Table ronde n° 4 :
« Quels doivent être les contours de la réforme ? » (suite)
M. Vassilis Vovos, président de Japan Tobacco International (JTI) ;
M. Franck Trouet, directeur du service juridique et social
du Syndicat national des hôteliers restaurateurs cafetiers et traiteurs (SYNHORCAT) ;
M. René Le Pape, président de la Confédération nationale des débitants de tabac ;
M. Francis Attrazic, vice-président confédéral
de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (UMIH) ;
Professeur Gérard Dubois, président de l'Alliance contre le tabac ;
Professeur Albert Hirsch, vice-président de la Ligue nationale contre le cancer ;
M. Gérard Audureau, président de l'association Droits des non-fumeurs ;
Professeur Yves Martinet, Président du Comité national contre le tabagisme (CNCT) ;
Mme Bernadette Roussille,
membre de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) ;
Mme Chantal Fontaine, chargée de mission justice
de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) ;
Docteur Philippe Mourouga, directeur du département « prévention et dépistage » de l'Institut national du cancer ;
Mme Nadège Larochette, chargée du dossier « tabac et alcool »
à la direction générale de la santé (DGS )du Ministère de la santé et des solidarités ;
M. Johan Röhl, directeur régional de Smoke Free Systems,
accompagné de M. Jacob Laurin et de Mme Eleonora Hedman ;
M. Didier Maus, conseiller d'Etat, professeur associé à l'université Paris I (Panthéon-Sorbonne) ;
M. Marc Dandelot, conseiller d'État
(Extrait du procès-verbal de la séance du 5 juillet 2006)
M. le Président : Je souhaite la bienvenue à l'ensemble des participants à cette quatrième table ronde, organisée dans le cadre des travaux de la mission d'information de l'Assemblée nationale sur l'interdiction du tabac dans les lieux publics. Je rappelle qu'elle a pour objectif d'étudier le contenu et les modalités d'une modification des règles relatives à l'usage du tabac dans les lieux publics. Nous avons ainsi organisé un cycle de six tables rondes, qui nous a déjà permis de mettre en évidence la nécessité de réformer le régime juridique actuel de l'interdiction de fumer. Le second thème, entamé la semaine dernière et que nous clôturerons ce matin, porte sur les contours de la réforme. Nous pouvons à cet égard tirer deux grands enseignements de la dernière table ronde. Une très forte dynamique européenne, relayée en droit français par les évolutions jurisprudentielles de la Cour de cassation, semble avoir remis en cause la notion même d' « emplacements réservés aux fumeurs » sur les lieux de travail. À partir du moment où la notion d'obligation de sécurité de résultat s'impose à l'employeur, la persistance d'emplacements réservés aux fumeurs dans l'entreprise devient problématique. Parallèlement, il apparaîtrait nécessaire, dans certains secteurs spécifiques, de laisser subsister une sorte de « soupape de sécurité » pour certaines catégories de population fortement fragilisées : détenus, malades des hôpitaux psychiatriques...
Il s'agit ce matin de poursuivre et d'approfondir encore notre réflexion sur les contours de la réforme, en revenant notamment sur la question des objectifs de la réforme. S'agit-il uniquement de protéger du tabagisme passif les non-fumeurs ? Souhaite-t-on également protéger les fumeurs du tabagisme passif ? La réforme vise-t-elle à « dénormaliser » l'usage du tabac et à prévenir le tabagisme chez les jeunes, ou bien ces deux aspects ne sont-ils que des conséquences probables, mais non recherchées en tant que telles, de la réforme ? Les réponses influeront directement sur la réponse à nombre de problématiques déjà abordées : la recherche d'une diminution du comportement d'imitation chez les jeunes peut, par exemple, justifier l'interdiction de l'usage du tabac dans certains lieux pourtant ouverts, comme les cours des établissements scolaires. De même, la volonté de protéger les fumeurs contre le tabagisme passif peut conduire à éliminer le recours aux fumoirs.
Je vous propose de commencer par un tour de table, afin que nos invités nous indiquent quel doit être, selon eux, l'objectif de la réforme, et énumèrent de la manière la plus exhaustive possible, les lieux dans lesquels il doit être possible pour un fumeur de continuer à fumer.
Il me paraît indispensable en second lieu de faire un point précis sur les fumoirs. Étant donné l'évolution du droit, il semble exclu, si fumoir il y a, que des salariés soient contraints d'y exercer leur service pendant que des gens fument. Plus largement, la question des risques posés par leur entretien, en dehors de leur utilisation par des fumeurs, a été posée et M. Jean-Emmanuel Ray a jugé, la semaine dernière, leur existence peu compatible avec les exigences jurisprudentielles d'obligation de sécurité de résultat. Qu'en est-il par ailleurs de leur fiabilité technique pour la préservation de la santé des non fumeurs qui les entourent, comme des fumeurs qui les utilisent ? Qui sera chargé de leur contrôle ? Les fumoirs, où la seule activité possible est de fumer, ne sont-ils pas quand même la meilleure solution pour les lieux où il serait peu souhaitable de poser une interdiction totale ?
Enfin, nous examinerons la question du choix entre le décret et la loi. S'agit-il d'une question purement juridique ? Doit-on nécessairement recourir à la loi, dès lors que les règles relatives à l'usage du tabac dans les lieux publics sont durcies et limitent un peu plus ce qui est parfois présenté comme une liberté individuelle ? Ou bien des considérations d'opportunité, tenant notamment à la plus grande lisibilité ou au caractère emblématique de la loi, entrent-elles également en compte ?
M. Johan Röhl, directeur régional de Smoke Free Systems, fabricant de fumoirs, pourra nous donner son point de vue, ainsi que M. Didier Maus, conseiller d'État et constitutionnaliste, et M. Marc Dandelot, également conseiller d'État.
Le CNCT nous a proposé de commencer cette séance par la diffusion d'un film de cinq minutes sur le témoignage d'une personne atteinte d'un cancer résultant d'un tabagisme passif.
M. Yves MARTINET : Nous avons en effet souhaité associer les victimes directes du tabagisme passif aux travaux de cette commission, en présentant le témoignage d'une femme non fumeuse, exposée au tabagisme passif, non pas à son domicile, mais au cours de sa carrière professionnelle, et atteinte d'un cancer du poumon. Cette femme courageuse, par son témoignage poignant et pudique, désire donner un sens à cette épreuve dramatiquement injuste. Pour des raisons personnelles, cette personne ne souhaite pas que son témoignage soit rendu public.
(Le film est projeté)
M. le Président : Je vous propose à présent de réfléchir aux objectifs de la réforme.
M. Laurent FABIUS : Il est évident que nous devons protéger les non-fumeurs du tabagisme passif, mais nous devons tout autant en protéger les fumeurs, car il est médicalement avéré que les effets spéficiques du tabagisme passif s'ajoutent aux effets du tabagisme actif, et je ne vois pas au nom de quel principe nous pénaliserions les fumeurs en estimant qu'ils n'ont pas à être protégés.
Plus généralement, nous devons contribuer à réduire l'usage du tabac, car nous ne voudrions pas donner l'impression de nous occuper du seul tabagisme passif tout en donnant un blanc-seing au tabagisme actif. En la matière, nous devrons faire preuve de pédagogie.
M. Albert HIRSCH : Permettez-moi tout d'abord de commenter très brièvement le témoignage que nous venons de voir. Pendant des dizaines d'années, nombre d'entre nous, présents dans cette salle, avons répété aux médias que le tabagisme passif tuait des milliers de personnes. Ces chiffres avaient beau être tirés de statistiques incontestables, ils parlaient peu à l'opinion publique, parce que ces morts sans visage étaient en quelque sorte théoriques, abstraites. La force d'un tel témoignage est toute autre, car il est avéré que la prise de conscience des effets d'un comportement ou d'un produit nocif pour la santé dépend de la proximité des conséquences sur la santé que nous pouvons constater chez nos proches.
Nos objectifs sont évidemment de protéger la santé de nos concitoyens, et d'assurer une sécurité de résultat, particulièrement sur les lieux de travail, comme l'a rappelé la chambre sociale de la Cour de cassation. Oui, c'est bien la totalité de la population qu'il convient de protéger.
Par ailleurs, nous devons œuvrer pour « dénormaliser » l'usage du tabac en société. Nul ne peut aujourd'hui prétendre ignorer les conséquences du tabagisme passif - cancer, maladies cardio-vasculaires, etc. -, et il n'est plus acceptable socialement d'exposer quiconque à la fumée du tabac.
M. Gérard DUBOIS : Je rappelle qu'historiquement, il s'agissait de limiter la gêne occasionnée par la fumée du tabac, dont se plaignaient aussi bien les fumeurs que les non fumeurs - en France, plus de la moitié de ceux qui fument moins de quinze cigarettes par jour se disent gênés par la fumée des autres.
Il est aujourd'hui clairement établi que le tabagisme passif a des conséquences sur la santé, et il est du devoir de l'État et de la représentation nationale d'en protéger les non-fumeurs comme les fumeurs eux-mêmes - les fumeurs exposés au tabagisme passif présentant plus de pathologies que les fumeurs qui ne sont exposés qu'à leur propre tabagisme. La différence entre les fumeurs et les non-fumeurs tient au fait que les non-fumeurs ont le droit de ne pas subir l'agression d'une exposition à cette substance toxique, cancérogène et mutagène.
Par ailleurs, s'il est avéré que la nuisance est la plus forte là où la concentration est la plus élevée, c'est-à-dire dans des lieux clos et couverts, des interrogations demeurent quant aux lieux extérieurs, notamment quand les gens sont proches les uns des autres, par exemple dans une file d'attente. Il en est de même pour les arrêts de bus et les stades. C'est pour cette raison qu'à Disneyland, y compris en France, il est interdit de fumer dans les queues d'attente. Il en est de même pour les arrêts de bus et les stades. Dans tous les cas, si la nuisance est avérée, nous avons moins de certitudes quant aux conséquences sur la santé. Disons qu'elles sont probables.
S'agissant des stades, je regrette d'autant plus que la Coupe du monde, en Allemagne, ne soit pas « non-fumeur » que le gouvernement allemand actuel commence à prendre des mesures, alors que les gouvernements précédents étaient, comme il m'est arrivé de le dire, « vendus » à l'industrie du tabac.
Il a été prouvé que les mesures d'interdiction de fumer dans des lieux publics, quand elles sont bien appliquées, entraînent, outre une diminution de la consommation de tabac chez les fumeurs, une baisse du nombre de fumeurs. Par ailleurs, il a été démontré que seules des mesures d'interdiction totale permettent de réduire le début du tabagisme chez les jeunes.
Je renvoie par ailleurs ceux qui pensent que l'interdiction de fumer dans les lieux publics incite les fumeurs à fumer davantage chez eux - exposant ainsi encore davantage leurs proches - à différentes études qui prouvent le contraire. Non seulement les fumeurs diminuent leur consommation, mais la proportion de fumeurs diminue aussi.
Il faudra enfin réfléchir au problème de l'exposition très intense dans les voitures qui sont des lieux privés.
En tout état de cause, notre demande prioritaire porte sur l'interdiction de fumer dans les lieux clos et couverts.
M. le Président : Je vous rappelle, d'un point de vue méthodologique, que j'avais plutôt posé la question inverse de savoir où l'on peut encore autoriser de fumer.
M. Vassilis VOVOS : Les tables rondes précédentes ont montré que tout le monde s'accordait pour juger le décret de 1992 insuffisant et flou. Comment, alors, procéder, et surtout, jusqu'où aller ? Nous avons le choix entre une approche extrémiste et radicale, et une approche réaliste, pratique et équilibrée. Permettez-moi de citer le rapport de l'IGAS : « La lutte contre le tabagisme passif ne doit pas être présentée comme une répression ou une chasse aux fumeurs ».
Le professeur Carcassonne, lors de la deuxième table ronde, a déclaré, faisant référence à l'équilibre des droits constitutionnels, que l'on ne pouvait pas vouloir protéger de lui-même un adulte consentant. Quant à M. Guy Berger, il a précisé que la justification essentielle de l'interdiction était la protection des droits des non-fumeurs, avant de rappeler que, le tabac n'étant pas un produit interdit, ses consommateurs n'étaient pas des délinquants.
Il s'agit aujourd'hui de déterminer s'il est possible de laisser aussi les fumeurs profiter des lieux publics sans déranger les non-fumeurs. Le rapport de l'IGAS donne en partie la réponse en page 27, et précise même que « plusieurs options peuvent être prises, comportant des degrés de restriction différents ».
Japan Tobacco International pense qu'il est possible de permettre aux fumeurs de consommer un produit légalement acheté et de profiter des lieux publics sans déranger ceux ou celles qui ne fument pas en créant des espaces fumeurs avec séparation physique, comme il en existe déjà en Italie, en Espagne, en Suède, et bientôt au Danemark.
Les députés européens ont également approuvé, par 544 voix contre 65, la création de tels espaces dans les hôtels, restaurants et cafés, et 87 % des Français souhaitent l'installation d'une cloison physique entre les espaces fumeurs et non-fumeurs dans les hôtels, restaurants et cafés.
Le ministre de la santé a lui-même déclaré en mai dernier, sur l'Internet, qu'au vu des sondages révélant que les Français étaient favorables à l'interdiction, sauf dans les bars et restaurants, il était nécessaire de trouver de bons aménagements.
Nous estimons qu'il faut laisser au propriétaire d'un hôtel, restaurant ou café, le choix de construire ou non un espace fumeur avec une séparation physique et une ventilation spécifique, sachant que les établissements ne pouvant répondre à ces critères deviendront automatiquement des établissements non fumeurs.
S'agissant des bureaux, il faut savoir que 30 % des Français fument, et que 43 % des entreprises sont équipées d'espaces fumeurs. Les pauses cigarettes à répétition au bas de l'immeuble représentent un coût pour l'entreprise, du fait de la baisse de productivité du salarié. C'est pourquoi nous souhaitons laisser au chef d'entreprise la liberté de créer des espaces fumeurs clos et ventilés s'il les juge plus adaptés au dispositif qu'il aura déjà mis en place.
Nous devons également avoir conscience, comme l'a rappelé M. Berger, et comme l'ont montré différentes études, qu'en optant pour des solutions radicales qui ne permettent pas au fumeur de profiter des lieux publics de façon organisée, nous pourrions aboutir à des résultats contraires à l'objectif initial, c'est-à-dire augmenter l'exposition des non-fumeurs à la fumée des autres. Permettez-moi à cet égard de citer les conclusions d'une étude réalisée en mai 2006 par le collège de l'université de Londres et l'Institut des études fiscales :
« En général, les interdictions de fumer dans les lieux publics n'ont aucune répercussion sur les non-fumeurs. Cependant [...] les interdictions ont des répercussions différentes selon les lieux où elles sont posées. Alors que les interdictions dans les transports publics, les centres commerciaux ou les écoles diminuent l'exposition des non-fumeurs, les interdictions dans les bars, les restaurants ou les lieux de divertissement semblent augmenter leur exposition, dans la mesure où ces interdictions déplacent les fumeurs vers des lieux où les non-fumeurs sont plus exposés ».
M. le Président : Je comprends que chacun défende ses intérêts, mais ce n'est pas en campant sur ses positions que nous pourrons trouver la solution. Il faut avancer.
M. Yves BUR : Je dénie à l'industrie du tabac le droit de nous donner des leçons ou de nous citer des opinions qui vont dans son sens. Elle a un passif suffisamment lourd en terme de désinformation pour faire perdre toute crédibilité aux propos de M. Vovos.
La question est bien sûr de savoir si nous nous plaçons du côté des fumeurs ou des non-fumeurs. Le droit des non-fumeurs à ne pas être exposés à la fumée est aujourd'hui largement reconnu, non pas à cause de la gêne, mais des risques sur la santé. Se pose, pour autant, la question du droit des fumeurs à fumer. Ils sont victimes d'une dépendance, savamment entretenue par les cigarettiers, car cette industrie de la mort fait tout pour que les produits qui entraînent la dépendance soient assimilés le plus facilement possible. Ils ont beau jeu, ensuite, de nous parler de liberté !
Nous ne devons pas stigmatiser les fumeurs, qui sont d'abord des victimes. Devons-nous leur laisser des lieux où ils pourront continuer à fumer ? L'Italie a choisi de leur dédier des espaces hermétiquement clos, ce qui impose des fermetures automatiques et une ventilation adaptée. Le coût étant assez élevé, seul 1,5 % des propriétaires de restaurants ou de bars en Italie se sont équipés. Si nous autorisons de tels espaces, la branche hôtelière et de restauration devra réaliser un effort d'investissement considérable, et l'État devra mettre en place un dispositif de contrôle plus sérieux que celui instauré à la suite de la loi Evin.
S'agissant des salariés sur le lieu de travail, le professeur de droit du travail que nous avons auditionné la semaine dernière a été très clair : il n'est pas envisageable d'imaginer que coexistent dans l'entreprise des lieux où les salariés seraient exposés à un risque et d'autres où ils ne le seraient pas. De ce point de vue, il serait inconcevable de prévoir des exceptions à l'interdiction de fumer, d'autant plus que l'employeur pourrait se trouver à terme dans des situations difficiles, notamment en matière d'assurance et de couverture de ce risque.
Enfin, je rappelle que nous avons ici un objectif de santé publique. Nous ne devons avoir de cesse de combattre ce fléau. Il ne s'agit pas de stabiliser la vente des cigarettes, mais bien de la baisser, ce qui impose aux marchands de cigarettes de s'adapter aux évolutions de ce marché. Un objectif de moins 25 % a été inscrit dans la loi de santé publique de 2004, et je ne doute pas que dans deux ou trois ans, lorsque nous aborderons à nouveau les questions de santé publique, une nouvelle loi fixera un nouvel objectif de moins 20 ou 25 %. Inexorablement, tous les pays développés ont pour objectif de faire baisser la consommation de cigarettes. Même l'Allemagne vient d'entrer dans la danse.
Pour des raisons de santé publique et pour tenir compte des dispositions du code du travail, il faut donc aller vers l'interdiction, que je souhaite la plus large possible. Mais si les professionnels sont prêts à dépenser plusieurs milliers d'euros pour installer des fumoirs, qu'ils le disent.
M. Gérard AUDUREAU : L'objectif étant désormais l'interdiction totale, il faut définir les moyens d'y parvenir. Aujourd'hui, les seuls lieux où l'on peut considérer possible l'exception à l'interdiction sont la rue et le domicile. Mais fumer à son domicile nuit aux voisins, ainsi qu'aux enfants, qui ne sont pas protégés du tabagisme passif, et l'on commence à se demander s'il ne faudra pas réagir à cette situation. Pour ce qui la concerne, notre association estime que nul ne doit être soumis à la fumée de tabac contre son gré.
M. René LE PAPE : Je souhaite en premier lieu réagir à la publication par un journal, ce matin même, d'un certain article. La concomitance entre cette parution et la tenue de la table ronde me fait m'interroger sur les pressions éventuelles auxquelles certains voudraient soumettre les parlementaires...
M. le Président : À quoi faites-vous allusion ? Je n'ai rien lu ce matin, j'ignore à quel article vous vous référez, et même le journal dans lequel il est paru.
M. René LE PAPE : De plus, le « testing » qui a servi de base à cet article n'est pas une enquête scientifique sérieuse...
M. le Président : Mais c'est une méthode qui révèle bien des choses, on l'a vu pour la Couverture maladie universelle (CMU).
M. René LE PAPE : Il se trouve que, depuis quatre ans déjà - soit un an avant l'entrée en vigueur de l'interdiction légale -, nous demandons aux buralistes de ne plus vendre de cigarettes aux mineurs, et je n'ai pas eu connaissance d'incidents montrant que des reproches pourraient leur être faits. Mais, puisque l'on aborde cette question, je souhaite que l'on combatte vigoureusement la vente de cigarettes de contrebande qui se fait à la sortie des lycées, cigarettes de mauvaise qualité de surcroît. Je demande aussi que l'on mette un terme définitif à ce que les jeunes gens appellent le « covoiturage clopes », qui les amène à traverser la frontière dans le seul but de se fournir en Espagne pour revendre leurs achats à leurs camarades en France.
Sur le fond, je suis venu participer à un débat démocratique, mais je constate que l'on s'achemine vers la prohibition totale. Si c'est de cela qu'il s'agit, très bien, mais dans ce cas, que l'on dédommage les buralistes, préposés de l'État qui vendent un produit légal, je tiens à le rappeler. Si j'ai demandé une dérogation à l'interdiction pour les bars-tabac, c'est que nous avons besoin de temps pour nous adapter au contrat d'avenir - et, à cet égard, nous attendons toujours de connaître les missions de service public qui pourraient nous être confiées - et pour diversifier nos activités. Enfin, on évoque les droits des non-fumeurs, mais pourquoi les fumeurs ne sont-ils pas appelés, eux aussi, à s'exprimer ici ? Je considère que l'on a le droit de continuer de fumer dans des lieux déterminés. Si ce droit est dénié, les fumeurs se fumeront plus qu'à leur domicile - et davantage - ce qui aura des conséquences pour leur famille.
M. le Président : Certains, je le sais, considèrent que la législation ne devrait pas changer. Mais il y a consensus sur le fait qu'elle n'est pas bien appliquée et que le dispositif doit être amélioré. Je retiens de vos propos que vous vous êtes clairement prononcé en faveur de l'interdiction de fumer dans les bars-tabac, mais que avez besoin de temps pour vous adapter. C'est une déclaration importante. Deux de nos tables rondes porteront sur les mesures d'accompagnement.
Pour ce qui est de la libre expression au sein de la mission, sachez que plusieurs de ses membres sont connus pour être fumeurs. S'ils le veulent, les fumeurs ont donc la parole.
M. Yves BUR : La dérogation accordée aux bars-tabac devrait, selon vous, être de durée limitée, mais limitée à combien de temps ? Il faudrait par ailleurs distinguer les régies de tabac des débits de boisson, qui n'assurent pas forcément la revente.
M. le Président : Nous reviendrons ultérieurement sur les mesures d'accompagnement, mais je prends acte d'éléments nouveaux dans l'évolution du débat, et j'en remercie M. Le Pape.
M. Yves MARTINET : Peut-être reviendrons-nous sur l'article évoqué, qui fait état des conclusions d'une étude financée par le ministère de la santé. Nous protégeons les fumeurs. Je suis médecin, je soigne des fumeurs, je peux témoigner que ce ne sont pas des extra-terrestres, et aussi qu'ils ne veulent pas, eux non plus, être exposés au tabagisme passif. C'est pourquoi il n'y a plus de places « fumeurs » dans les trains de la SNCF : les fumeurs ne les réservaient pas ! Le message sanitaire passe, et il est tout à fait faux de prétendre que, dans les pays où des mesures d'interdiction de fumer dans les lieux publics ont été prises, on fume plus à la maison : ce n'est pas ce qui se produit.
Monsieur Vovos, vous avez été sciemment désagréable, en utilisant, par exemple, les termes « extrémiste » et « intégriste ». Je vous propose de venir dans mon service, à Nancy, rendre visite à des gens qui se meurent d'un cancer du poumon, et d'utiliser ces mots devant eux ; je suis sûr qu'ils vous recevront chaleureusement ! De plus, le sophiste que vous êtes n'hésite pas à faire des comparaisons avec l'Irlande et l'Angleterre, pays qui ont précisément adopté les mesures que nous souhaitons voir appliquer en France ! Par ailleurs, vous avez évoqué M. Carcassonne ; j'ai eu précédemment l'occasion de dire qu'il avait travaillé pour la SEITA, mais j'ai oublié d'ajouter qu'il a aussi travaillé pour Philip Morris. Enfin, vous avez cru bon de citer un sondage réalisé par l'UMIH, car l'industrie du tabac pense avoir une proximité naturelle avec les CHRD et les buralistes ; or, les intérêts des membres de l'UMIH ne sont pas forcément les mêmes que ceux de l'industrie.
M. Philippe MOUROUGA : Au cours d'une précédente table ronde, vous nous avez demandé de rechercher si des dérogations ont été prévues pour les substituts de domiciles, tels les prisons et les hôpitaux psychiatriques, dans les pays qui ont pris des mesures d'interdiction de fumer dans les lieux publics. C'est le cas dans plusieurs pays, et je vous communiquerai la fiche qui résume la situation. On constate que des mesures d'accompagnement systématiques ont été prises.
M. le Président : Je note que l'accord s'est fait pour dire que mis à part la rue - où se pose la question des files d'attente - et le domicile, - où le problème de l'exposition des enfants à la fumée de cigarette demeure irrésolu - il n'est guère d'autres lieux pour lesquels, au regard des exigences de santé publique et de sécurité des travailleurs, il est logique d'envisager des dérogations.
M. Francis ATTRAZIC : Je n'ai pas encore pris la parole pour le dire, mais tel n'est pas mon avis. Il est très difficile de définir une position médiane quand toutes les opinions vont dans le même sens. Le secteur des CHRD, qui représente 80 000 entreprises, ne pense pas l'interdiction nécessaire, parce que les méfaits du tabac sont connus et que les comportements ont évolué. Nous souhaitons que la possibilité de fumer reste acquise dans certains lieux où, par tradition, on boit et on fume, habitudes qui n'ont rien de criminel. Nous voulons conserver cet espace de liberté dans nos établissements. Compte tenu des exigences de santé publique d'une part, des équipements existants d'autre part, on doit pouvoir prendre des mesures similaires à celles qui ont été prise dans d'autres pays européens qui, à ma connaissance, ne sont pas dirigés par des irresponsables, et où des dérogations sont admises. Je suis favorable à des dérogations. M. Yves Bur a eu l'amabilité de s'inquiéter du coût des investissements nécessaires à la création de fumoirs, mais c'est aux chefs d'entreprises considérés de s'en préoccuper, et je relaye leurs revendications : que l'on veuille bien respecter la liberté du chef d'entreprise et que l'on ne prétende pas régler tous les problèmes de société par des interdictions. En bref, j'ai également noté que l'accord semble se faire pour que possibilité de fumer soit laissée uniquement dans la rue et à domicile, mais de là à dire que nous sommes d'accord, non !
M. le Président : Mais comment s'exerce la liberté que vous appelez de vos vœux au regard des exigences de santé publique et des menaces jurisprudentielles ? Ces dernières ne sont-elles pas de nature à faire réfléchir le secteur des CHRD ?
M. Pierre MORANGE, Rapporteur : Je ne pense pas que la liberté d'entreprendre soit, pour le sujet qui nous occupe, la meilleure référence constitutionnelle possible, car la protection de la santé occupe une place élevée dans la hiérarchie des normes. La lucidité commande de parvenir à un objectif partagé et, pour cela, de trouver les modalités qui permettront d'avancer assez vite, en assurant la sécurité des fumeurs et des non-fumeurs. Le volet économique fera l'objet d'une autre table ronde.
M. le Président : Je vous propose d'en venir au deuxième thème de nos échanges, les fumoirs, et j'invite les représentants de la société Smoke free systems à nous présenter leurs équipements.
M. Johan RÖHL : Je laisserai parler Jacob Laurin. Il commentera la présentation qu'il a apportée de notre siège de Stockholm.
M. Jacob LAURIN : En Suède, l'employeur a la responsabilité de garantir qu'aucun salarié n'est exposé à la fumée de tabac contre son gré. L'entreprise peut décider de la solution qui lui convient le mieux pour assurer à ses employés un environnement de travail sans fumée. Nous avons mis au point des cabines ouvertes dotées d'un système de filtration des particules et des gaz - et non de ventilation - car la captation de la fumée à la source est essentielle à l'efficacité du processus. Les filtres sont testés et approuvés par les autorités publiques. Il faut être discipliné et, si on l'est, la protection des non fumeurs est immédiate, car nous parvenons à un taux de filtration des particules exceptionnel de 99,9995 %, même pour les particules les plus petites et les plus nocives.
À ce jour, nous avons installé 5 000 de ces cabines en Europe dans des bureaux, des cafétérias et des ateliers de production, dont 200 en France, où notre société est implantée depuis dix-huit mois. Nos clients sont très contents de cette solution qui satisfait tout le monde : on se débarrasse de la fumée, non des fumeurs !
M. Yves BUR : Qui sont les actionnaires de votre société ?
M. Jacob LAURIN : Notre actionnariat est composé de trois personnes : un ancien pompier et deux financiers, et nous ne sommes pas liés à l'industrie du tabac.
Mme Bernadette ROUSSILLE : Quel est le prix de vente de ces équipements ?
M. Jacob LAURIN : Presque tous nos clients choisissent de louer ces cabines, pour s'adapter à la décrue future du nombre des fumeurs dans leurs établissements. Le prix mensuel de la location est de 400 euros, maintenance comprise.
M. Gérard AUDUREAU : Ce que vous nous avez expliqué donne à penser que l'utilisation de tels équipements est contraire aux dispositions du code du travail relatives au recyclage de l'air pollué.
M. le Rapporteur : Pour savoir si l'on peut envisager de généraliser ce type de solution technique en France, il faut être certain que la jurisprudence suédoise est aussi contraignante que la jurisprudence française, qui fait obligation de résultat à l'employeur pour ce qui est de la sécurité sanitaire de ses employés.
Mme Eléonore HEDMAN : En Suède comme en France, l'employeur a l'obligation légale de protéger les non-fumeurs. Il est important de savoir que nos équipements, comme le montrent les rapports de tests que nous tenons à votre disposition, protègent efficacement du tabagisme passif les non-fumeurs, mais aussi les fumeurs.
M. Philippe MOUROUGA : Ma présentation sera légèrement différente, vous vous en doutez probablement. L'objectif de la convention cadre anti-tabac de l'OMS est la protection de tous contre l'exposition à la fumée du tabac par l'élimination du risque. En France, la Cour de cassation y oblige en fixant l'obligation de sécurité de résultat aux employeurs. La fumée de tabac est un mélange complexe qui contient plus de 250 substances toxiques, dont 50 cancérogènes, et la concentration de certaines de ces substances est plus élevée dans la fumée secondaire que dans la fumée inhalée par le fumeur. Par ailleurs, l'exposition, même brève, à la fumée secondaire peut avoir un effet immédiat sur le système cardiovasculaire. La fumée de tabac se diffuse rapidement, et plus de trois heures sont nécessaires pour que 95 % de la fumée se dissipe dans une pièce normale. Le National Cancer Institute estime qu'environ 12 % de la fumée de tabac secondaire est composée de particules d'un micron, et certaines particules sont bien plus petites. Sommes-nous capables de filtrer des particules minuscules, dont nous connaissons la toxicité ? Tant l'OMS que le rapport du Surgeon General du ministère américain de la santé établissent qu'il n'y a pas de niveau d'exposition sans risque, ni de seuil pour un risque acceptable.
Voilà pourquoi la convention cadre de l'OMS recommande, comme seul moyen de contrôle efficace du risque, l'interdiction totale de fumer dans les lieux intérieurs, sauf dans des fumoirs. Pour autant, selon l'ASHRAE, Société américaine des ingénieurs du chauffage, de la ventilation, de la climatisation et de la réfrigération, le fait de fumer dans ces pièces isolées permet de contrôler le risque pour les non-fumeurs si des conditions techniques très particulières permettent l'isolement total, mais les fumoirs ne permettent pas de contrôler le risque couru par les personnes qui s'y rendent. Il y a donc réduction, mais non élimination du risque sanitaire dans ce cas, sauf preuves contraires dont je serais très heureux de disposer. Quant à l'interdiction de fumer sauf dans des espaces réservés mais non isolés où sont mises en œuvre des techniques d'aspiration ou de filtrage, elle peut réduire l'exposition jusqu'à un certain degré, mais elle ne permet pas d'éliminer le risque : non seulement il faut contrôler les mouvements des fumeurs dans ces espaces, mais l'absence de barrière pour la pollution ne permet pas d'éliminer tous les toxiques de la fumée secondaire.
Aussi, selon l'ASHRAE, le seul moyen, à ce jour, d'éliminer efficacement le risque associé à l'exposition à l'intérieur est d'y interdire de fumer. Quant au Surgeon General, il estime que le fait de séparer les fumeurs des non-fumeurs, d'épurer l'air ou d'avoir recours à des systèmes de ventilation ne peut éliminer l'exposition à la fumée de tabac secondaire ; que les systèmes d'épuration peuvent éliminer les particules larges mais pas les particules fines ni certains gaz contenus dans la fumée de tabac secondaire ; qu'à travers les systèmes de chauffage, de ventilation et de climatisation, la fumée secondaire peut se propager dans un bâtiment.
Nous avons demandé à des experts qui ont travaillé avec l'ASHRAE leur opinion sur le système proposé par la société Smoke Free Systems. La réponse d'un ingénieur de la direction de la santé en Californie est la suivante : « Nos recherches ont montré que, même dans une pièce totalement fermée, avec un système permettant l'évacuation vers l'extérieur et un système de pression négative entre le fumoir et les pièces « non-fumeurs » adjacentes, des fuites se produisent lors de l'ouverture et la fermeture des portes ».
Nos propres recherches ont montré que, lorsqu'il n'y a pas de barrière entre les pièces « fumeurs » et les pièces adjacentes « non-fumeurs », de l'air provenant des emplacements « fumeurs » pénètre dans les pièces « non-fumeurs » et que, dans presque tous les cas, des composés de la fumée secondaire sont présents dans les pièces « non-fumeurs ». Les résultats sont similaires, même lorsque il y a une évacuation vers l'extérieur. La première difficulté liée à l'utilisation des équipements proposés par la société Smoke Free Systems est que le fumeur doit impérativement se trouver près de la bouche d'extraction pour que la fumée soit absorbée. Par ailleurs, le système filtre 99,9995 % des particules les plus nocives, mais il ne peut éliminer tous les constituants de la fumée secondaire. Il n'y a donc pas « risque zéro ».
En conclusion, la seule approche répondant aux objectifs de santé publique est l'interdiction totale de fumer.
M. Jacob LAURIN : C'est vrai, le système de ventilation, tel qu'il existe aux États-Unis, est tout à fait insuffisant. Je vous remercie d'avoir cité notre projet, que nous n'avons pas encore vendu aux États-Unis. Nous avons en revanche beaucoup de clients en Europe, qui en sont très satisfaits.
M. Philippe MOUROUGA : Peut-on affirmer qu'en aucun cas, aucune des particules nocives incriminées dans le cancer des poumons ne puisse être inhalée, soit dans la cabine, soit à l'extérieur ?
M. le Rapporteur : Suite à la jurisprudence de juin 2005 et de juin 2006, un salarié fumeur pourrait être mis en cause par un autre salarié pour l'avoir exposé à un tabagisme passif.
La technologie que vous venez de nous présenter ne s'inscrit pas dans le même état d'esprit, et nécessite notamment la participation du fumeur qui doit se placer sous la bouche d'aération. Or, la Cour de cassation impose une obligation de résultat à l'employeur vis-à-vis de ses salariés fumeurs ou non-fumeurs.
Compte tenu de la réalité sanitaire et de cette évolution jurisprudentielle, le fumoir peut-il être une solution ?
M. Vassilis VOVOS : Bon nombre de pays européens ont opté pour la solution des fumoirs dans l'entreprise. Au-delà, en tant que chef d'entreprise, j'aimerais que l'on trouve un équilibre. Si l'on écarte la solution des fumoirs, les salariés d'une entreprise dont les bureaux sont à un étage élevé d'un immeuble devront prendre le temps de descendre dans la rue pour fumer. Il est dommage que cette table ronde ne réunisse pas davantage de représentants du monde de l'entreprise, car je me demande bien ce que penserait le MEDEF de cette solution. Je ne comprendrais pas que l'on interdise à un chef d'entreprise d'investir dans un dispositif efficace, et à même de préserver sa productivité. Certains ont prétendu que les fumoirs posaient le problème du contrôle des déplacements des fumeurs, mais je ne vois pas en quoi l'interdiction de ces fumoirs répondrait à la question. J'en appelle à votre bon sens.
M. Franck TROUET : Je m'exprimerai au nom des professionnels des hôtels, bars, brasseries et restaurants et je laisserai à M. Le Pape le soin d'intervenir au nom des professionnels des bars-tabac.
Nous avons souhaité participer à cette table ronde pour exprimer notre position à l'égard d'un projet de réforme qui semble inéluctable, indispensable, mais aussi entendre d'autres professionnels, d'autres experts, afin d'approfondir notre réflexion, et affiner notre position.
Lors de la première table ronde, notre président, Didier Chenet vous a expliqué que le SYNHORCAT était favorable à l'interdiction de fumer dans les cafés, hôtels, restaurants, exception faite des fumoirs qui pourraient y être installés - ces fumoirs étant alors des espaces totalement clos, où les salariés n'auraient pas à intervenir.
Cela étant, notre position n'est pas aussi figée qu'elle y paraît. Elle évolue au fur et à mesure des échanges que nous avons avec les différents professionnels, et dont il ressort la nécessité d'expliciter certains points.
S'agissant tout d'abord des fumoirs, le juriste que je suis craint un manque de lisibilité quant à l'interdiction de fumer dans les hôtels, cafés, restaurants. Comment des fumoirs pourront-ils être mis en place dans nos entreprises ? Nos clients, fumeurs ou non, nos salariés, les professionnels du secteur n'en souffriront-ils pas, tant en termes de santé que de chiffre d'affaires ?
Par ailleurs, l'installation d'un fumoir n'est pas simple. Outre le coût, se pose la question de l'emplacement physique, et surtout de l'efficacité, ce qui m'amène à une troisième réflexion. Le droit à la santé est un principe constitutionnel, la loi oblige l'employeur à prévenir les risques professionnels, et la jurisprudence de juin 2005 pose une obligation de sécurité de résultat. Ne serons-nous pas obligés, dans ce contexte, de définir un seuil d'exposition tolérable à la fumée ? En effet, même si les fumoirs sont hermétiquement clos, il faut bien les ouvrir pour y entrer, ce qui laissera passer l'air, alors même que les employeurs ont une obligation de sécurité de résultat. Et si le principe d'un seuil de tolérance est accepté, qui se permettra de le fixer ?
En Italie, seul 1,5 % des professionnels utilisent ce dispositif : vaut-il vraiment la peine de choisir cette solution, juste pour faire plaisir à quelques professionnels, en leur faisant miroiter une échappatoire inutilisable ? Notre position n'est pas encore arrêtée, mais peut-être serait-il de notre responsabilité de prôner une interdiction totale.
Mme Bernadette ROUSSILLE : A-t-on mesuré à proximité de ces appareils l'existence éventuelle de micro-particules ?
M. Gérard DUBOIS : Je suis heureux de l'évolution du SYNHORCAT. Certains entendent les arguments exposés, d'autres non. Nous devons bien comprendre que supprimer les apparences ne supprime pas le risque. L'industrie du tabac a essayé de développer des cigarettes avec une fumée moins visible, mais le monoxyde de carbone est invisible et inodore.
S'agissant de la taille des particules, les plus grosses descendent toutes seules, décantent, et sont rapidement stoppées au niveau du nez ou de la gorge. En revanche, les plus petites, inférieures à trois microns, ne décantent pas, se comportent davantage comme un gaz en occupant l'ensemble de l'espace, et restent en suspension. Elles peuvent être inhalées profondément et atteindre facilement l'appareil respiratoire.
Séparer les fumeurs des non-fumeurs, filtrer l'air et ventiler les bâtiments ne peut éliminer la fumée secondaire, selon le rapport du Surgeon General.
De même, les moyens conventionnels de filtration peuvent évacuer les grosses particules, mais pas les plus petites, ni les gaz présents dans la fumée secondaire.
Enfin, l'utilisation des moyens de chauffage, de ventilation et de climatisation peut propager la fumée secondaire dans l'ensemble du bâtiment.
Je rappelle par ailleurs que les principes européens imposent de ne recourir aux solutions de filtration, ventilation, aspiration, confinement des produits cancérigènes sur les lieux de travail qu'au cas où il serait impossible d'éliminer à la source la substance. Or, il est évident qu'en matière de tabagisme passif, il est possible d'éliminer à la source, sur le lieu de travail, la substance toxique.
M. Yves MARTINET : À mon avis, les fumoirs relèvent du collège de pataphysique: comment faire simple alors que nous pouvons faire compliqué ? Il serait tellement plus facile en effet de demander à un fumeur d'avoir la courtoisie de fumer à l'extérieur du bâtiment...
M. Marc DANDELOT : En tant qu'ancien président d'une société aux États-Unis, je puis vous assurer que la question des fumoirs ne s'y est jamais posée, car il était évident pour tous que l'on ne fume pas dans les locaux, mais dans la rue. C'est un problème culturel. Cela étant, nous ne devons pas négliger la solution des fumoirs car elle peut être une transition nécessaire. Il est parfois nécessaire de passer par le purgatoire avant d'aller au paradis.
Parmi mes 3 000 employés, un seul m'a posé problème, une Française, qui pensait que fumer dans son bureau fermé, où elle ne recevait jamais personne, ne pouvait pas poser de problème.
M. Albert HIRSCH : Il est toujours hasardeux d'établir des comparaisons d'un pays à l'autre. Ainsi, seuls 13 % des Suédois fument, notamment du fait de l'utilisation, encouragée par l'industrie du tabac, des « snus », c'est-à-dire de petits sachets que l'on laisse fondre entre la gencive et la face interne de la joue, ce qui ne dégage pas de fumée. Par conséquent, les mouvements des fumeurs, de part et d'autre de cette fameuse bouche d'extraction, sont plus contrôlables qu'en France.
M. Francis ATTRAZIC : Je crois, moi aussi, que nous ne devons pas négliger les étapes transitoires, et nous laisser le temps d'évoluer vers la meilleure protection des non-fumeurs contre le tabagisme passif.
Sans être péjoratif, je dirai que M. Trouet a une vision quelque peu parisienne de l'entreprise. Nous sommes au contraire présents sur l'ensemble du territoire de France et de Navarre, et s'il est certain que nous souhaitons vivement progresser, nous ne voudrions pas pour autant que le chef d'établissement perde toute responsabilité sur l'exploitation de son établissement.
M. le Président : La jurisprudence de la Cour de cassation ne s'applique pas uniquement à Paris...
M. Francis ATTRAZIC : Bien sûr, mais les circonstances d'exploitation d'un fonds de commerce ne sont pas les mêmes à Paris et en province.
M. le Président : La technologie qui nous a été présentée est-elle la seule envisageable ? En effet, je ne vois pas trop comment elle pourrait s'appliquer aux cafés-restaurants.
M. Francis ATTRAZIC : Je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas utiliser ce dispositif dans les cafés-restaurants.
M. le Rapporteur : Je vous rappelle que, compte tenu de la réalité sanitaire et de l'évolution de la jurisprudence, il ne s'agit plus simplement de s'inscrire dans une dynamique européenne ou dans une simple logique de bon sens.
M. Vassilis VOVOS : M. Dandelot a comparé la France aux États-Unis, mais le ministre de la santé lui-même a déclaré sur le site Internet du ministère qu'il n'était pas question de devenir intégristes comme les Américains sur cette question et d'interdire totalement le tabac dans les lieux publics.
M. Yves BUR : Il roule pour l'industrie du tabac, à présent !
M. Vassilis VOVOS : C'est toujours ce que l'on entend dire lorsque quelqu'un a un point de vue différent en la matière.
Par ailleurs, Monsieur le rapporteur, je pense que vous avez une interprétation très étroite de la jurisprudence. J'ai au contraire le sentiment que la jurisprudence de 2005 n'était pas très claire sur les conséquences, en termes de responsabilité, de l'installation dans les entreprises de fumoirs uniquement utilisés par les fumeurs. Il faudra éclaircir ce point.
Enfin, Monsieur Évin, le dispositif qui nous a été présenté aujourd'hui n'est pas la seule solution. Une étude réalisée à Toronto dans des restaurants a montré que la concentration de particules dues au tabac était la même dans les zones non-fumeurs des restaurants où avaient été aménagées des zones fumeurs que dans ceux où il était strictement interdit de fumer.
M. le Rapporteur : Que les choses soient claires : il s'agit d'évaluer un risque potentiel jurisprudentiel. Nous devons prendre conscience que la jurisprudence évolue très vite. En un an, nous sommes passés de l'obligation de résultat de l'employeur vis-à-vis de son salarié, à la responsabilité d'un autre salarié fumeur.
Nous ne pouvons pas obliger des entreprises à investir dans du matériel si l'évolution de la jurisprudence fait que ces mesures ne suffiront pas.
Mme Eléonore HEDMAN : L'employeur serait responsable de l'utilisation du dispositif que nous proposons, de la même manière qu'il peut être responsable du fait de ne pas faire respecter les interdictions de fumer en certains lieux de l'entreprise.
S'agissant de la qualité de l'air, notre système filtre les particules de grosse taille - supérieures à trois microns - mais également celles de petites tailles. Seules les plus petites particules - entre 0,01 et 1 micron -, qui sont les plus difficiles à filtrer, ne sont captées qu'à 99,9995 %. Ce sont sur ces particules microscopiques que nous obtenons nos plus mauvais résultats. Mais il a été confirmé par des laboratoires d'État que la qualité de l'air obtenu après filtrage de notre appareil était meilleure que celle d'un environnement totalement non fumeur.
Par ailleurs, outre que le fait d'envoyer fumer ses salariés à l'extérieur peut entraîner une baisse de productivité, comme l'a dit M. Vovos, il est certains cas où même cette solution est impossible - dans une usine chimique, fumer à l'extérieur peut ainsi provoquer des explosions.
Enfin, notre système permet de mettre fin immédiatement à la dangerosité de la cigarette, alors qu'il faudra du temps avant que plus personne ne fume... Ainsi, si nous sommes très fiers de ne compter que 13 ou 14 % de fumeurs en Suède, nous devons savoir que beaucoup ont arrêté pour le « snus ».
M. Jacob LAURIN : Les personnes qui utilisent le « snus » n'exposent pas les autres au tabagisme passif, mais surtout, elles diminuent plus facilement leur consommation.
M. René LE PAPE : Je pense que d'autres fabricants peuvent avoir des idées, et la mission devrait les rencontrer.
M. le Rapporteur : Ce sera fait.
M. Philippe MOUROUGA : Je suis toujours intéressé par les études qui vont à contre-courant, et j'aimerais prendre connaissance de celle de Toronto.
M. Vassilis VOVOS : Bien sûr, l'original a été soumis à la mission et nous vous en donnerons une copie lors de la prochaine table ronde.
M. le Président : Nous allons à présent nous pencher sur la question du choix entre le décret et la loi. Cette question n'est pas seulement juridique : la loi a certes pour objet de fixer des règles, mais le débat législatif permet aussi de faire passer des messages.
Avant 1991, il était possible de fumer partout, sauf interdiction expresse. La loi de 1991 a inversé la tendance en laissant cependant la possibilité de dédier certains espaces aux fumeurs. Sur la base de cette loi, un décret, publié en 1992 a introduit une certaine confusion. Nous devrons réfléchir à la manière de modifier le cadre juridique actuel.
Je vais tout d'abord laisser la parole à M. Didier Maus qui pourrait, en tant que conseiller d'État et constitutionnaliste, éclairer la décision du Conseil constitutionnel de 1991.
M. le Rapporteur : Et nous donner son sentiment sur une éventuelle responsabilité de l'État.
M. Didier MAUS : Je m'exprime à titre strictement personnel. Mon avis n'engage que celui qui l'exprime. Par ailleurs, je suis un ami du Parlement et heureux que votre mission soit l'occasion d'une réflexion qui entre parfaitement dans le cadre du travail parlementaire. S'agissant de ce qu'aurait dit mon ami Guy Carcassonne, je n'étais pas présent lorsqu'il s'est exprimé devant vous et je n'ai pas lu le compte rendu de ses propos. Mais je le connais depuis plus de vingt ans et je l'ai entendu prendre des positions publiques qui n'étaient pas directement liées à ses activités privées ou à ses attaches politiques, ou qui leur étaient mêmes contraires. Je lui fais toute confiance.
Au nombre des questions évoquées figure celle de la constitutionnalité de la loi. J'ai la certitude qu'il n'y a aucun risque d'inconstitutionnalité à renforcer la législation anti-tabac. La décision du 8 janvier 1991 du Conseil constitutionnel est claire : la protection de la santé publique est un principe constitutionnel. Il doit être concilié avec les autres principes constitutionnels mais, dans sa relation avec eux, on peut aller extrêmement loin dans la limitation, exigée par l'intérêt général, de la liberté d'entreprendre. De même, le Conseil constitutionnel a jugé que le respect de ce principe permet de limiter le droit de la propriété industrielle.
Le droit international ne pose pas davantage de difficultés, car la convention-cadre de l'OMS est à la fois claire et extraordinairement floue. Je ne vois pas ce qui, dans les dispositions envisagées, pourrait lui être contraire. Le droit européen est sur cette question encore en gestation mais il ne peut y avoir contradiction avec un droit futur. Vous avez donc la chance qu'en ce domaine le droit français soit encore autonome, ce qui devient rare.
Par ailleurs, l'article L3511-7 du code de la santé publique est une base législative très large, qui permet à mon avis d'aller très loin. J'en rappelle les termes :
« Il est interdit de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif, notamment scolaire, et dans les moyens de transport collectif, sauf dans les emplacements expressément réservés aux fumeurs.
Un décret en Conseil d'État fixe les conditions d'application de l'alinéa précédent ».
Le principe législatif est donc l'interdiction ; il n'y a pas un droit à fumer. La loi fixe ensuite les espaces dans les limites desquels l'interdiction s'applique : « dans les lieux affectés à un usage collectif » - la précision « notamment scolaire » étant superfétatoire - et « dans les moyens de transport collectif ».
Arrêtons-nous sur « les lieux affectés à un usage collectif ». Il y en a beaucoup ; qu'ils soient publics ou privés est strictement sans incidence sur la loi telle qu'elle est rédigée aujourd'hui : tous sont concernés. Ils peuvent indifféremment être ouverts ou fermés, ce qui pose le problème des stades et des tribunes ; à mon sens, on peut, sans solliciter le texte, inclure tous les lieux ouverts dans le champ de cet alinéa à partir du moment où ils sont affectés à un usage collectif. Certains le sont par destination, par exemple ceux qui, s'agissant de l'accueil du public, relèvent de la législation anti-incendie. Cela comprend évidemment les lieux professionnels et d'enseignement et, par définition, tous les lieux accueillant du public. Dans une interprétation extensive, et sans rien modifier à la loi, je n'exclurais pas les parcs et les jardins, qui sont des lieux affectés à un usage collectif, et singulièrement ceux où des espaces ont été aménagés pour les enfants. Peut-on ainsi, de proche en proche, aller de plus en plus en loin ? Je n'irai pas jusqu'au bout, mais ne pourrait-on dire que la rue est un lieu à usage collectif ? J'hésiterai à dire « non », mais je ne ferai pas la même analyse pour un chemin rural sinuant entre deux champs de blé ou pour un chemin forestier. A contrario, ne sont exclus du champ du texte que les lieux affectés à un usage privé. Quels sont-ils, exception faite des domiciles privés ? Un cabinet professionnel n'est pas un lieu à usage strictement privé.
J'en viens aux « moyens de transport collectif ». Il s'agit bien sûr des trains, cars, autobus, avions et bateaux. Mais si une municipalité incite au covoiturage et si les co-passagers participent à l'entretien du véhicule, ne passe-t-on pas d'un usage privé amical à un moyen de transport collectif organisé ? N'en va-t-il pas de même lorsqu'une commune incite au ramassage scolaire personnel ?
Je vois à vos mines que je vous inquiète ou que je vous rassure, selon votre point de vue. Il ne faut pas exclure ces interprétations. La loi est la loi. J'aurais tendance à vous suggérer de ne pas la modifier. J'ai vu que certaines propositions tendent à mieux définir la notion de « lieu affecté à un usage collectif ». J'ai peur que toute définition trop précise soit trop limitative. Dans sa rédaction actuelle, le texte est extrêmement large, et c'est l'une des bonnes lois votée par le Parlement.
Ensuite vient le problème du décret, mais il ne se pose que par rapport à la loi - ne prenons pas les choses à l'envers, et n'interprétons pas la loi par rapport au décret. Compte tenu de ce que je viens de dire, je pense que l'on peut aller beaucoup plus loin dans la restriction, la limitation et l'encadrement, sans remettre la loi en cause mais en modifiant le décret, dont les rédacteurs ont adopté une interprétation minimaliste de l'article de base. Cela conduirait le juge administratif à modifier quelque peu sa jurisprudence. Dans un arrêt de 1993, le Conseil d'État a considéré qu'un bureau individuel situé dans des locaux professionnels n'entre pas dans le champ de la loi ; mais, sans faire un très gros effort, on pourrait dire qu'un bureau, parce que l'on y reçoit des collaborateurs ou des visiteurs, est affecté à un usage collectif, même si l'on y siège seul. Le bureau d'un ministre est-il un lieu privé ? Non. Il est donc affecté à un usage collectif, puisqu'il n'y a pas de solution intermédiaire. Selon moi, on peut faire beaucoup plus par décret ; il reste à déterminer jusqu'où on veut aller.
Par ailleurs, y a-t-il un intérêt à modifier la loi, et quelles seraient les conséquences d'une modification ? On peut la modifier, ce qui serait un signal politique important, et même la modifier de manière telle qu'il n'y ait plus besoin de rien d'autre. En supprimant le membre de phrase « sauf dans les emplacements expressément réservés aux fumeurs », on supprime de facto le deuxième alinéa de l'article qui renvoie à un décret en Conseil d'État, puisque les restrictions à l'interdiction de fumer sont supprimées, et qu'il n'y a pas lieu de maintenir la mention, inutile, des établissements scolaires.
Il reviendrait ensuite au juge, notamment au juge répressif, de mettre en œuvre ces dispositions par les moyens classiques dont il dispose. Se pose alors la question du renforcement des sanctions, car on sait que c'est par la sanction que les législations qui tendent à modifier les comportements trouvent leur efficacité. Comme chacun le sait, la limitation de vitesse est respectée depuis que l'on perd des points si on l'enfreint.
En conclusion, avec un dispositif législatif particulièrement simple et l'action de tous les intéressés, on pourrait aboutir à l'objectif fixé. Mais, bien sûr, des solutions intermédiaires sont également possibles.
M. Marc DANDELOT : Il est exact que la loi actuelle, extrêmement large, pourrait donner lieu à une interprétation plus rigoureuse et plus sévère, par un décret ou sans décret. Néanmoins, le problème qui se pose est de savoir si, après quinze ans, le décret n'est pas devenu le prisme de compréhension de la loi. Je m'exprimerai en mon nom personnel pour dire que l'on ne peut sous-estimer cette difficulté, qui est d'ordre culturel. L'objectif visé est de parvenir à une situation nouvelle, et l'on sait qu'en France, la réglementation n'est appliquée que si les manquements font l'objet d'une répression féroce. Or l'expérience des quinze années d'application de la loi et du décret ne montre pas une extraordinaire férocité des pouvoirs publics dans le constat des infractions. Autant dire que si un décret plus sévère est pris mais qu'il n'est pas plus sévèrement appliqué, il ne sera pas davantage mis en œuvre que ne l'est le décret actuel. La question est celle de la norme sociale. Aux États-Unis, par exemple, il ne viendrait à l'idée de personne de fumer au cours d'une réception, car ce serait perçu comme inconvenant. Il n'est donc pas besoin de réprimer.
Comment les notions de « lieu affecté à un usage collectif » et d'« emplacement réservé » ont-elles été comprises par le Conseil d'État ? La première est effectivement extrêmement large, mais quelques éléments de jurisprudence, qui ne sont peut-être pas durables, l'ont légèrement limitée. Quand le projet de décret est venu devant le Conseil d'État, celui-ci a considéré que la loi visait les lieux fermés et couverts - ce qui ne figure pas dans le texte de loi. Je suis d'accord avec Didier Maus pour penser qu'un bureau individuel devient un lieu affecté à un usage collectif aussitôt que deux personnes y sont réunies, mais le Conseil d'État n'a pas fait cette réserve. Cela ne veut pas dire qu'elle n'existe pas mais aujourd'hui, personne, dans la société française, ne pense que la loi s'applique à un bureau individuel ; ministres et fonctionnaires reçoivent dans leur bureau en fumant, et personne ne le fait avec le sentiment de violer la loi. Pour ma part, je suis membre d'un club sportif dont je ne peux fréquenter les locaux communs, car c'est une tabagie, mais le conseil d'administration considère en toute bonne foi que c'est un lieu privé, où la loi ne s'applique pas. Il faut donc faire beaucoup d'efforts pour revenir sur ce qui est compris comme étant le champ d'application de la loi, peut-être par le biais d'un décret plus musclé.
S'agissant des « emplacements expressément réservés aux fumeurs », deux questions se posent. La loi fait-elle de l'existence de ces lieux un droit ? La réponse est non, mais il faut tenir compte de ce que la pratique a conduit à considérer que la loi prévoit le droit de la mise à disposition d'un lieu pour les fumeurs. Lorsque le projet de décret était venu devant le Conseil d'Etat, celui-ci avait pensé introduire une réserve- « sauf impossibilité » - qui a finalement sauté, au motif qu'impossible n'est pas français... L'interprétation de la loi est donc plutôt qu'il y a un droit. La loi ne dit rien des conditions dans lesquelles les emplacements réservés aux fumeurs peuvent exister, mais, la finalité du texte étant d'assurer la protection des non-fumeurs, les emplacements « non-fumeurs » ne sont possibles que s'ils l'assurent - ce dont on n'a pas tenu compte, puisque l'on s'assure de la place des fumeurs, mais pas de celle de la fumée !
Pourrait-on, par décret, tirer toutes les conséquences de la finalité de la loi, et dire que les non-fumeurs ne doivent pas être exposés à la fumée contre leur gré ? Si ce principe doit être retenu comme finalité de la loi, je ne peux assurer que le Conseil d'État considère la rédaction actuelle de la loi assez explicite pour permettre une interprétation qui n'aurait pas été impossible il y a quinze ans, mais que la lecture faite du texte au long des années ne rend pas évidente maintenant. À titre personnel, je ne me sens pas capable de dire : « C'est certain, on peut tirer ce principe de la loi telle qu'elle est »...
Je pense enfin qu'un volet répressif plus sérieux est nécessaire, mais il doit être ainsi conçu que les infractions seront réprimées. Rien ne serait pire qu'un texte plus sévère qui ne serait pas appliqué non plus.
M. Yves BUR : Les analyses qui nous ont été livrées illustrent la manière dont la volonté politique peut être dénaturée par la rédaction d'un décret d'application qui a été une grande victoire pour la SEITA, et montrent comment le flou d'un décret empêche la société de faire siens des objectifs de santé publique. Faut-il préciser minutieusement le décret ? Le fait est que si le membre de phrase « sauf dans les emplacements expressément réservés aux fumeurs » demeure, aucun décret ne pourra interdire complètement de fumer dans les lieux publics. Les notions de protection des non-fumeurs et de santé publique doivent être plus explicites, et il faut tenir compte des salariés - considération qui, en Irlande, a eu raison de toutes les arguties d'arrière-garde, et les professionnels de la restauration ont compris le bien-fondé de cet argument. Il en est allé de même en Angleterre : initialement, on pouvait fumer dans les pubs, mais pas dans ceux où l'on mangeait, et dans les clubs. À présent, le débat est tranché et la loi s'applique à tout le monde également.
M. Gérard DUBOIS : Toute loi est bien sûr votée dans un certain contexte historique et social. Pour autant, la norme sociale française n'est pas une exception : bien que Français, nous sommes normaux, et l'opinion publique française est au même stade que celle des pays qui ont pris les décisions les plus claires en cette matière. Il n'y a donc pas lieu d'attendre une quelconque maturation des esprits. Les réactions constatées mi-avril ont d'ailleurs traduit une forte déception devant l'absence d'action des pouvoirs publics. On donne souvent l'exemple du plus grand respect des piétons par les automobilistes en Grande-Bretagne et aux États-Unis, mais l'on omet de dire que les sanctions y sont beaucoup plus sévères qu'elles ne le sont en France. Des sanctions exemplaires et immédiates sont indispensables, et les contraventions sont un excellent système, car le délai de comparution en justice est trop long.
Au niveau communautaire aussi on observe une évolution importante. En effet, à partir du 1er janvier 2007, le tabac, considéré comme affectant la santé, fera l'objet d'une exception au principe de la libre circulation des produits sur le marché intérieur, si bien que les niveaux d'importation pourront être de compétence nationale.
Alors que l'opinion publique est à 80 % favorable à l'interdiction de fumer dans les lieux publics, on en est encore à se demander s'il faut faire évoluer la norme ! Je rappelle que, pour partie, la loi Évin a été écrite parce que la loi Veil était contournée, et que si les deux tiers de l'Assemblée l'ont votée, c'est par irritation devant ce contournement. Toute la discussion qui vient d'avoir lieu a montré l'insuffisante protection des non-fumeurs par la loi dans sa rédaction actuelle, et l'on a vu qu'un nouveau décret permettrait d'élargir le champ d'application du texte mais qu'il ne permettrait pas d'assurer une protection générale.
C'est pourquoi j'annonce que l'Alliance contre le tabac a unanimement opté pour la voie législative, afin d'obtenir une protection totale contre la fumée de tabac, et qu'elle propose son expertise pour aider à la rédaction du futur texte. C'est une évolution récente, puisque jusqu'il y a peu, nous étions neutres quant au choix des moyens juridiques à employer. Nous considérons désormais que seule la voie législative permettra d'atteindre l'objectif visé.
M. Albert HIRSCH : La Ligue contre le cancer, membre fondateur de l'Alliance, partage bien sûr ce point de vue. Une loi doit se suffire à elle-même, notamment dans un domaine où l'évidence scientifique et sociale est celle que l'on sait. Il faut donc réécrire l'article L. 3511-7 du code de la santé publique de manière lapidaire, en s'en tenant à la première partie du premier alinéa : « Il est interdit de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif et dans les moyens de transport collectif », rédaction qui permet d'interpréter ce que sont les lieux ainsi définis. Une loi doit avoir une durée, et le texte ainsi rédigé aurait l'avantage de pouvoir être adapté à l'évolution des connaissances sur les effets du tabac dans les lieux ouverts. Supprimer la nécessité d'un décret en Conseil d'État me paraît d'ailleurs souhaitable au regard des exigences de simplification et d'effectivité du droit.
M. le Rapporteur : Quelle est l'intime conviction de MM. les conseillers d'État - qui, nous l'avons compris, s'expriment à titre personnel - sur la responsabilité de l'État au regard de l'évolution de la jurisprudence ? Quelle est votre opinion sur les propositions de dérogation à l'interdiction pour les substituts de domicile, telles que l'Irlande en a prévu pour les établissements médico-sociaux et carcéraux ?
M. Gérard AUDUREAU : Nous sommes bien sûr favorables au principe d'une nouvelle loi, principe qui, comme l'a dit M. Gérard Dubois, a fait l'objet d'un accord unanime au sein de l'Alliance, mais nous ne voulons pas n'importe quelle loi. Or, à ce jour, toutes les propositions faites sont en deçà du texte actuel - nonobstant le fait que le décret d'application est considéré comme étant la loi. Je souligne à nouveau qu'il n'est pas impératif de prévoir des emplacements expressément réservés aux fumeurs ; d'ailleurs, l'interdiction totale de fumer dans les avions et dans les trains n'a pas été contestée. Une loi est nécessaire, mais il faut prendre garde non seulement à son contenu mais à l'interprétation plus large qui pourrait en être faite. Si l'on en vient à dire que la rue et le domicile sont des lieux à usage collectif, on fera valoir que le texte est irréaliste et qu'autant dire, alors, que la consommation et la commercialisation du tabac sont interdites en France.
M. le Président : Aucune loi ne peut traiter l'ensemble des situations. Elle établit une règle, mais une marge d'interprétation existe toujours, sans laquelle il n'y aurait pas de jurisprudence. Pour autant, si aucune loi n'est parfaite, toutes doivent être simples et compréhensibles. Même si, lorsque l'interdiction totale de fumer dans les trains et dans les avions a été décidée, la possibilité de conserver des espaces réservés aux fumeurs n'a pas été revendiquée, je vois que des opinions contraires s'expriment. Il est d'ailleurs curieux que le libellé de notre mission soit « mission d'information sur l'interdiction du tabac dans les lieux publics », alors que la notion de « lieu public » n'apparaît nulle part dans la loi. Changer la loi présenterait l'intérêt de donner une certaine solennité à une affirmation forte.
Cela étant, que changer ? Nous pourrions en effet supprimer la dernière partie du premier alinéa, pour s'en tenir à l'affirmation de la loi de 1991, mais sans exception. Disons-le clairement, il serait absurde d'imaginer que l'on va réintroduire des exceptions dans la loi. Ou bien la loi proclame qu'il est interdit de fumer, et l'on retire les exceptions, ou bien nous adoptons une démarche uniquement règlementaire, et nous prenons par décret des procédures de mises en œuvre, d'exceptions, etc.
Je reconnais que le contexte a évolué depuis la loi de 1991 et que la notion d'espaces réservés aux fumeurs a créé une confusion, mais nous ne pourrions détailler la liste des exceptions dans le texte de loi.
M. Marc DANDELOT : S'agissant d'une éventuelle modification de la loi, la notion de locaux à usage collectif a besoin d'être explicitée.
Pour ce qui est des trains et des avions, je rappelle qu'ils ne sont pas devenus non-fumeurs parce que la loi les y obligeait mais parce que le gestionnaire en a décidé ainsi.
S'agissant du milieu carcéral, la jurisprudence est peu développée - nous ne disposons que d'une ordonnance de référé qui appelle à concilier la protection de la santé avec les sujétions inhérentes à la détention. Je pense que cette question devrait se traiter par voie d'instructions aux dirigeants des maisons d'arrêt.
J'en viens à la responsabilité de l'État. Nous disposons d'une décision du Conseil d'État, rendue au sujet de l'amiante, par laquelle l'État s'est vu reconnaître une faute vis-à-vis d'ouvriers victimes de l'amiante, mais une faute résultant de l'absence de prise de réglementation.
Le contexte est différent en matière de lutte contre le tabagisme, puisqu'il existe une loi et un décret. Une faute ne pourrait être invoquée à l'encontre de l'État qu'en cas de carence à faire appliquer cette réglementation, ou de son insuffisance notoire. Mais il ne me semble pas que ce soit le cas.
Par ailleurs, oui à une loi seule, mais à condition qu'elle prévoie une sanction, car le décret a d'abord été pris pour pallier l'insuffisance de la loi qui ne prévoyait justement pas de sanction.
Enfin, nous pouvons faire beaucoup par décret, sauf prendre une mesure d'interdiction totale de fumer.
M. Didier MAUS : Il est exact que nous pouvons aller beaucoup plus loin avec le décret, sauf que la loi dispose qu'il faut prévoir des emplacements expressément réservés aux fumeurs. Certes, il serait possible de définir les conditions de ces emplacements de manière si restrictive qu'ils seraient rares, mais il serait impossible de les exclure totalement.
S'agissant des aides éventuelles à la transformation des locaux, je signale que les exonérations fiscales sous plafond sont préférables à la subvention. Outre que cette solution est plus simple, elle présente l'avantage de laisser une réelle liberté au chef d'entreprise.
Par ailleurs, ce n'est pas parce qu'il serait interdit de fumer chez un marchand de tabac qu'il n'aurait plus le droit de vendre des cigarettes. Quelle est la proportion de personnes qui consomment sur place les cigarettes qu'ils viennent d'acheter ?
M. Marc DANDELOT : Nous n'avons pas abordé le problème des salariés qui travailleraient dans un restaurant ou un bar où serait aménagé un local réservé aux fumeurs : selon la jurisprudence de la Cour de cassation, un employeur ne peut contraindre un employé à travailler dans un environnement fumeur.
Mme Nadège LAROCHETTE : Si nous voulons élargir les corps de contrôle chargés de faire appliquer la réglementation, ou permettre la vente de substituts nicotiniques dans les bars-tabacs, nous aurons besoin d'une disposition législative.
Mme Bernadette ROUSSILLE : J'aimerais avoir l'avis des conseillers d'État sur la question des substituts de domicile.
M. Yves BUR : Nous avons beaucoup parlé du secteur privé, mais qu'en serait-il d'un fonctionnaire qui ferait valoir un droit de retrait parce qu'il travaillerait dans un environnement fumeur, et que son employeur, public, ne ferait rien pour le protéger ?
Marc DANDELOT : La réponse est facile : en tant qu'employeur, il est soumis aux règles découlant de la jurisprudence de la Cour de cassation.
Quant à la question des substituts de domicile - maisons de retraite, hôpitaux psychiatriques, etc. -, elle avait été abordée par l'assemblée générale du Conseil d'État lorsque le projet de décret était passé, et il avait été convenu que la loi s'appliquait dans ce genre d'établissements.
M. le Président : Mesdames, Messieurs, je vous remercie.
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