international, et aider les pays démunis de systèmes d'alerte efficaces à détecter un début de pandémie, de la même façon que nous devons les aider à lutter contre l'épizootie.

M. le Président : On avait parlé, au moment de l'épizootie aux Pays-Bas, d'une transmission par le vent du virus en Belgique. Un tel scénario a-t-il été confirmé ?

M. Joseph DOMENECH : Un virus aussi contagieux n'a pas forcément besoin d'un contact très étroit et prolongé. Une contamination est également possible par vecteur inanimé - cages ou camions infectés, par exemple - ou encore par l'eau. Imaginer une transmission par aérosol ou par le vent sur de courtes distances, pourquoi pas ? Cela dit, de telles possibilités restent limitées. La grippe aviaire n'est pas la fièvre aphteuse.

M. Pierre HELLIER : Je comprends l'utilisation de la vaccination dans les pays qui ne parviennent pas à juguler l'épizootie, mais êtes-vous certains de pouvoir distinguer un animal vacciné d'un animal spontanément malade ? Sur les migrations, votre discours assez affirmatif tranche avec ce que nous avons entendu jusqu'à maintenant : pour vous, les oiseaux migrateurs ont un rôle important dans la contamination, ai-je cru comprendre...

M. Gabriel BIANCHERI : Comment les oiseaux migrateurs transportent-ils la maladie ? S'agit-il de porteurs sains, naturels, ou résistants ? Je suis de ceux qui pensent que toute méthode de lutte contre la grippe aviaire doit en premier lieu minimiser l'incidence d'une recombinaison ou d'une mutation. Êtes-vous de cet avis ?

M. Joseph DOMENECH : Des méthodes existent pour différencier les anticorps post-vaccinaux des anticorps liés à la circulation du virus : c'est ce que nous appelons les stratégies DIVA4. Il suffit d'utiliser des vaccins qui ne contiennent pas les mêmes antigènes que la souche circulante : dans le cas de la grippe aviaire en Asie due à un virus H5N1, nous utilisons un vaccin H5N2. La protection est liée au H et la sérologie sur le N permet la différenciation. Un deuxième moyen de différenciation consiste à utiliser des oiseaux sentinelles - la chose est beaucoup plus facile qu'avec des ruminants. Il suffit de laisser un certain nombre d'animaux non vaccinés au milieu des animaux vaccinés, reconnaissables par une bague ou un plumage différent, et de pratiquer des examens sérologiques périodiques - et bien sûr des prélèvements en cas de mortalité. Une stratégie de vaccination impose ipso facto de se doter de moyens de surveillance efficaces de la circulation des volatiles. Au demeurant, le code sanitaire de l'OIE, revu en mai dernier, n'interdit pas les exportations de volailles de pays qui vaccinent...

M. Pierre HELLIER : À condition que l'on puisse les repérer.

M. Joseph DOMENECH : ...à condition que le pays soit en mesure de prouver l'absence de circulation de virus.

M. François GUILLAUME : Il n'en allait pas de même avec la fièvre aphteuse : un pays qui vaccinait ne pouvait pas exporter vers un pays dit « propre ».

M. le Rapporteur : Peut-on faire totalement confiance à ces stratégies ?

M. Joseph DOMENECH : Lorsque l'on vaccine correctement, on assure une protection à l'animal qui ne peut plus être infecté, ou sinon d'une manière très limitée : il n'excrétera pas le virus. Les données de terrain comme les données expérimentales montrent que le processus marche très bien. Reste que, pour réussir une campagne de vaccination, il faut couvrir la quasi-totalité du cheptel, ce qui n'est pas toujours aisé dans un pays comme le Cambodge ou le Laos, par exemple...

S'agissant des oiseaux migrateurs, la FAO a depuis plusieurs mois reconnu l'existence d'évidences épidémiologiques claires : l'arrivée du virus en Chine du Nord, en Mongolie, dans certaines régions de Russie, en Turquie - à l'origine -, en Crimée ou en Ukraine n'a pas d'autre explication. Cela dit, beaucoup de questions sont encore posées, auxquelles on ne sait pas répondre. Le risque lié à la faune reste mal apprécié et personne ne peut prédire ce qui se passera, faute de connaître les espèces qui peuvent servir de réservoir au virus et, parmi elles, celles qui tomberont malades et mourront, et celles qui resteront asymptomatiques, capables de transporter le virus sur de longues distances. C'est tout l'enjeu du travail d'investigation mené depuis quelques semaines et qui devra être poursuivi dans les mois qui viennent.

M. Pierre HELLIER : La surveillance sur les lieux d'hivernage des oiseaux migrateurs est-elle à votre avis suffisante ?

M. Joseph DOMENECH : Elle a commencé, nous en faisons beaucoup, mais il en faudrait beaucoup plus.

M. le Président : Notamment en Afrique ?

M. Joseph DOMENECH : Exactement.

M. le Président : Autrement dit, le niveau reste insuffisant.

M. Joseph DOMENECH : Oui. Depuis six mois, nous appelons à un effort majeur. Il aurait fallu mobiliser immédiatement une centaine de millions ; nous ne les avons pas eus... La FAO a fait ce qu'elle a pu, en menant cinq projets de coopération technique, mais nous ne sommes pas bailleurs de fonds ; nous avons pu mettre quelques millions - encore ne sont-ils qu'en train d'arriver. Les oiseaux, eux, sont là depuis deux mois...

M. le Président : Lorsque vous avez l'argent, trouvez-vous des experts disponibles ?

M. Joseph DOMENECH : Plus facilement pour l'influenza aviaire que lors de la dernière invasion de criquets en Afrique de l'Ouest : les spécialistes du criquet sont en voie de disparition, au point qu'il a fallu rappeler les retraités ! L'influenza étant un problème constant, qui a sévi récemment en Italie, au Mexique et aux Pays-Bas, nous pouvons compter sur une bonne vingtaine de laboratoires. Il n'est pas si difficile de mobiliser des experts.

M. le Rapporteur : Et le CIRAD ?

M. Joseph DOMENECH : Je viens d'y passer sept ans, à la direction du département élevage à Montpellier... Le CIRAD est un des outils français majeurs, qui nous permet de nous attaquer, avec Wetland5 et d'autres organismes, à la question des investigations sur la faune sauvage, notamment en Afrique. Le CIRAD est un outil français très apprécié.

M. le Rapporteur. Mais ce n'est pas suffisant.

M. Joseph DOMENECH : Évidemment non. Toutefois, ce n'est pas l'expertise qui manque, ni même la connaissance des endroits où il faut aller travailler : la faune est suivie et les migrations connues. Ce que l'on ne connaît pas encore, c'est la capacité de la faune à héberger et à transporter le virus. C'est là-dessus que nous avons pris beaucoup de retard.

M. le Président : Monsieur, nous vous remercions.

1 Global Framework for the Progressive Control of Transboundary Animal Diseases.

2 ASEM : Asia-Europe Meeting.

3 ASEAN : Association of Southeast Asian Nations

4 Differentiation Infected from Vaccinated Animals - différenciation des animaux infectés et des animaux vaccinés

5 Wetland Science Institute


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