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TOME SECOND

Volume 1

Voir le sommaire du premier volume des auditions

AUDITIONS

3ème partie

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Commission.

- Audition conjointe de MM. Daniel MARREC et Jacques LOISEAU, respectivement Président et Vice-Président de l'Association Française des Capitaines de Navires (AFCAN) (extrait du procès-verbal de la séance du 25 mars 2003) 4

- Audition de M. Jacques MANGOLD, Directeur général de VIGIPOL (extrait du procès-verbal de la séance du 26 mars 2003) 15

- Audition de M. Christian FRÉMONT, Préfet de la Région Aquitaine (extrait du procès-verbal de la séance du 26 mars 2003) 31

- Audition de M. Jacques GHEERBRANT, Vice-amiral d'escadre, Préfet maritime de Brest (extrait du procès-verbal de la séance du 1er avril 2003) 48

- Audition conjointe de MM. Pierre MAILLE et Michel GIRIN, respectivement Président et Directeur du CEDRE (extrait du procès-verbal de la séance du 1er avril 2003) 73

- Audition conjointe de M. Pierre KARSENTI, Président du Conseil des chargeurs maritimes et Président de la Commission maritime de l'AUTF (Association des utilisateurs de transport de fret), et de MM. Didier LÉANDRI et Jérôme ORSEL, respectivement Délégué Général et Directeur des transports internationaux de l'AUTF (extrait du procès-verbal de la séance du 8 avril 2003) 95

Audition conjointe de
MM. Daniel MARREC et Jacques LOISEAU,
respectivement Président et Vice-Président de l'Association Française des Capitaines de Navires (AFCAN)


(extrait du procès-verbal de la séance du 25 mars 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

MM. Marrec et Loiseau sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Marrec et Loiseau prêtent serment.

M. le Président : Nous accueillons aujourd'hui MM. Daniel Marrec et Jacques Loiseau, respectivement président et vice-président de l'Association française des capitaines de navires (AFCAN).

Je pense que cette audition devrait nous permettre de bénéficier d'un éclairage du côté des personnels, surtout de ceux dont la responsabilité est susceptible d'être mise en cause, et qui peuvent, comme dans le cas de l'Erika, être sanctionnés pénalement de manière lourde, voire emprisonnés.

Le point de vue de capitaines expérimentés devrait aussi pouvoir constituer un contre-point concret aux propositions de principe que nous voyons aborder au fil de nos auditions. Pour ma part, je pense qu'il faudra au moins qu'ils nous indiquent, si, comme d'autres témoins l'ont soutenu, la baisse des coûts du transport maritime depuis trente ans s'est effectivement traduite surtout par une diminution des contraintes de sécurité et par l'ajustement de la variable sociale qu'est le niveau de qualification des équipages.

Plus généralement, quelles recommandations préconiseriez-vous, par ordre de priorité, afin d'éviter le renouvellement d'un naufrage tel que celui du Prestige et des pollutions qui ont suivi ?

En matière de sécurité maritime et notamment de facteurs humains, lors de l'audition de l'AFCAN devant la Commission d'enquête de l'Erika en 2000, M. Loiseau avait évoqué les difficultés des gens de mer, devenus malgré eux des «mercenaires» et avait cité l'exemple du Danemark et de la Norvège, dont les équipages sont drastiquement réduits pour conserver des nationaux sur les navires. Quel panorama peut-on dresser à ce jour des conditions de travail des gens de mer : qualification, durée du travail, difficultés de communication entre des membres d'équipage qui ne parlent pas la même langue, etc. ?

Quelle appréciation portez-vous sur la formation des gens de mer en France, en Europe, dans le reste du monde, notamment dans le domaine de la sécurité ?

De nombreuses conventions internationales sur les conditions de travail et la formation des marins ont été adoptées dans les enceintes de l'OMI et de l'OIT : sont-elles satisfaisantes et comment en assurer une meilleure application ? A titre d'exemple, la convention STCW sur la qualification et la formation des marins adoptée en 1978 et modifiée en 1995 est l'unique convention de l'OMI prévoyant un pouvoir de contrôle de son application par un comité. Quelle est l'effectivité de ce mécanisme ?

Lors de l'audition de l'AFCAN devant la Commission d'enquête sur l'Erika, M. Appery exprimait son scepticisme sur la valeur des certifications prises en 1998 en application du code ISM de prévention des accidents de l'OMI. Le Prestige ayant été certifié ISM par le Bureau VERITAS, quelles observations pouvez-vous formuler à ce jour sur le dispositif ISM ?

Pensez-vous que l'adoption des réglementations dans le cadre de l'Union européenne est plus efficace que dans celui des enceintes internationales de l'OMI et de l'OIT ?

Enfin, pourquoi, selon vous, les paquets Erika I et II ne comportent-ils aucune mesure concernant le facteur humain ?

M. Daniel MARREC : La réponse à votre question introductive, M. le Président, résoudrait quasiment tout le problème. Je ne prétends pas que notre audition pourra résoudre toutes les difficultés, mais le Prestige était un navire âgé qui, dans un passé récent, avait fait l'objet de réparations de structures importantes et d'une période de stockage flottant. Tous ces éléments de réparation rappellent l'Erika. Face à des navires de cet âge, nous sommes assez inquiets sur la volonté de vouloir prolonger la vie d'un navire par des réparations, et considérons que vouloir remettre en état un navire de vingt ans pour une durée de trois à cinq ans supplémentaire risque d'être dangereux, car on sait pertinemment que les travaux auxquels on procédera en appelleront d'autres que l'armateur ne voudra pas financer. Que tous les travaux nécessaires ne soient jamais bien terminés nous inquiète beaucoup. Dans ces conditions, pourquoi ne pas interdire les travaux lorsqu'un navire dépasse les vingt ans d'âge ? Faut-il tenter le diable au risque de connaître une catastrophe de l'ampleur de l'Erika ou du Prestige ? Je ne le crois pas.

Par ailleurs, ne l'oubliez pas, les pays européens disposaient, dans le passé, d'une industrie de construction et de réparation navale forte, étant entendu que la construction navale est un métier, la réparation navale un autre. Or aujourd'hui, nous ne disposons plus de chantiers qui continent à assurer une réparation navale très fine, ce qui oblige à faire les réparations très loin, dans des chantiers qui n'avaient pas l'habitude de faire ce genre de travaux. Comment ne multiplierait-on pas les risques, puisque d'une part, un armateur ne voudra pas engager de travaux trop importants, et que d'autre part on s'adresse, par souci d'économie, aux chantiers les moins-disants ?

Dans ces conditions, je crois qu'il faut avoir le courage de ne plus faire de naviguer de tels navires. Pour autant, il ne faut pas oublier que nous avons besoin de transporter le fioul qui engorge nos raffineries vers les lieux de consommation. Or, en mettant un terme à la vie de ces navires, on risque de se retrouver avec des raffineries engorgées, voire de stopper leur activité en attendant que les produits soient évacués. C'est un point critique. Quels navires doivent cesser de naviguer ? Quelles seront les conséquences d'une telle décision sur le plan de l'approvisionnement, de la vidange des raffineries et de l'approvisionnement des sites qui sont demandeurs ? C'est un problème qu'il faudra résoudre rapidement à partir du moment où on acceptera d'arrêter l'activité de navires dangereux. L'évaluation des gros travaux par les sociétés de classifications mériterait donc d'être menée de façon contradictoire, sans pression financière extérieure, ou alors avec l'aide de l'Etat du pavillon et d'architectes navals spécialisés.

Quoi qu'il en soit, une société de classification ne doit pas subir elle-même la pression des armateurs, et une expertise contradictoire me paraît essentielle pour éviter des catastrophes de l'ampleur du Prestige. Au demeurant, on a tendance à n'évoquer que les pétroliers, mais il ne faut pas oublier que les porte-conteneurs sont souvent gigantesques et peuvent recevoir 6 000 à 7 000 tonnes de fioul n°2 comme carburant. Certes, les 70 000 tonnes du Prestige sont plus impressionnantes, mais l'impact sur l'opinion publique est tout aussi important.

Cela dit, l'expérience malheureuse du Prestige a montré qu'on pouvait récupérer du pétrole en mer. Les Espagnols, avec leurs navires de pêche, la France avec la Marine nationale et les pêcheurs du Sud-ouest ont montré qu'il était possible d'intervenir au large. Etre obligé de ramasser du fioul sur nos plages ou nos rochers est catastrophique, notamment sur le plan de la faune et de la flore. Une tonne de fioul en mer se transformant en 10 tonnes de déchets à traiter, il fallait trouver une autre solution que le ramassage à terre. L'acte volontaire d'aller chercher le fioul en mer a été très important, et si l'on veut se prémunir de nouvelles catastrophes, il vaut continuer à tout faire pour récupérer les produits polluants en mer.

S'agissant des conditions de travail des gens de mer, nous avons connu des expériences malheureuses. Je veux parler de l'épave du Tricolor, du Bow Eagle et du Cistude, du Pépé Roro et de l'Arklow Ranger. S'il n'y pas de morts à déplorer pour le Tricolor, des marins ont disparu dans les autres cas. Se pose donc une question cruciale. Il existe un règlement international pour prévenir les abordages en mer -la convention Colreg (collision-at-sea reglementation), dans sa version anglaise- très clair : tout navire doit effectuer une veille visuelle et auditive appropriée. Pour cela, il faut des hommes. On ne peut donc continuer à accepter des effectifs réduits. L'Arklow Ranger, par exemple, est un navire de près de 100 mètres de long. Imaginez la situation d'un capitaine et de son second qui sont les deux seuls officiers aptes à faire le quart sur le navire. Dans tous les cas de figure, ils doivent faire douze heures de quart, six heures de jour et six heures de nuit chacun leur tour, sans compter les tâches annexes qui consistent à faire les opérations commerciales dans les ports, les montées ou les descentes de rivières, les prises de pilote et le travail administratif. Que penser d'une situation où des officiers ne peuvent plus assumer leur simple fonction de veille sur une passerelle sans avoir à régler de tâches administratives ? La convention n'est pas respectée. Il faut l'appliquer, grâce à des effectifs embarqués suffisants pour que, de jour, il y ait des hommes de veille sur les navires qui soient suffisamment reposés pour conserver toute l'attention nécessaire pour appliquer le règlement, et que, de nuit, il y ait deux personnes de quart, un officier de veille et son matelot. On ne peut pas échapper à cette contrainte de veille qui est inhérente à la marine. On a baissé la garde, mais on peut en constater les résultats. Il y aura malheureusement toujours des accidents, mais il faut mettre toutes les chances de notre côté, avec des effectifs embarqués suffisants, donc appliquer les recommandations de la convention internationale du travail n°180 et son protocole d'accord n°147 qui réglementent les horaires de travail des gens de mer et les horaires de repos.

Quant à la convention STCW 95, elle a été mise en place à une époque où l'on est passé de marins formés par des Etats à forte tradition maritime à la tentation d'avoir des équipages moins chers, en se retournant vers les pays émergents, à main d'œuvre peu onéreuse. Au bout du compte, on s'est aperçu que certains marins n'avaient reçu aucune formation. Il a donc fallu prévoir cette convention et imposer des normes d'enseignement, de délivrance de certificats, de manière à avoir un minimum de standards en matière de formation maritime. Les pays européens formaient dans leurs écoles de bons marins. Mais à partir du moment où l'on a considéré qu'ils étaient trop chers, il a fallu réinventer 100 ans de tradition maritime en mettant au point une convention qui ne constitue en définitive qu'une tentative de remise à niveau de marins qui n'avaient aucune qualification. Cela dit, les faux certificats et les faux brevets sont nombreux, et ce n'est pas la peine d'avoir mis en œuvre une convention si elle est détournée par des cachets officiels de complaisance. Reste qu'il a fallu en passer par là pour que des Etats comme les Philippines ou d'autres mettent en place une formation maritime propre à leurs Etats et reconnu par l'OMI.

M. Jacques LOISEAU : La convention STCW 95, il faut le reconnaître, a permis de gros progrès en permettant une cohérence des connaissances exigées sur tous les navires. C'est très positif et c'est la voie qu'il faut suivre.

M. Daniel MARREC : Elle a également permis d'officialiser l'anglais comme langue commune sur les navires, ce qui n'était pas évident au départ. Le matelot de base philippin n'était pas censé comprendre tout ce qui pouvait se dire sur le navire. Tout se passe bien lorsque la situation est sereine, lorsque le navire navigue tranquillement, chacun vaquant à ses occupations à bord. Mais les choses se compliquent dans des situations d'accident ou de catastrophe, lorsque les ordres à donner doivent être clairs et bien interprétés. La convention a donc justement insisté sur la compréhension d'une langue commune, en l'occurrence, la langue anglaise.

M. Daniel PAUL : Seriez-vous favorable à un contrôle social du navire, autrement dit, à ce que le navire soit retenu dès lors que son équipage est sous normes ? L'AFCAN serait-elle favorable à la mise en œuvre de cette mesure au plan européen ?

M. Daniel MARREC : Un capitaine de navire ne peut qu'applaudir des deux mains une mesure qui va dans le sens de l'amélioration des compétences d'un équipage. S'il est seul, il ne peut pas faire grand-chose dès qu'il arrive un pépin à bord. Cela dit, il y aura un prix à payer à la mondialisation, et il faudra composer avec des équipages qui sont moins rémunérés que les nationaux des pays européens ou nord-américains. Mais alors, il faudra s'assurer que tous les candidats qu'on nous proposera disposent des formations adéquates, qu'ils sont de bons marins, de façon à ce que l'on puisse vraiment compter sur l'équipage. Nous ne pouvons que nous féliciter d'une initiative qui prend en compte l'aspect humain de la sécurité maritime.

M. Jacques LOISEAU : On connaît plusieurs exemples où les inspecteurs du mémorandum de Paris ont constaté qu'un officier n'était pas à la hauteur de sa tâche et ont découvert, en le contrôlant, que son brevet était faux, entraînant par là même son licenciement. Avec la convention STCW 95, chaque marin a des connaissances et une unité de valeur. Le code ISM a également permis de mettre de l'ordre. Désormais, les inspecteurs du Mémorandum ont les moyens de contrôler le code ISM, même si c'est très compliqué. Pour répondre à votre question, je crains qu'une mesure qui vise à refaire passer des examens aux gens dans les ports pour vérifier leurs connaissances aille un peu loin.

M. Daniel PAUL : Que faut-il faire d'un navire qui entre dans un port européen avec un nombre insuffisant de personnels à bord ? Faut-il le laisser partir pour ne pas perdre un client ? Une autorité politique doit-elle au contraire imposer le blocage du navire tant que l'armateur n'aura pas fait le nécessaire pour compléter l'équipage du navire ?

M. Daniel MARREC : Votre proposition tend à faire respecter la convention de l'OIT, de manière à ce que tous les inspecteurs du travail puissent contrôler les horaires des navigants. Mais jusqu'à quel point peut-on faire confiance à la fiche d'heures de l'équipage d'un navire ? Je ne sais pas. Cela dit, mettre en œuvre les dispositions de la convention de l'OIT s'impose dès aujourd'hui. Pour ce qui est des effectifs du style de ceux présents sur l'Arklow Ranger, je me demande comment un capitaine et son second qui ont aussi la charge de la machine peuvent être disponibles pour assurer leur tâche de veille. Mais je m'interroge surtout sur la prévention des pollutions. Car pour éviter qu'un navire pollue la mer, quelqu'un doit être responsable de la gestion des résidus, de façon à mettre tout en œuvre pour ne pas être obligé de rejeter en mer. Comment dès lors s'étonner qu'un navire qui ne dispose pas d'un mécanicien et d'une personne pour s'occuper des résidus soit obligé de dégazer en mer ? En appliquant simplement la convention MARPOL, de tels navires sont déjà en infraction puisqu'il y manque au moins un mécanicien.

Certains navires ont donc des effectifs insuffisants, sans compter qu'il faut également prendre en compte le registre des heures des équipages en prenant garde à certaines subtilités. Ainsi, pourquoi les heures de manœuvre de remontées de rivières ne seraient-elles pas considérées comme des heures de travail ? C'est oublier qu'on vit 24 heures sur 24 à bord d'un navire. Contrairement à ce que pensent certains, on n'arrête pas un navire à 18 heures, et on ne reprend pas son travail à 8 heures le matin. Un marin vit 24 heures sur 24 dans un navire qui vibre, qui est à la mer et qui vient à quai. Bref, après les huit heures de travail du marin, on ne peut pas affirmer que le reste de son temps soit du repos. Le repos du marin sera toujours un repos quelque peu perturbé. Certes, on s'y habitue, et on arrive à gérer son temps mort. Certains, même, sont capables de dormir de minuit à 4 heures du matin, c'est-à-dire que 4 heures de sommeil suffisent à ces personnes. Mais c'est loin d'être le cas de tout un équipage. Les heures comptabilisées sur la feuille d'horaires de travail sont donc un minimum au regard du temps de travail et de repos d'un marin. C'est pourquoi vouloir ne plus comptabiliser certains temps de manœuvre ou trouver d'autres subtilités pour que les marins travaillent 14 ou 15 heures par jour au lieu des 10 ou 12 heures supportables à la limite n'est pas acceptable. La durée des embarquements, ne l'oubliez pas, est considérable. Il est courant que des Philippins vivent neuf mois, voire quatorze mois à bord. C'est complètement ahurissant ! Dans quel état se retrouvent-ils après quatorze mois d'embarquement ? De telles méthodes doivent être combattues, de façon à revenir à des durées d'embarquement raisonnables.

M. Jacques LOISEAU : Le problème ne se pose pas en France, bien évidemment, où l'on y navigue dans de tout autres conditions. Comment, par contre, pouvoir agir sur les navires étrangers qui accostent chez nous ? Une fois de plus, la France devra être moteur pour imposer à ses partenaires européens le respect des conventions OIT et des conventions n°180 et147. Dans les certificats d'effectifs - les maning certificates - donnés par les Etats du pavillon, on constate de façon mathématique que les marins travaillent plus que ce que ne l'autorisent les conventions. M. Marrec rappelait que certains marins pouvaient avoir des durées d'embarquement épouvantables. Mais il ne faut pas oublier qu'il existe un effet pervers pour la relève d'équipage en Europe. Pour cela, les marins qui vont embarquer doivent disposer d'un visa Schengen. L'ennui, c'est que le bateau circule d'un port à un autre, et que les marins doivent arriver un ou deux jours avant. Si, par exemple, on les envoie vers la France, mais que le visa ne leur a pas été délivré pour ce pays, le marin est refoulé et doit repartir dans son pays, aux Philippines ou ailleurs. Les relèves ne peuvent donc pas se faire, obligeant les marins à rester plus longtemps à bord. Seul moyen de les faire débarquer : qu'ils tombent malades ou qu'ils se fassent porter pâles. La conséquence, c'est que les effectifs du navire se réduisent alors comme peau de chagrin.

M. Daniel MARREC : C'est un des effets pervers des règlements, en effet. Il est assez aberrant de constater qu'un remplaçant qui arrive des Philippines pour embarquer à Rotterdam ne pourra se rendre que dans cette seule ville, même si, par un hasard du trafic, le navire se trouve à Anvers. Par contre, le débarquant qui n'a pas de remplaçant se fera porter malade et se fera débarquer, obligeant ainsi le capitaine à appareiller avec un marin en moins. Il est donc aberrant qu'un problème de visa empêche un marin de rejoindre rapidement son navire.

Au demeurant, nous constatons souvent les perversités des conventions en matière de sécurité. Vouloir faire de la sécurité ou de la prévention se retourne parfois contre le navire. Exiger, par exemple, la mise en place de citernes à ballasts séparés comme l'exige la convention MARPOL, a généré des problèmes du type de celui de l'Erika, alors que la disposition supposait de construire pour l'avenir des navires équipés à cet effet. On peut même presque affirmer que la catastrophe de l'Erika est due à la convention MARPOL. Cela ne doit cependant pas empêcher les armateurs et les propriétaires de navires d'entretenir leurs bateaux. Une nouvelle réglementation peut donc être dangereuse lorsqu'elle s'insère dans un contexte déjà préétabli et mal adapté à ce changement.

M. Jacques Le GUEN : Pensez-vous que les formations sont adaptées dans les pays européens ? Existe-t-il des formations qui ne sont pas suffisamment qualifiantes dans certains pays du monde ?

M. Daniel MARREC : On peut sûrement trouver des lacunes aux formations, ne serait-ce parce que deux candidats peuvent obtenir leur brevet alors que l'un des deux aura fourni 50% de travail de plus que l'autre. Il faudrait mettre la barre très haut pour être sûr que tous les candidats auront bien travaillé pendant leur période de scolarité. C'est un problème de jugement vis-à-vis de l'enseignement maritime proprement dit.

Cela dit, tout ne peut pas être réglé par la formation. L'école n'apprend pas tout. Certains ont le métier dans la peau et sentiront intuitivement les problèmes grâce à leur longue expérience. A l'école, vous apprendrez la théorie et les rudiments en matière de sécurité -au demeurant très utiles-, mais qu'on espère bien ne jamais avoir à mettre en application. Mais pourquoi, parfois, en pleine nuit, un capitaine se lève-t-il et monte-t-il à la passerelle ? L'instinct et ce qu'on acquiert grâce à l'expérience ne pourront jamais s'enseigner dans les écoles.

MJacques LOISEAU : Mon expérience des équipages étrangers me permet de constater qu'il n'y a pas à attendre d'amélioration considérable des niveaux de qualification. Dans une dizaine d'années, les Philippins commençant à devenir bons, voire très bons donc plus chers, je crains que la moitié des marins seront devenus des Chinois. Nous n'aurons alors fait aucun progrès, pire, nous régresserons.

M. le Rapporteur : Estimez-vous qu'il aurait été préférable d'amener le Prestige dans un lieu de refuge après son avarie au large de la Galice afin de cantonner la pollution ? Connaissez-vous des précédents européens ou internationaux de recours à des lieux refuges lors de sinistres importants ? Si oui, quelles en ont été les conséquences ? Quel serait, selon vous, le mécanisme optimal de désignation ou d'utilisation de tels lieux après le constat d'une avarie : quelle autorité doit intervenir, avec quels pouvoirs de contrainte, quelles installations sont nécessaires ?

Quel bilan dressez-vous du dispositif -que vous aviez vous-même recommandé- de recrutement de jeunes retraités comme experts vacataires pour compléter les effectifs d'inspecteurs de sécurité ? Peut-il être pérennisé ?

Quelle appréciation portez-vous sur la formation des inspecteurs de sécurité ? Jugez-vous que le niveau de rémunération et les conditions de travail des inspecteurs titulaires sont suffisamment attractifs, notamment après les revalorisations salariales intervenues depuis 2000, et permettent de résoudre la crise des vocations pour ce métier ?

Que pensez-vous, en tant que représentant des capitaines, de l'implantation du système AIS -système d'identification automatique- ainsi que des boîtes noires -enregistreurs des données de voyage- dans les navires, qui deviendra obligatoire selon un calendrier s'échelonnant jusqu'en 2007 ?

Quels sont les fondements de la responsabilité du capitaine en cas de sinistre ? De quelle marge de manœuvre dispose le capitaine dans son pouvoir de décision en cas de sinistre : doit-il consulter l'armateur ou l'affréteur ? Le 15 novembre, alors que le Prestige était en grande difficulté, le capitaine du port de La Corogne, M. Diaz, s'est rendu sur le navire et a demandé au capitaine Mangouras, qui était réticent, de remettre en marche les moteurs et d'éloigner le navire des côtes espagnoles : quels sont les pouvoirs du capitaine face aux autorités nationales d'un pays côtier ?

M. Daniel MARREC : Il ne faut pas l'oublier, le Prestige a mis six jours avant de casser. Autrement dit, le navire pouvait être géré. Lorsqu'on a voulu redresser sa gîte, les efforts tranchants ont atteint 100% sans qu'il casse. On a cru comprendre que le code ISM avait fonctionné entre le capitaine et la personne désignée, mais il n'y a pas eu de suites entre l'Etat espagnol et la Galice. Lorsqu'un capitaine se trouve dans une telle situation, il ne peut plus rien faire. Il est tellement démuni qu'il ne lui reste plus qu'à chercher assistance près des côtes, dans un lieu de refuge. Or qu'a-t-on fait ? On l'a emmené au large, tant et si bien qu'on ne s'y serait pas mieux pris si l'on avait voulu que le navire casse.

Dans ce cas précis, le code ISM aurait dû fonctionner jusqu'au bout. L'Etat espagnol ou la province de Galice auraient dû l'appliquer et disposer d'une appréciation exacte de la situation, de manière à emmener ce navire dans un lieu où, s'il cassait, on était sûr qu'il ne polluerait qu'une zone restreinte. Or, ça n'a pas marché. Pourquoi ? Nous, nous avions l'expérience de l'Erika, ce qui était loin d'être négligeable. L'Espagne, pour sa part, même si elle siège à l'OMI, est passée complètement à côté du sujet.

Faut-il donc attendre que chaque pays européen ait à subir un Erika ou un Prestige pour être sûr de pouvoir faire face à une future catastrophe ? Aujourd'hui, nous plaçons beaucoup d'espoirs (bien que cela ne soit pas la formule que nous préconisions) dans l'Agence européenne de sécurité maritime, pour disposer d'une entité composée de gens compétents et expérimentés en matière maritime, capable d'imposer ses solutions au niveau politique. Car on ne fera aucun progrès tant que nous ne disposerons pas de réponses pour gérer jusqu'au bout une catastrophe de l'ampleur de celle de l'Erika ou du Prestige, cette dernière étant celle de trop. Messieurs les politiques, il va falloir enfoncer le clou et d'imposer des lieux refuges, à moins d'avoir dans l'avenir des navires parfaitement entretenus et équipés.

M. Jacques LOISEAU : Aucun port n'aurait accepté le Prestige sans la contrainte d'une autorité supérieure capable de réunir une cellule de crise composée de personnes qui ont de l'expérience et du savoir-faire. Tous les ports ou lieux de refuge devront être assurés qu'en cas de pollution, ils seront remboursés rapidement. Je ne sais pas par quels moyens, mais il ne faut pas que les remboursements traînent aussi longtemps que ceux du FIPOL.

Pour ma part, j'ai l'expérience d'un navire transportant 37 000 mètres cubes de butane-propane qui a eu un feu dans ses machines au large de l'Espagne. Ce navire était à la dérive. Le commandant espagnol avait fait ce qu'il fallait pour éteindre le feu en faisant évaporer de l'azote dans la machine. Mais le bateau était à la dérive. Il fallait bien en faire quelque chose, et le port de Marseille a accepté de l'accueillir pour le vider de son butane-propane. Par contre, nous avons également l'expérience d'un autre navire pris dans une tempête alors qu'il transportait des produits délicats, refusant d'être accueilli par Portland, Southampton et le Havre, et qui a fini par sombrer près de l'île de Wight. En bref, il nous paraît indispensable de mettre en place une autorité, pourquoi pas supranationale, et en tout cas composée de gens compétents.

M. Daniel MARREC : Lorsqu'un navire ne peut plus faire face à la situation, il cherche la côte et le port le plus proche. Si ce dernier ne veut pas l'accueillir, le navire ne peut que mal finir. En situation d'avaries, on se retrouve très rapidement démuni si l'on n'a pas d'aide extérieure que seuls un port ou un lieu de refuge approprié peuvent apporter pour limiter la casse. C'est une question cruciale.

Il existe un plan (dénommé SOPEP) relatif aux navires présentant un risque de pollution au large d'un Etat côtier, qui énumère toute une liste de procédures, de manière à ce que des personnes responsables puissent lui apporter l'aide adéquate. Or, ce plan n'apparaît jamais appliqué dans les cas de catastrophes. C'est dommage, car il a plus de quinze ans, et il est intégré dans la convention MARPOL.

S'agissant des jeunes retraités, j'ai eu l'occasion l'an dernier de faire quelques missions au sein de la délégation française de l'OMI, notamment dans les comités de sécurité maritime. Avec le sous-directeur à la sécurité maritime, nous nous étions demandés à la fin d'une session ce qu'il fallait faire pour que la France ne soit pas ridicule dans ses contrôles. Nous avions alors évoqué l'idée de faire appel à de jeunes retraités qui pourraient venir étoffer une équipe d'inspecteurs et de contrôleurs afin de procéder à des inspections. Nous étions donc partants. Nous avons envoyé des CV aux directions régionales des Affaires maritimes, et des candidats ont été retenus. Cela dit, les Affaires maritimes en ont-elles vraiment envie ? Je n'en suis pas certain. D'ailleurs, comment seront-ils payés ?

M Jacques LOISEAU : En effet, il n'y a pas de budget pour les payer, même si ce n'est pas la seule raison pour laquelle nos collègues se portent candidat. A ma connaissance, aucun n'a encore fait de missions.

M. Daniel MARREC : Un ou deux, paraît-il, en font.

M Jacques LOISEAU : En tout cas, une trentaine de nos collègues ont été retenus.

Vous nous interrogez sur la rémunération des inspecteurs. Nous ne sommes pas compétents pour vous répondre. Par contre, ce que l'on sait, c'est qu'il n'y a pas de budget. Il n'y a que des grands mots et de belles paroles. Et il existe encore des ports où, sur les dix inspecteurs présents, un seul a droit à la signature, les autres étant en formation. Comme ils ne disposent pas de voitures, ils ne peuvent pas se déplacer. Donc, rien ne se fait, et c'est un peu triste.

M. Daniel MARREC : Ceux qui seront formés à l'école de Nantes connaîtront les textes. Mais encore une fois, une formation ne remplace pas l'expérience. C'est d'ailleurs pourquoi nous pensions que des personnes ayant navigué pendant trente ans leur apporteraient un sérieux coup de main. Les effectifs seraient ainsi étoffés et les inspecteurs crédibilisés. Car n'oubliez pas qu'un inspecteur a une lourde responsabilité et que ses analyses doivent être très fines. Ce n'est pas parce qu'ils auront été formés trois ans à Nantes qu'ils seront suffisamment compétents pour le faire.

M. Daniel PAUL : Quelles sont les pratiques des pays étrangers ?

M. Daniel MARREC : Il y a forcément de grandes différences. Dans le passé, les inspecteurs étaient d'anciens marins en fin de carrière. Ils avaient toute leur carrière derrière eux, étant entendu que jusque dans les années soixante-dix, les navires n'ont pas beaucoup évolué. Ces anciens marins se retrouvaient dans les centres de sécurité, étaient comme chez eux dans un navire et donc savaient déceler toutes les anomalies. L'abandon du recours à ce personnel marchand dans les pays européens a considérablement tari le vivier. Ce n'est pas parce que les Hollandais crient plus forts ou qu'ils « mettent des chaussures à clous » qu'ils sont meilleurs. Nous en sommes tous au même stade. Les « coast guards » sont un peu comme ça. Je me souviens avoir fait des escales à New York. Toute la nuit, vous entendiez les gardes-côtes, leurs cris dans les talkies-walkies, personne ne pouvait dormir, mais eux faisaient leurs inspections. Les Hollandais les imitaient très bien, car lorsqu'on naviguait entre New York et Rotterdam, on n'avait pas l'impression d'avoir changé de pays après quatorze jours de mer. Mais lorsque l'on rentre au port après avoir fini son travail, on veut dormir, et ce n'est guère appréciable d'avoir une escouade venant vous crier dans les oreilles.

Quoi qu'il en soit, il faut savoir que le jour où les pays d'Europe n'auront plus de flotte ni de marins, la situation sera désastreuse. Les jeunes inspecteurs vont apprendre très vite leur métier, bien entendu, mais on ne peut pas les lâcher sans précautions ni suffisamment de compétences dans la nature. Il faut trouver en France un budget pour faire fonctionner le système. Avec les vacataires, on pourrait disposer de plus de cent inspecteurs

M. le Président : Que pensez-vous de l'AIS et des boîtes noires ?

M Jacques LOISEAU : L'AIS servira surtout pour le contrôle par la terre et permettra aux CROSS de savoir immédiatement où sont les navires, même hors portée des radars. C'est donc un gros progrès pour les CROSS, puisqu'ils bénéficieront de beaucoup plus d'informations, sans compter qu'on pourra connaître les quelques navires qui ne se déclarent pas.

Nous sommes bien évidemment très favorables aux boîtes noires qui permettent d'intégrer un certain nombre de paramètres : la route, la vitesse, les ordres. Mais nous n'arrivons pas à imposer deux paramètres indispensables. D'abord, celui de s'assurer du nombre minimal de personnes à la passerelle. Ensuite, vous savez qu'il y a sur les bateaux une alarme « homme-mort » qui sonne toutes les douze minutes et qu'il faut régulièrement acquitter, de manière à ce que les gens ne puissent pas s'endormir. Or, le dispositif n'est pas utilisé sur les trois quarts des passerelles, parce qu'il est astreignant.

M. Daniel MARREC : Le comble, c'est qu'on la met en service de jour, lorsque l'officier de quart est seul, dans une zone calme, alors qu'on la met hors service la nuit pour éviter de la faire sonner, de peur qu'elle ne réveille tout l'équipage.

M. Jacques LOISEAU : Savoir si cette alarme a été mise en route est donc un paramètre indispensable à intégrer dans la boîte noire. Mais, c'est là un message que je n'arrive pas à faire passer auprès de l'administration alors que la mesure est indispensable.

M. Daniel MARREC : Quant aux responsabilités des capitaines en cas de sinistre, il faut savoir qu'ils vont aujourd'hui en prison. Le principe est d'ailleurs passé dans les mœurs. Le mettre en prison consiste également à le faire sortir contre une caution. Celle-ci s'élevait à 3 millions d'euros pour le capitaine du Mangouras. Cela dit, je ne crois pas que cette solution soit la plus adaptée et la plus valorisante pour la justice du pays qui décide de l'appliquer, même si dans certains cas, la décision peut se justifier.

En tout cas, il faut redonner au capitaine ses responsabilités, en particulier celle du choix de son équipage. S'il juge qu'un marin n'est pas compétent ou pas apte à assurer sa mission, ou qu'il a des problèmes d'alcool ou de drogue, il faut qu'il puisse le faire remplacer. Une résolution de l'OMI couvre d'ailleurs le capitaine contre les éventuelles rétorsions de son armateur dans ces choix-là. Cette convention doit être appliquée, car il est primordial qu'un capitaine ait confiance dans son équipage, et il doit être en mesure de le choisir.

M. Jacques LOISEAU : La justice, en effet, met le capitaine en prison systématiquement. Il est particulièrement regrettable de constater que l'institution judiciaire n'y connaît rien en matière de maritime. A chaque procès, on a l'impression que les juges d'instruction font toujours de grandes découvertes et ont tendance à s'abriter derrière des poncifs un peu démagogiques, en faisant état de « bateaux-poubelles » ou de « dégazage », alors que ces expressions ne veulent rien dire. Pour eux, un armateur est une personne qui manipule de l'argent, donc toujours malhonnête. Les juges donnent vraiment l'impression d'être à la remorque des médias. Une telle situation n'est pas satisfaisante.

M. Daniel PAUL : Certains commandants connaissent parfaitement les zones dangereuses de la Manche ou de la Mer du Nord et sont capables de bien conduire leur navire d'un bout à l'autre de la chaîne qui va du large d'Ouessant jusqu'à Rotterdam, y compris les navires les plus complexes. Pour d'autres commandants c'est plus aléatoire. Dans ce cas, êtes-vous favorable à ce que l'Europe impose le recours au pilotage hauturier ?

M. Daniel MARREC : C'est une des solutions qui permettrait de mieux gérer la navigation en Manche et en Mer du Nord. Les bons capitaines ne seraient pas opposés à la mesure. Pourquoi ne pas commencer, en effet, à imposer le pilotage hauturier aux navires réputés les plus à risques ? Ce serait d'ailleurs une occasion d'avoir quelques marins chez nous, ceux qui manquent tant aujourd'hui. Il y a quelque chose à faire dans ce sens. Lorsque nous devons naviguer dans les mers de Chine, il faut avouer qu'avoir un pilote à bord permet de décompresser. J'imagine que c'est la même chose pour un Chinois ou un Coréen qui vient dans le Pas-de-Calais. Le fait d'avoir un Français ou un Anglais comme pilote hauturier permettrait de réduire une partie importante de son stress.

M. Jacques LOISEAU : Pourquoi ne pas proposer une recommandation pour qu'il y ait un pilote hauturier sur les navires d'une certaine importance ou transportant des marchandises dangereuses ? Il faut bien quelques conditions, car on ne peut pas mettre des pilotes sur tous les bateaux, même si cela serait magnifique et ouvrirait de beaux jours pour ce métier. Le critère, ce pourrait être de se demander si le capitaine a navigué en Mer du Nord plusieurs fois dans sa vie, par exemple.

M. Daniel MARREC : Proposer le service d'un pilote hauturier gratuit, payé par l'Etat côtier, est-il cependant réaliste ?

M. le Président : Je ne suis pas sûr que les Anglais apprécieraient !

Messieurs, je vous remercie.

Audition de M. Jacques MANGOLD,
Directeur général de VIGIPOL


(extrait du procès-verbal de la séance du 26 mars 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

M. Mangold est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Mangold prête serment.

M. le Président : Nous accueillons aujourd'hui M. Jacques Mangold, directeur de VIGIPOL, à qui je souhaite la bienvenue.

VIGIPOL est un organisme qui représente de manière officielle les victimes des marées noires. Il regroupe plus de quatre-vingts communes et collectivités territoriales, et existe depuis plus vingt ans, ce qui lui confère une expérience particulièrement riche et intéressante.

Nos questions concerneront sans doute les dispositifs de sanctions de dégazage ou de déballastage, les difficultés liées au remboursement par les fonds POLMAR, ou la pratique générale de l'organisation et les moyens d'action de dépollution à terre. J'ajouterai qu'une délégation de la Commission se rendra à Brest le 10 avril, et pourra rencontrer le maire de Brest, qui est également vice-président de VIGIPOL.

M. Jacques MANGOLD : Je vous remercie de m'avoir accordé quelques instants de votre temps parlementaire pour écouter la déclaration d'un modeste fonctionnaire communal ou intercommunal. Je tiens aussi à vous exprimer le regret d'être ici seul face à vous, car je ne suis qu'un agent administratif alors qu'un syndicat est géré par des élus du littoral qui auraient souhaité m'accompagner mais qui, pour des raisons de santé, n'ont pu donner suite à l'invitation.

Dans un premier temps, je vais vous rappeler l'historique de notre organisation qui est née en 1980, suite au naufrage de l'Amoco Cadiz. Le naufrage a eu lieu en 1978, mais il a fallu attendre deux ans pour que les collectivités s'organisent. VIGIPOL a voulu exprimer le sentiment du « Plus jamais ça » avec l'objectif d'organiser une mobilisation des élus pour parvenir à faire payer les pollueurs et aussi faire retrouver à toute une région la fierté de son environnement.

Cette organisation regroupe quatre-vingt-douze communes du littoral Nord de la Bretagne, de l'est du département des Côtes d'Armor à la ville de Brest au niveau du Finistère. Ces quatre-vingt-douze communes, qui se sont alliées, depuis vingt-cinq ans, ainsi que les départements des Côtes d'Armor et du Finistère, oeuvraient à un objectif commun consistant à obtenir de la société Amoco le remboursement des dommages subis par les populations du littoral.

Cet objectif a justifié l'existence du syndicat pendant douze ans, puis pendant six années supplémentaires de procès annexes, soit au total dix-huit années de lutte pour obtenir dédommagement des préjudices subis. A l'issue de cette période de mobilisation s'est alors posée la question de savoir quelle était l'utilité de ce syndicat puisque son objet primitif avait disparu.

Les élus se sont rencontrés et ont décidé qu'il fallait conserver cette organisation un peu exceptionnelle, qui avait traversé marées, élections et tempêtes, et surtout qui avait scellé les élus dans une structure et une vision de la sécurité maritime qui, jusque là, n'avaient jamais trouver à s'exprimer sur le littoral français.

La volonté était donc de poursuivre le syndicat non seulement pour faire partager cette expérience, mais aussi parce que les problèmes étaient évidents. Les marées noires se succédaient. L'Erika n'avait pas encore donné lieu à l'arrivée de ses premières « boulettes » sur les côtes, mais le syndicat considérait qu'il fallait agir. Il se trouve que, juste à ce moment-là, l'Erika a coulé. Chacun connaît la suite de cette aventure qui est loin d'être terminée.

Le syndicat s'est donc recréé avec deux objectifs essentiels. Le premier a consisté à réfléchir sur la prévention, par tous les moyens, d'éviter ces marées noires. Le deuxième objectif attribué à ce syndicat a été de préparer les élus du littoral à gérer au mieux les pollutions. Pour cela, nous mettons en œuvre un certain nombre d'actions.

Concernant la prévention des pollutions, quand on schématise l'organisation du transport maritime, on constate qu'il faut tenir compte du trafic, d'une part, et des navires, d'autre part. Les citoyens, dans la mesure où ils ne font pas les lois, ne peuvent pas agir par eux-mêmes, que ce soit sur les navires ou sur les trafics. Mais bizarrement, même l'Etat français ne peut faire grand-chose en termes de législation puisque ce sont des conventions internationales qui gèrent ces domaines. En conséquence, on se retrouve d'une certaine manière en porte-à-faux, avec un trafic qui passe près de nos côtes et sur lequel nous ne pouvons pratiquement pas agir.

Vous me direz que ce n'est pas tout à fait exact. Pourtant, c'est bien un peu cela. Ce sont des conventions internationales qui gèrent ce trafic. L'Etat côtier n'a de capacité d'action qu'au travers de ce que lui permettent les conventions internationales, à condition qu'il les ait transposées dans son droit propre.

De plus, chacun sait très bien que les conventions internationales sont signées par plus de 60 Etats dont les intérêts ne sont pas toujours les mêmes. De ce fait, les décisions, législatives et réglementaires, sont toujours négociées de telle façon qu'elles sont relativement peu contraignantes en termes de prévention des pollutions, ce qui est d'ailleurs souvent le cas dans le cadre des conventions internationales.

Le citoyen a donc peu de moyens d'action sur le trafic. Pourtant l'Etat peut, dans ses eaux territoriales, intervenir là où il est de son rôle de mettre en place les moyens matériels et humains nécessaires pour contrôler ce trafic, en tout cas le gérer au mieux. C'est ce qui s'est passé après le naufrage de l'Amoco Cadiz, avec notamment la mise en place du rail d'Ouessant, la création des remorqueurs de haute mer et la création des CROSS. Ces trois éléments très utiles ont été mis en place après une catastrophe. Je crois que chaque catastrophe apporte des éléments d'amélioration.

Ensuite, comment faire pour gérer ce trafic ? En premier lieu, il faudrait que les éléments mis en place soient effectivement opérationnels. On constate qu'ils n'ont pas beaucoup évolué depuis vingt-cinq ans. Les CROSS sont les mêmes qu'il y a vingt-cinq ans. Les personnels ont certainement été professionnalisés, mais les équipements, dont les radars, sont aujourd'hui en fin de vie. Ils étaient certes très performants il y a vingt-cinq ans, mais la question se pose maintenant de leur renouvellement.

En ce qui concerne les interventions en mer, en matière de navires ou d'avions de reconnaissance, nous sommes restés sur les bases d'il y a plusieurs dizaines d'années. Il y a donc lieu de se poser la question de la modernisation de ces équipements qui ont fait leurs preuves, mais qu'il est temps de renouveler.

Les remorqueurs de haute mer ont également fait et font encore la preuve, tous les ans, de leur efficacité puisqu'ils évitent plus de dix marées noires par an. Il y a donc lieu de s'interroger si les remorqueurs d'il y a vingt-cinq ans, notamment l'Abeille-Flandre, sont encore aujourd'hui complètement aptes à affronter des conditions de mer qui sont toujours difficiles, lors de tempêtes. Sans compter que les circonstances accidentelles sont certainement plus difficiles qu'il y a vingt-cinq, la nature des navires ayant évolué.

En résumé, trois interrogations doivent être relevées en ce qui concerne les acteurs maritimes :

- le trafic : une interrogation non pas sur les moyens existants, mais sur la manière de les pérenniser ;

- le navire : en l'occurrence, un problème se pose à une échelle beaucoup plus large que celle de la France. Il s'agit du vieillissement mondial de la flotte. La moyenne d'âge des navires a considérablement augmenté, puisqu'elle est passée de quinze à vingt ans. Le constat est que plus ces navires vieillissent, plus ils ont des difficultés d'entretien et plus les risques d'accident sont grands. J'en veux pour preuve que, sur les soixante-douze accidents des sept ou huit dernières années ayant entraîné une pollution par marée noire, plus de cinquante navires avaient dix-neuf ans d'âge, voire plus.

Sans faire une corrélation systématique entre l'âge d'un bateau et la survenance de l'accident, on ne peut que constater qu'il y a une « tendance à ». Je pense que c'est à nous, citoyens, de demander à nos élus, nationaux ou européens, de mettre en place un système qui contraigne au renouvellement de la flotte.

J'ouvrirai une parenthèse sur le cas des double-coques. Cette mesure, décidée au niveau européen mais pas encore traduite dans les droits nationaux, en dehors de certains aspects techniques sur lequel il y aurait à discuter, est intéressante, car elle obligera les armateurs à créer de nouveaux bateaux. Cela entraînera un rajeunissement de la flotte. Toutefois, si ce rajeunissement de la flotte est réel à court terme, personne ne sait ce que donneront ces bateaux à moyen ou long terme. A cet égard, il est impératif de concilier le court terme, et les moyen et long termes. Mais c'est aux décideurs politiques uniquement que revient cette responsabilité. C'est en tout cas l'avis du citoyen du littoral que je suis.

Ces bateaux doivent faire l'objet de contrôles. Actuellement, le contrôle est organisé par l'Etat du port. Il s'agit là d'un élément intéressant, car l'Etat peut bloquer un navire dans le port s'il l'estime dangereux. Ce contrôle est également réalisé par d'autres organisations, telles que les sociétés de classification, dont le rôle consiste aussi à délivrer les certificats de navigabilité. Il y a là un certain nombre d'opérateurs qui sont peu ou pas contrôlés, mais qui prennent des décisions permettant à un bateau de naviguer.

Quand on est peu familier avec le système et que l'on n'a pas contrôlé soi-même un bateau, on peut s'interroger sur la réalité du contrôle effectué, s'il est efficace ou non. Dans le cas du naufrage de l'Erika comme de celui du Prestige, certaines failles ont pu être constatées. D'où l'importance de ces sociétés de certification et de classification qui rendent plus difficile la surveillance réelle par des Etats du niveau de sécurité des navires.

Au-delà du problème des sociétés de classification et de surveillance, il y a également celui des entreprises de fret qui ont mis en place leurs propres structures ou sociétés de veting, lesquelles font un contrôle des navires et proposent des listes de navires dont la qualité paraît acceptable.

Il est intéressant pour le citoyen de savoir cela, parce qu'on ne peut plus alors dire que l'affréteur est totalement coupé de l'armateur. Au niveau judiciaire, on peut faire remarquer à la société que c'est elle qui, en prenant une société de veting ou en organisant son propre veting, a créé un lien entre elle et l'armateur. C'est un élément important à prendre en considération car aujourd'hui, seul l'armateur est responsable. Cela peut éventuellement même créer un lien juridique permettant d'atteindre l'affréteur.

En dernier lieu, il y a le contrôle de l'Etat du port dont on connaît les chiffres : 13% avant l'Erika, 9% après l'Erika, 9% à comparer à une norme moyenne de 25%. On note qu'il y a eu manifestement un dysfonctionnement entre la volonté des élus et la réalité des contrôles. Toutefois évoquer les contrôles en termes quantitatifs, c'est une chose, en termes qualitatifs, c'en est une autre.

Je me suis personnellement intéressé à ces contrôles. J'ai rencontré ces inspecteurs et j'ai été surpris de la manière dont ils contrôlaient les navires. Chacun avait sa propre technique pour effectuer son contrôle, les uns contrôlant tel ou tel tuyau, les autres allant dans les cuisines ou les toilettes pour décliner l'aspect entretien du bateau. J'ai trouvé surprenant qu'ils ne suivent aucun protocole particulier, régulier et précis sur ces différents points de contrôle.

Cela ne retire rien aux contrôles empiriques effectués par ces personnels qui ont certainement leur intérêt, mais comment faire pour que ces contrôles puissent être les mêmes d'un port à un autre, d'un inspecteur à un autre, voire d'un pays à un autre ? Il n'y a pas de règles pour contrôler les navires. Par exemple, pour juger de l'épaisseur de la rouille, le contrôleur prend son petit marteau, frappe et fait une estimation. Cela me paraît un peu anachronique. Aujourd'hui, nous avons des instruments physiques capables de déterminer au micron près l'épaisseur de n'importe quelle cloison. Il conviendrait que les inspecteurs suivent un protocole précis de visite et disposent des instruments pour le faire. Je ne suis pas sûr qu'il sera mieux fait, mais au moins il sera le même partout. Voilà pour ce qui concerne les navires et le trafic.

VIGIPOL a pour objectif de travailler sur ces deux aspects en posant parfois des questions au Gouvernement, par l'intermédiaire de nos parlementaires. Nous essayons d'attirer leur attention sur certains points, pour mieux comprendre les choses et pour faire avancer globalement le système de la sécurité maritime.

Par ailleurs, il nous faut passer au-delà du niveau national parce qu'il est bloqué par les contraintes que sont les conventions internationales signées par l'Etat. Aujourd'hui, il nous semble qu'il existe une opportunité très intéressante d'action au niveau de l'Union européenne. En effet, l'Union européenne est une entité suffisante pour, à notre sens, permettre de mettre en place une politique européenne autonome de sécurité maritime qui puisse bousculer les conventions internationales.

L'Union européenne n'a jamais signé de convention internationale au niveau des réglementations maritimes. Il y a donc possibilité pour l'Europe communautaire de se forger sa propre sécurité. A ce niveau, cela permettrait aux Etats de se dédouaner de ce qu'ils ont signé, puisque l'Europe exercerait alors cette compétence, de sorte que les Etats seraient dégagés de leurs responsabilités conventionnelles.

Cela permettrait de revoir les textes internationaux, d'aller un peu plus loin dans ce que souhaite chacun des Etats concernés et pourquoi pas, parvenir à une politique plus contraignante en matière de sécurité maritime, qui prenne en compte la préservation de notre littoral. C'est là un sujet d'autant plus important que, si la Grèce est déjà aujourd'hui un Etat membre, Malte et Chypre frappent à la porte de l'Union. Quand on connaît l'état de la flotte de ces deux pays, il apparaît essentiel d'édicter un certain nombre de règles au niveau communautaire.

La première proposition consisterait à agir au niveau européen ou international pour créer une politique de sécurité autonome.

Par ailleurs, nous savons que les Etats ne peuvent pas tout faire. Les élus même européens n'ont eux-mêmes pas les coudées suffisamment franches. C'est pourquoi VIGIPOL propose, pour appuyer cette politique, la création d'une fédération des élus du littoral, non pas dans le but de concurrencer quelque fédération ou association qui existerait aujourd'hui, mais pour regrouper des victimes potentielles de marées noires ou d'accidents maritimes au niveau européen.

Nous avons commencé cette démarche avec l'Aquitaine et la Galice. La région Méditerranée s'y intéresse et s'est informée de la manière dont fonctionnait notre syndicat. Le nord de la France devrait également s'y intéresser, notamment au vu des accidents qui s'y produisent effectivement, et de ceux qui pourraient s'y produire.

Nous entretenons également, au niveau international, des contacts avec l'Alaska, avec qui nous avions eu une coopération approfondie au moment du naufrage de l'Exxon Valdez, qui a constitué un exemple de base pour nous.

Les populations du littoral demandent aujourd'hui la préservation de leur lieu et de leur mode vie, alors que le commerce maritime est uniquement fondé sur la rentabilité, sans aucune prise en considération des populations du littoral. C'est un peu ce grand écart que nous cherchons à réduire au niveau des Etats en essayant de trouver de nouveaux leviers.

L'objectif que je viens de vous exposer portait sur la prévention. Le second volet important de notre action est la préparation des élus locaux à une meilleure gestion de la pollution de leur littoral. Pour cela, nous développons des actions d'information, de communication, nous réalisons des études qui permettront de mieux appréhender la responsabilité des élus. Nous prévoyons notamment une étude sur l'élaboration, l'application et l'évaluation des plans POLMAR, pour établir la façon dont les collectivités locales peuvent être impliquées dans ces plans.

En effet, aujourd'hui ces plans POLMAR sont plaqués sur les collectivités locales. Ce sont des techniciens qui les préparent, et l'élu concerné se retrouve dans la mécanique du plan POLMAR sans bien en connaître le fonctionnement, ni savoir ce qu'il doit faire par la suite.

A cet égard, il conviendrait de prévoir une direction conjointe de ce plan POLMAR entre les techniciens, et les élus qui sont en prise directe avec la population. Lors du déclenchement d'un plan POLMAR, le préfet va certes faire un certain nombre d'opérations de communication, mais le citoyen lambda s'adressera néanmoins à son maire pour obtenir des informations. Si le maire n'a pas les mêmes informations que le préfet ou a une autre vision des choses, on arrive à une cacophonie. C'est ce qui s'est passé pour l'Erika, un peu moins pour le Prestige en raison d'une évolution positive de cette coordination, mais je suis persuadé qu'il y a là matière à travailler sérieusement.

M. le Président : Tout d'abord, je voudrais vous remercier car la réalité du terrain est importante pour nous, pour la qualité de notre information. L'expérience amène souvent la compétence, et conduit tout du moins aux bonnes directions à prendre pour que les compétences se mettent en place.

Ma première question concerne le remboursement des dommages. Quelle est votre appréciation globale quant à l'efficacité du dispositif de remboursement des dommages à son niveau national, -le fonds POLMAR-, ou international, -le fonds FIPOL ? Sur quels points, y compris matériel et concret -complexité des dossiers à remplir, délais, périmètres, proportions des dommages remboursés, organisations des circuits- suggéreriez-vous des améliorations ?

M. Jacques MANGOLD : Concernant la question sur le financement des plans POLMAR, je n'y répondrai pas directement, je préfère laisser les élus du syndicat y répondre.

L'intérêt que les collectivités ont aujourd'hui au déclenchement d'un plan POLMAR tient à ce que la plupart des frais sont alors pris en charge par l'Etat, ce qui libère les collectivités d'un préjudice particulier pour recouvrer la qualité de leur littoral. Toutefois, il me semble qu'en bonne technique d'élus du littoral, il conviendrait de faire en sorte que l'Etat prenne à sa charge la totalité des moyens humains et matériels qui peuvent être mobilisés sur le littoral. Sinon, c'est la commune qui se retrouve lésée puisque l'Etat ne prendra pas à sa charge ce que la commune aura décidé elle-même.

C'est un peu le conseil que j'ai donné aux collectivités d'Aquitaine. Mais il est souhaitable également, dans ce cas présent, que la solidarité nationale soit la plus forte et ne laisse pas des communes, qui ont subi un préjudice, en subir un deuxième, cette fois financier, pour nettoyer leur sol. Certes, un maire est responsable de la propreté de son littoral, mais si c'est un tiers qui le pollue alors qu'il revient au maire d'en financer le nettoyage, il y a une double pénalisation.

M. Jean-Pierre DUFAU : Le plan POLMAR est décidé par les pouvoirs publics. C'est une donnée importante du problème puisque qu'ensuite les communes sont mises à contribution pour partie pour l'exécution. Nous arrivons à la situation paradoxale dans laquelle les communes n'ont pas la liberté de prendre d'initiatives, mais où elles doivent demander, en revanche, aux autorités préfectorales si des dépenses engagées sont éligibles ou pas. Les communes sont confrontées à une situation de subordination qui n'est pas facile à vivre. Soit les communes sont partenaires à part entière et partie prenante du plan POLMAR, soit elles sont exclues. Mais on ne peut pas avoir une situation trop ambiguë.

Pour autant, en Aquitaine, je peux affirmer que, de ce point de vue, cela s'est globalement bien passé. Après les trois semaines habituelles où les dossiers ont traîné en raison de consignes administratives tatillonnes, les choses ont ensuite été examinées avec plus de hauteur et sont rentrées dans l'ordre. Mais il y a eu trois semaines d'hésitation.

Le deuxième point important, du point de vue de la règle, relève d'une certaine absurdité. Si la commune fait appel à des personnels extérieurs ou à des entreprises, ils sont pris en compte financièrement. Si elle fait appel au personnel communal, c'est à la charge de la commune. C'est un paradoxe qu'il faudrait traiter intelligemment. En effet, aujourd'hui, les communes qui ont envoyé du personnel communal pour intervenir sont pénalisées par rapport à celles qui ont indiqué ne pas avoir de personnel à envoyer. Cette situation absurde doit être réglée de manière définitive.

Autre exemple pour vous montrer à quel point la position de l'administration est étonnante : si vous envoyez du personnel pendant son temps de travail, son coût n'est pas remboursé. Si vous l'envoyez en heures supplémentaires, ces heures sont remboursées. Cette logique administrative n'est pas opérationnelle sur le terrain et conduit à des situations incompréhensibles.

Quel que soit le mode opératoire de dépollution et de travail choisis par les communes, que ce soient des entreprises extérieures, des intervenants marins ou des personnels communaux en régie, cela doit être pris en compte et être financé de la même manière et sur les mêmes crédits. Sinon, nous arrivons au paradoxe que quand la commune affecte au plan POLMAR, pendant un mois ou deux, des membres de son propre personnel qui ne sont pas pris en charge financièrement au titre du plan POLMAR, la même commune doit embaucher des personnels contractuels pour effectuer le travail que ses propres personnels communaux ne font plus, personnels contractuels qui n'ont plus rien à voir avec le plan POLMAR. C'est là une situation complètement aberrante.

Autre problème auquel nous nous sommes heurtés : tout ce qui relève du fonctionnement entre dans le plan POLMAR, tout ce qui a un caractère d'équipement ou d'investissement en est exclus. Ainsi, paradoxalement de nouveau, une commune peut passer des marchés de prestations courantes pour des millions d'euros avec des entreprises privées, et, dans ce cas, c'est pris en compte. Mais si elle achète des cribleuses qui lui permettront de nettoyer tous les jours les plages, même après la levée du plan POLMAR car la pollution continuera d'arriver, ces cribleuses sont considérées comme de l'équipement, et ne rentrent plus dans le plan POLMAR !

Si vous avez des propositions à nous faire pour améliorer les règles actuellement en vigueur, j'y serai très attentif. Pour votre information, je suis un élu d'Aquitaine, plus précisément des Landes.

M. le Rapporteur : Je suis du même avis que mon collègue qui vient de s'exprimer. M. le directeur, j'ai bien entendu votre appel à la solidarité nationale, mais elle ne devrait, à mon sens, s'exercer qu'après l'intervention du fonds FIPOL qui, au moins pour les hydrocarbures, a le mérite d'exister.

En l'espèce, la ville du Croisic a une facture aujourd'hui de 300 000 euros déposée au FIPOL, dont les deux tiers représentent des frais de personnel. Le litige porte sur ce point. En effet, de nombreuses communes de Loire-Atlantique, qui par solidarité nous avaient envoyé du personnel, se sont fait rembourser ces frais de personnel. En revanche, en ce qui concerne les employés communaux du Croisic qui sont intervenus, il nous a été répondu que, de toute façon, nous les aurions payés.

C'est là que doit intervenir la puissance de discussion d'un gouvernement vis-à-vis du FIPOL. En effet, ce sont des règles internes au FIPOL qui aujourd'hui font écueil à ce remboursement. Je suis de ceux qui considèrent que la solidarité nationale doit certes s'exercer, mais une fois l'enveloppe de remboursement du FIPOL consommée. Ce sera le cas pour le Prestige, mais pas pour l'Erika puisque le fonds n'a pas atteint son plafond, -il est vrai que nous n'avions pas non plus tout inclus, notamment les dépenses de personnel.

M. Michel DELEBARRE : Je ferai totalement chorus avec mes collègues car, dans les phénomènes qui se sont passés sur les rivages de la mer du Nord, nous avons été confrontés aux mêmes problèmes. Je ne dirai pas que l'expérience paye, car c'est exactement le contraire qui s'est passé.

Quand vous mettez du personnel des collectivités territoriales à disposition, c'est « pour votre poche » et quand vous dites que vous n'avez pas de personnel disponible et qu'il faut faire appel à des entreprises, le préfet a les capacités de payer les contrats avec les entreprises. Or quelle que soit la manière dont nous intervenons, nos populations ne comprendraient pas que le premier réflexe ne soit pas celui de faire appel à du personnel des collectivités territoriales.

C'est pourquoi je suis favorable à toute recommandation ou disposition qui stipulera que les collectivités qui mettent du personnel à disposition doivent être remboursées au premier franc, de la même manière que le sont des entreprises avec lesquelles seraient passés des marchés. D'autant que nos personnels étant rémunérés sur la base de grilles de rémunération totalement publiques, le mécanisme de remboursement est beaucoup plus simple qu'avec des sociétés privées pour lesquelles il faut avoir organisé au préalable un appel d'offres.

Ma commune se trouve sur un territoire de communauté urbaine. J'ai fait passer au sous-préfet un tableau lui indiquant le concours possible de notre personnel en cas de survenue d'une pollution, c'est-à-dire que nous avons défini le niveau de notre concours « de base », en indiquant au sous-préfet que s'il considère qu'il lui faut plus de personnels, c'est à lui qu'il reviendra de lancer immédiatement des appels d'offres auprès des entreprises. En effet, les communes ont préféré fixer au préalable un plafond de leur concours, car si elles font beaucoup plus, elles ne seront pas remboursées du supplément.

Je voudrais maintenant intervenir sur le plan POLMAR lui-même. J'ai eu affaire à des interlocuteurs de l'Etat qui se sont bien débrouillés puisque nous avons pu bénéficier des capacités de financement du plan POLMAR, en termes de matériels, sans déclenchement du plan POLMAR.

Ce non-déclenchement s'est avéré pour nous tout à fait efficace. En effet, le déclenchement d'un plan POLMAR a un effet psychologique négatif sur la population, notamment pour des communes du littoral ou des stations à vocation touristique. Il est difficile d'éviter cet effet. Lorsque la population, en regardant la télévision le soir, apprend que sur telle plage du Sud-Ouest ou de Bretagne, a été déclenché un plan POLMAR, aussitôt, elle l'assimile à la pollution et au fait que ce n'est plus un lieu d'accueil possible avant un certain temps. Ainsi, pour bénéficier d'un concours opérationnel et financier utile, on crée une forme de préjudice économique à terme, en stigmatisant un territoire.

M. Jacques MANGOLD : J'interviendrai pour compléter ce qui vient d'être dit. Le déclenchement du plan POLMAR est un bien pour les collectivités en termes financiers, même si je conçois que c'est une difficulté à gérer en termes politiques, touristiques ou en termes de politique d'image de la région. Toutefois, il existe des cas, tels que les dégazages, où le plan POLMAR n'est pas déclenché et où les collectivités sont néanmoins astreintes à nettoyer leurs plages. C'est au maire qu'il revient de faire ce qu'il peut avec les moyens dont il dispose, et ceci à sa charge. Il y a là un vide à combler.

Sur l'aspect solidarité nationale, certes l'Etat, quand il y a préjudice, doit essayer de l'aplanir pour que l'ensemble de sa population soit traité de la même façon. Bien entendu, dans le cas que vous évoquiez, M. le Rapporteur, le FIPOL est effectivement un organisme de financement dont l'objectif est de permettre un dédommagement normal des victimes. Mais toutes les personnes qui ont été confrontées au FIPOL savent que cet organisme est largement au-dessus des Etats, et a ses propres experts, qui décident seuls. Lorsque vous présentez un dossier, ce sont les experts du FIPOL qui vont le juger. Vous avez peu de moyens de recours.

Ensuite, cet organisme plafonne les dédommagements, ce qui signifie qu'il induit, d'une certaine manière, un droit à polluer supplémentaire pour les acteurs du transport maritime puisqu'ils savent que, de toute façon, ils n'auront à rembourser qu'à hauteur d'un certain plafond.

Autre élément à prendre en compte : le FIPOL fixe un certain nombre de règles selon lesquelles certains dommages ne sont pas pris en considération. Vous devez fournir des factures comme pour toute assurance, mais parfois il n'est pas possible d'en avoir. Comment montrer que le touriste qui venait ramasser des bigorneaux ou des étrilles sur une plage ne viendra pas dans votre région ? Vous n'avez pas de facture ou de moyen de prouver ce type de dommage. Vous aurez des moyens a posteriori par des baisses de fréquentation, etc. Dans notre département, des personnes, dans un rayon de 50 kilomètres, viennent faire des dépenses sur la côte, par exemple pour leur séjour dans les hôtelleries. Mais nous ne disposons pas de facture pour prouver que ces gens-là ne viennent plus parce que la plage a été polluée.

Un grand nombre de dommages ne sont pas pris en compte, notamment le dommage écologique, d'une manière générale. Comment évaluer la restauration de telle flore ou de telle faune maritimes ? Ce n'est pas facile, d'autant plus qu'à ma grande surprise, depuis l'Amoco Cadiz, aucun inventaire précis du littoral n'a été effectué, ce qui fait que l'on ne sait pas de quel point on part.

Depuis l'Erika, un certain nombre de réseaux de surveillance ont été mis en place, mais je m'interroge sur leurs conditions réelles de fonctionnement et sur leurs modalités de financement. De toute façon, il n'y a pas suffisamment de recul pour estimer si cette action a porté ses fruits ou pas. Mais aujourd'hui, devant le FIPOL, on ne peut pas évoquer un point zéro pour montrer que notre littoral était dans un état donné à cette époque et qu'aujourd'hui il a subi une dépréciation évaluable. Cela n'existe pas, en tout cas pas en Bretagne.

Par ailleurs, le FIPOL ne dédommage qu'a posteriori alors que, pendant ce temps, les communes doivent financer un certain nombre de services. Elles n'ont alors pas d'autre choix que, soit utiliser leurs fonds propres, soit faire appel à des avances de l'Etat, sinon elles ne peuvent pas suivre, car elles n'ont pas la trésorerie suffisante pour régler les factures. Lors de petites marées noires, cela peut se comprendre, mais lors de grandes marées noires comme celle résultant du naufrage du Prestige en Galice, je suis persuadé que les communes ne pourront pas y répondre.

Au moment du naufrage de l'Amoco Cadiz, alors que le FIPOL n'existait pas encore, notre syndicat avait proposé de créer un fonds qui permette d'indemniser rapidement les victimes. Le FIPOL n'est entré en application qu'en 1982 avec le naufrage du Tanio. Ce fut la première fois où le FIPOL fut actionné, même s'il était déjà créé.

L'intérêt du FIPOL réside dans le fait qu'il puisse débloquer des fonds immédiatement, mais s'il faut attendre six ou sept ans, voire huit, il ne répond plus alors à la demande qui étaient celle des victimes de l'époque. De plus, le FIPOL étant plafonné, quand il s'agit de marée noire de type de celle du Prestige, un peu moins celle de l'Erika, son montant est totalement inadapté.

Dans le cas de l'Erika, environ la moitié du montant du fonds a été réclamée par les collectivités, du moins pour la partie reconnue recevable par le FIPOL et qui sera effectivement dédommagée. Du coup, les sociétés comme Total, ou même l'Etat, peuvent produire leurs factures, ce qui est tout à fait normal. Je vous rappelle que le FIPOL n'établit aucune priorité en matière de factures. N'importe quel hôtelier sera alors au même niveau que l'Etat français ou la société Total. Or, quand on sait que les factures de l'Etat français et de la société Total dépasseront largement le plafond, cela signifie qu'au prorata, les collectivités qui avaient déposé des dossiers seront dédommagés de peut-être 80 ou 90% de leur demande, au lieu de 100%. C'est un système un peu pernicieux.

M. le Président : Ma deuxième série de questions concerne la prévention des dégazages et déballastages sauvages. Les travaux que vous avez conduits ont-ils montré que les équipements portuaires étaient suffisants pour recevoir et traiter les résidus de dégazage et de déballastage ? Avez-vous constaté de grosses disparités de tarifs entre les ports européens ? Certains ont proposé d'inclure dans la taxe portuaire les frais de dégazages et de déballastage. Savez-vous si un chiffrage a été réalisé pour évaluer le renchérissement des services portuaires que cette mesure entraînerait ?

M. Jacques MANGOLD : Il est extrêmement difficile d'obtenir des chiffres précis. Nous entrons dans le secret des affaires et il n'est pas toujours facile d'aller demander aux sociétés les tarifs qu'elles appliquent pour tel ou tel service. Il y a un aspect de concurrence qui fait qu'il n'est pas facile d'obtenir des informations chiffrées.

La question des déballages et des dégazages mériterait un long débat, ne serait-ce que pour les resituer dans le contexte maritime. Ce qui est certain, c'est qu'ils existent et qu'ils coûtent peu cher dans un port. Ce n'est pas cela qui ferait perdre du bénéfice aux opérateurs du trafic maritime. De toute façon, ils le répercuteraient ensuite dans leurs coûts, de telle façon que leur bénéfice serait le même à l'arrivée.

En revanche, cela peut créer une distorsion entre les ports équipés et ceux qui ne le sont pas. S'il y a obligation de dégazer dans les ports, il faut alors doter les ports des équipements nécessaires, ce qui n'est pas aujourd'hui le cas pour tous les ports. Il y a donc lieu de s'intéresser aux équipements portuaires sur l'ensemble de la façade maritime de la France.

Au niveau européen, certains ports sont équipés, d'autres moins. Les ports pratiquent des tarifs différents, mais il ne faut pas raisonner qu'à l'échelle européenne. En effet, en Afrique par exemple, ces résidus ne sont pas traités comme en France, mais sont utilisés. Ils sont achetés par les Africains qui les transforment pour ensuite obtenir de nouveaux produits. Il existe un véritable commerce à partir de ces produits.

Au-delà, la première question que l'on peut se poser, en matière de déballastage et de dégazage, est la raison pour laquelle les navires polluent. Cela vient du fait que, avec leurs très gros moteurs, ils éliminent les résidus de raffinerie en les utilisant comme carburant. Si les navires utilisaient un carburant plus propre, il y aurait beaucoup moins de déchets. Nous devons accepter le fait que ces navires existent et utilisent ces sous-produits pour se propulser. Tant mieux s'ils arrivent à recycler des déchets de ce type, mais les opérateurs du transport maritime devraient comprendre que cette valorisation d'un sous-produit en énergie doit être financièrement compensée par une taxe, ou du moins un dédommagement à l'égard des habitants du littoral qui ont régulièrement à subir leurs pollutions.

M. Christophe MASSE : Sur la façade méditerranéenne, nous n'avons pas eu de gros problèmes de marée noire, mais plutôt de fréquents problèmes de dégazage et de déballastage. Les ports français ont-ils un grand retard dans la création de ces stations de dégazage et de déballastage ? Existe-t-il de grandes différences de tarifs pour l'utilisation de ces mêmes stations ?

M. Michel DELEBARRE : Sur le même thème, je voudrais apporter un complément de réflexion. A mes yeux, ce n'est pas forcément le coût du déballastage dans le port qui constitue un problème. Ce qui coûte dans le trafic maritime, c'est l'immobilisation du bateau dans le port. L'avantage procuré par le déballastage en mer, c'est la non immobilisation du bateau dans le port. Ce n'est donc pas seulement le coût du déballastage, c'est l'ensemble du coût que représente ce que certains armateurs ou chargeurs considèrent comme une perte de temps, donc un coût inutile, alors que c'est si simple de déballaster en mer. J'ai entendu dire que la marée noire provoquée par le naufrage du Prestige représente un vingtième des déballastages annuels effectués en Méditerranée.

M. Jacques MANGOLD : J'ajouterai une précision. Je me suis aussi posé cette question du temps nécessaire au déballastage dans les ports. Nous savons très bien que plus un équipement est utilisé, plus il est rentable. Dans le cas des opérateurs maritimes, l'équipement en question doit être en permanence en mer.

Il m'a été précisé que, sur certains ports, il existait des équipements fixes près desquels le bateau devait se rendre pour dégazer. Cela peut éventuellement entraîner une perte de temps. En revanche, d'autres techniques, de plus en plus mises en oeuvre, utilisent des camions de transport d'hydrocarbure classique. Ces camions, qui se postent près du bateau, lui permettent d'y déballaster directement. Cette opération ne gêne pas l'autre opération qui se fait en même temps, à savoir charger et décharger les cales. Il n'y a quasiment de perte de temps avec cette technique.

M. Michel DELEBARRE : Dans un port, pour un bateau, tout est une stratégie de queue leu leu. Si un navire est déjà en cours de dégazage, les autres devront prendre leur rang dans la file. La perte de temps a quand même un effet important.

M. Jacques MANGOLD : Vous avez certainement raison, je n'ai pas d'avis particulier en la matière. Concernant les problèmes de distorsions de tarifs, on rentre là dans la stratégie d'entreprise et la stratégie portuaire. Je ne suis qu'un simple citoyen, mais vous, en tant que Commission d'enquête, vous pourrez certainement obtenir des informations chiffrées.

Maintenant, savoir si les équipements sont suffisants dans les ports français, cela reste à déterminer, c'est en fonction du trafic. Ce serait suffisant s'il n'y avait plus de déballastages en mer. Or des navires continuent à déballaster. C'est donc que l'équipement global n'est pas suffisant.

Je voudrais rajouter qu'en tant que syndicat, nous allons en justice, car la justice nous permet de faire reconnaître les droits des populations du littoral quand il y a un dégazage. A ce titre, nous avons mené un ou deux procès que nous avons gagnés. C'était la première fois que des riverains allaient en justice contre des bateaux au motif de dégazage. Notre syndicat participe ainsi à la dissuasion générale de ces dégazages et continuera dans cette voie.

M. le Président : Faites-vous état de dégazages reconnus ?

M. Jacques MANGOLD : Ce sont des dégazages qui ont été reconnus, certifiés. Les bateaux ont été pris sur le fait. Lorsque l'affaire a été classiquement portée devant la justice française, nous sommes intervenus en tant que partie civile pour demander des dédommagements.

Nous avons un argumentaire pour faire valoir notre préjudice. Mais aujourd'hui, compte tenu des équipements dont dispose la France pour reconnaître ces dégazages et obtenir les preuves nécessaires pour acter devant les tribunaux, nous sommes coincés. Chacun sait très bien que cela représente peu de choses par rapport à la totalité des dégazages. Mais c'est notre option, et tant que nous pourrons la mettre en oeuvre, nous le ferons.

Toutefois, un problème se pose à nous : une fois les preuves matérielles recueillies et transmises au ministère de la Justice, nous n'avons plus accès à l'information. VIGIPOL n'est pas informée que tel ou tel navire a été pris en flagrant délit de dégazage, à tel moment, etc. Par conséquent, nous ne pouvons pas agir auprès du tribunal. Si nous avions cette information claire selon laquelle tel navire a été pris à dégazer à tel endroit et que son dossier est transmis à un tribunal donné, nous pourrions faire le nécessaire auprès du tribunal en question pour nous porter partie civile.

Comme nous n'avons pas cette information, c'est seulement par des contacts informels que nous arrivons à savoir qu'un jugement va être rendu à telle date, auquel cas le syndicat se porte partie civile. Il y a une opacité dans le fonctionnement qui nous empêche d'agir efficacement en justice.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous expliquer quelles sont les principales difficultés pour prouver un dégazage illicite ? S'agissant des preuves, des photos aériennes sont-elles probantes au niveau de la justice ? Comment peut-on lutter contre les dégazages nocturnes ? Pensez-vous qu'un contrôle systématique du registre des hydrocarbures, lors des contrôles de l'Etat au port, aurait un effet dissuasif ?

En ce qui concerne la justice, vous proposez, pour rendre l'action publique plus efficace, deux mesures systématiques : la citation de l'armateur et le dépôt d'une caution. Pouvez-vous nous indiquer si la demande de garantie financière, dans le cas de présomption de dégazage illicite, est aujourd'hui fréquente ? Comment peut-on prouver l'implication de l'armateur dans le dégazage illicite ? Comment sont aujourd'hui évalués les dommages en environnement ? Cette évaluation repose-t-elle uniquement sur l'action des associations environnementales ou des collectivités locales qui se portent partie civile ? Comment peut-on améliorer la participation des victimes dans les procès contre les dégazages ? L'échelle des sanctions vous parait-elle correcte ? Les armateurs et capitaines peuvent-ils s'assurer contre ce type de sanction ?

M. Jacques MANGOLD : Toutes vos questions sont aussi intéressantes les unes que les autres. Mais vos premières questions posent le problème de l'équipement pour le contrôle.

M. le Rapporteur : Une comparaison peut être faite avec les moyens mis en œuvre pour le contrôle des bâtiments de pêche. Souvent les pêcheurs nous disent qu'ils sont contrôlés par satellite, notamment pour vérifier le respect des quotas. Tant en termes de sécurité que de contrôle, au port et en mer, des moyens technologiques se mettent en place. Mais il est vrai que, inversement, les pêcheurs ont un sentiment d'impuissance par rapport aux contrôles des dégazages en mer effectués par la marine marchande.

M. Jacques MANGOLD : Concernant les dégazages, il faut des preuves matérielles claires, reconnues par les tribunaux. Ces preuves ne peuvent être aujourd'hui données qu'en prenant le fautif sur le fait. Pour ce faire, il faut pratiquement être à bord ou au-dessus de lui. La seule solution, ce sont donc les avions. Or, selon nos informations, il n'y a en France que deux avions équipés du matériel nécessaire pour obtenir des preuves flagrantes du délit. Il y a donc, à notre sens, une faiblesse de couverture de contrôle des navires, d'autant plus qu'un de ces avions est basé à Mérignac, l'autre en Méditerranée. Les navires qui passent dans la Manche sont contrôlés par un de ces avions, qui vient faire le plein à Morlaix en Bretagne pour repartir en mer du Nord réaliser ces contrôles. Manifestement, nous manquons de moyens à ce niveau.

De plus, les personnels doivent suivre une formation à la technique photographique qui leur permet de prendre en flagrant délit des bateaux. Toute cette technique d'apprentissage, de prise de photos, de localisation du bateau, etc. demande une formation des personnels. A ce titre, tous les ans, des formations de photographie sont mises en place au CEDRE pour les personnels des Douanes. En effet, devant la justice, les photos font foi, mais à condition qu'elles représentent exactement la pollution, que le capitaine ne puisse pas se disculper en disant que c'est un effet d'irisation ou une pollution qui vient d'un autre navire. Il y a des angles de prises de vue à respecter par l'opérateur photo, pour parvenir à rendre ces preuves légales.

En ce qui concerne la photographie nocturne, les tribunaux l'acceptent, mais il me semble qu'un seul avion est équipé d'un tel appareillage. Cela laisse donc beaucoup de chance aux contrevenants.

M. le Président : Que pensez-vous du marquage ?

M. Jacques MANGOLD : Le marquage des navires serait plus simple à gérer et plus efficace s'il y avait un contrôle systématique dans les ports, cela apporterait une solution au problème. On saurait ainsi si le navire a quitté le port avec des cuves de dégazage vides, donc traitées. Néanmoins, on sait calculer la quantité de déchets produits par un navire selon la taille du moteur et le temps de fonctionnement.

M. Jean-Pierre DUFAU : C'est une tâche incommensurable, notamment par le survol, de détecter les navires en faute. En revanche, pourrait-on imaginer un système de « mouchard », comme pour les camions, qui se mettrait automatiquement en alerte lorsque les navires effectueraient des opérations illicites ?

M. Jacques MANGOLD : Je pense que c'est une bonne décision d'avoir ce système de mouchard. J'y ajouterais toutefois un petit bémol : les marins et officiers mécaniciens auprès desquels je me suis renseigné m'ont indiqué que l'on trouvera toujours un système pour contourner le « mouchard » et parvenir à faire les déversements. Cela étant, le principe du « mouchard » reste malgré tout intéressant.

En ce qui concerne les deux mesures systématiques que nous préconisons -citation de l'armateur et dépôt d'une caution-, il ne s'agit pas de condamner le seul capitaine à payer une amende ou un dédommagement aux demandeurs. Encore faut-il que ce capitaine soit solvable ! Or nous savons très bien aujourd'hui dans le trafic maritime que les capitaines en question sont généralement insolvables. Il est donc manifestement difficile d'attendre un juste retour financier de ce type de poursuite judiciaire.

En revanche, le tribunal a le droit de citer l'armateur en même temps que le commandant. En principe, on peut imaginer que l'armateur a un peu d'argent, ne serait-ce qu'à travers le le bateau ou sa société. Cela permettrait de récupérer un tant soit peu quelque chose. Qui plus est, si le bateau a subi un blocage dans un port, suite à une décision de justice parce qu'il a été pris en flagrant délit avant de venir au port où il a été bloqué, on peut l'obliger à laisser une caution. Certes c'est l'Etat qui récupère la caution puisque c'est lui qui bloque le navire. Mais il n'est pas impossible de croire à une certaine générosité de l'Etat qui laisserait aux collectivités une partie des fonds déposés.

M. le Président : Cette dernière affirmation est un voeu pieux.

M. le Rapporteur : Ma dernière question portait sur la difficulté d'évaluer le dédommagement économique ou environnemental.

M. Jacques MANGOLD : Je vous répondrai que l'action que nous avons menée en justice contre le Nada III, au large d'Ouessant, nous a permis d'obtenir un dédommagement non pas pour préjudice subi, mais pour préjudice futur. Nous avons développé un argumentaire selon lequel tout ce qui tombe dans la mer arrive sur le littoral, à un moment ou un autre.

Le juge a considéré que, pour cela, il nous octroyait 9 500 euros de dédommagement. Pour ce premier jugement, l'important pour nous n'était pas le montant de la somme, mais le principe. Notre souhait est que ce jugement fasse jurisprudence. A cet égard, je voudrais faire une remarque sur le niveau des amendes proposées par les procureurs. Elles sont rarement fixées au niveau maximal permis par la loi, mais en restent à des niveaux classiques et limités: entre 200 000 et 500 000 francs pour ce type de dégazage, alors que la loi permet d'aller bien au-delà. Il faudrait une sensibilisation en ce sens des magistrats et des fonctionnaires du ministère de la Justice.

M. Michel DELEBARRE : Je voudrais revenir sur une réflexion que vous avez évoquée tout à l'heure et qui rejoint l'une de mes préoccupations. Vous avez dit, à juste titre, que les représentants de collectivités territoriales sont responsables de ce qui passe à terre. Par ailleurs, le milieu marin est géré sous la responsabilité de l'Etat pour ce qui est des eaux territoriales et au-delà de cette limite.

Je m'interroge pour ma part sur la possibilité d'établir une cogestion sur ce qui se passe dans le périmètre des eaux territoriales, par la représentation de l'Etat et des collectivités territoriales limitrophes de cette partie de la mer. Je le dis d'autant plus quand ces eaux territoriales sont comprises dans un détroit. Certes, il y a peu d'espace en dehors des eaux territoriales, entre la Grande-Bretagne et la France dans le détroit du Pas-de-Calais. Il serait donc relativement aisé d'imaginer une forme de co-surveillance, de co-gestion, de co-suivi de ce qui s'y passe. En effet, on ne pourra pas éternellement accepter de n'être que les spectateurs de ce qui se produit au large et les simples dépositaires de la pollution qui s'ensuit.

Je ne sais pas jusqu'où ira la réflexion de la Commission d'enquête, mais je me dis qu'il est temps pour les responsables territoriaux d'interpeller les autorités étatiques, de faire savoir que nous ne voulons pas être seulement assistés ou dépositaires de la revendication quand le problème est déjà survenu. Nous voulons être co-acteurs beaucoup plus en amont, sur les espaces qui nous concernent.

M. le Rapporteur : La mise en place de la zone de protection écologique en Méditerranée sera peut-être une occasion d'associer les élus locaux. De même, selon ce qu' indiqué notre collègue Cocquempot, une opération pilote a été menée dans le pays d'Opale pour la gestion intégrée des zones côtières. Les intercommunalités qui se mettent en place répondent peut-être à ce partage de la gestion, y compris du domaine public maritime.

M. Michel DELEBARRE : Nous avons fait notre travail sur la Côte d'Opale en réunissant l'ensemble des collectivités territoriales dans un seul syndicat intercommunal de la Côte d'Opale, mais l'Etat nous octroie seulement le droit de l'écouter lorsque les difficultés se produisent en mer. D'ailleurs, comme on court le risque de ne pas bien comprendre, c'est le préfet maritime qui vient nous expliquer les choses ! J'insiste sur le fait qu'il me semble indispensable de dire que nous voulons aussi être co-acteurs de ce qui se passe en mer, et pas seulement spectateurs ou co-responsables de la gestion des dégâts.

M. Jean-Pierre DUFAU : Cette réflexion, qui concerne les collectivités et l'Etat, devra aussi être étendue, notamment dans les zones limitrophes, aux Etats eux-mêmes. Si je prends le cas du Prestige, on ne peut laisser l'Etat espagnol prendre seul des décisions alors que les conséquences nous concernent également. Cela démontre là aussi que des co-décisions doivent être prises au moins au niveau européen et à celui, bilatéral, des Etats limitrophes.

M. Jacques MANGOLD : Je suis ravi d'entendre les deux discours qui viennent d'être tenus. Mais pour illustrer cela, vous allez devoir déterminer des localisations de port-refuge ou des zones de lieu de refuge.

Ce que je sais aujourd'hui des négociations, c'est qu'elles sont menées entre un directeur de port et un préfet maritime. Je me pose la question suivante : quel est le rôle des citoyens qui sont autour, celui des élus qui auront à gérer ce type de catastrophe ? C'est une illustration des propos qui viennent d'être tenus.

Si on veut gérer au mieux le littoral français et européen, c'est en préservant au mieux ou en limitant au plus les risques en mer et en mettant en place une manière collective de gérer, entre les gens de mer et les gens du littoral. On sait très bien que, lorsque la pollution arrive sur la côte, cela signifie que le plan POLMAR Mer n'a pas été complètement efficace. Sinon, il n'y aurait pas besoin de plan POLMAR Terre.

M. Louis GUÉDON : Ces propos seraient remarquables dans un monde parfait. Mais si on prend par exemple le cas des incinérateurs, tout le monde est d'accord pour qu'ils existent, mais à condition qu'ils soient installés chez le voisin. C'est peut-être la raison pour laquelle les préfets en charge des ports prendront eux-mêmes la décision du choix du recours aux ports de refuge, afin d'éviter les querelles de clochers. Ce paramètre doit être intégré si on veut être efficace.

M. Jacques MANGOLD : Je voudrais apporter une conclusion. Nous travaillons, avec VIGIPOL, depuis vingt-cinq ans sans avoir jamais demandé un centime à l'Etat. Nous effectuons aujourd'hui un travail qui, à mon sens, devrait être celui d'autres organisations de l'Etat. Nous pallions des carences que nous avons constatées au niveau des collectivités et que nous essayons de combler. Nous faisons des études sur nos propres fonds. Ce sont les victimes qui doivent financer leurs études, ou leur défense devant les tribunaux. Il y a lieu de réfléchir à une co-gestion entre l'Etat et un organisme citoyen qui pourrait intervenir en tant d'expert sur les grandes décisions de politique maritime, et surtout sur leur évaluation. C'est peut-être un voeu pieux, mais cela existe aux Etats-Unis où cela se passe relativement bien.

VIGIPOL est régulièrement sollicité par des particuliers, que ce soit de la Charente-Maritime, de Loire-Atlantique ou de toute la côte Aquitaine, sur les problèmes concernant le fioul du Prestige. Ces particuliers s'interrogent par exemple sur sa nocivité, etc. Quand je leur demande pourquoi ils ne s'informent pas auprès du préfet, ils me répondent qu'ils n'ont pas confiance, qu'ils préfèrent s'adresser à nous car nous sommes un organisme indépendant.

Pour ma part, mes sources sont celles du CEDRE. Honnêtement, il me semble que VIGIPOL permet une nouvelle approche de démocratie communicative par rapport à la population. Je ne sais pas si c'est notre rôle, mais c'est d'un intérêt évident, d'autant plus que certains particuliers nous ont indiqués avoir été adressés à nous par Greenpeace. Nous pouvons donc considérer, globalement, que nous sommes un acteur reconnu.

M. le Président : Merci pour toutes vos explications.

Audition de M. Christian FRÉMONT,
Préfet de la Région Aquitaine


(extrait du procès-verbal de la séance du 26 mars 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

M. Frémont est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Frémont prête serment.

M. le Président : Nous accueillons aujourd'hui M. Christian Frémont, préfet de la région Aquitaine, l'un des personnages clés de la lutte opérationnelle contre la pollution pétrolière résultant du naufrage du Prestige.

M. Frémont, en tant que préfet de l'Aquitaine, est en effet le responsable de la coordination, des moyens et de la mise en oeuvre des plans POLMAR terre et mer de la zone de défense du Sud-Ouest. Cette zone de défense recouvre notamment les trois départements des Landes, des Pyrénées-Atlantiques et de la Gironde qui subissent actuellement l'arrivée de plaques et autres boulettes de fioul lourd.

La Commission d'enquête sur l'Erika avait relevé des dysfonctionnements importants dans les moyens et les stocks de matériels des plans POLMAR-terre ainsi que des insuffisances dans la coordination des acteurs. A cet égard, j'indiquerai que M. Simonnet, directeur de la DTMPL, nous a rappelé la répartition actuelle des stocks de linéaires de barrages, qui ont d'ailleurs semblé bien modestes à certains membres de notre Commission et qui sont encore assez loin des besoins identifiés. Ce sujet sensible fera sans doute l'objet de questions.

M. Christian FRÉMONT : Je vous remercie. Un exposé introductif de quinze à vingt minutes me permettra de faire le bilan de cette opération qui n'est pas terminée, car il resterait environ entre 4 000 et 8 000 tonnes d'hydrocarbure au large des côtes d'Aquitaine. Cette nappe est très difficile à localiser car elle est tantôt à la surface de la mer, tantôt sous l'eau.

C'est d'ailleurs peut-être sur ce premier point que je voudrais insister. Dans les thèmes de questions que vous m'avez transmises, vous m'avez demandé si les leçons tirées du naufrage de l'Erika avaient trouvé une application. Je répondrai que d'une certaine manière, c'est le cas, ne serait-ce que dans l'instruction de mars 2002. Toutefois, lorsque nous avons appris la catastrophe du Prestige, j'ai mis en place un certain nombre de mesures dont on pouvait penser qu'elles seraient efficaces, notamment à la suite de l'expérience de l'Erika. Or nous avons découvert avec inquiétude qu'en fait, les recettes qui avaient été utilisées pour le traitement de la pollution de l'Erika ne s'appliquaient pas à celle du Prestige.

En effet, les provisions de barrages et de filets présentaient peu d'intérêt, car la structure de la côte Aquitaine, les caractéristiques de l'entrée du bassin d'Arcachon et les particularités de la côte basque faisaient qu'il n'y avait pratiquement pas d'endroit où l'on pouvait utiliser les barrages. Quelques-uns ont pu être installés, notamment à l'entrée des rivières ou pour protéger quelques plages particulières, comme celle de Biarritz. Mais nous avons très vite constaté que les leçons techniques qui avaient découlé de l'expérience de l'Erika étaient sans grand intérêt pour traiter la pollution du Prestige.

Le point essentiel que je retiendrai de cette expérience est l'impression, en prévoyant le nettoyage du pétrole du Prestige à partir de l'expérience de l'Erika, d'avoir préparé la guerre précédente, mais pas celle qui était devant nous.

En effet, l'arrivée de cette pollution a déjoué toutes les prévisions. C'est d'ailleurs un point qui a été récurrent pendant ces trois derniers mois : les prévisions ont été rarement vérifiées. Il semblerait que l'étude des courants du Golfe de Gascogne soit extrêmement limitée et tout à fait embryonnaire. Depuis trois mois, on m'annonce des catastrophes qui ne se produisent pas, des périodes paisibles qui ne le sont pas.

Cette pollution est arrivée également dans des conditions physiques qui n'étaient pas du tout celles qui avaient été prévues. On m'avait annoncé l'arrivée d'une plaque. Nous avons vu se produire plusieurs phénomènes au fil du temps. D'abord sont arrivées de petites boulettes ; puis nous avons baptisé ces dépôts de pétrole des noms de boulettes, galettes et plaques. Maintenant nous en sommes à pourchasser les microparticules. Les barrages étaient totalement inefficaces. La «pêche» du pétrole en mer, très souhaitable, était très difficile, du fait que la mer a été démontée pendant deux mois et que les bateaux ont rencontré beaucoup de difficultés pour intervenir.

Nous avons constaté, quasiment tous les jours, pendant presque deux mois, le dépôt après chaque marée de boulettes, de galettes ou de plaques, qui n'étaient jamais très grandes. Aucun de ces phénomènes ne se prêtait à un traitement identique à celui des grosses plaques qui étaient apparues à la suite du naufrage de l'Erika.

La gestion de la crise a connu trois phases. La première phase, émotionnelle, a duré deux ou trois jours. Elle a été ponctuée, sur le terrain, par la venue du Premier ministre qui a débloqué une enveloppe de 50 millions d'euros de crédits, ce qui a permis de traiter la crise. Puis il y a eu une deuxième phase, qui a duré deux ou trois semaines, et que l'on pourrait qualifier d'artisanale, pendant laquelle nous avons essayé de trouver la bonne formule.

Les barrages étaient en effet inefficaces. J'avais en revanche fait établir un système de blocage de l'entrée du bassin d'Arcachon qui a été relativement efficace. Ce dispositif ne comportait pas de barrages, mais des bateaux que les pêcheurs et les ostréiculteurs avaient regroupés. J'ai toutefois préféré faire enlever ce système dès que la mer a été dangereuse. Je ne voulais pas protéger l'entrée du bassin au prix de pertes humaines.

Nous avons très largement bénéficié de la collaboration des mairies, qui avaient l'expérience du nettoyage des plages l'été avec des cribleuses. L'adaptation de ces cribleuses pour le ramassage des boulettes et des galettes a pris deux ou trois semaines. Nous l'avons réalisée avec l'aide de sociétés spécialisées, notamment l'entreprise Le Floch basée dans le Finistère. Au bout de deux ou trois semaines, avec l'aide d'unités de la sécurité civile et de l'armée, a été mis au point un dispositif qui s'est révélé extrêmement efficace, fondé sur des cribleuses qui ramassaient l'essentiel, et des microcribleuses qui complétaient le travail, tout cela mis en œuvre par une centaine de professionnels.

Ce système nous a permis de nettoyer assez rapidement la côte entre la pointe de Graves et la frontière espagnole, ce qui représente plus de 300 kilomètres. Depuis le début, j'ai fait ce pari du nettoyage mécanisé. Je reviendrai sur les bénévoles qui ont posé des problèmes et qui continuent d'en poser. Le nettoyage par machine sur des plages de cette étendue était certainement la seule méthode efficace.

Nous avons utilisé d'autres méthodes dans certaines circonstances, notamment pour nettoyer les rochers de la côte basque ou le sable humide, en particulier dans les Landes. Néanmoins, en environ trois semaines, nous avons mis en place un dispositif mécanisé qui aujourd'hui, me semble-t-il, est capable de répondre à toute pollution du type de celle que nous avons connue.

Le gouvernement avait décidé, depuis le début, de ne pas gérer directement ou de ne pas faire gérer par les collectivités locales le nettoyage à long terme -car tout le monde savait que la pollution serait de longue durée-, mais de confier ce travail à des entreprises. J'ai donc passé des marchés avec quatre sociétés : la première pour nettoyer le sable sec, la deuxième le sable mouillé, la troisième les rochers et la quatrième pour transporter le pétrole ramassé. J'ai signé ces marchés la semaine dernière. Ils prennent la forme de marchés à commande, ce qui signifie que si la pollution revient dans les semaines ou les mois qui viennent, nous pourrons immédiatement mobiliser ces entreprises pour effectuer le travail de nettoyage.

A l'heure actuelle, l'essentiel du nettoyage est réalisé. Il n'y a pas eu d'arrivée significative de pétrole sur les plages depuis une dizaine de jours. Contrairement à toutes les prévisions, aucune pollution n'est arrivée pendant les marées d'équinoxe de la semaine dernière. On me dit que les courants peuvent s'inverser à partir du 15 avril. Jusqu'à cette date, nous restons sur le pied de guerre.

Aujourd'hui, il reste à nettoyer les rochers. Je n'ai pas voulu lancer cette phase de nettoyage tant que nous n'étions pas certains de la fin de la pollution. En effet, c'est un exercice très difficile, très dangereux et très coûteux, et moins utile pour l'image que le nettoyage des plages proprement dites.

Nous allons donc maintenant nettoyer les rochers et réaliser les travaux de finition, en espérant que de nouveaux arrivages de pétrole n'obligeront pas à recommencer le travail. Cela a été une des caractéristiques des mois de janvier et février : nous faisions chaque matin un travail que nous devions recommencer le lendemain.

On m'a demandé pourquoi nous n'attendions pas que la pollution soit terminée pour faire ces opérations de nettoyage. Au-delà des questions d'image de la côte d'Aquitaine, nous nous sommes aperçus qu'en raison de la tempête qui a perduré pendant toute cette période, si nous ne nettoyions pas le pétrole sur les plages, il était recouvert très vite par du sable. Cela produisait un phénomène de « mille-feuilles » que l'on retrouve beaucoup dans les Landes et qui, aujourd'hui, crée des difficultés.

Aller chercher les hydrocarbures à 80 centimètres ou 1 mètre de profondeur, comme c'est le cas sur certaines plages des Landes et du sud de la Gironde est compliqué. Les carottages que je fais pratiquer actuellement montrent que ce phénomène ne se retrouve pas partout, mais que certaines plages sont extrêmement polluées de cette manière. Le sable est venu avec le vent, il peut aussi repartir avec le vent, ce qui signifie qu'un beau matin, y compris en plein été, on peut se retrouver avec une plage totalement souillée. C'est actuellement un souci majeur.

Je reviens un instant sur les personnes mobilisées pour ce nettoyage. Le choix qui a été fait est celui de la mécanisation, mais nous avions besoin de bras. Très vite, nous avons compris les limites du bénévolat. Tout d'abord, parce que le fioul en question présente une certaine dangerosité que, à l'heure actuelle, je ne sais pas estimer. C'est l'une des questions que vous m'avez posées et sur laquelle je reviendrai.

Les maires de la côte Aquitaine, qui étaient en contact avec leurs collègues de Galice, des Asturies ou du Pays basque espagnol, ont appris que les bénévoles, qui avaient travaillé en Espagne, avaient une tendance fâcheuse à se retourner contre les collectivités locales pour mettre en jeu leur responsabilité. La crise des bénévoles a été accrue par une déclaration de l'Ordre des médecins de Gironde, qui m'a adressé un courrier indiquant qu'il refuserait d'établir le moindre certificat médical autorisant une personne à aller ramasser le pétrole.

Au départ, j'avais mis au point un dispositif avec les maires, qui consistait à faire recevoir les bénévoles par les maires et à les faire encadrer par un pompier et du personnel des services de l'Equipement. Les maires avaient exigé que ces personnes aient un certificat médical sommaire (allergies, problèmes pulmonaires, grossesse...). Les médecins ont établi ces certificats pendant deux ou trois semaines, puis m'ont informé qu'ils ne le feraient plus. Les maires n'ont plus alors voulu utiliser les services des bénévoles.

Nous avons finalement fonctionné avec très peu de bénévoles. D'autant plus que, pour éviter tout problème de santé, nous avons équipé de combinaisons spéciales toutes les personnes qui ont travaillé sur les plages. Ces combinaisons sont coûteuses et doivent être changées au moins une fois par jour.

En raison du temps nécessaire pour accueillir le bénévole, vérifier son état de santé, le former, l'équiper, le loger, le nourrir, et ce pour aboutir à un résultat extrêmement mince car le nettoyage était fait par des machines servies par des spécialistes, nous avons choisi d'écarter les bénévoles. Peut-être aurons-nous besoin de leurs services avant la période d'été pour terminer le nettoyage mais, pour l'instant, c'est un choix clair qui a été fait tant par les élus que par moi-même.

Par ailleurs, le Garde des Sceaux m'avait demandé d'accueillir une équipe de détenus qui a été utilisée pendant quelques semaines dans les Landes, avec des résultats mitigés. L'expérience a été pleine d'enseignements, mais nul ne tient vraiment à la renouveler.

S'agissant du traitement des produits ramassés, j'avais estimé possible, au moins au départ, de les traiter immédiatement. Nous avons tenu un mois et demi dans ces conditions : tous les hydrocarbures collectés étaient brûlés dans deux usines situées dans la région bordelaise. Puis, comme ces usines n'avaient pas la capacité suffisante pour traiter directement tous les produits que nous apportions, nous avons dû créer des stocks intermédiaires de faible quantité, dont un dans le centre d'essais des Landes.

Nous aurions pu éventuellement utiliser les dépôts d'anciens entrepôts pétroliers qui se trouvent le long de la Gironde et qui n'ont plus d'activité aujourd'hui. Je n'ai pas voulu que soit mis en oeuvre un projet de dépôt envisagé dans les Pyrénées-Atlantiques à Mouguers devant l'opposition forte de la population et des élus. De plus, je ne voyais pas l'utilité de créer un dépôt intermédiaire à cet endroit-là.

Nous n'avons pas rencontré de réels problèmes quant au traitement de ces déchets, dès lors qu'a été réglée la question du transport des bennes et de leur dépôt dans les usines.

Je crois que, par ailleurs, vous vous interrogez sur les conséquences administratives de l'expérience de l'Erika, notamment sur l'instruction ministérielle du 4 mars 2002. Je considère cette instruction comme très positive dans la mesure où les conditions de recours au fonds d'intervention POLMAR ont été très bien précisées : on sait ce qui est indemnisable par le fonds et ce qui ne l'est pas. De plus, la description de ce qui est remboursable a été tout à fait conforme aux besoins que nous avons ressentis. Je reviendrai sur la manière dont cela a été géré sur le plan financier. Sur le plan administratif, il n'y a pas eu de difficultés particulières.

L'autre conséquence positive de cette instruction est le lien établi entre la préfecture maritime et la préfecture de zone. Dès le premier jour, la préfecture maritime a mis à ma disposition un officier de liaison dans la cellule de crise à Bordeaux, qui assurait un contact permanent. Au début de la crise, nous avons organisé une visioconférence avec le préfet maritime d'abord chaque jour, puis de manière plus espacée. Les choses se sont déroulées tout à fait convenablement.

Vous m'avez également posé une question sur les relations entre le préfet de zone Sud-ouest et le préfet de la zone Ouest qui siège à Rennes. Dans les premiers temps, j'ai téléphoné à ma collègue presque chaque jour, puis, la pollution n'ayant atteint ni la Bretagne ni la Vendée, nous avons cessé cette coordination qui, en tout état de cause, a pu se faire sans aucun problème.

Le cabinet du Premier ministre a organisé, tous les vendredis depuis la première semaine de janvier -et cela continue-, une réunion interministérielle à laquelle je participe. Elle permet de poser et, en général, de régler les problèmes qui surgissent sur le terrain. Cette procédure a été extrêmement fructueuse. Tous les ministères étant représentés autour de la table. Quand apparaissait une difficulté avec le ministère de l'Environnement, de l'Agriculture ou de l'Equipement, je recevais une réponse immédiate aux questions que je posais, ce qui est relativement rare dans le fonctionnement de l'administration territoriale.

Sur le plan financier, le ministère des Finances a décidé, de manière tout à fait originale, de déléguer, à partir du 20 février, les crédits du fonds d'intervention POLMAR au préfet de zone, qui les a utilisés lui-même. Cela signifie que toutes les factures émanant des collectivités territoriales, notamment concernant le nettoyage des plages, étaient adressées aux services de la préfecture d'Aquitaine. Comme, par ailleurs, le ministère des Finances m'avait autorisé à utiliser une procédure comptable extrêmement simplifiée, nous sommes parvenus à un résultat inhabituel. En effet, les factures présentées par les maires étaient payées en général dans un délai de quarante-huit heures, ce qui a permis de faire baisser la tension au plan local et de travailler de manière très efficace.

L'instruction de mars 2002 prévoit différentes méthodes d'intervention. Mais comme le financement était acquis avec l'enveloppe de 50 millions d'euros qu'avait débloquée le Premier ministre, les procédures comptables étant très légères, le système a fonctionné de manière tout à fait convenable et rapide.

Si on considère le nettoyage lui-même, sur le plan administratif, j'ai eu les moyens de travailler et, sur le plan financier, j'ai disposé de l'enveloppe nécessaire.

Aujourd'hui, se pose un autre problème nettement plus compliqué, celui de l'indemnisation des dommages subis ou encore à subir par les professionnels. Actuellement, ont subi des conséquences importantes dans leur activité professionnelle les pêcheurs, les ostréiculteurs, les hôteliers pratiquant la thalassothérapie et toutes les activités liées au surf -la côte Aquitaine étant le paradis des surfeurs, en particulier durant l'hiver.

Les professionnels du tourisme s'inquiètent de la baisse des réservations extrêmement importante jusqu'à aujourd'hui. Le FIPOL a installé depuis la semaine dernière, après beaucoup de tergiversations, une antenne à Bordeaux, tout en précisant que l'indemnisation qui pourrait être assurée par lui serait légère. Des négociations sont, semble-t-il, en cours entre les gouvernements français et espagnol pour déterminer la répartition des millions d'euros a priori disponibles. Chacun sait que le remboursement des dommages subis sera faible et qu'il interviendra sans doute au bout d'une durée assez longue. C'est pourquoi nous avons imaginé un certain nombre de dispositifs complémentaires.

Ainsi, j'ai créé à la préfecture de région une cellule financière qui reçoit les dossiers d'indemnisation et les professionnels. Au cours des réunions interministérielles du vendredi, nous essayons de trouver des solutions pour les dommages subis. Le problème est à peu près réglé en ce qui concerne les ostréiculteurs.

Concernant les lieux de refuge, je suis convaincu de la nécessité de trouver une solution pour les déterminer, tout en sachant que ce sera très difficile, étant donné la réaction des populations et des élus. Cela étant, quand on considère les conséquences d'une catastrophe comme celle du Prestige, dont les cales contiennent encore environ 50 000 tonnes de pétrole -qui finiront un jour ou l'autre par arriver sur nos plages ou sur les plages espagnoles-, il me semble que l'enjeu est suffisamment fort pour que l'on recherche des lieux d'accueil des bateaux en difficulté.

Je ne méconnais pas du tout les difficultés associées à leur mise en place, mais il me semble que nous ne pourrons pas rester dans la situation actuelle d'incertitude quotidienne totale sur l'arrivée de la pollution. Cela a déjà été dramatique dans les deux ou trois mois qui viennent de s'écouler, mais deviendra certainement de plus en plus difficile à supporter, à mesure que nous allons nous rapprocher de la saison touristique.

Il est difficile de rester sans rien faire. On ne peut pas, après avoir constaté les conséquences du Prestige, simplement attendre le prochain naufrage. Pour les habitants de ces régions, ce n'est pas admissible.

M. le Président : Merci, M. le Préfet pour cet exposé fondé sur les thèmes que nous souhaitions vous voir aborder. Au-delà, quelles améliorations pourriez-vous préconiser à un dispositif qui semble avoir déjà tenu compte de l'expérience de l'Erika ?

Concernant les pré-plans et plans POLMAR terre et mer, comment avez-vous analysé la rapidité du déclenchement des plans et la circulation de l'information, ainsi que l'organisation et la coordination des services impliqués, qu'il s'agisse des préfectures de département ou maritimes, des DDE, de l'Environnement, de Météo France, du CEDRE, etc... ?

Deux autres questions découlent de ce que vous nous avez dit. Concernant les lacunes que l'on peut identifier parmi les moyens matériels de l'Etat de prévention et de lutte contre la pollution, avez-vous senti, à un moment donné, que les réserves manquaient pour pouvoir lutter efficacement ? Par ailleurs, à propos de la dérive des nappes, estimez-vous que les moyens de prévision en place ont permis une action appropriée et en temps voulu et pensez-vous que l'on pourrait améliorer les informations concernant les courants ?

M. Christian FRÉMONT : Je pense que la lacune essentielle, dans le système de prévention ou de traitement de cette crise, réside dans l'insuffisante connaissance des courants. Nous étions confrontés à une sorte de fatalité tous les matins, sans savoir ce qu'il allait se passer, sans savoir s'il fallait mobiliser pendant la nuit les réserves de militaires dont je disposais. C'est, et de loin, la lacune la plus importante du dispositif. Je n'avais et je n'ai toujours aucune visibilité.

L'étude de la courantologie du Golfe de Gascogne est embryonnaire. Les observations aériennes, très nombreuses et très coûteuses, faites à l'initiative de la préfecture maritime, ont été utiles un certain temps, puis ont perdu de leur utilité à mesure que les nappes n'étaient plus identifiables parce qu'elles étaient pulvérisées, disloquées ou sous-marines. A aucun moment, je n'ai eu l'impression qu'une planification du nettoyage ou des secours pouvait être organisée à partir des prévisions qui m'étaient données. C'est la grande faiblesse du dispositif.

En ce qui concerne les moyens de prévention, j'avais organisé début décembre une série de réunions pour cadrer les moyens. J'avais la responsabilité des trois départements d'Aquitaine mais aussi de la Charente-Maritime, qui fait partie de la zone de défense du Sud-ouest. Ce département, qui a été assez peu touché, est sans doute celui qui aurait été le plus facile à protéger avec des barrages. Mais comme il n'a pas été affecté, nous ne les avons pas utilisés : nous disposons donc d'un stock de barrages qui n'a pas été employé, ou du moins pas de manière efficace.

La coordination des moyens a été décidée courant janvier. Auparavant, beaucoup d'achats de prévention avaient été faits par les préfets, dont peu se sont révélés réellement utiles car c'est quand la crise a été là que nous avons identifié les besoins. Je suis tout à fait convaincu que l'on peut améliorer le dispositif en donnant à la préfecture de zone la responsabilité de l'achat des matériels nécessaires. A charge pour elle ensuite de les répartir immédiatement en cas d'arrivée de pollution. Des économies auraient été possibles si l'organisation actuelle avait été anticipée. Si j'avais pu centraliser les moyens de prévention dès le début, j'aurais dépensé moins d'argent que cela a été fait.

En ce qui concerne la coordination des services, le CEDRE a été très présent et très utile. Le problème du CEDRE réside parfois dans la maîtrise de sa communication. Dans le nouveau système, la communication, y compris celle du préfet maritime, est entre les mains du préfet de zone. Tous les soirs, je tenais une conférence de presse préparée avec les représentants du préfet maritime. Quelques représentants du CEDRE ont été amenés parfois à prendre des positions, mais de manière générale, la collaboration du CEDRE a été très efficace. C'est notamment le CEDRE qui a eu l'idée d'organiser le dispositif de nettoyage que nous avons retenu. Le bilan de la coopération avec le CEDRE est donc extrêmement positif.

S'agissant des services de l'Etat, la réunion interministérielle hebdomadaire a permis de régler la plupart des problèmes, dans des conditions de rapidité absolument inédites dans le fonctionnement de l'Etat. Toutefois, au niveau local, les choses n'ont pas été aussi simples. Les services déconcentrés ont collaboré avec plus ou moins de bonne volonté, d'efficacité et de rapidité. Nous avons pu rencontrer quelques difficultés avec certains agents de l'Etat qui estimaient que leur métier n'était pas d'aller ramasser le pétrole sur les plages. De ce point de vue, je suis convaincu -et je l'ai précisé au cours de réunions interministérielles- de la nécessité d'une remise en ordre par les directions centrales de ces ministères, en particulier au sein du ministère de l'Equipement. Mais dans l'ensemble, les services des préfectures ont travaillé efficacement et avec dévouement, jour et nuit. Le ministère de l'Environnement et ses services locaux n'ont posé aucune difficulté. Les SDIS et les pompiers ont aussi été présents. A une ou deux nuances près, le système n'a pas si mal fonctionné. Une fois créé le système zonal, les choses se sont très bien passées.

De l'expérience du Prestige, découle certainement une organisation efficace de l'Etat. La leçon a été utile sur ce plan-là.

En ce qui concerne les plans, ils ont joué leur rôle : ils sont utiles, mais ce sont des « corps morts ». Ils ne suffisent pas pour organiser les travaux de lutte contre la crise. Ils contenaient les informations nécessaires et ont donné à chacun les indications précises sur les tâches à effectuer. Par chance, nous avions réactualisé le plan POLMAR dans le Sud-ouest, quelques jours avant le naufrage du Prestige. Nous avions donc un plan tout frais. Le système des plans est satisfaisant, il est absolument nécessaire, mais il rencontre des limites inhérentes à tout dispositif, comme tout gestionnaire de crise peut le constater très vite.

M. le Rapporteur : Pour ma part, il me semble qu'avec les naufrages du Prestige et de l'Erika, nous avons tout de même largement fait la même guerre. Ce qui m'inquiète, c'est justement le retour d'expérience. En effet, dans le cas de l'Erika, 90% de la pollution est arrivée sur les plages dans les trois ou quatre jours qui ont suivi le naufrage. Les barrages se sont révélés totalement inefficaces puisqu'ils étaient installés au sud de la Loire, là où la pollution n'a pas frappé. Vous avez évoqué la faiblesse des études de courantologie concernant le Golfe de Gascogne. Les prévisions faites pour l'Erika, notamment par Météo France, n'étaient à mon avis pas si différentes de celles dont vous avez disposées pour le Prestige. Le gros du pétrole est en effet arrivé là où on ne l'attendait pas. Les barrages ont très peu servi, sinon psychologiquement, et ont ensuite été utilisés pour barrer des étiers. Mais en Bretagne ou en Aquitaine, les courants sont tellement forts que, pour le type de pétrole transporté par le Prestige ou l'Erika, les nappes passent au-dessous ou au-dessus des barrages. Nous avions organisé au Croisic, six ans avant l'Erika, un exercice de fermeture du port. Les corps morts et les gueuses de vingt tonnes que nous avions mis en place avaient été déplacés par la seule force du courant.

Sur les deux dernières pollutions -Prestige et Erika-, hormis leur intérêt psychologique, les barrages se sont donc révélés totalement inefficaces. De même, les prévisions sont souvent apparues peu fiables, même s'il faut reconnaître que le type de pétrole considéré se présente souvent en nappes sous-marines.

Nous avons aussi connu le phénomène du « mille-feuilles ». Les sapeurs-pompiers avaient mis en place un système selon lequel on remuait le sable avec des bulldozers et, de part et d'autre, on installait des filets à tamis et des tamis à civelle. Nous sommes ainsi arrivés à récupérer les boulettes. Ce système a assez bien fonctionné. C'est un retour d'expérience qui peut être intéressant.

Avec les bénévoles, nous avons rencontré le même problème que celui que vous avez évoqué. Je me souviens d'avoir interdit le recours aux bénévoles cinq semaines après leur intervention, parce que les gens venaient nous demander des certificats leur assurant qu'ils n'auraient pas de problème de santé dans les années à venir. J'avais alors pris la décision de renoncer à les utiliser car nous étions dans l'incapacité de garantir toute absence de risque sanitaire, même si nous avons reçu, quinze mois après, les résultats des études faites sur le fioul lourd n°2 de l'Erika qui indiquaient que le produit ne présentait de danger que si les personnes y étaient exposées pendant une longue période sans aucune protection.

En revanche, vous avez pu utiliser le retour bénéfique de l'expérience de l'Erika avec le recours aux chalutiers vendéens qui ont récupéré autant, sinon plus, de pétrole que les autres bateaux spécialisés en dépollution.

M. Christian FRÉMONT : Mais c'est le préfet maritime qui les mettait en jeu.

M. le Rapporteur : J'ai abordé quelques domaines pour lesquels l'expérience acquise lors du naufrage de l'Erika me semblait avoir été utile. En ce qui concerne l'indemnisation des professionnels, sans doute allez-vous rencontrer des difficultés parce que le plafond du fonds FIPOL sera vite atteint, vu l'ampleur des dégâts. Peut-être sera-t-il alors intéressant de profiter des négociations qui auront lieu en juin sur la deuxième partie des contrats de plan Etat-Région. La région Pays de la Loire et les départements concernés avaient signé un avenant, appelé avenant Erika, au précédent contrat de plan Etat-Région. Pour compenser l'absence d'indemnisation, cet avenant mettait à disposition des collectivités locales un plan d'action de relance du tourisme, notamment de modernisation des campings et des hôtels. Ce système a bien fonctionné.

Les services de la région Pays de la Loire s'étaient même appuyés sur les dispositions du Traité de Rome, ce qui avait permis, par exemple, à un professionnel qui avait réalisé un investissement de moins de 2 millions de francs de pouvoir être subventionné à hauteur de 50%, et au-dessus de 2 millions de francs, à hauteur de 30%. Le taux de 30% constituait la norme en vigueur, mais nous avions pu y déroger pour les subventions en faveur des investissements inférieurs à 2 millions de francs. Cette information vous sera peut-être utile pour les prochains mois, puisque vous serez confrontés à une situation identique.

J'en viens à quelques questions. Concernant les déchets, un plan de stockage avait été élaboré. Qu'en est-il du traitement ? Quelle est l'articulation des pouvoirs de décision d'ouverture des plages au public ? Avec un printemps précoce, cette question n'est pas sans poser de problème.

M. Christian FRÉMONT : Concernant le retour d'expérience, quand je dis que nous avons eu à mener une guerre différente de celle de l'Erika, toutes proportions gardées, nous avons néanmoins tiré des enseignements utiles, en particulier sur le plan administratif.

Je n'ai pas évoqué Météo France, qui a fait son travail. La veille pour le lendemain, Météo France m'annonçait du vent dans un sens ou dans l'autre, mais sans conséquence particulière sur l'arrivée ou la non arrivée de pétrole. En effet, j'ai très vite compris que c'étaient les courants qui apportaient la pollution, et non le vent. La grande différence entre la pollution de l'Erika et celle du Prestige est la durée : celle de l'Erika a duré trois ou quatre jours tandis qu'avec celle du Prestige, nous en sommes au quatre-vingt-douzième jour de crise.

Concernant les barrages, ils avaient montré leurs limites au moment de l'Erika, mais de façon naturelle, l'Etat et les collectivités locales tendent à vouloir se prémunir contre le danger. Nous subissons une pression extrêmement forte pour acheter des barrages, des filets à civelles ou des « serpillières », comme on disait sur la Côte basque. Je suis convaincu qu'il faut résister à cette demande, d'autant que lorsque l'on trouve facilement des barrages sur le marché en cas de besoin, beaucoup plus d'ailleurs que des filets. Sur le problème des barrages ou, d'une manière générale, des moyens de prévention, les autorités doivent résister aux pressions pour l'avenir, tout en disposant de capacités d'achat si le besoin se fait sentir. Il me semble que les barrages ont fait la preuve de leurs limites. Or ils coûtent très cher. Nous en possédons des stocks considérables sur la zone de défense Sud-ouest.

S'agissant du nettoyage du phénomène du « mille-feuilles », nous commençons à nous y atteler. L'expérience a servi, car nous tenons compte des leçons de l'Erika et de ce que vous aviez mis en place dans l'Ouest.

Concernant l'indemnisation des professionnels, j'ai proposé au président du conseil régional d'Aquitaine une modification du contrat de plan Etat-Région. Jusqu'ici, la négociation n'a pas abouti, mais c'est une piste que j'ai l'intention de creuser.

Concernant le plan de stockage et d'élimination des déchets, était prévu dans le plan POLMAR un stockage dans des cuves abandonnées par des pétroliers le long de la Gironde ou à Bordeaux. Un site était envisagé dans le centre d'essais dans les Landes et il existait un projet de centre à Mouguers, dans les Pyrénées-Atlantiques. La création de ce centre a été rejetée avec force par la population.

Le plan POLMAR a été déclenché dans des conditions différentes suivant les départements. Les préfets ont la possibilité actuellement de déclencher le plan POLMAR de leur propre initiative. Je ne pense pas que ce soit la bonne formule. Le préfet des Pyrénées-Atlantiques a déclenché le plan POLMAR, sans doute sous la pression des élus, un mois sinon un mois et demi avant l'arrivée réelle des hydrocarbures. Cela a engendré une confusion pour la population, notamment quand on lui a appris la création d'un centre d'enfouissement de pétrole à Mouguers, en plein Pays basque. Pour ma part, j'ai déclenché le plan POLMAR en Gironde le jour où le fioul est arrivé sur les plages. Cela ne m'a gêné en rien pour le traitement de la crise.

Le plan POLMAR décrit un processus de remorquage et d'élimination du fioul en quatre étapes. Il prévoit des bennes au pied des dunes, des moyens de transport, des stockages intermédiaires et des sites d'élimination. Deux usines se prêtaient à cela. D'une part, l'usine SIAP, qui se trouve dans la presqu'île d'Ambès près de Bordeaux, brûlait l'hydrocarbure sinon pur, du moins à l'état liquide ou semi-solide. D'autre part, la SIRIA, une usine de traitement des ordures ménagères située à Bègles, dans la banlieue bordelaise, traitait les corps plus volumineux, tels que le varech ou les troncs, qui étaient très nombreux, notamment dans les Landes.

Pendant cinq ou six semaines, nous avons éliminé les déchets au fur et à mesure de ramassage, puis nous avons été obligés de les stocker dans ces sites intermédiaires. Actuellement, nous procédons au déstockage. J'ai bon espoir que d'ici une quinzaine de jours, tous les déchets ramassés en mer ou sur terre auront été éliminés sans difficulté excessive, mais de manière très coûteuse car le recours à ces usines est onéreux.

En ce qui concerne l'ouverture des plages, deux procédures différentes ont été mises en oeuvre. En Charente-Maritime, les plages n'ont jamais été fermées puisqu'il n'y a jamais eu véritablement de pollution. En Gironde, j'avais demandé aux maires de prendre eux-mêmes des arrêtés municipaux d'interdiction de circulation sur les plages. Ils ont pris et levé les arrêtés eux-mêmes. Le problème d'ouverture des plages ne se pose donc pas en Gironde, où les plages sont pour la plupart ouvertes actuellement.

En revanche, dans les Landes et les Pyrénées-Atlantiques, se pose un problème car les plages ayant été fermées par arrêté préfectoral global. Toutes les plages restent fermées, alors que certaines sont propres depuis longtemps, comme celle de Biarritz. Aujourd'hui, la difficulté vient du fait que les directions des affaires sanitaires et sociales freinent assez fortement l'envie des préfets de lever leur arrêté.

Comme vous l'avez rappelé, lors de la pollution de l'Erika, il avait fallu attendre quinze mois avant que les autorités sanitaires rendent leur verdict sur la dangerosité du produit. Dans le cas du Prestige, nous devrons sans doute subir aussi un long délai. Je n'ai toujours pas l'avis de l'Agence de sécurité sanitaire, qui m'est promis pour dans quelques semaines, voire quelques mois. Par ailleurs, la circulaire, copiée sur celle prise à la suite de l'Erika, qui prévient les promeneurs et les touristes qu'une plage a été polluée et qu'il leur faut faire attention, n'est toujours pas publiée.

M. le Président : Pourquoi cette lenteur ?

M. Christian FRÉMONT : Je vous répondrai que la réforme de l'Etat est sans doute un chantier essentiel de ce pays. Je n'ai pas d'autre réponse à vous donner, mais c'est très ennuyeux. Depuis le début, tous les spécialistes me disent que le pétrole du Prestige, à quelques nuances près, est le même que celui de l'Erika. Or les circulaires et instructions, sorties depuis deux ou trois ans, n'ont toujours pas été traduites en textes applicables sur les plages d'Aquitaine. Les préfets hésitent à lever leur arrêté. Lorsqu'on apprend aux touristes qui viennent s'informer pour les réservations d'été que la plage est interdite, cela ne les incite pas à poursuivre leur démarche. Cela commence à poser de sérieux problèmes.

Mme Hélène TANGUY : Les dispositifs qui ont été mis en œuvre montrent la réactivité de l'Etat. Toutefois, chacun connaît l'importance des réactions émotionnelles des populations locales lors de l'arrivée des nappes, le besoin d'écoute, les attentes locales que l'on peut avoir en tant que maire ou élu local. L'organisation des chantiers a été réalisée par la préfecture de région, a priori assez éloignée de certains sites, les services déconcentrés de l'Etat, qui relèvent très clairement de l'autorité du préfet de région, et les communes. Comment le dispositif de décision et d'organisation des chantiers a-t-il articulé le rôle de chacun des acteurs de l'Etat avec l'action des élus municipaux et la façon dont ils s'organisaient par rapport aux décisions prises, qui paraissent lointaines ?

M. Jean-Pierre DUFAU : Une partie de mes questions vont dans ce sens. C'est un point opérationnel important. Je me retrouve tout à fait dans la description que M. le préfet a faite du déroulement de la gestion de la crise du Prestige en Aquitaine. Il n'y a rien à retirer, nous l'avons vécue ainsi, avec ces différentes phases.

L'articulation terre/mer a bien fonctionné : sur le terrain, nous n'avons pas senti de hiatus. En revanche, à mon avis, il y a eu deux temps bien distincts. Vous avez indiqué, M. le préfet, la date du 9 février. C'est la date à laquelle vous nous avez réunis à Biscarosse pour nous informer que, vu la gravité de la pollution, vous alliez renforcer le dispositif dans les Landes. Dans les quatre jours qui ont suivi, cela a été fait et, de façon positive, avec la mécanisation et les moyens que vous avez décrits. Je crois que le recours à la mécanisation de préférence aux bénévoles a été le bon choix.

Ma remarque concerne plutôt la période précédant le 9 février. De mon point de vue, il y a eu un flottement, puis un changement opérationnel heureux, décidé dans le cadre du plan POLMAR-terre. On comptait trop d'autorités impliquées, de demi-décisions ou d'avis. Avant que l'on vous donne les pleins pouvoirs opérationnels sur l'ensemble de la zone polluée, soit quatre départements, y compris au-delà de l'Aquitaine, nous avons connu trois semaines de flottement. En effet, les préfectures disposaient de PC opérationnels, situés par définition à l'intérieur des terres ; les postes de commandement avancés (PCA), c'est-à-dire les chantiers qui faisaient le travail sur le terrain, n'avaient reçu aucun moyen humain ou matériel. Pendant quelques semaines, le système n'a pas bien fonctionné. Sans compter que c'est à ce moment-là que la pollution est arrivée sur les plages et que les conditions climatiques se sont dégradées avec les tempêtes, la grêle, le froid. Ces trois semaines furent très éprouvantes, au plus fort moment de la catastrophe.

Les demandes du PCA devaient passer au PC départemental qui, n'ayant peut-être pas encore reçu l'enveloppe de l'Etat, les filtrait. Le circuit était le suivant : des besoins étaient formulés, puis ils étaient évalués et enfin les demandes remontaient jusqu'à la région. Il y a eu beaucoup de temps perdu, de gaspillage d'énergie et de crispations.

En revanche, dès que les moyens financiers et opérationnels vous ont été délégués, la situation s'est grandement améliorée. A cause de ce flottement, nous avons perdu environ quinze jours opérationnels. Cela a frustré les gens qui travaillaient sur le terrain. Quand les moyens sont arrivés, les résultats ont commencé à être visibles. Certains ont pu penser que quand nous, élus des communes, étions en charge des opérations, cela ne fonctionnait pas bien, alors que c'était dû au manque de moyens.

Puis nous avons été confrontés à un autre problème, celui des bennes et du transport. Après un temps de latence, cette question a été réglée. Les déchets ont été difficiles à acheminer parce que le point de rassemblement était situé au nord de la zone polluée et à plus de 200 kilomètres de distance, sans compter le fait que les bennes étaient pleines le week-end.

A partir du 9 février, quand les moyens sont arrivés massivement, les choses se sont décantées et se sont passées de façon convenable.

Je ferai la même remarque en ce qui concerne la partie financière. Quand les premières demandes financières ont été transmises aux départements, qui ensuite les faisaient passer à la région, on n'en sortait pas. On a l'impression dans ce pays que les administrations qui détiennent un pouvoir de décision dans le domaine financier, agissent avec une grande parcimonie. C'est aux gens en difficulté à apporter la preuve des dommages subis et ensuite on leur indique ce qui est remboursable ou pas. Cela crée une situation intenable.

Je dois dire que dès que l'administration régionale a été en charge des remboursements, nous n'avons plus rencontré aucun souci pour les frais, qui ont été réglés dans les deux ou trois jours, de façon ouverte et sans esprit tatillon. Cela a fonctionné tout à fait normalement, que ce soit pour les communes ou les acteurs privés, hôteliers ou autres, qui ont été payés régulièrement.

J'en viens à ma question. Ne pensez-vous pas que, en cas de pollution, il est important qu'un interlocuteur unique, au plan opérationnel comme au plan financier, soit responsable de l'ensemble de l'opération ? La liaison doit s'établir directement avec les opérationnels sur le terrain, quitte à ce que les préfets, les sous-préfets ou les directions de l'Etat, qui sont aussi sur le terrain, agissent pour le compte du préfet de zone. Il faut une seule personne responsable sur un secteur géographique déterminé et, en même temps, tenir compte de ce qui se passe sur le terrain et des besoins qui y sont exprimés. Il ne faut pas multiplier les échelons.

M. Louis GUÉDON : Merci, M. le préfet, de toutes ces précisions qui montrent que les choses se sont relativement bien passées. Néanmoins, notre Commission devra tirer les enseignements de cette crise, en les comparant avec les conclusions de la Commission sur l'Erika, pour éviter au littoral français d'avoir à subir un jour à nouveau les mêmes déconvenues.

J'en viens à mes questions. Les spécialistes auditionnés, lors de la Commission d'enquête sur l'Erika, sur la courantologie, affirmaient avoir des certitudes sur la localisation des nappes, voire plus que des certitudes : en s'appuyant sur des cartes marines qu'ils projetaient et commentaient le soir à la télévision, ils nous assuraient que le pétrole arriverait à La Rochelle, alors que les premières nappes sont apparues au Guilvinec en Bretagne.

Je crois que l'élément à retenir des deux naufrages est que Météo France avait, pendant trois semaines, fourni une carte de dérive des nappes en la présentant comme certaine. L'essentiel est de savoir si, un jour, nous maîtriserons la courantologie du Golfe de Gascogne.

Par ailleurs, lors du naufrage de l'Erika, le plan POLMAR-mer a été un échec remarquable : on a dû faire venir des navires appropriés d'Europe du Nord alors que le pétrole avait complètement envahi le littoral français depuis un mois. Dans le cas du plan POLMAR-mer du Prestige, nous avons d'emblée fait appel aux navires adéquats et nous avons surtout bénéficié d'une aide efficace des professionnels, en particulier de Vendée et du Pays Basque. C'est un élément important. Pensez-vous que l'on peut à nouveau renforcer ce dispositif, non pas par des techniciens, mais par des gens habitués de la mer, afin d'améliorer la récupération des produits ?

Ma troisième question concerne le plan POLMAR-terre. La différence entre les naufrages de l'Erika et du Prestige réside dans le fait que lors du naufrage du Prestige, la première ligne de front de la pollution n'était pas la France mais la Galice. Pensez-vous que vous auriez pu gérer la crise aussi bien si l'Aquitaine avait été la première région touchée ? Quel dispositif auriez-vous pu mettre en place pour éviter les difficultés auxquelles nous avons été confrontés avec l'Erika, quand nous étions en première ligne ?

M. Didier QUENTIN : Une des pollutions majeures dont nous souffrons dans cette affaire est ce qu'il est convenu d'appeler la « pollution médiatique ». Compte tenu de votre expérience, comment pourrait-on faire pour mieux communiquer ?

Je me suis emporté à plusieurs reprises, de même que beaucoup d'élus de la Charente-Maritime, contre notre grand quotidien régional, en situation de monopole, parce que, chaque jour, nous trouvions dans « Sud-ouest », pour ne pas le citer, des cartes des plages polluées. Par exemple, la plage de la Tremblade à Ronce-les-Bains, située dans ma circonscription, n'a pas reçu de boulettes, mais seulement ce que nous avons appelé des « cachous », observés le 3 janvier. Cela a été nettoyé et nous avons pris ensuite toutes les précautions.

Le préfet du département a installé à l'entrée de la Seudre -la petite rivière qui irrigue le bassin ostréicole de Marennes Oléron- des barrages de prévention, qui n'ont pas été utilisés. Il n'empêche que « Sud-Ouest » continuait à parler de plage polluée, ce qui est assez choquant.

Quand je m'adressais aux journalistes -non pas aux journalistes locaux qui étaient convaincus, comme moi, de la nocivité de ce genre d'information- de la rédaction à Bordeaux, ils me répondaient que leurs informations découlaient des cartes transmises par le CEDRE. Il faudrait vraiment revenir sur la communication lors de telles catastrophes. C'est tout à fait important d'être honnête et transparent, mais il demeure que les dégâts peuvent être considérables.

Par ailleurs, que les textes dont vous parliez tout à l'heure ne sortent pas est proprement scandaleux. Il faudrait très vite faire une sorte de référé pour exiger que ces textes soient publiés, car un préjudice considérable est causé à l'activité touristique de notre littoral atlantique.

Enfin, il faut également éviter l'alarmisme en matière de communication. Je me souviens qu'après la catastrophe de l'Erika, où la Charente-Maritime avait été très peu touchée, nous rencontrions notre préfet tous les soirs parce que nous pensions que la pollution allait arriver dans notre département. De plus, le centre de traitement des oiseaux mazoutés avait été installé à La Rochelle, ce que soulignaient régulièrement les chaînes de télévision. Ensuite, la DASS a diffusé une carte où figurait la Charente-Maritime, en mentionnant l'adresse du centre antipoison, alors que ce département n'avait pas été touché ! (Rires) Des erreurs grossières de ce genre peuvent être évitées.

M. Christian FRÉMONT : Je répondrai tout d'abord aux questions de Mme Tanguy. J'ai été préfet du Finistère pendant quatre ans et je n'ai jamais eu à souffrir de pollution par le pétrole mais, en revanche, j'en ai connu beaucoup d'autres de nature différente.

La différence entre la Bretagne et l'Aquitaine réside dans la configuration du rivage. En Aquitaine, les étendues sont immenses et les collectivités territoriales très peu nombreuses. Certains maires de communes, qui comptent l'hiver 400 ou 500 habitants, doivent gérer jusqu'à 35 kilomètres de plage avec un seul employé municipal, ce qui est évidemment difficile.

Je vais vous décrire le dispositif que j'ai mis en place progressivement. Au départ, chaque département gérait lui-même la crise qu'il subissait, avec les moyens dont ils disposaient. Les moyens demandés au niveau de la zone étaient fournis, mais pour une part, comme les barrages, étaient inefficaces.

Nous avons tous hésité, pendant les deux ou trois premières semaines, sur le bon traitement à appliquer. Nous ne savions d'ailleurs pas alors s'il fallait envoyer des hommes sur les plages ou utiliser des machines.

En Gironde, j'avais mis au point le système suivant. Un PC fixe était basé à la préfecture de région à Bordeaux et était utilisé à la fois pour le département de la Gironde et pour la zone Sud-ouest. Les sous-préfets d'Arcachon et de Lesparre-Médoc dirigeaient chacun un PC opérationnel. Chaque maire accueillait, dans sa mairie, un PC avancé qui était géré avec un pompier et un ou deux fonctionnaires de l'Equipement ou du CEDRE. Le système a fonctionné remarquablement, sans le moindre heurt.

Nous avions des liaisons permanentes entre les trois niveaux. J'ai dû passer beaucoup de temps, les trois premières semaines de janvier, sur les plages, donc je rencontrais les maires tous les jours. Nous tentions de régler les problèmes sur-le-champ. Après avoir trouvé le mode de traitement, le dispositif a assez bien fonctionné.

Mais en Gironde, nous disposions de moyens qui n'existaient pas dans les Landes, où il y a eu un moment de flottement important. J'ai alors demandé au gouvernement de me donner la responsabilité de l'ensemble du littoral pour pouvoir disposer des moyens mécaniques de nettoyage, des équipes et des méthodes qui avaient fait leurs preuves et j'ai réuni les maires des Landes le 9 février pour le leur expliquer.

J'ai demandé la même responsabilité pour le financement, plutôt que de laisser les factures suivre le circuit habituel. Les crédits ont été délégués au préfet de zone. J'ai chargé le secrétaire général pour les Affaires régionales d'ouvrir un guichet pour payer ces factures. La direction générale de la comptabilité publique et les trésoriers payeurs généraux ont accepté un système simplifié de paiement : on ne payait pas sur présentation des factures, mais d'un relevé de factures. Ce système a permis de régler les factures en vingt-quatre heures au début, puis en deux ou trois jours par la suite. Toutes les factures de nettoyage ont été payées dans ces délais.

Mais l'organisation est venue de l'expérience. Je suis convaincu que le traitement d'une crise de ce type doit se faire au niveau zonal et avec des procédures administratives simplifiées. C'est la leçon essentielle que j'ai retirée de la crise sur le plan administratif.

En ce qui concerne la courantologie, je n'ai aucune connaissance technique en la matière, mais à écouter les spécialistes, j'ai acquis la conviction que s'il était possible d'acquérir une connaissance plus fine des courants du Golfe de Gascogne, jamais l'effort nécessaire n'avait jusqu'alors été fait pour réaliser une telle étude. Il me semble qu'il ne serait pas inutile de se lancer dans ce travail.

En qui se concerne l'utilisation des professionnels, nous avons tiré des leçons de l'Erika. Je me suis souvenu de notre capacité à mobiliser les pêcheurs dans le Finistère. Dès le début, le préfet maritime et moi-même avons estimé qu'à tous points de vue, il fallait utiliser les pêcheurs, d'une part, parce qu'ils rendaient de grands services et, d'autre part, parce que cela évitait qu'ils restent à quai. J'avais vécu des expériences douloureuses sur ce plan, notamment au Guilvinec, en 1993 ou 1994.

Ce choix a eu une conséquence financière : les pêcheurs ont fait monter les prix. Ils ont pris comme base les tarifs pour l'Erika et les ont augmentés de 40%. Nous nous sommes battus avec le préfet maritime pour revenir à des niveaux plus raisonnables. Mais, sur le plan opérationnel, les pêcheurs ont indéniablement joué un rôle important. Si la crise se renouvelait, je ferais appel à eux immédiatement. La plus grande quantité de pétrole récupérée en mer l'a sans doute été par les pêcheurs et non pas par les gros moyens de la Marine.

Les pêcheurs connaissent la mer. Leurs petits bateaux leur permettaient d'approcher plus près des côtes, là où se trouvait le pétrole. Les barrages qu'ils avaient établis en face de Biarritz ou d'Arcachon m'ont paru être la méthode, et de loin, la plus sérieuse de protection de ces sites. Ce dispositif a fonctionné. Toutefois, il me semble que nous devrions mettre au point un tarif avant le déclenchement de la crise, parce qu'ensuite, les prix ont tendance à augmenter.

Maintenant, à la question de savoir si les choses auraient été différentes si l'Aquitaine avait été la première région touchée par la pollution, je n'ai pas de réponse. Je peux simplement vous indiquer ce que nous avons fait avant l'arrivée du pétrole en Aquitaine. J'ai fait vérifier les équipements, même s'ils n'ont pas été beaucoup utilisés. Nous avons préparé les esprits à la crise. De plus, nous connaissions la nature du pétrole. Je crois que nous avons effectivement eu la « chance » d'être touchés après les Galiciens ou les Asturiens, mais que cela n'a pas été déterminant.

Je vous le répète, nous avons connu trois jours d'émotion intense et de désespoir, ponctués par le déplacement du Premier ministre et l'enveloppe de crédit qui a permis de passer aux actes. Dès que nous avons obtenu les crédits, j'ai pu dire aux maires d'engager les travaux car les factures seraient payées rapidement. Cela changeait l'état d'esprit.

Nous avons quand même passé trois semaines à tâtonner, à utiliser les cribleuses, à modifier les grilles, à changer les roues. L'entreprise finistérienne Le Floch a proposé des microcribleuses qui se sont révélées très efficaces. Ensuite, le dispositif de base a consisté à regrouper quatre grosses cribleuses et dix petites : un ou deux rouleaux placés à l'avant enlevant les gros corps et une dizaine de personnes finissant le travail derrière. Le système a été efficace.

J'en viens à la médiatisation. Certains ont pu dire que la principale pollution a été médiatique. Autant les images des cribleuses, en tout cas en Aquitaine, ont remonté le moral des élus et de la population, autant certaines autres ont été négatives. Tous les matins, les titres des quotidiens étaient pour moi un motif d'angoisse : « Le désespoir », « Le gâchis », « La fin de l'Aquitaine »...

Il est difficile de lutter contre cela. Les élus de Charente-Maritime ont géré l'aspect médiatique de manière plus habile que certains élus d'Aquitaine. Il est vrai qu'eux n'avaient pas de pétrole sur leurs plages. Certains ont fait des déclarations à la presse certes un peu désespérées, mais aussi parfois un peu intéressées, dans l'idée que s'ils ne se plaignaient pas, ils n'obtiendraient pas d'argent du gouvernement. Mais cette médiatisation s'est vite révélée contreproductive.

Peut-on tirer sur ce plan des leçons de cette expérience ? En l'occurrence, c'est difficile quand on est confronté à un journal en situation de monopole, dans une période vide d'autre actualité. La télévision, de son côté, ne s'est pas toujours bien comportée non plus. Je me trouvais un jour à Biarritz alors que la plage était absolument propre. Une équipe de télévision était là et a préféré filmer une benne remplie de pétrole et d'oiseaux morts plutôt que la plage propre. Mais on touche là à la liberté de la presse. Je pense que l'hyper-médiatisation des premiers jours a fait du mal à l'Aquitaine, mais je ne vois pas très bien ce que l'on pourrait faire pour éviter que cela se reproduise.

Audition de M. Jacques GHEERBRANT,
Vice-amiral d'escadre, Préfet maritime de Brest


(extrait du procès-verbal de la séance du 1er avril 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

M. Gheerbrant est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Gheerbrant prête serment.

M. le Président : Amiral, tout d'abord je voudrais vous souhaiter la bienvenue.

M. le préfet, il n'est sans doute pas nécessaire de vous présenter trop longuement car la plupart d'entre nous vous connaissent et savent que vous occupez la fonction de préfet maritime de l'Atlantique ; fonction dans laquelle vous avez succédé à l'amiral Yves Naquet-Radiquet.

Je souligne qu'une délégation de la Commission se rendra à Brest le jeudi 10 avril pour y rencontrer un certain nombre d'acteurs et de parties prenantes des opérations de surveillance et d'action en mer. Nous visiterons en particulier le CROSS de CORSEN, le CEDRE et le remorqueur Abeille-Flandre. Je pense que ce déplacement éclairera de manière concrète les deux auditions de cet après-midi.

M. Jacques GHEERBRANT : Merci, M. le Président. Comme vous l'avez dit, j'exerce les fonctions de préfet maritime pour l'Atlantique depuis le 29 septembre 2000, c'est-à-dire après l'Erika, mais avant, naturellement, le Ievoli Sun et le Prestige, les deux accidents maritimes majeurs que nous avons connus depuis ma prise de fonctions. En dehors de ma fonction de préfet maritime, j'ai un rôle opérationnel en tant que commandant de la zone maritime et une fonction administrative en tant que commandant de région maritime, ce qui signifie que je supervise l'ensemble de la Marine nationale pour l'Ouest de la France, soit 17 000 personnes.

Le rôle du préfet maritime est d'être le représentant du Premier ministre et de tous les ministres concernés, avec une responsabilité générale pour l'action de l'Etat en mer et un pouvoir de police administrative générale. Ce rôle comprend également la coordination des administrations, aujourd'hui limitée aux situations d'urgence dans les trois domaines que sont, premièrement, dans mon esprit et par ordre d'importance décroissante, la sauvegarde de la vie humaine en mer, deuxièmement, la prévention et la lutte contre les pollutions, et troisièmement, l'ordre public en mer.

Ma zone de responsabilité pour l'Atlantique s'étend au-delà de la bande des 300 mètres qui appartient aux autorités terrestres, du mont Saint-Michel jusqu'à la frontière espagnole, limitée au Nord par une droite qui joindrait le mont Saint-Michel à la pointe de la Cornouaille britannique, jusqu'à environ 300 kilomètres au large et, dans le sud, dans le Golfe de Gascogne, par la limite de la zone économique exclusive entre la France et l'Espagne. Ma zone est répartie en deux zones de responsabilité pour les CROSS : le CROSS de CORSEN qui surveille essentiellement le dispositif de séparation du trafic d'Ouessant et, au sud de la latitude de la pointe de Penmarc'h, le CROSS ETEL qui a la responsabilité de l'ensemble du Golfe de Gascogne.

Le contexte vous le connaissez, c'est d'abord la zone de concentration du trafic maritime d'Ouessant avec 150 à 200 bateaux par jour et, pour mémoire, le passage quotidien de 300 000 tonnes d'hydrocarbures et de 150 000 tonnes de produits chimiques ou gaz. La zone est aussi caractérisée par une météo que j'appelle vigoureuse, avec plus de 30 nœuds de vent pendant 30% du temps et une mer formée, au moins pendant la période hivernale. C'est une zone d'intense activité économique avec 4 000 unités de pêche, tous pays confondus, et 15 000 marins qui en vivent, et une zone, en particulier en été, de forte activité de loisirs avec environ 1 500 manifestations nautiques dans ma zone de responsabilité.

Les moyens dont je dispose sont naturellement ceux de l'ensemble des administrations qui ont des capacités d'agir en mer : la Marine nationale, avec ses bâtiments, ses avions, ses hélicoptères ; avec aussi ses bâtiments affrétés que sont l'Abeille-Flandre que vous visiterez la semaine prochaine et les deux bâtiments de soutien de haute mer Ailette et Alcyon ; enfin avec le réseau des sémaphores qui couvre de façon continue tout le littoral.

Au-delà de la Marine nationale, vous connaissez les autres administrations participantes : les Affaires maritimes ; les Douanes, en particulier avec leurs moyens d'intervention aériens extrêmement précieux en matière de lutte contre les pollutions puisque leurs avions sont spécialisés dans cette mission ; les deux gendarmeries, maritime et nationale ; la Sécurité civile dans la bande littorale ; et je n'oublierai sûrement pas la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) qui, bien que n'étant pas une administration, est un partenaire essentiel, en particulier dans l'activité de sauvetage de la vie humaine en mer.

Les moyens juridiques dont je dispose sont, notamment, la « mise en demeure », pouvoir exorbitant du droit commun me permettant de contraindre un bâtiment, constituant à mes yeux une menace grave et imminente pour la côte, à accepter d'être pris en remorque à ses risques et à ses frais. C'est un moyen juridique que nous utilisons en moyenne une douzaine de fois par an, ce qui signifie que, dans cette zone, nous sommes confrontés chaque année à une douzaine de situations que nous estimons dangereuses avec un risque sérieux de naufrage.

Très brièvement, je vais vous donner quelques statistiques sur les interventions menées dans la zone en 2002. Nous avons conduit 3 165 opérations en mer. 4 747 personnes ont été concernées. Hélas, nous avons à déplorer 110 décès ou disparitions en mer, chiffres équivalents à ceux de l'année précédente, concernant en particulier un nombre élevé, trop élevé de marins pêcheurs disparus en mer.

Pour ce qui est de la mission de sauvegarde de la vie humaine en mer, il y a une délégation permanente donnée par le préfet maritime aux CROSS, qui sont chargés de coordonner la mise en oeuvre des moyens de secours.

La pollution, en revanche, est une responsabilité que j'exerce directement, tout comme l'ordre public et, dans ce dernier cas, il faut comprendre non seulement les conflits d'usage -le plus souvent entre pêcheurs-, mais aussi les opérations de répression qui deviennent de plus en plus fréquentes, telles celles contre le trafic de drogue, avec par exemple l'arraisonnement du Winner au mois de juin dernier au large des Canaries.

La résolution adoptée par l'Assemblée nationale pour créer votre Commission d'enquête vise essentiellement la question de la sécurité du transport maritime : je voudrais faire deux ou trois observations préliminaires sur ce thème.

Le préfet maritime intervient, dans le meilleur des cas, après l'incident initial et, souvent, après que celui-ci soit devenu un accident. Le préfet maritime n'a pas, en revanche, de rôle de prévention en amont. L'incident initial peut être le signalement d'une avarie par le capitaine du navire concerné, voire un appel de détresse ou, mais seulement dans les zones surveillées, la constatation d'un comportement anormal. Tout incident signalé ou constatation d'un comportement anormal est suivi immédiatement par la convocation de notre cellule d'évaluation des situations de crise qui est présente en 10 minutes sur l'événement, jour et nuit, 365 jours par an. Lors de nos interventions, nous constatons des situations potentiellement dangereuses pour l'environnement et, en premier lieu, pour le personnel embarqué. Conformément à l'ordre des priorités que j'évoquais tout à l'heure, la première tâche à conduire est le plus souvent l'évacuation du personnel.

Même si les conséquences environnementales des dernières catastrophes maritimes ont été dramatiques, je voudrais faire observer que dans le cas de l'Erika, avec 26 personnes évacuées dans des conditions extrêmement difficiles, ou un peu plus récemment pour le Ievoli Sun avec 14 membres d'équipage évacués dans des conditions également extrêmement périlleuses, les opérations de sauvetage des équipages ont été réussies.

Avec ou sans évacuation d'équipage, il faut ensuite très rapidement envoyer une équipe à bord pour procéder à l'évaluation de la situation ou à l'intervention. Ces équipes, en alerte permanente, sont des équipes pluridisciplinaires comprenant des spécialistes de la manœuvre, des marins pompiers, des experts en structure, des professionnels du remorquage, la plupart du temps un officier de police judiciaire pour s'assurer que ce qui est fait l'est dans les règles et, éventuellement, quand l'emploi de la force peut paraître, a priori, nécessaire, des commandos de la Marine. Ces personnes sont déposées à bord, toujours par hélitreuillage. Si l'on se souvient que la plupart des incidents interviennent par très mauvaises conditions météorologiques, c'est un épisode parfois délicat.

Dans le même temps, à terre, on fait une recherche approfondie dans les bases de données pour connaître l'historique du navire concerné et les déficiences constatées lors de contrôles antérieurs. On prend contact également avec les armateurs pour pouvoir disposer des plans du bâtiment et l'on met en oeuvre les moyens d'urgence nécessaires, c'est-à-dire essentiellement le remorqueur d'intervention Abeille-Flandre.

Concernant le naufrage du Prestige, je voudrais faire aussi quelques observations.

D'abord, nous avons bénéficié, si j'ose dire, de l'expérience récente de l'Erika, un certain nombre de membres de mon état-major ayant vécu les deux catastrophes.

Pour le Prestige, nous avons bénéficié de délais pour nous organiser. Le premier signal de détresse du Prestige remonte au 13 novembre 2002, son naufrage au 19 novembre et le plan POLMAR-mer a été déclenché le 3 décembre.

Une autre particularité dans le cas du naufrage du Prestige tient à ce que les autorités françaises n'ont pas eu de responsabilité dans l'accident initial ce qui, naturellement, a constitué un facteur favorable puisque nous avons été jugés sur le traitement de la crise et non pas sur son origine.

La pollution occasionnée par le Prestige présentait des caractéristiques particulières : elle était extrêmement dispersée et a mis beaucoup de temps avant d'arriver jusqu'aux côtes françaises ; les premières boulettes sont apparues il y a 4 mois et demi et cette pollution diffuse est progressivement devenue de plus en plus difficile à observer, à repérer et naturellement à traiter.

Je ne reviens pas sur la grande sensibilité politique ou médiatique de cette affaire puisque l'affaire de l'Erika était encore présente dans tous les esprits.

Le naufrage du Prestige a révélé certaines lacunes dans nos connaissances du milieu marin. En effet, la problématique essentielle est celle de la connaissance des dérives du polluant, et la possibilité de faire des prévisions reste encore, sur le plan scientifique, très embryonnaire.

Quels principes ai-je mis en oeuvre pour gérer cette crise ?

Tout d'abord, nous avons pu anticiper l'arrivée de la pollution sur nos côtes avec la mise sur pied, dès le 19 décembre, de notre centre de traitement des crises, armé 24 heures sur 24. Un bâtiment de la Marine nationale a été envoyé très rapidement sur zone de façon à assurer la coordination optimale de toutes les administrations impliquées dans la gestion de la crise. Nous avons tenu deux réunions quotidiennes, tous les jours, samedis, dimanches et fêtes inclus, pendant 4 mois et demi.

Autre principe que j'ai absolument tenu à mettre en œuvre : l'association des professionnels de la mer, non seulement pour tirer parti de leur expertise dans des techniques comme le chalutage où il est bien évident qu'ils sont plus qualifiés que les marins d'Etat mais aussi, et peut-être surtout, pour éviter que l'Etat se trouve seul face à l'opinion publique dans le traitement de cette affaire, il m'a paru politiquement très important d'avoir la participation active du maximum de monde plutôt que de se retrouver en situation de bouc émissaire tout désigné.

Evidemment, cette association volontariste des professionnels de la mer a un coût : celui des réquisitions. Les réquisitions que nous avons faites sont ce que l'on appelle des réquisitions « amiables », même si cette expression est un peu paradoxale. Je crois qu'il était important d'avoir non seulement des participants, mais aussi des participants motivés.

Nous avons également soutenu très activement les initiatives, notamment celles des marins pêcheurs, par exemple celle du président du Comité local des pêches de Saint-Gilles-Croix-de-Vie, M. Thomazeau, que nous avons aidé fortement -financièrement mais pas seulement- à mettre au point son chalut et à le mettre à disposition des moyens de l'Etat.

Autre principe : le recours aux moyens spécialisés européens. La construction de l'Europe dans le domaine maritime se nourrit d'exemples de coopération avec des échanges de bâtiments d'intervention en mer. Dès le premier jour, nous avons mis nos moyens à la disposition des autorités espagnoles et galiciennes et, en retour, lorsque la pollution s'est déplacée vers le Golfe de Gascogne et a menacé les côtes françaises, des moyens européens ont été mis à notre disposition, d'abord aux frais de l'Espagne, du 4 au 24 janvier, et ensuite à nos frais.

Je me suis efforcé durant toute la période de crise d'assurer une liaison étroite avec les autorités littorales. Notre point de situation quotidien a été adressé pendant un peu plus de 4 mois aux 56 destinataires représentant les autorités du littoral et les autorités parisiennes. Nous avons mis en place également des officiers de liaison auprès des autorités préfectorales, en particulier auprès de la Préfecture de la zone de défense du Sud-Ouest, seule concernée.

Je tiens à souligner que la coopération franco-espagnole a été très efficace durant cette période. Nous disposons, déjà en temps normal, d'un plan d'assistance mutuelle avec l'Espagne -le Biscaye Plan-, signé il y a quelques années. Celui-ci constitue le cadre juridique qui nous a permis de détacher des moyens aériens et de surface dès le premier jour au profit des Espagnols. Cette coopération franco-espagnole n'a connu aucune difficulté et nous avons réussi, en particulier, à éviter un piège tendu par le pays basque espagnol, extrêmement soucieux de s'imposer comme un interlocuteur d'Etat à Etat au détriment de l'Etat central espagnol. Une difficulté diplomatique est apparue, mais nous ne sommes pas tombés dans ce piège.

Autre point extrêmement important : nous avons mis en place une communication scientifique collégiale unique. Vous vous souvenez que, dans la crise précédente, chacun des organismes ayant une compétence scientifique en matière de météorologie ou de dérive des nappes de polluant s'exprimait d'une façon un peu autonome avec des prévisions à très long terme dont la validité scientifique a été démentie par la suite. J'ai donc tenu, dès le premier jour, à rassembler dans une pièce unique, sous la houlette du CEDRE -et je souligne l'extraordinaire bénéfice que la proximité géographique et amicale du CEDRE nous apporte à Brest-, les services partageant la compétence scientifique : le CEDRE, L'IFREMER, le Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM) et Météo France.

Il était donc extrêmement important de réunir ces personnes, de leur faire mettre en commun leur expertise et de leur faire produire, en matière scientifique, une prévision de dérive de nappe unique et raisonnable.

S'exprimant d'une seule voix, ils se sont entendus pour considérer qu'il était inutile, voire facteur de complication, de donner des prévisions de dérives sur une durée supérieure à cinq jours. Pendant l'ensemble de la crise, la carte que nous avons diffusée tous les jours avec le point de situation proposait la dérive des nappes prévue de façon unique par les scientifiques que j'ai cités et pour une durée de validité de cinq jours seulement.

Par rapport à la crise de l'Erika, nous avons eu la chance d'être appuyés très efficacement par le Secrétariat général de la mer pour valider les orientations, donner les directives et peut-être surtout constituer une interface efficace entre la Préfecture maritime et les autorités politiques centrales. Il est parfaitement évident que ce type de crise ne peut pas être géré de façon efficace si, en plus de la conduite de l'action, il faut passer sa journée au téléphone avec l'ensemble des cabinets ministériels concernés. La réponse, que prévoient les textes et que nous avons appliquée avec pas mal de succès est le rôle d'interface que le Secrétariat général de la mer peut jouer dans ce domaine. L'ensemble de l'information des autorités politiques centrales est assuré par le Secrétariat général de la mer qui rassemble et répond aux questions s'il le peut et nous transmet ce qu'il est nécessaire que nous traitions nous-mêmes.

Sur le plan financier, nous avons mis en œuvre un suivi précis des dépenses pour essayer de concilier à la fois l'efficacité opérationnelle et l'orthodoxie budgétaire, ce qui n'était pas particulièrement simple. La mise en place des crédits a été progressive, lente. J'ai essayé d'expliquer aux autorités financières que, pour moi, c'est une guerre, dans la mesure où l'ennemi - le pétrole - on le traque, on le trouve, on adapte le dispositif de lutte. Rien de tout cela n'est compatible avec une prévision de dépenses à six semaines, ce qui est pourtant ce que parfois les contrôleurs financiers attendent. Avec quelques acrobaties, mais aucun enrichissement personnel et apparemment rien qui puisse nous traîner devant la Cour de discipline budgétaire et financière, et surtout en affirmant la primauté de l'opérationnel sur l'administratif, nous avons réussi à peu près à assurer ce suivi financier.

Je précise que nous sommes maintenant entrés dans la période des justifications et que, après l'Inspection générale des finances, la Cour des comptes vient vérifier la semaine prochaine que nous n'avons pas été trop loin dans l'innovation de la gestion budgétaire.

Dernier point fort qui, pour moi, était absolument essentiel, et qui représente aussi une leçon de la crise précédente : j'ai mis en place un principe absolu de transparence vis-à-vis des médias. L'éternel problème de la communication est que, si l'on ne dit pas très exactement la même chose en même temps à tout le monde, les frustrations s'installent, la crédibilité se trouve diminuée et la crise médiatique finit par prendre le pas sur la crise de la pollution elle-même. J'ai appliqué cette directive dès le premier jour. On a tout dit aux médias. On a dit ce que l'on savait faire, ce que l'on ne savait pas faire, ce que l'on apprenait à faire, on les a tenus au courant de nos expérimentations, de nos déboires et on les a associés autant que possible à tous les niveaux en les faisant embarquer sur les avions de surveillance, sur les bateaux. L'expérience montre qu'un journaliste qui a passé trois jours dans le Golfe de Gascogne par mauvaises conditions météo a une meilleure compréhension de la réalité de la lutte sur le terrain.

Durant cette crise, nous avons dû nous adapter en permanence car il s'agissait d'une pollution d'un type nouveau, mais je crains malheureusement de devoir affirmer que chaque pollution sera d'un type nouveau. Il n'est donc pas évident d'être prêts pour la prochaine. Pour prendre un exemple simple, les chaluts dont nous disposions, spécialisés et validés pour la lutte contre le pétrole, avaient été expérimentés en vraie grandeur. Le corps du chalut était réutilisable et ce que l'on appelle le « cul » de chalut, pardonnez-moi l'expression, la poche de fond du chalut, était jetable. On s'est aperçu qu'avec ce type de pollution, c'est l'ensemble qui devait en réalité être jeté. Cette nouvelle contrainte a entraîné des complications logistiques fortes car nous avons dû trouver des industriels capables de répondre, à une cadence totalement différente, -dix fois supérieure à celle que l'on avait pu prévoir initialement-, sur un marché extrêmement étroit -les fabricants de chalut ne sont pas nombreux et étaient extrêmement sollicités, notamment par l'Espagne. Ceci illustre le fait que la gestion de la logistique a constitué une difficulté importante.

L'extension géographique de la zone polluée, de la Galice aux approches de la Bretagne Sud, a représenté un autre facteur de complexité et l'existence d'une base navale -la base navale de Bayonne- s'est révélée tout à fait essentielle pour pouvoir gérer notamment le flux logistique.

La durée de la crise est aussi un élément important : 4 mois et demi, dans les conditions que j'ai décrites tout à l'heure. C'est tout à fait exigeant pour les personnels et les matériels. Les personnels de la Préfecture maritime, et pas seulement eux, se sont totalement investis, sans crispations inutiles mais au contraire avec une très belle efficacité.

Enfin, dernière difficulté : l'incertitude sur la sortie de crise parce que, malheureusement, il est difficile de décider qu'un beau jour il n'y a plus de pétrole en mer. Aujourd'hui, il y en a encore, la quantité est extrêmement difficile à estimer, les scientifiques ne s'y risquent pas, sans doute quelques milliers de tonnes, très réparties, très dispersées, impossibles à observer et impossibles à ramasser en mer.

Il est donc hautement probable, et je l'ai dit à l'occasion des réunions hebdomadaires à Matignon, que les autorités terrestres devront maintenir, en particulier dans le Sud-Ouest, des dispositifs très réactifs pour ramasser les micro pollutions au fur et à mesure où elles se manifesteront sur le rivage, car il y en aura encore, et je mesure bien toute la difficulté, en particulier pour les acteurs socio-économiques du littoral, de pouvoir anticiper une saison estivale dans ces conditions.

Si je devais établir une bilan « à chaud » de la gestion de cette crise, je citerais comme points positifs :

- la très bonne coopération avec les autorités terrestres. Le fait d'avoir un seul interlocuteur, puisqu'une seule Préfecture de zone a été finalement concernée, était plus simple et nous avons eu une relation extrêmement suivie, y compris par l'échange d'officiers de liaison avec la préfecture de zone de défense de Bordeaux. L'implication active de professionnels d'origine très variée a également été très positive au plan technique, a réconforté les populations sinistrées et a eu un impact politique fort ;

- le rôle essentiel du réseau des Affaires maritimes, en particulier dans l'interface terre-mer. Il y a là, entre le grand large et le littoral, tout un domaine dans lequel l'expertise des Affaires maritimes et leur situation mixte de subordonnés du préfet terrestre et, en même temps, de représentants du préfet maritime, témoignent d'une richesse indispensable ;

- l'action efficace du Secrétariat général de la mer ;

- la très bonne coopération de toutes les administrations agissant en mer. La gestion de la crise du Prestige a révélé une mobilisation très efficace de l'ensemble des parties prenantes et la mise à disposition de tous les moyens de l'administration au bénéfice du préfet maritime, dès l'instant où une situation d'urgence le justifiait, s'est déroulée parfaitement. C'est là un enseignement pour l'éventuelle évolution des responsabilités du préfet maritime ;

- une coopération franco-espagnole sans nuage. Aucune difficulté n'est à signaler, sauf celle que j'ai indiquée avec les Basques espagnols qui ont essayé de nous pousser à la faute, sans succès ;

- enfin, la longueur et les caractéristiques de cette crise ont permis de récupérer au total une quantité de pétrole en mer sans précédent dans les crises antérieures. Je rappelle que, pour l'Erika, n'avaient pu être récupérées que 1 100 tonnes de pétrole en mer. On a fait cette fois-ci plus de dix fois mieux. Ce n'est pas une question de talent, c'est une question de circonstances essentiellement, et de durée.

Pour l'avenir, j'aimerais formuler quelques souhaits. J'espère vivement que se poursuive l'assainissement de la flotte de commerce, en particulier pétrolière, mais pas uniquement. Les mesures adoptées à la suite du naufrage de l'Erika ont déjà eu pour effet d'améliorer le taux de renouvellement des pétroliers et j'estime qu'il faut poursuivre dans cette voie.

Je souhaite aussi bien sûr -et il s'agit d'un problème technique clé- que l'on arrive à mettre en service, c'est-à-dire d'abord à valider et ensuite à construire, un procédé permettant la récupération massive des produits pétroliers lourds en mer, par très mauvaises conditions météo. Les projets que j'ai vu décrits, que ce soit celui des Chantiers de l'Atlantique ou celui de la société Doris, sont des projets intéressants dont la validation n'est cependant, à ma connaissance, pas totalement acquise. Il est absolument certain que, pour les préfets maritimes de demain, s'il existe un engin capable de ramasser 1 000 tonnes de pétrole lourd par 7 mètres de creux, cela changera significativement la suite de la crise parce que l'on pourra éliminer l'essentiel de la pollution dès l'origine.

Je souhaite également que se mette en place un schéma directeur ambitieux pour le renouvellement des moyens des administrations opérant en mer. Cela fait partie de la démarche initiée par le secrétaire général de la mer parallèlement à l'extension raisonnable des pouvoirs du préfet maritime.

Enfin, en conclusion, je souhaite vivement qu'il n'y ait pas de nouvelle catastrophe avant la fin de mes fonctions de préfet maritime !

M. le Président : Pour une retraite paisible sur une côte de d'Atlantique ! Merci, Amiral.

Tout de suite, trois questions. Vous avez parlé des avions des Douanes pour la surveillance. Qu'en est-il de ceux de l'Aéronavale ? Est-ce qu'ils jouent un rôle ? Est-ce qu'ils sont intervenus ? Est-ce qu'ils pourraient intervenir ?

Deuxième question : les courants et la courantologie. Pensez-vous que sa connaissance soit suffisante actuellement ou, au contraire, aura-t-elle beaucoup de progrès à faire ?

Troisième question : vous avez parlé des Basques espagnols qui ont tenté de vous pousser à la faute mais qu'en a-t-il été des Galiciens ? Avez-vous eu l'impression qu'il y avait discordance en Espagne entre les Autonomies régionales et l'Etat central ?

Je compléterai par trois questions subsidiaires à la suite de vos propos. Je voudrais très rapidement que vous nous disiez, ce que vous auriez fait si le Prestige s'était trouvé en difficulté devant les côtes françaises et non espagnoles ?

Ensuite, une question sur la surveillance du trafic maritime. On nous dit que les radars des CROSS sont devenus obsolètes. Vont-ils être modernisés ? L'ont-ils été ? Est-ce que la navigation littorale est couverte correctement par le système de radar ?

Enfin, je voudrais vous interroger sur les procédés de remorquage en mer. Est-ce que les remorqueurs de grande puissance, qui sont semble-t-il commandés, seront nécessaires rapidement ? Que pensez-vous de l'idée que l'Agence européenne de sécurité maritime puisse intervenir pour l'acquisition de matériel lourd ?

Enfin, j'aimerais aussi que vous puissiez nous parler du rail d'Ouessant et de la façon dont y est réglementée la séparation du trafic.

M. Jacques GHEERBRANT : L'Aéronavale a, bien sûr, largement participé. Je dois rappeler que depuis la catastrophe de l'Erika, la Marine a mis en service quatre avions de surveillance maritime Falcon 50, qui sont des outils remarquables. L'objectif était d'économiser le potentiel des avions de combat que sont les Atlantique 2, les avions de lutte anti sous-marine, avec un avion plus simple et plus économique à mettre en œuvre. C'est pourquoi les quatre Falcon 50 ont été mis en service entre mars 2000 et juillet 2002. Ces avions ont été largement employés. Ils ne sont pas spécialisés dans la lutte antipollution, contrairement aux avions des Douanes.

Pour les avions des Douanes, il y a une grosse inquiétude concernant le troisième appareil, l'avion dit POLMAR 3, dont le projet d'acquisition est en panne à cause du dépôt de bilan de la société Reims Aviation qui était chargée de le construire, sur la base d'une cellule Cessna dont Reims Aviation est le représentant en France. A ma connaissance, il n'a pas aujourd'hui été trouvée de solution pour assurer la mise en service de cet avion POLMAR 3 qui sera doté de capteurs spécialisés antipollution plus performants que les précédents. Il s'agit là d'une véritable impasse.

En revanche, les avions Falcon de la Marine ont amplement participé aux opérations, de même que les hélicoptères. Je n'ai pas précisé que, face à une pollution extrêmement dispersée comme celle-là, la disposition d'un hélicoptère embarqué pour guider les navires, notamment de pêche, sur les endroits où ils peuvent travailler est extrêmement importante. L'Aéronavale, à laquelle j'appartiens par ailleurs, a été très sollicitée à ce sujet.

En ce qui concerne la connaissance des courants, il s'agit d'une affaire de scientifiques. Il est clair -et la démonstration en est faite- que la connaissance du système extrêmement complexe de circulation des masses d'eau, dans le Golfe de Gascogne en particulier, est encore embryonnaire. Je ne sais pas quel type de campagne scientifique il faudrait engager pour parvenir à identifier un déterminisme des mécanismes en oeuvre, si j'ose dire, et pouvoir prédire le déplacement des masses d'eau. Personnellement, je n'y crois pas beaucoup. Le système est infiniment trop complexe pour être décrit par un modèle mathématique et je ne pense pas qu'on arrive à une capacité de prédiction à beaucoup plus long terme que les cinq jours actuels.

Je pourrais vous donner l'exemple des bouées dérivantes que nous avons systématiquement mouillées, -les bouées dérivantes suivent les pollutions-, à proximité immédiate l'une de l'autre et qui ont pourtant suivi des trajets totalement divergents. Des bouées mouillées à 500 mètres de distance ont été retrouvées à 500 kilomètres l'une de l'autre après trois mois de dérive.

M. le Président : Le bon sens du pêcheur du Guilvinec est plus efficace !

M. Jacques GHEERBRANT : Oui, mais il ne va pas à beaucoup plus long terme -je ne veux pas dire du mal du Guilvinec, ce serait suicidaire, pas plus que du Croisic ou d'ailleurs ! Il faudra demander à M. Girin, qui est naturellement plus compétent que moi en matière scientifique, mais je pense que l'on ne peut pas décrire parfaitement ces mouvements. Le Golfe de Gascogne est une espèce d'énorme « machine à laver » : le seul problème est que l'on n'a pas le bouton de programmation !

Pour répondre à la question sur nos relations avec les Galiciens, elles n'ont posé aucun problème. Il faut dire que dans la phase galicienne, nous nous sommes simplement contentés de mettre nos moyens à la disposition des autorités espagnoles. Donc, là nous n'avons pas perçu de problème. Les difficultés avec les Basques espagnols provenaient du fait que les pêcheurs basques ont travaillé en zone française, sous coordination française.

Si le Prestige avait été en difficulté devant les côtes françaises ? C'est toute la problématique des ports-refuge sur laquelle nous avons commencé à travailler depuis la publication de la directive européenne l'année dernière. Le travail préparatoire a bien avancé avec Nantes et Brest. Depuis, une mission interministérielle a été lancée et l'Union européenne souhaite accélérer la mise en œuvre de ces zones refuges. Nous attendons le feu vert pour aller un peu plus loin, mais tout ceci doit en principe être mis en place d'ici le 1er juillet 2003.

Ma conviction est la suivante. Il ne faut pas faire croire à l'opinion publique que l'on va définir des ports-refuge comme l'on définit des aires de repos sur autoroute ou des aires de décélération dans les routes de montagne, cela ne sera jamais aussi simple. La typologie des bateaux en difficulté est extrêmement complexe. Un pétrolier qui fuit n'a rien de commun avec un bateau chargé de nitrate d'ammonium qui risque d'exploser ou un chimiquier dont l'impact sur l'environnement peut être différent.

Le premier objectif, et c'est là-dessus que l'on travaille, consiste à avoir une connaissance précise des capacités des ports, car les ports sont les premières zones refuges idéales. A cet égard, je rappellerai par exemple la géographie bretonne : ni le port de Saint-Malo, ni celui de Lorient ne sont des zones refuges, car leur accès est déjà tellement compliqué pour des bateaux sains qu'il n'est pas question d'y remorquer un navire en difficulté. Les zones refuges en Bretagne, seraient plutôt Brest, Nantes et le port de Saint-Nazaire.

La première démarche consiste à apprendre à se connaître, comme l'a fait la préfecture maritime avec le port de Nantes-Saint-Nazaire, avant de définir une méthodologie commune pour réaliser rapidement, en l'espace de quelques heures, une analyse en commun de la meilleure solution à adopter pour tel type de bateau dans tel type de difficulté. La publication, comme certains l'avaient envisagé, de la liste des ports-refuge comme des aires de repos d'autoroute, s'apparenterait, selon moi, un peu à de la poudre aux yeux.

La surveillance du trafic au sens propre du terme n'est pas de ma responsabilité. Je suis l'urgentiste, je suis le SAMU, j'interviens quand quelque chose ne va pas. Dans l'état actuel des textes, c'est le ministère des Transports qui est chargé de la surveillance du trafic par l'intermédiaire des Affaires maritimes.

Il s'agit bien, en l'occurrence, de surveillance, et non pas de régulation. Sur la mer, le parallèle inconscient que l'on fait souvent entre le trafic maritime et le trafic aérien n'a pas lieu d'être. Les avions, on leur donne des ordres de cap, de vitesse et d'altitude. Les bateaux, on leur donne des informations mais on ne prend pas la barre.

M. le Président : Pensez-vous qu'il serait utile de mettre en place pour la mer un système analogue à celui qui existe pour l'espace aérien ?

M. Jacques GHEERBRANT : Il est extrêmement difficile d'en arriver là. Tout d'abord, cela va à l'encontre de la culture maritime universelle. Il ne faut jamais oublier non plus, alors que l'on peut naturellement réglementer le ciel français ou les routes françaises au niveau national que, sur la mer, on s'intéresse à un trafic qui, pour 95%, n'est ni en provenance ni à destination des ports français et qui n'arbore pas le pavillon français. Il s'agit d'un trafic de passage. Il n'y a donc pas de vraie réglementation en mer qui ne soit mondiale. Toute décision qui ne se termine pas par un accord de l'Organisation maritime internationale est peu efficace, voire inefficace.

Le ministère chargé des transports surveille les zones de concentration de trafic comme Ouessant, avec en particulier les moyens des CROSS, qui ne relèvent pas de ma compétence. Je sais qu'il existe un projet de renouvellement des radars des CROSS, mais pour l'instant aucune décision n'a été prise. A l'heure actuelle, et compte tenu de leurs ressources budgétaires, les Affaires maritimes ont simplement procédé à une optimisation des performances des radars concernés.

Vous savez sans doute que le dispositif de séparation des trafics d'Ouessant va changer le 1er mai prochain. Le nouveau dispositif éloigne en particulier le trafic descendant. Je voudrais souligner que le CROSS d'Ouessant était le seul où l'on « roulait à gauche », si j'ose dire, alors qu'au Cap Finisterre espagnol, comme devant le Cotentin ou dans le Pas-de-Calais, on « roule à droite ». Il y avait donc des croisements qui étaient absolument inutiles. Ils seront supprimés à partir du 1er mai, ce qui va aussi correspondre à une période de danger. Je mettrai, pour y parer, deux bateaux en permanence aux deux extrémités du rail d'Ouessant pour rappeler à tous ceux qui n'auront pas lu les informations nautiques que l'on a changé le sens de circulation. C'est une période qui évidemment peut être périlleuse. Aussi, j'espère qu'il fera beau.

Comme je l'ai déjà indiqué, les radars des CROSS n'ont pas encore été remplacés. Leur portée actuelle est tout juste suffisante pour couvrir le dispositif de séparation du trafic de cette nouvelle génération, mais les Affaires maritimes ont le projet de faire évoluer les radars dès qu'ils en auront les moyens.

Vous m'avez interrogé sur la possibilité d'assurer un suivi du trafic maritime. Il ne faut pas se leurrer, actuellement très peu de zones sont couvertes par la surveillance radar. Aujourd'hui, c'est le cas du dispositif de séparation du trafic d'Ouessant. C'est également le cas devant le Cotentin et dans le Pas-de-Calais. Entre les deux, il y a des « trous ». Les Affaires maritimes ont un autre projet en liaison avec les Britanniques consistant à implanter plusieurs radars pour essayer d'aller le plus vite possible vers la surveillance continue de la Manche, depuis Ouessant jusqu'au Pas-de-Calais. Des essais ont été effectués l'année dernière à partir de Guernesey en liaison avec les Britanniques. Un radar devrait être implanté également à Ploumanac'h pour « boucher un trou ». Un autre doit l'être, en face, chez les Britanniques, à un endroit qui s'appelle « Startpoint ». Enfin, du côté de Portsmouth, un dernier radar britannique devrait permettre à terme d'obtenir une couverture complète, c'est-à-dire en fait de passer d'une situation actuelle où nous avons trois dispositifs de séparation du trafic séparés par des silences radar, à un dispositif de séparation du trafic, avec une surveillance continue depuis la pointe de Bretagne jusqu'au Pas-de-Calais.

M. le Président : La surveillance et la régulation par satellite, vous y croyez ?

M. Jacques GHEERBRANT : Le satellite est un autre projet en cours qui s'appelle l'AIS pour « Automatic Identification System », c'est-à-dire système automatique d'identification, prévu en deux générations. L'AIS, tel qu'il est envisagé, ressemble à ce qui existe sur les avions. La première génération d'AIS fonctionnera sous fréquence VHF, donc avec une portée relativement faible et, en plus, aura un caractère en partie non obligatoire. Cette première génération est en cours de généralisation et a été avalisée par l'OMI, mais n'est pas satisfaisante pour un suivi global de la navigation. En revanche, la deuxième génération d'AIS par satellite devrait permettre de connaître, à tout moment et en tous points, la position de tout bateau sur toutes les mers du globe. Les normes fonctionnelles de l'AIS ne sont cependant pas encore fixées par l'OMI et le calendrier ne l'est pas non plus. C'est donc du long terme.

Pour ce qui est de la couverture de la navigation, rappelez-vous aussi que, en dehors de la zone du dispositif de séparation du trafic d'Ouessant, le reste des côtes sous ma responsabilité est couvert par les radars des sémaphores. Les radars des sémaphores n'ont qu'une portée de 16 milles nautiques, soit près de 25 kilomètres. De plus, dans l'état actuel des choses, un certain nombre de ces sémaphores, notamment sur la côte Atlantique, sont ce que l'on appelle des sémaphores de deuxième catégorie, qui ne fonctionnent que de jour.

La Marine souhaiterait progressivement passer l'ensemble des sémaphores en première catégorie, c'est-à-dire armés 24 heures sur 24. Ce processus commence par la Méditerranée en raison en particulier de la menace d'immigration clandestine, qui s'est concrétisée par l'échouement volontaire de l'East Sea avec un millier de Kurdes à bord, du côté de Boulouris, il y a maintenant bientôt deux ans.

Ce programme est donc en cours. Dans l'état actuel des choses, pour être tout à fait clair, il est permis à un bateau, quel qu'il soit, de circuler de manière inoffensive à proximité des eaux territoriales, c'est-à-dire à moins de 12 milles nautiques des côtes, ce qui signifie qu'il peut décider à tout moment d'accoster et qu'aucun dispositif ne peut l'en empêcher. Il en est de même sur toutes les mers du globe. Vous ne pouvez rien contre un bateau qui vous laisse un préavis de 30 minutes avant de débarquer sur une plage avec un millier d'immigrés clandestins.

J'en viens maintenant aux moyens de remorquage. Aujourd'hui, nous disposons de l'Abeille-Flandre à Brest et de l'Abeille-Languedoc à Cherbourg. L'appel d'offres pour le renouvellement de ces bateaux est en cours, en principe pour une mise en service le 1er janvier 2005. Quatre candidats se sont déclarés, dont naturellement la compagnie Abeilles-International qui nous rend les meilleurs services. Le palmarès de l'Abeille-Flandre, c'est plus de 1 000 interventions dans les 20 dernières années, dont certaines majeures et dont -pour autant qu'on puisse compter les catastrophes évitées- sans doute 20, 25, voire 30 catastrophes pétrolières majeures évitées. Le palmarès est irréprochable. Le coût d'affrètement des Abeilles aujourd'hui est de 54 millions de francs (8,2 millions d'euros) par an pour la Marine nationale puisque ces dépenses sont imputées sur son budget ; ce montant, rapporté au coût des catastrophes pétrolières quelles qu'elles soient, représente naturellement un excellent rapport qualité-prix.

Le projet de la Marine vise à remplacer ses remorqueurs d'intervention maintenant anciens par des remorqueurs d'intervention de nouvelle génération, plus puissants et plus rapides, en particulier pour faire face au développement du trafic maritime et à l'apparition des super et hyper-porte-conteneurs. La Marine souhaite conserver l'Abeille-Flandre et l'Abeille-Languedoc, puisqu'ils sont encore en parfait état, de façon à disposer de deux remorqueurs supplémentaires, dont un de plus à Toulon. Mon projet -et j'espère qu'il sera suivi- consiste également à déployer l'Abeille d'ancienne génération qu'il nous restera à La Rochelle pour couvrir le Golfe de Gascogne, aujourd'hui mal protégé.

Venons-en au rôle de l'Agence européenne de sécurité maritime pour l'acquisition de matériel de dépollution ou de remorquage. En tant que préfet maritime, la nature, la couleur, la qualité du pavillon des moyens mis à ma disposition pour lutter contre les catastrophes me sont totalement indifférentes. J'ai parfaitement travaillé avec les bâtiments européens de pompage. Sur le plan de l'emploi des moyens, cela n'a pas d'importance. Que le bateau soit acquis demain par l'Agence européenne, qu'il porte un pavillon français, le pavillon étoilé de l'Europe ou le pavillon d'un pays voisin capable de le mettre rapidement à notre disposition, pour moi cela ne fait pas de différence. A titre personnel, je pense que, s'il y a un domaine dans lequel on peut mettre des choses en commun, c'est bien celui-là, parce que, là, il n'y a pas de problème de souveraineté. La préservation de l'environnement constitue un sujet fédérateur relativement partagé dans les relations internationales, et à propos duquel on doit pouvoir trouver des accords. Dans le cas présent, les Danois, les Norvégiens et les Britanniques ont parfaitement travaillé ensemble, aussi bien que les Français. De plus, ils ont paru très contents de travailler avec nous.

M. le Rapporteur : Amiral, en préambule, vous avez fait le parallèle avec l'Erika. Les crises n'étaient pas comparables, mais on peut quand même voir le bilan qui a été tiré en matière d'information et de communication vis-à-vis de tout le monde. Notre collègue Jean-Pierre Dufau disait que, notamment à terre, à part trois semaines de flottement, l'organisation de la dépollution s'était mise en route correctement. Je me félicite du bon fonctionnement de l'Etat pour sa gestion de la crise aussi bien en mer qu'à terre, malgré les difficultés de l'exercice et notamment pour parvenir à financer rapidement la dépollution sans enfreindre les règles de la comptabilité publique. Mais je m'étonne que les services opérationnels maritimes doivent prochainement affronter un éventuel contrôle de la Cour des Comptes, alors que les opérations de dépollution ne sont pas encore terminées.

Quant au renouvellement du matériel de la Marine nationale, je rappellerai pour l'anecdote que lors d'un exercice au mois de juillet 2002 au large des côtes de la Loire-Atlantique -donc bien avant le Prestige- où tous les élus avaient été invités à bord pour un déjeuner, il avait fallu au dernier moment changer de navire puisque le bateau « amiral » était tombé en panne dans la nuit ! Vous nous avez rappelé à ce moment-là l'âge des navires et la vétusté du matériel, mais cela devra sans doute être présenté aussi dans les conclusions de l'enquête, des efforts financiers conséquents devant être consentis pour assurer une meilleure sécurité maritime.

Vous avez parlé des zones-refuges. Aujourd'hui, en tant que préfet maritime, vous ne disposez pas du pouvoir d'imposer à un directeur de port l'obligation d'accueillir un navire en détresse. En avril 2002, le secrétaire général de la mer a publié une circulaire sur les lieux-refuge et, depuis, les autorités communautaires ont décidé d'accélérer la mise en œuvre d'une directive du paquet Erika II pour que les Etats membres aient défini, d'ici le début de juillet 2003, une méthodologie pour accueillir les navires en détresse de manière coordonnée.

Pouvez-vous nous indiquer comment vous préparez précisément ce travail de définition de zones de refuge et comment sont associés les ports qui devront disposer d'équipements adaptés pour réparer les avaries et traiter les pollutions générées par l'accueil de navires en détresse ? Nous partageons votre point de vue selon lequel les zones refuges ne se gèrent pas comme les aires de repos d'autoroute. Mais à qui devrait selon vous revenir la décision d'envoyer un navire dans telle ou telle zone de refuge ?

Concernant la participation des marins pêcheurs aux opérations de dépollution, que pensez-vous de l'action des professionnels de la pêche qui, lors de la catastrophe du Prestige, ont recueilli plus de tonnes de fioul, avec des méthodes très artisanales, que les navires antipollution ? Comment était assurée la coordination des marins pêcheurs avec les moyens lourds plus classiques ? Faut-il, selon vous, poursuivre des études sur l'optimisation des moyens d'action des pêcheurs dans ce cas de figure ?

Comment ont été discutés leurs tarifs d'intervention ? Avez-vous négocié un tarif pour d'éventuelles prestations futures ? Avez-vous utilisé une procédure proche de celle des ventes aux enchères pour les interventions des professionnels ?

Concernant les navires dépollueurs, pensez-vous qu'il est préférable d'améliorer la technologie de pompage sur les trois navires déjà existants en France ou faut-il faire un effort substantiel de recherche pour développer une technologie nouvelle comme celle proposée par le groupe Alstom avec son trimaran, ou par la firme Doris ?

Concernant les dégazages et déballastages illicites, quelles seraient vos recommandations pour rendre plus efficace la lutte contre ce type de pollution ?

Quant à l'articulation entre les plans POLMAR-terre et Mer, pensez-vous que la coordination entre l'action en mer et l'action à terre dans le cadre des plans POLMAR a été améliorée depuis l'Erika ? En particulier, dans la crise du Prestige, comment avez-vous communiqué avec le préfet de région chargé de la zone de défense et, à ce titre, coordinateur de l'action de l'Etat pour la dépollution à terre ?

Concernant l'évolution de l'action de l'Etat en mer et les missions du préfet maritime, pensez-vous utile que soient redéfinies ces missions afin d'assurer une coordination plus efficace des cinq administrations qui concourent à l'action de l'Etat en mer, notamment dans la mise en commun des moyens logistiques, par la refonte du décret du 9 mars 1978 ?

Plus largement, comment tenir compte de la volonté des élus locaux d'être partie prenante dans la gestion de la sécurité maritime ? Comment envisagez-vous votre mission après les prochaines lois de décentralisation qui devraient donner de nouvelles responsabilités aux régions pour la gestion des ports notamment ? La gestion de la crise espagnole du Prestige entre les gouvernements régionaux et Madrid, peut-elle être riche d'enseignements avant le vote des lois de décentralisation ?

Au-delà, pour mieux coordonner l'action de l'Etat en mer, vous semble-t-il souhaitable de créer un corps unique de garde-côtes français ou européens ? Cette idée vous semble-t-elle réaliste compte tenu des spécificités de chaque administration intervenant aujourd'hui en mer ?

M. Jacques GHEERBRANT : Pour ce qui est des ports-refuges, l'étude méthodologique, que l'on a entamée et presque finalisée avec Nantes Saint-Nazaire, repose sur une méthode qui existait préalablement. Il s'agit d'une méthode d'appréciation des risques basée sur la confrontation des capacités d'accueil du port définies avec précision et des caractéristiques du bateau. Il faut en l'espèce apprécier si les risques présentés par le bateau sont susceptibles d'être gérés avec le moins de dommages possibles par les équipements du port-refuge considéré. Il y a maintenant accord sur la méthodologie et sur la conclusion. Mais il est évident que le consensus ne sera pas toujours atteint, même avec une méthodologie commune. Pour moi l'arbitre, devra être le Premier ministre, surtout s'il y a divergence entre l'autorité gérant la zone de refuge et le préfet maritime.

M. le Rapporteur : Il est vrai que Nantes-Saint-Nazaire s'était porté comme éventuel candidat, par la voix du Président de son port autonome, M. Quimbert, mais plutôt avec la mise en place d'une bouée off shore qui pouvait remplir aussi d'autres fonctions puisque, on en a longtemps parlé au large de nos côtes, il s'agissait également d'alimenter en pétrole des pétroliers de lignes régulières. Il faudrait sans doute clairement distinguer gestion de crise et gestion économique classique, de façon à éviter tout mélange des genres.

M. Jacques GHEERBRANT : L'idée de la bouée off shore a été, à plusieurs niveaux, jugée comme « exotique » et pas nécessairement de nature à éclaircir le débat des navires en difficulté. Je crois que la décision finale reviendra à l'hôtel Matignon, qui a déjà fait preuve de sa réactivité, on l'a vu par exemple pour l'affaire du Winner. Lorsque les circuits sont bien rodés, et c'est aujourd'hui le cas, on peut obtenir une décision rapide. Cela me paraît compatible avec la gestion d'une crise urgente.

Aucun directeur de port n'étant candidat au sacrifice, il est probable qu'il y aura, dans la plupart des cas, besoin d'un arbitrage de haut niveau pour accueillir un bateau. La solution de facilité que me recommande tout le monde sauf les élus brestois, c'est naturellement d'accueillir les bateaux en perdition au port militaire. Cela paraît extrêmement confortable à l'ensemble des acteurs socio-économiques des ports civils, mais cela ne constituera pas forcément la meilleure solution. Je rappelle pour information que la partie arrière de l'Erika, si elle avait flotté, avait 47 mètres de tirant d'eau et qu'un tel tirant d'eau ne peut rentrer dans la rade de Brest, quoi qu'il arrive.

Pour ce qui est des pêcheurs, la coordination a été assurée par la présence de bâtiments de la Marine nationale sur zone. Pour faire ce genre de travail, il n'y a pas besoin d'un bâtiment sophistiqué de premier rang, apte au combat tous azimuts. On a utilisé avec grand profit le vieux d'Entrecasteaux. Il s'est montré parfaitement opérationnel : l'action de l'Etat en mer ne justifie pas toujours des moyens très sophistiqués, il suffit souvent de disposer d'une plate-forme, de préférence dotée d'un hélicoptère.

Pour ce qui est des tarifs avec les pêcheurs, a été choisie la négociation port par port. Certains financiers nous le reprochent. Je suis resté pénétré de l'idée qu'il fallait non seulement des participants désignés, qu'une réquisition autoritaire aurait pu trouver, mais aussi et surtout des participants motivés. Connaissant mes marins pêcheurs, comme vous les connaissez, si on leur dit « tu vas chercher du pétrole, c'est tant par jour », ils n'en trouveront pas s'ils ne veulent pas en trouver. Il n'y aura ni bénéfice psychologique, ni bénéfice opérationnel.

La négociation s'est faite par l'intermédiaire des Affaires maritimes qui, effectivement, connaissent ou sont censées connaître les coûts d'exploitation. C'est vrai que cela coûte assez cher, mais nous sommes attachés à pratiquer des tarifs dégressifs à mesure que le temps passait, et l'harmonisation au niveau national a été refusée parce que je crois avoir compris que toute harmonisation aurait été un nivellement par le haut, peu propice aux économies !

En l'occurrence, les acteurs de Saint-Jean-de-Luz ont coûté 50% plus cher que ceux de La Rochelle. Ceux du Croisic, dont on n'a finalement pas eu besoin, avaient émis des prétentions qui n'étaient pas bon marché non plus. En pratique, nous avons fait en fonction des capacités locales. Cela nous est parfois reproché.Mais, je ne crois pas que la solution autoritaire puisse permettre d'obtenir des résultats. De plus, au moins au début de la crise, le risque sanitaire de travailler sur ce pétrole n'était pas clairement établi : les pêcheurs ont alors recouru à l'argument de compensation financière des risques pris, sur lequel nous ne sommes pas battus.

Pour le futur, je suis absolument persuadé que le recours aux marins pêcheurs pour toutes les raisons que j'ai dites, techniques, psychologiques, politiques, est capital. Je trouve exemplaire la mobilisation des pêcheurs espagnols qui, par ailleurs, sont sensiblement plus nombreux qu'en France, et qui ont accompli des performances remarquables avec des moyens de fortune. Je n'ai absolument aucune hésitation à recourir à la fois aux solutions sophistiquées des pompages modernes et aux solutions artisanales des marins pêcheurs. Je ne privilégie ni les ingénieurs géniaux mais ruineux, ni les artisans plus pragmatiques.

Pour autant, l'utilisation des nouvelles technologies, doit être absolument poursuivie. Le point clé, comme je l'ai indiqué tout à l'heure, c'est vraiment la capacité de ramasser de grandes quantités de produits lourds par mer formée et, pour l'instant, les solutions techniques doivent être encore validées avant de financer l'achat. Je trouve paradoxal que certains fabricants proposent le produit, en fixent le prix -100 millions d'euros ! -, avant même que le processus ait été validé, ce qui constitue malgré tout un préalable nécessaire. Mais sans doute est-ce le rôle normal des entreprises.

En ce qui concerne les dégazages et déballastages, je suis un peu iconoclaste. Je crois qu'il n'y a aucun avenir dans la lutte contre le dégazage et le déballastage en mer, cette lutte constituant une sorte de jeu du gendarme et du voleur. On ne surprend en mer en flagrant délit que ceux qui sont assez maladroits pour le faire à portée des côtes et en plein jour.

En revanche, l'avenir nous semble plutôt résider dans le fait d'imposer le déballastage des bateaux au port, sous réserve que l'on prenne des mesures énergiques pour mettre à disposition les installations modernes adéquates, dans le cadre de délais normaux d'exploitation portuaire et de frais portuaires également normaux. Tant que ceci ne sera pas fait, le reste est un jeu de dupe. Les solutions satellitaires pour trouver l'identité du délinquant ne seront pas opérationnelles à court terme. Un travail régulier de sensibilisation des magistrats a été mené, notamment pour accélérer les procédures. On a réussi à obtenir très récemment qu'une photo numérique soit considérée comme un élément de preuve alors que jusqu'à récemment seule une photo argentique était recevable. La photo infrarouge, en revanche, n'est toujours pas un moyen de preuve reconnu judiciairement. Certains magistrats nous demandent d'aller faire un prélèvement à l'arrière du bateau en train de déballaster, fût-il à 200 kilomètres des côtes, de façon à pouvoir le comparer avec le produit du même bateau une fois arrivé dans un port. Tout ceci est ruineux, inefficace et irréaliste.

La solution ne paraît donc pas être dans la répression des infractions, mais plutôt dans la généralisation de mécanismes de prévention. Dès que l'on aura, d'une part,une boîte noire sur les bateaux qui leur interdira d'ouvrir la trappe à déballastage en mer, -un « mouchard » comme sur les poids lourds-, et, d'autre part, des installations portuaires adaptées, l'affaire sera réglée. Mais ces mesures devront être adoptées au niveau de l'OMI sinon ces nouvelles contraintes environnementales créeraient une distorsion de concurrence évidemment insupportable pour les ports français.

J'observe quand même que, dans l'état actuel des choses, la transposition en droit national de la directive européenne n'est pas faite, que le texte doit être soumis au Conseil d'Etat en avril, me dit-on, et qu'il n'y a pas de plan d'équipement des ports. A mon sens, les efforts, comme la loi Le Bris qui a quadruplé les amendes, sont extrêmement méritoires mais la statistique actuelle montre le chemin qui reste à parcourir : pour 100 déballastages constatés, 10 dossiers sont jugés suffisamment solides par la justice et une seule condamnation est prononcée !

Nous organisons à certains moments des opérations de grande envergure contre les rejets illicites d'hydrocarbures. Lors d'opérations dénommées « rail propre », on mobilise tous les moyens des administrations, plus ceux de nos amis étrangers, pour une surveillance continue du rail pendant 24 heures. Sept navires, en moyenne, sont identifiés par opération. Mais le lendemain, les dégazages continuent, car on ne peut pas assurer une couverture permanente du rail 365 jours par an, c'est totalement irréaliste en termes de moyens. La solution est donc plutôt au port. Certains industriels prétendent que la collecte des déchets est une opération rentable, que le recyclage des déchets permet de couvrir les frais. Je ne suis pas compétent pour en juger, mais je suis absolument persuadé que là est la seule solution.

Vous me demandez mon appréciation sur la coordination mer- terre avec la zone de défense. Sous réserve de ce que dira M. le préfet Frémont, que vous entendrez peut-être, j'ai trouvé, pour ma part, que cela s'était très bien passé.

M. le Président : Nous l'avons vu la semaine dernière.

M. Jean-Pierre DUFAU : Vous avez de la chance, vous êtes du même avis !

M. Jacques GHEERBRANT : Cela s'est bien passé, sans complication particulière. Nous avons établi des relations simples et directes, à tous les niveaux. J'ai parfaitement respecté le jeu défini par les nouveaux plans POLMAR-terre et mer, à savoir que dès l'instant où les plans POLMAR-terre et mer sont déclenchés, la coordination et la communication sont en principe assurées par l'autorité terrestre. La seule dérogation faite par rapport au texte a tenu à ce qu'il y est prévu que le ministère de l'Intérieur prenne la main dès que la crise est à la fois maritime et terrestre. En la circonstance, la main est restée au ministère de l'Ecologie et du développement durable plutôt qu'au ministère de l'Intérieur, mais cela n'a pas eu d'influence sur l'action quotidienne.

Pour ce qui est de l'évolution des missions du préfet maritime, il est vrai que le texte date de 1978 et paraît quelque peu obsolète. Cela avait frappé le Secrétaire général de la mer quand il a pris ses fonctions l'été dernier. L'idée est donc apparue de renforcer les pouvoirs du préfet maritime, qui sont restés immuables alors qu'une série de mesures de déconcentration ont renforcé les attributions des préfets « terrestres ».

En période d'urgence, les missions et les moyens dévolus au préfet maritime sont suffisants et le décret de 1978 convient parfaitement à la gestion de crise, comme on vient de le démontrer pendant quatre mois. Il n'y a aucune espèce de difficulté. Contrairement à ce que disent certains médias, on ne constate pas de « régate » ou de compétition entre administrations. Aucune d'entre elles n'a les moyens de faire de telles « régates » !

En revanche, la nouveauté réside dans le fait que l'urgence aujourd'hui est permanente au regard des nouvelles missions, qu'il s'agisse de la lutte antiterroriste, de la lutte contre les trafics en tous genres (narcotrafic, immigration clandestine,...).. L'urgence est devenue la norme puisque l'imprévisibilité est totale dans ce genre de domaines.

Dans la logique actuelle, jusqu'à ce que les nouveaux textes sortent, le préfet maritime dispose en cas d'urgence des moyens des autres administrations. En dehors des cas d'urgence, les administrations disposent de leurs moyens pour leurs missions propres et mettent le reliquat, si j'ose dire, à disposition du préfet maritime pour les missions communes. Il suffit de renverser cette logique et de prévoir que, dès le temps normal, l'ensemble des moyens des administrations est à disposition du préfet maritime qui dégage, dans la mesure de ses besoins, les potentiels nécessaires à l'exécution des missions spécifiques respectives des différentes administrations.

L'idée de donner une autorité fonctionnelle permanente au préfet maritime sur l'ensemble des moyens maritimes de l'administration a d'abord été vivement combattue par les autres administrations, sauf la Marine nationale qui, en l'occurrence, suit assez bien ce que dit le préfet maritime : c'est évidemment l'avantage du système qui cumule les fonctions sous la même « casquette » !

On en arrive ainsi à l'idée des garde-côtes, qui consisterait à fusionner les statuts des différentes administrations travaillant en mer pour en faire un corps unique, éventuellement sous statut militaire. Il s'agit d'une idée audacieuse. Mais je plains celui qui va s'y attaquer. Le statut militaire est très éloigné des « rêves » des fonctionnaires des Affaires maritimes ou des Douanes. Je crois que l'on peut améliorer l'efficacité actuelle sans aller jusqu'à cette extrémité qui représenterait une véritable révolution culturelle pour ces administrations.

On se dirige donc plutôt vers une coordination renforcée, en particulier une meilleure intervention du préfet maritime dans ce que l'on appelle les « conflits d'usage », c'est-à-dire une meilleure complémentarité entre les décisions prises à terre et celles prises en mer, notamment lorsque cela peut déboucher sur des troubles à l'ordre public en mer.

Pour ce qui est des élus locaux, partie prenante dans tout cela, je ne voudrais pas paraître désagréable, mais l'expérience espagnole montre que lorsque trop de personnes se sentent concernées ou responsables dans les décisions d'urgence à prendre en mer, cela ne va pas forcément dans le sens de l'efficacité.

C'est pourquoi je crois très important que la décentralisation n'aboutisse pas à un découpage de la mer, en particulier pour ce qui est de l'action de l'Etat. Je ne retire rien des responsabilités d'aménagement de territoire qui appartiennent naturellement aux élus, mais pour ce qui est de l'intervention en mer en cas d'urgence, pour le sauvetage ou la lutte antipollution, je trouverais extrêmement dommageable un partage des responsabilités La grande force de notre système tient précisément au fait que nous ayons un seul responsable clairement identifié par tout le monde.

Déjà, dans la symétrie entre les plans POLMAR-mer et POLMAR-terre, le préfet Frémont admet volontiers que ma situation est beaucoup plus confortable que la sienne parce qu'il a, entre autres, à coordonner des préfets de département et, au-delà, à informer un grand nombre d'autorités, alors qu'en mer le fait d'être seul responsable est infiniment plus facile à gérer.

Aussi, je crois qu'il faut être prudent dans l'évolution des compétences et des responsabilités. La Galice, dans la réaction initiale au moins, a montré qu'avec le cumul des responsabilités de l'autonomie galicienne et de l'Etat central, l'harmonie n'avait pas été trouvée, en tout cas dans les premiers jours : c'est un contre-exemple à éviter soigneusement, à mon sens.

M. le Rapporteur : La sécurité, comme vous l'avez assumé, fait partie, doit faire partie et doit rester une mission régalienne de l'Etat.

M. Jacques GHEERBRANT : Je le crois en effet. Il n'y a pas de population en mer, pas de population permanente en tout cas : c'est une différence essentielle entre l'administration en mer et l'administration à terre. Je ne prêche pas du tout pour ma paroisse, s'il y avait un système plus efficace à portée de la main...

Pour schématiser, je prétends avoir disposé de véritables garde-côtes pendant les 4 mois et demi de la crise du Prestige. Il ne manque sans doute qu'une visibilité qui permette de répondre à certaines attentes d'affichage. La Marine et les deux autres administrations sont tout à fait disposées à modifier le marquage des bateaux pour que leur appartenance à une entité unique soit plus visible, mais sur le plan fonctionnel, j'ai disposé à travers les Affaires maritimes, les Douanes, la Marine nationale et la Sécurité civile, de l'équivalent de garde-côtes dans la gestion maritime de la crise du Prestige.

Je crois plus important, en particulier en matière de lutte contre la pollution mais aussi pour le contrôle des pêches, de progresser dans l'intégration européenne des missions plutôt que d'essayer de constituer un ensemble, une entité nationale, qui sera plus difficile à « marier » ensuite avec des partenaires européens alors que, aujourd'hui, rien ne s'oppose vraiment à ce que la prévention ou la lutte contre la pollution soient intégrées au niveau communautaire.

Quant au contrôle des pêches, il obéit déjà entièrement à des directives européennes, et là aussi, l'intégration paraît possible et en tout cas, à mon sens, plus productive que la création d'une entité française difficilement « mariable » dans la suite des évolutions européennes.

M. le Rapporteur : Je reste persuadé que le court délai entre l'Erika et le Prestige a quand même permis un retour d'expérience plutôt positif par rapport à ce que l'on avait connu sur les premières semaines de gestion et de coordination entre les différents services au moment de l'Erika.

M. Jacques GHEERBRANT : J'étais en poste à Paris lors du naufrage de l'Erika.

M. Jean-Pierre DUFAU : Je voudrais m'en tenir au naufrage du Prestige lui-même parce que son exemple me semble intéressant. J'ai ici le rapport des autorités espagnoles : celui-ci me semble assez significatif de ce que l'orientation des rapports dépend de leur origine. Toutefois, avant d'aller plus loin, j'aimerais disposer de précisions sur les faits eux-mêmes, sur ce qui aurait déclenché la situation de détresse du Prestige. Car les explications divergentes suivant les sources d'information. Est-ce que l'on peut avoir des certitudes ? Y a-t-il eu heurt d'un conteneur ?

Deuxième point auquel vous avez fait allusion et qui nous a troublés : j'ai eu l'occasion de l'évoquer avec le ministre M. Dominique Bussereau, la chaîne des décisions, en particulier dans un Etat aussi régionalisé que l'Espagne, pourrait avoir été source de difficultés. Entre le gouvernement de Galice et l'Etat espagnol, la succession des événements est assez significative.

Au-delà, qu'en a-t-il été, le cas échéant, avec les Etats frontaliers, notamment la France et le Portugal ? A quel moment ont-ils été informés et sous quelle forme se sont établis les rapports entre les différentes autorités ? Quand on suit le parcours du Prestige sur l'océan, même si les explications se fondent essentiellement sur les conditions météo, cela semble quand même un peu surréaliste !

Un autre élément me semble important : il s'agit des choix possibles entre soit essayer de trouver un port dit refuge, soit éloigner le bateau en pleine mer, soit enfin l'approcher des côtes. On se rend compte, si l'on suit la version espagnole, que l'hypothèse d'un port-refuge était inopérante puisque, théoriquement, aucun port n'était en mesure de recevoir ce bateau en raison de son tirant d'eau. La question ne se posait donc même pas, dans ces conditions.

Par ailleurs, ce rapport contient des passages assez savoureux, notamment lorsque l'on nous explique qu'il ne fallait surtout pas amener le navire vers les côtes parce que cela aurait été une catastrophe, que cela pouvait polluer toute une région !

En revanche, aucune explication cohérente et sérieuse n'est donnée pour justifier le fait d'avoir amené le navire vers le Sud, puis vers le Nord, avant de lui faire faire une boucle vers l'Ouest. Comment peut-on prétendre en même temps qu'un bateau en situation si difficile puisse être « promené » comme cela au gré des flots pendant une tempête dans le Golfe de Gascogne pendant 6 jours et 6 nuits ? Il y a quand même là une explication qui m'échappe !

Enfin, l'équipage n'a-t-il pas quitté le navire trop tôt ? Je m'explique. Dès le signal de détresse, dans l'ordre des priorités, on sauve d'abord les personnes et, ensuite, on se préoccupe du reste. Là, on constate que l'équipage a été évacué immédiatement et après il est prétendu qu'il était impossible de manœuvrer le bateau car il n'y avait plus d'équipage ! On a donc ramené un équipage sur le bateau. Cela paraît tout de même incroyable !

Il me semble donc qu'il y ait eu une gestion désastreuse de cette affaire. Comme aucun Etat régional ne peut proposer de faire échouer le bateau chez lui, qu'un Etat aura même des difficultés à le faire concrètement, ne pensez-vous pas qu'en matière de sécurité maritime, de telles décisions ne devraient pas être du ressort d'un seul Etat -car la pollution ne s'arrête pas aux frontières d'un Etat-, mais d'une entité plus large, par exemple européenne, peut-être plus à même de prendre des décisions aussi impopulaires ?

M. Jacques GHEERBRANT : Sur la gestion espagnole du début de la crise, je suis très prudent. D'abord parce que j'ai les mêmes informations que vous, c'est-à-dire celles que l'on nous donne. Par ailleurs, avant de « jeter la pierre » à qui que ce soit, je voudrais être assuré de la connaissance que les autorités espagnoles avaient en temps réel de l'état du bateau. Sur la chaîne de décisions, je préfère ne pas porter de jugement, tout en répétant, comme je l'ai dit tout à l'heure, que le fait d'avoir un seul responsable paraît plus efficace.

Pour ce qui est du rôle de la France, vous avez souligné les mouvements erratiques du bateau. Il y en a au moins un qui ne l'est pas totalement : lorsque l'on s'est aperçu de la route que le bateau prenait vers le Nord, j'ai pris tout de suite une initiative, en passant par Paris, puis par le directeur de cabinet du Premier ministre, qui n'a pas voulu intervenir au niveau des Affaires étrangères et qui m'a laissé le soin de m'en charger. J'ai fait savoir par télécopie au directeur de la sécurité maritime en Espagne que la route qui mettrait le lendemain à 14 heures le bateau à la latitude d'Arcachon ne me paraissait pas extrêmement raisonnable. Et, là, les Espagnols ont choisi entre se fâcher avec les Français et avec les Portugais, et ils ont choisi de se fâcher avec les Portugais. Ils ont bien fait, car sinon le bateau se serait cassé en deux en face d'Arcachon et on n'aurait pas eu seulement une partie de la pollution mais bien l'essentiel, par vent d'Ouest. Cette intervention n'a pas été rendue publique parce que ce n'était pas nécessaire, ne serait-ce que pour ne pas gêner nos amis espagnols, mais c'est bien à cause d'elle que le bateau s'est un peu éloigné de nous. Ensuite, les Portugais ont protesté, et c'est alors que le navire a pris une route vers l'Ouest qui ne déplaisait ni aux uns ni aux autres.

Les choix possibles, ont été brièvement évoqués tout à l'heure. Il ne fait pas de doute qu'échouer un bateau dans une baie pour limiter le « sinistre » constitue une décision qui restera extrêmement difficile à prendre. Mais, honnêtement, je ne crois pas qu'une décision de cette nature puisse être prise au niveau européen. On peut avoir des circuits de réaction courts au niveau national. Au niveau européen, je crains fort que l'on entre dans un délai incompatible avec la gestion d'une catastrophe potentiellement urgente.

Pour ce qui est de l'équipage, la règle est simple : un équipage qui demande à être évacué doit l'être, car on ne refuse jamais l'évacuation d'un équipage qui le demande. Si, par la suite, il faut ramener d'autres personnes pour gérer la crise à bord, ce que nous faisons de temps en temps, ce serait avec des professionnels qui ont l'avantage d'être équipés pour ce faire. Pour le Ievoli Sun, on a évacué l'équipage et ramené des gens à bord, mais ils avaient des tenues de protection chimique. Je crois qu'il est impossible de ne pas répondre aux attentes de l'équipage, car le sauvetage de la vie humaine est la priorité absolue, comme vous l'avez dit.

Pour ce qui est de choisir la bonne baie plutôt que la mauvaise, il est certain que les volontaires seront peu nombreux. Pour l'anecdote, j'entendais l'autre jour sur une radio régionale bretonne un auditeur qui disait au journaliste : « un bateau en difficulté devant Brest, il n'y a qu'à le rentrer dans l'Aberwrac'h, comme cela il n'y en aura pas partout ». Et le journaliste lui a demandé : « d'où êtes vous ? » Il a répondu : « de l'Aberildut, pourquoi ? » Parce que l'égoïsme joue à plein dans ce genre d'affaire. Il faut donc bien que quelqu'un tranche. Il faut des fonctionnaires qui prennent leurs responsabilités et qui assument le risque d'être impopulaires.

M. Michel DUFAU : C'est bien là la question. Est-ce que les personnes concernées ou à proximité sont à même de prendre la décision ?

M. Jacques GHEERBRANT : Il ne faut pas consulter, de toute façon. Si j'ai à traiter le cas d'un bateau en difficulté demain, et que je décide de le rentrer en baie de Douarnenez parce que c'est là que j'ai une chance de le sauver, et s'il se casse en deux dans la baie, j'irai en prison mais je pense que j'aurais fait mon devoir en essayant. Il n'y a pas d'autre solution.

Selon le rapport du BEA-mer français, la thèse du conteneur à la dérive qui heurte violemment un bateau par le travers est relativement improbable. En revanche, le mauvais état de la structure et le suivi lacunaire des réparations qui ont été faites -ce bateau avait en effet subi plusieurs réparations et quand on parle de réparations pour un bateau comme celui-là, il s'agit parfois de remettre simplement une tôle plus forte à un endroit ponctuel, et parfois de changer 300 tonnes de tôle- ont sans doute fragilisé la structure du bateau. Je crois ce que dit Georges Tourret, qui est mon ami depuis 35 ans. Pour le reste, la thèse du « conteneur agressif » ne me paraît pas raisonnable, les conteneurs n'étant, en général, pas propulsés.

M. Michel HUNAULT : Amiral, ma question rejoindra la précédente concernant les ports-refuges. Avez-vous le pouvoir d'obliger un bateau à regagner un tel port-refuge et, de façon plus générale, puisque vous avez évoqué les catastrophes qui ont pu être évitées au cours de ces dernières années, je voudrais poser une question sur le transport des produits dangereux. Quels sont les moyens que vous avez pour contrôler le transport des produits dangereux en mer ?

Dans le cadre de la Commission d'enquête sur l'Erika, votre prédécesseur avait dit : nous n'avons pas beaucoup de moyens pour surveiller ce qui est transporté. Il avait mentionné une simple « déclaration sur l'honneur ». Est-ce que, depuis la catastrophe de l'Erika, vous disposez de moyens plus efficaces que ces « déclarations sur l'honneur » ?

M. Jacques LE GUEN : M. le préfet maritime, je ne vous poserai que deux questions puisque la troisième que j'avais l'intention de poser rejoint celle de mon collègue Jean-Pierre Dufau concernant la longue navigation un peu erratique du bateau pendant 6 jours.

Ma première question concerne les relations entre les armateurs et les remorqueurs puisque, semble-t-il, à un moment donné, des Chinois sont intervenus, ce qui est quand même un peu surprenant. Est-ce que l'on n'aurait pas pu intervenir avant ce remorqueur chinois?

Deuxièmement, quel est votre avis concernant les sociétés de classification qui déterminent les capacités à faire encore naviguer un bateau et, dans ce cas particulier, un bateau qui manifestement était en piteux état ?

M. Bernard DEFLESSELLES : M. le préfet, je suis le seul député présent aujourd'hui, dont la circonscription a une frontière avec la mer Méditerranée. Tous les autres sont en Manche, en Atlantique, etc. Vous avez évoqué tout à l'heure le sujet fort intéressant des remorqueurs et vous nous avez dessiné à grands traits leur redéploiement possible sur nos côtes. Vous semblez dire que l'Abeille-Flandre et l'Abeille-Languedoc peuvent être remplacés, mais qu'ils seraient conservés quand même, puisqu'ils sont encore utiles et en bon état, ce qui ferait que nous disposerions de quatre remorqueurs, dont l'un éventuellement positionné à Toulon. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ? Comment voyez-vous les phases de ce plan pour protéger un peu mieux nos 5 500 kilomètres de côtes ?

Ma deuxième question est plutôt une remarque. J'ai été très attentif à ce que vous avez dit sur les déballastages et les dégazages. Je ne suis pas loin de penser comme vous. Il est vrai que les empêcher est compliqué et difficile. Il est vrai que le taux de réussite, en termes judiciaires, pour sanctionner leurs auteurs est très faible. Pour autant, la loi de mai 2000 a quand même permis, en quadruplant les quantums de peines infligés aux capitaines indélicats, de rendre plus dissuasives les sanctions qui ont désormais un coût supérieur à celui d'un dégazage dans un port. Il demeure que la France ne doit disposer que de 11 stations environ, habilitées à pratiquer les dégazages et qu'elles ne sont pas forcément aux normes, qu'elles ne sont pas nécessairement bien organisées et qu'il faudrait faire des investissements considérables pour avoir des stations vraiment performantes.

Je crois que la solution des boîtes noires serait la seule efficace, compte tenu de la difficulté à du « tracking » des bateaux en pleine mer.

M. Jacques GHEERBRANT : Pour ce qui est d'envoyer un bateau vers un port-refuge, deux questions doivent être distinguées. S'agissant du navire, j'ai autorité sur lui. Les textes actuels me donnent cette autorité, par la procédure de la mise en demeure qui consiste, pour simplifier, à dire à un bateau : voilà ce qu'il faut faire et dans quel délai, sinon le navire est pris en remorque aux risques et aux frais de son propriétaire. Cette procédure n'a jamais été contestée au contentieux. Le bateau fera donc ce qui lui est demandé, sans quoi je lui enverrai les commandos de la Marine.

En revanche, je n'ai pas autorité sur le port. Comme je l'ai exprimé brièvement tout à l'heure, la seule solution pour organiser de façon saine l'accueil dans un port d'un navire en difficulté consiste à développer une méthodologie commune qui permettra d'arriver à la même conclusion que les autorités du port et de recourir à l'arbitrage de Matignon dans le cas contraire ou, en tout cas, si la décision ne peut pas être mutuellement assumée.

Quant aux produits dangereux, il en existe de plusieurs sortes. Pour les transports de pétrole ou de produits chimiques, on parvient, en remontant à l'armateur ou à l'affréteur, à connaître la dénomination des produits. De là à connaître parfaitement leur composition, en particulier en matière de produits chimiques, c'est une autre affaire. M. Girin, directeur du CEDRE, a l'habitude de dire que dans la grande encyclopédie de la connaissance des produits chimiques, on se trouve encore en bas de la première page de la lettre A. Tous les ans sont inventés plus de produits chimiques nouveaux qu'on ne peut en étudier. Il y a donc une phase absolument nécessaire -comme pour le Ievoli Sun-, qui consiste à se procurer dès que possible des échantillons du produit considéré pour étudier son comportement et pouvoir définir les risques qu'il présente. Il est extrêmement difficile, contrairement au cas des produits pétroliers, de conclure à partir d'un simple inventaire quels sont les risques que présente telle ou telle cargaison.

L'autre point extrêmement dangereux concernant les produits chimiques est leur quantité toujours croissante transportée en conteneurs. Sur les gros porte-conteneurs de 8 000 « boîtes » -et on nous annonce que la tendance serait de passer à des porte-conteneurs de 10 000, voire 12 000 « boîtes »-, il peut y avoir dans les couches supérieures, pour des raisons de sécurité, des conteneurs qui contiennent des produits chimiques. Il est alors extrêmement difficile, lorsqu'un bateau nous annonce avoir perdu plusieurs dizaines de conteneurs, de savoir ce qu'il y a dedans. Souvenez-vous des deux conteneurs chimiques du Lykes Liberator, l'année dernière, qui étaient réputés extrêmement dangereux, voire potentiellement mortels s'ils étaient ouverts par un passant sur une plage !

Le contenu du conteneur qui tombe à la mer est la plupart du temps indéterminé et, dans tous les cas, il est dangereux. S'il flotte, il est dangereux pour la navigation. S'il coule, en particulier sur des petits fonds, il est dangereux pour les chalutiers qui « crochent » dessus, et s'il se répand dans la mer, en fonction de ce qu'il y a dedans, il est également dangereux. Les responsables du Comité régional des pêches de Bretagne, avec M. André Le Berre, font la promotion, à juste titre, de l'identification des conteneurs avec un système électro-acoustique qui permettrait de les repérer, mais qu'il conviendrait de doubler par une meilleure connaissance par les capitaines des navires du contenu précis des conteneurs qu'ils transportent et, éventuellement, qu'ils perdent.

Pour répondre à M. Le Guen, il est évident que pour un armateur grec, la seule idée que son capitaine prenne un remorqueur -les coûts de remorquage étant extrêmement élevés puisqu'ils sont proportionnels à la valeur de la cargaison- est certainement une cause de licenciement quasiment assuré pour le capitaine, du moins avec un armateur peu scrupuleux.

En ce qui me concerne, avec mes remorqueurs, je n'ai pas ce problème grâce à la mise en demeure. En fait, il faut distinguer plusieurs circonstances : si un bateau est en difficulté ou me paraît présenter une difficulté de loin, sans risque imminent, je lui laisse le loisir de passer un contrat commercial avec le remorqueur de son choix, s'il est capable de le trouver. La mise en demeure est toujours assortie d'un délai de réaction : si je dis à ce bateau à la dérive que je lui donne 6 heures pour se sortir de ce mauvais pas, et si en 6 heures il peut se procurer un remorqueur chinois ou togolais, cela ne me pose aucun problème. En revanche, à l'expiration du délai, il n'a plus le choix du remorqueur et doit prendre le mien à ses frais. Accessoirement, et c'est là un point de fragilité juridique, les primes de remorquage, lorsque j'envoie l'Abeille-Flandre prendre d'autorité quelqu'un en remorque, sont partagées entre le budget français et la compagnie des Abeilles. Je suis donc à la fois juge et partie puisque j'ordonne des opérations dont je suis, en tant que représentant de l'Etat, si je puis me permettre, bénéficiaire. Mais ceci n'a jamais fait l'objet de contentieux à ce jour et, en tout cas, il n'y a pas de problème d'autorité.

La question des sociétés de classification n'est pas du tout de mon ressort. En particulier, l'homologation des sociétés de classification qui est une ambition européenne suite à l'affaire de l'Erika n'entre pas du tout dans mon domaine de responsabilité. Il paraît cependant évidemment souhaitable que l'on puisse avoir la même confiance dans la fiabilité de l'ensemble des sociétés de classification, ce qui n'est pas forcément le cas aujourd'hui. Et ce n'est pas seulement une problématique purement italienne, puisque dans le cas du Prestige c'est l'American Bureau of Shipping (ABS) qui avait classifié ce bateau, ce qui ne me paraît pas totalement irréprochable non plus.

En ce qui concerne le futur dispositif des remorqueurs, je confirme l'objectif d'avoir un nouveau remorqueur à Brest, un autre nouveau remorqueur à Cherbourg, un des deux anciens à La Rochelle et le dernier à Toulon. Ce dispositif sera complété par les bâtiments de soutien, ce que l'on appelle les BSR, pour bâtiments de soutien de régions, qui sont des espèces de gros « supply », c'est-à-dire des bateaux avec une plage arrière extrêmement dégagée, qui sont des « bonnes à tout faire » de la mer. Leur renouvellement est prévu également à partir de 2005 par affrètement par la Marine nationale.

M. Jacques LE GUEN : Quel est le calendrier précis de ce dispositif ?

M. Jacques GHEERBRANT : L'appel d'offres est actuellement en cours pour les remorqueurs. Il sera dépouillé au mois de juin, pour une attribution prévue au mois de septembre. Le délai de construction de ces remorqueurs de nouvelle génération, qui n'existent pas encore sur le marché, est de 18 mois. En tant que fonctionnaire, je suis naturellement soumis aux règles des marchés publics. En tant que personne privée, j'espère cependant vivement que le contrat sera remporté par la société Les Abeilles parce qu'au-delà du matériel, elle a un savoir-faire, une expérience, des services rendus, autant d'éléments dépourvus de valeur dans l'attribution d'un marché public, mais extrêmement importants aux yeux du préfet maritime pour avoir demain le même degré de confiance et le même relais dans l'opinion. L'image de l'Abeille-Flandre constitue en effet un véritable relais dans l'opinion sur l'action de l'Etat en mer, relais qui, en termes commerciaux, serait d'une valeur considérable. Il faudrait doubler les émoluments de Carlos Claden, commandant de l'Abeille-Flandre, que tout le monde connaît ou presque en France aujourd'hui, si on voulait rétribuer ses fonctions de « public relations » ! J'espère donc que le meilleur l'emportera et que l'on conservera la même qualité de prestations !

Pour lutter contre les déballastages sauvages, la loi Le Bris représente un vrai pas en avant. C'est sans doute le meilleur « cautère » que l'on pouvait faire sur « cette jambe de bois », mais je maintiens que je préfèrerais que soit trouvée une solution dans les ports.

M. le Rapporteur : Merci Amiral. Je rappelle que, pour les appels d'offres, on oublie souvent la loi et l'esprit de la loi qui est le « mieux-disant », même si certaines administrations nous disent le contraire en Commission d'appel d'offres. Sur la qualité des prestations, notamment, cela peut tout à fait s'appliquer au cas d'espèce.

M. Jacques GHEERBRANT : J'ai obtenu que, dans la Commission qui ouvrira les enveloppes, il n'y ait pas seulement des financiers qui auraient une tendance naturelle à retenir de préférence le « moins-disant », mais également des opérationnels.  J'y serai moi-même, de façon à faire valoir l'intérêt du service.

M. le Président : Merci, Amiral.

Audition conjointe de MM. Pierre MAILLE et Michel GIRIN,
respectivement Président et Directeur du CEDRE


(extrait du procès-verbal de la séance du 1er avril 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président

MM. Maille et Girin sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Maille et Girin prêtent serment.

M. le Président : Après le préfet maritime M. Gheerbrant, nous allons maintenant entendre les représentants d'un autre acteur important de la lutte contre les pollutions marines, que ce soit en mer ou à terre. Je veux parler du Centre de documentation, de recherche et d'expérimentation sur les pollutions accidentelles des eaux, le CEDRE, que nous connaissons tous.

Il est prévu, lors de notre déplacement à Brest le 10 avril prochain, une visite du CEDRE qui nous permettra de voir de manière concrète l'organisation, les moyens et le fonctionnement de cet organisme. Pour autant, je pense que les questions ne manqueront pas aujourd'hui. Le CEDRE est en effet un acteur essentiel du dispositif maritime national. Son rôle a été mentionné à plusieurs reprises par les témoins déjà entendus, avec parfois d'ailleurs quelques aspects un peu critiques.

M. Pierre MAILLE : M. le Président, mesdames, messieurs, merci de nous accueillir cet après-midi.

Je commencerai par vous présenter des excuses anticipées pour le 10 avril. Quand vous vous rendrez à Brest, je serai à Rennes et je n'aurai pas l'occasion de vous y accueillir, mais mes collaborateurs et Michel Girin seront présents pour vous faire découvrir les installations et le fonctionnement du CEDRE.

Le CEDRE est une association de la loi de 1901 -cette forme de gestion fait périodiquement l'objet d'interrogations- et vient de faire l'objet d'un contrôle par l'Inspection générale de l'environnement.

Nos inspecteurs se sont interrogés sur la pertinence de la forme associative, en se demandant si c'était le statut le mieux adapté pour gérer de l'argent public : en effet, le CEDRE bénéficie de financements publics et son conseil d'administration est essentiellement composé de représentants de ministères, de représentants d'élus locaux du littoral et de quelques responsables des professions pétrolières et chimiques. Le financement de la majorité des actions est assuré par les nombreux ministères présents au conseil d'administration.

Le CEDRE existe, vit et se développe au rythme des catastrophes maritimes que connaît le littoral atlantique. La décision de créer le CEDRE est l'une des conséquences de l'accident de l'Amoco Cadiz. Après la catastrophe de l'Erika, des moyens supplémentaires ont été accordés au CEDRE, ce qui lui a permis, lors du naufrage du Prestige, mais dans des conditions sans doute très différentes, d'être plus opérationnel ou du moins de pouvoir à la fois être présent et porter assistance sur une catastrophe importante et continuer un certain nombre de ses missions courantes.

Le CEDRE n'est pas chargé de toutes les missions concernant les questions de pollution marine. Il joue un rôle d'expertise et de préparation à la lutte contre la pollution et assume des missions d'assistance et de conseil lorsque cette pollution est arrivée. Il est également chargé de la formation, ainsi que d'une fonction internationale : il est souvent sollicité par des pays ou des organismes étrangers pour, soit participer à de la formation, soit intervenir à titre d'expert sur des pollutions. Catastrophe après catastrophe, malheureusement, le CEDRE acquiert une expertise et une capacité de réaction reconnues par ses différents interlocuteurs.

Quelques chiffres permettent de situer la différence de capacité du CEDRE entre l'Erika et le Prestige. Au moment de l'Erika, le CEDRE comptait 38 personnes, à statuts divers. Aujourd'hui, il dispose de 52 agents, ce qui explique que, pour le Prestige, sa capacité de réponse était beaucoup plus forte.

Le CEDRE a vu, après l'Erika, se développer fortement ses moyens à Brest, en particulier en termes d'installations propres. Autrefois, le CEDRE cohabitait avec d'autres instituts ; aujourd'hui il possède ses propres installations d'expérimentation, ce qui lui donne une capacité d'expérimentation et de préparation à la lutte nettement meilleure qu'auparavant.

Je vous propose que Michel Girin fasse une présentation générale et qu'ensuite, nous répondions à vos questions.

M. Michel GIRIN : Puisque j'ai juré de dire toute la vérité, je dois souligner que je ne suis que directeur et pas directeur général. Il n'y a pas de directeur général au CEDRE.

Comme vous l'a dit M. Maille, l'effectif du CEDRE en 1999 était de 38 personnes et, en 2002, de 52, plus 2 personnes mises à disposition par d'autres organismes, soit 54 agents au total.

Son budget est passé de 2,6 millions d'euros en 1999 à 4,3 millions d'euros en 2002. Ces chiffres illustrent la différence entre la situation au démarrage de l'Erika et la situation lors du naufrage du Prestige.

Nos missions de base vous ont été indiquées par M. Maille. Suite aux conséquences de l'Erika, qui sont fondamentales, le CIADT (Comité interministériel d'aménagement et de développement du territoire) de février 2000 nous a confié les cinq tâches supplémentaires suivantes avec les moyens financiers nécessaires :

- créer une équipe d'intervention et de formation,

- développer un programme de recherche sur les hydrocarbures,

- développer un programme de diversification des connaissances,

- renforcer nos moyens de communication,

- renforcer la coopération européenne.

L'instruction POLMAR du 4 avril 2002 a ajouté à ces fonctions une participation aux cellules d'évaluation environnementale, un travail d'archivage et d'analyse des données, un travail de réflexion sur le retour d'expérience, qui est fondamental pour ne pas refaire deux fois les mêmes erreurs, et la tenue de la page française du système communautaire d'information grâce auquel vous pouvez, sur un site internet, accéder à toute l'information nécessaire sur les stocks et les organisations POLMAR des autres pays.

Quelques enseignements peuvent être tirés de l'Erika : l'intérêt de la lutte en mer a été démontré par le traitement de l'Erika, avec toutes ses composantes, que ce soient les connaissances, les outils, l'organisation et la fourniture d'informations utiles à terre. Lorsque le Prestige est arrivé, il n'y avait pas de doute sur l'importance de la lutte en mer. Je suis obligé de rappeler qu'au moment où a démarré la lutte en mer contre la pollution de l'Erika, le FIPOL a averti le préfet maritime du fait qu'il s'engageait dans une action qui n'était pas nécessairement raisonnable. Ceci ne s'est pas reproduit au moment de la lutte contre la pollution du Prestige. Tout le monde avait admis, y compris les indemnisateurs, que la lutte en mer était une action raisonnable.

L'importance des interfaces a été démontrée : l'Erika avait appris que tout se joue sur la transmission des données en réseaux entre les partenaires POLMAR. Dès le premier jour, des échanges d'officiers de liaison sont intervenus entre la France et l'Espagne.

En ce qui concerne la connaissance des caractéristiques du produit, l'Erika avait montré qu'on ne pouvait pas se fier aux données papier théoriques fournies sur le produit transporté.

En matière de maîtrise des bonnes volontés, l'expérience de l'Erika avait prouvé que les bénévoles et les inventeurs sont des gens utiles et charmants, mais qu'ils vous débordent rapidement. Vous vous interrogez sur les critiques émises contre le CEDRE par la presse. Elles ont été lancées par un article et générées par un inventeur isolé, au moment de l'Erika.

Pour leur part, la mécanisation et la professionnalisation de la lutte à terre avaient été demandée par le gouvernement et, là aussi, les cribleuses, les rouleaux et les sociétés spécialisées ne sont pas nées de rien puisque ce sont des résultats de l'Erika.

Voilà toute une série d'enseignements tirés de l'Erika. Pour qui pourrait en douter, beaucoup de choses sont venues de là. Nos amis espagnols n'avaient pas pu tirer les mêmes enseignements.

A l'arrivée du Prestige, nous disposions de connaissances techniques et d'un retour d'expérience solide sur l'Erika ; nous avions acquis au CEDRE une capacité à communiquer que nous n'avions pas auparavant.

Je rappelle que notre site internet en était encore au stade de l'enfance au moment où l'Erika est arrivé, alors qu'il était bien établi lors de la catastrophe du Prestige. Nous avions à cette époque une ouverture sur l'Espagne. Il se trouve que je maîtrise l'espagnol et que nous avons travaillé pour le compte de la SASEMAR (Société d'Etat de sauvetage maritime et de lutte antipollution, qui est l'autorité chargée de la lutte en mer en Espagne) lors d'un accident intervenu dans le passé en Espagne ; comme nous connaissons bien nos interlocuteurs espagnols, cela a facilité les choses.

Quelles ont été les actions les plus efficaces lors du naufrage du Prestige ? En Espagne, il s'est agi en fait d'un nouvel Erika. Il y a eu des problèmes techniques, une communication insuffisante, un débordement par des bénévoles et, vous l'avez vu dans la presse, une image généralement négative pour le public de l'action de l'Etat espagnol face au Prestige.

La France a bénéficié de l'expérience double de l'Erika et de l'Ievoli Sun en matière de préparation, d'organisation et de communication plus efficace et plus fluide : cela nous a évité de rencontrer les mêmes problèmes que lors de l'Erika. Elément très important, la France n'était pas en première ligne dans le Prestige : nous avons eu du temps pour nous préparer et nous organiser. Je ne garantis pas qu'un accident similaire au Prestige, où la France serait la première touchée, se passe aussi bien que s'est passé le Prestige avec la France en deuxième ligne.

Entre la France et l'Espagne, de nets progrès communs ont été faits dans deux domaines. Tout d'abord, l'interface entre les navires antipollution et les bateaux de pêche a bien fonctionné. Cela avait déjà été réalisé au Japon, mais jamais à cette échelle en Europe. Ensuite, des échanges entre conseillers techniques ont eu lieu. Il reste encore des frontières entre la France et l'Espagne, et des frontières internes entre l'Espagne et ses autonomies, mais le téléphone a très bien fonctionné entre les conseillers techniques du préfet maritime et ceux des autorités espagnoles, et les échanges ont été fructueux.

S'agissant des mesures de lutte contre les naufrages ou les pollutions par naufrage, elles ne relèvent pas de nos missions. Nous avons cependant en la matière des idées simples, qui sont empruntées à d'autres. A notre sens, pour qu'il y ait moins de naufrages, la seule solution réellement efficace est de frapper au portefeuille, c'est-à-dire d'imposer une co-responsabilité financière du chargeur -dans le cas de l'Erika, c'est la population qui l'a imposée- ainsi qu'une co-responsabilité financière de la structure gestionnaire du pavillon.

Cela nous étonne toujours de voir que la structure gestionnaire du pavillon libérien située à New York n'a aucune responsabilité financière alors que ses navires sont à l'origine de la moitié des marées noires mondiales. Mais ce n'est là qu'une simple remarque, qui sort de notre domaine de compétence.

Pour qu'il y ait moins de pollutions dans un accident, nous proposerions volontiers d'imposer aux armements un contrat de services ou de moyens de lutte et un interlocuteur antipollution qualifié, à partir du moment où ils entrent dans la zone économique exclusive (ZEE) d'un Etat. Les Japonais, qui sont intégrés dans le système international, ont choisi d'imposer cela à tout pétrolier qui entre dans la mer intérieure du Japon. Cela ne pose pas de problème politique à qui que ce soit et fonctionne de manière efficace.

Comment a été mobilisé le CEDRE dans l'opération Prestige, à tous les plans ? On peut en l'occurrence distinguer trois niveaux : la mobilisation en Espagne, la mobilisation POLMAR-mer et la mobilisation POLMAR-terre.

Pour l'Espagne, je ne rentre pas dans le détail, mais un accord de collaboration entre SASEMAR et le CEDRE, antérieur à l'accident, avait été à l'origine du Biscaye-Plan ; cet accord avait été conclu entre la préfecture maritime et les autorités espagnoles. Cela a été très simple, les Espagnols nous ont téléphoné en nous disant : « Nous aurions besoin d'informations, cela nous intéresserait que vous envoyiez un agent en Galice afin de nous donner quelques avis techniques et que vous accueilliez un de nos agents pour lui transmettre votre savoir-faire en matière de cartographie électronique, de construction et de mise sur site internet d'une prévision de dérive de nappe ».

Nous avons donc accueilli un agent espagnol. Les premières cartes d'observation en mer et de prévision de dérive sorties par SASEMAR ont été fabriquées à Brest. Nous avons pu placer des informations en espagnol sur notre site internet parce que nous avions une stagiaire espagnole. Cela a été très demandé ensuite par les Espagnols.

La mobilisation POLMAR-mer a commencé le 14 novembre 2002 quand le Biscaye-Plan a été ouvert. L'instruction POLMAR prévoit que nous devons rejoindre le PC POLMAR-mer dès que le plan est activé ou menace de l'être. J'ai donc rejoint le PC POLMAR. Nous avons mis des agents sur les navires, nous avons préparé des informations quotidiennes pour les autorités (prévisions de dérive et notes de synthèse) ; le secrétaire général de la mer a pris l'initiative de demander l'installation au CEDRE d'une cellule de prévision rassemblant l'IFREMER, le SHOM, Météo France, le CEDRE et la Marine nationale : cette cellule a parlé d'une seule voix, mais pas d'une voix exclusive. En effet, dans le même temps, nos collègues portugais et espagnols élaboraient eux aussi des prévisions de dérive, disponibles sur internet, que nous confrontions aux nôtres. Lorsqu'il y avait des désaccords entre nos prévisions, nous comparions nos éléments d'information pour en trouver la raison et aboutir à quelque chose d'aussi précis que possible.

En matière de mobilisation POLMAR-terre, chaque fois qu'un risque apparaît dans un département et que le préfet décide non pas d'activer son plan POLMAR-terre, mais de préparer l'activation dans les Pyrénées-Atlantiques, les Landes, la Gironde, la Charente-Maritime, la Vendée, la Loire-Atlantique, le Morbihan et le Finistère, notre devoir est d'envoyer une personne vers le PC POLMAR et de fournir à celui-ci l'assistance nécessaire. Nous avons fait des formations d'urgence, envoyé des conseillers techniques, fourni des dossiers techniques pour les réquisitions, assuré la mission qui est la nôtre chaque fois qu'un PC POLMAR a été mis en place. Depuis Brest, nous avons essayé de répondre aux questions.

Cette organisation a nécessité une moyenne de 24 personnes à plein temps sur les quatre premiers mois de l'accident, c'est-à-dire depuis le 15 novembre jusqu'au 15 mars, soit 43% de la capacité de travail du CEDRE.

En 1999-début 2000, le même effort réalisé avec à peu près le même effectif mis à disposition avait représenté 60% de notre capacité de travail. A 60%, nous nous situons en zone dangereuse. A 40%, nous étions encore capables de faire face à des demandes ponctuelles. C'est ce qui a permis de répondre aux sollicitations du préfet maritime de la Manche et de la Mer du Nord concernant le Tricolor, tout en continuant le travail sur le Prestige.

Ainsi, si la mobilisation de 24 personnes à plein temps représente une charge lourde pour une structure qui en compte 52, elle ne l'a pas empêchée de fonctionner.

La communication POLMAR en général et la part assurée par le CEDRE ont mérité plus que des égratignures lors de l'Erika. Il y a eu ensuite l'expérience de l'Ievoli Sun. La cellule de communication POLMAR-mer a été très performante et a su, dans le Prestige, ne diriger vers le CEDRE que des questions techniques de sa compétence. Je ne pense pas que vous ayez vu dans la presse des articles particulièrement négatifs sur l'action du CEDRE. J'ai même eu personnellement le plaisir de voir le journaliste du « Monde » qui avait attaqué le CEDRE recopier des pages entières du site internet du CEDRE pour ses articles, ce qui est la meilleure démonstration que ce que nous produisons est crédible. Il n'y avait pas d'intérêt médiatique à une polémique contre le CEDRE lors du naufrage du Prestige puisque aucune société française n'était impliquée. Lors de votre visite à Brest, vous aurez l'occasion de rencontrer notre responsable communication, qui pourra vous donner plus de détails sur le sujet.

Le CEDRE n'a pas accès au dossier de neutralisation de l'épave. A partir des éléments dont nous disposons, nous estimons que le Nautile a été remarquable et essentiel ; la quantité qui resterait dans l'épave n'est pas établie, le chiffre qui vous est donné est une estimation à 5 000 ou 10 000 tonnes près. L'opération qui est envisagée n'a jamais été faite, elle est à la limite de ce qui est techniquement possible. Les risques ne sont pas négligeables et on ne dispose pas d'éléments sur le coût. Tels sont les faits que l'on peut signaler. A partir de là, une question peut se poser : est-ce que la France a droit et a intérêt ou pas à avoir accès au dossier ? Mais la réponse n'est pas de notre compétence.

La précision de la dérive des nappes constitue un problème majeur, nous en sommes parfaitement conscients. Nous proposons les quatre voies d'amélioration suivantes, car une action résolue est nécessaire.

La première consiste à renforcer l'observation et à accélérer la transmission des données en réseau. Il faut être conscient qu'une prévision ne vaut que par le point de départ. Si on « perd » les nappes et si on ne peut plus faire d'observation pendant trois jours, la modélisation sera de plus en plus approximative jour après jour. Se pose en l'occurrence un gros problème de capteur et d'observation de fioul en mer, qui n'est résolu dans aucun pays et sur lequel il faut travailler tous ensemble. C'est pour nous la première de toutes les priorités.

La deuxième relève de discussions et d'expérimentations que nous avons entreprises avec le SHOM et nos partenaires espagnols. Il s'agit d'initiatives encore jamais prises dans une pollution, qui ont été tentées dans le cas du Prestige, mais qui n'ont pas été menées à leur terme : un faisceau de bouées dérivantes est placé en avant des nappes et ces bouées sont suivies comme des signes annonciateurs de l'arrivée des nappes. Cela s'est fait seulement au bout d'un mois sur le Prestige. C'est une initiative que nous estimons devoir prendre la prochaine fois sans la moindre hésitation.

La troisième consiste à améliorer les capteurs d'observation et leur compréhension. Nous avons vu des images satellites, mais personne n'est réellement capable d'expliquer exactement ce que sont les limites d'une nappe sur une image satellite. Cela pose un problème extrêmement délicat et important.

La quatrième vise à affiner les connaissances hydrographiques saisonnières et annuelles à l'intérieur du Golfe de Gascogne. Nous y sommes favorables. C'est aussi une des priorités, mais cette amélioration des connaissances hydrographiques sur les mouvements d'eau dans le Golfe de Gascogne ne vient qu'après le renforcement de l'observation et l'utilisation de bouées dérivantes qui montrent la situation réelle à un instant donné. Il s'agit d'un travail important à faire, sur lequel non seulement le CEDRE, mais aussi tous les autres instituts doivent progresser conjointement.

Quel est notre rôle d'expertise en matériel de lutte ? Il est écrit noir sur blanc dans l'instruction POLMAR, que la mission du CEDRE consiste à « expérimenter et évaluer les matériels et produits de prévention et de lutte en liaison avec le ministère de l'Equipement (par le CETMEF), le ministère de la Défense (par le CEPOL) et les services opérationnels. Dégager des possibilités réelles d'utilisation, familiariser les personnels civils et militaires avec leur fonctionnement en organisant notamment des actions de formation », c'est-à-dire savoir informer et former.

Ceci est écrit noir sur blanc dans l'instruction POLMAR. Il ne s'agit pas de donner un label de qualité à un produit, mais de tester. J'appelle cela une mission de type « 60 millions de consommateurs », qui consistent à confronter ce que disent le fournisseur, le fabricant et l'inventeur avec la réalité sur le terrain.

Quels étaient les moyens antipollution les plus et les moins efficaces sur le Prestige ? Parmi les moyens les plus efficaces, nous avons cité l'Arca, un navire hollandais remarquable avec un équipage qui l'était tout autant ; l'implication des pêcheurs jamais atteinte à ce niveau ; et l'utilisation d'avions privés en surveillance aérienne par les autorités régionales basques, qui a constitué une nouveauté extrêmement intéressante. Cela avait déjà été réalisé aux Etats-Unis, mais l'était pour la première fois à cette échelle en Europe.

Parmi les déceptions, nous pouvons citer l'ensemble des capteurs. Les capteurs embarqués à bord des avions, qu'ils soient infrarouges, micro-ondes, SAR (Synthetic Aperture Radar) ou Lidar à bord des satellites, ont donné des résultats extrêmement décevants sur le type de produit que nous avons à traiter. Cela ne veut pas dire que ce serait le cas sur tous les produits, mais il se confirme une fois de plus que les capteurs, en dehors de l'œil humain, ont beaucoup de mal à voir un produit de ce type.

A terre, les cribleuses de plage, les rouleaux et les filets serpillières ont donné des résultats tout à fait satisfaisants et performants. C'est ce qui a permis de basculer vers une mécanisation accrue.

Nous n'avons pas noté de déception concernant les machines. Les barges récupératrices et les pompes de milieux portuaires n'ont pas été utilisées car elles ne pouvaient pas travailler sur notre type de produit : ce n'est donc pas une déception, c'est la simple constatation que, dans un stock POLMAR, tous les matériels ne peuvent pas servir contre toutes les pollutions. Certains, qui ne sont pas utilisés lors de certains accidents, sortiront pour un autre.

La principale faiblesse dans l'ensemble du dispositif POLMAR réside dans le manque d'hommes bien formés. L'organisation de la fonction publique -et ce n'est pas propre à la France- fait que le fonctionnaire change de poste tous les trois ou quatre ans.

Dans la pratique, lorsqu'une pollution arrive, les personnes qui doivent y faire face la découvrent ; elles n'ont en général pas été confrontées à la précédente. Si elles n'ont pas eu la chance de suivre un stage -et ces derniers sont quand même relativement rares malgré les efforts réalisés-, depuis leur affectation précédente, le risque est que ce soit pour elles une découverte complète.

M. Pierre MAILLE : C'est une question que nous avions déjà signalée antérieurement ; le CEDRE forme périodiquement des personnels dans les DDE, dans les services d'incendie, etc., mais il n'y a pas, en quelque sorte, de mémoire ou de constitution d'une sorte de réserve. Le fonctionnaire de la DDE change et le savoir-faire est perdu. Son successeur devra tout réapprendre et l'administration n'est pas capable de rappeler quelqu'un en cas de catastrophe. Nous le constatons chaque fois, nous le disons chaque fois, nous le redisons aujourd'hui.

M. Michel GIRIN : La coopération des navires européens a été très bonne. Les meilleurs navires pour nous sont de toute évidence les bâtiments hollandais, y compris la barge Ring Delta, qui est ancienne mais qui a fait du très bon travail. Les moins bons ont été les Italiens, mais ils sont arrivés « comme les carabiniers », un peu après la bataille, si je puis me permettre. Surtout, tout le monde a découvert que certains bateaux étaient beaucoup plus coûteux à nettoyer que d'autres. La performance du navire n'est pas le seul élément à prendre en compte dans la lutte en mer, le temps d'immobilisation et le coût de nettoyage du navire après l'intervention sont également très importants. Dans ces deux derniers domaines, les Norvégiens ont battu tous les records. Il faut évaluer la performance, non seulement en tonnage récupéré, mais aussi en coût global d'immobilisation du navire.

Sur les projets de navires à l'étude, le programme du Comité d'études pétrolières et maritimes (CEPM) a été adopté. Le Fonds de soutien aux hydrocarbures a financé deux projets. Les années écoulées entre notre précédente audition et celle de ce jour ont permis de passer du stade des illusions -des projets complètement délirants présentés quelques jours après l'accident- à un stade rationnel. Les deux projets de navires dépollueurs sont des projets logiques et ont des chances réelles d'aboutir à des outils performants. Nous signalons cependant qu'il ne faut pas se tromper : un bateau, aussi performant soit-il, n'est intéressant, utile et efficace que s'il arrive très vite sur zone. Il ne faut pas se laisser bercer d'illusions en pensant qu'un bateau implanté en Atlantique sera efficace en Méditerranée ou vice-versa.

L'un de mes adjoints directement impliqué dans ces projets pourra vous donner plus de détails à Brest, et en particulier vous expliquer comment les deux projets en cours sont en train d'être labellisé par le RITMER (Réseau d'innovation technologique mer) pour aller plus loin dans leur préparation. Ces deux projets avancent.

Vous nous avez demandé s'il fallait mettre les moyens de lutte à la disposition de l'Agence européenne de sécurité maritime. Cette question est clairement en dehors de notre compétence. Nous avons simplement une suggestion. Quelle que soit la décision prise -nous n'avons pas d'avis sur la décision car, je le répète, elle ne relève pas de nous-, nous suggérons qu'il n'y ait pas de panachage : soit tous les moyens de lutte sont mis à sa disposition, soit aucun de ces moyens. Nous sommes amenés, au vu ce qui s'est passé en Espagne, à poser une question : une telle opération de transfert serait-elle compatible avec le développement de la régionalisation ? Nous avons vu en Espagne se développer ce que j'appellerai une sorte de conflit région/Etat. En introduisant un niveau européen supplémentaire, on risque d'aboutir à un conflit à trois. Regardons donc très attentivement ce qui s'est fait dans d'autres pays, sans préjuger des résultats.

En ce qui concerne les dégazages et les déballastages, nous sommes passés d'une situation où il était infligé en moyenne un montant total de 200 000 à 300 000 euros d'amendes à des déballasteurs pendant la période 1995/2001 -il y a eu un basculement de 0 à 2 condamnations, pour la période 1999/2001 à brutalement 9 condamnations en 2002- d'un montant total de 1 200 000 euros en 2002. C'est l'effet Erika.

Comment cet effet Erika a-t-il été obtenu ? La motivation des officiers de police judiciaire qui rédigeaient les procès-verbaux ainsi que celle des tribunaux a joué un rôle important. En revanche, les condamnations en 2003 sont moins nombreuses. Nous craignons que le mouvement engagé en 2002  ne s'estompe et se perde un peu en 2003.

Quelles mesures préconiser ? Pour nous, des choses très simples peuvent être faites dès maintenant, dont une recommandée par le Secrétariat général de la mer :

- la formation des observateurs à la rédaction des procès-verbaux. En lisant ces procès-verbaux, on se rend compte que, parfois, l'observateur n'a pas tiré la leçon d'un jugement précédent et laisse une faille dans laquelle s'engouffre l'avocat de la partie adverse ;

- l'utilisation de caméras de vision nocturne,

- la mise en place de garanties qui empêcheraient de laisser partir un bateau sans qu'il verse de caution, pour être sûr qu'il ne disparaîtra pas,

- et surtout la constitution d'un fichier européen public. La France est le seul pays disposant d'un fichier des bateaux condamnés pour déballastage dans ses eaux. Aucun autre pays n'a été en mesure de présenter jusqu'à maintenant un tel fichier dans les réunions internationales A terme, d'autres dispositions sont possibles, telles que le transpondeur sur les navires -à plus longue échéance- et le renforcement du contrôle au port.

Que fait le CEDRE dans ce domaine ? Très peu de choses, mais qui sont d'ordre pratique et relèvent du retour d'expérience. Chaque année, nous produisons un rapport de synthèse sur les observations de pollution en mer (POLREP). Nous venons de sortir le graphique des POLREP de l'année dernière et nous faisons un archivage et une analyse des condamnations. Cette dernière est utilisée dans les cours de formation dispensés aux observateurs aériens pour leur dire : « Attention, il y a des pièges très simples dans la rédaction de votre observation. Si le capitaine du navire incriminé peut dire que vous avez refusé d'aller voir le navire d'à-côté, il sera immédiatement relaxé. Il faut donc que vous notiez dans votre PV que, si le capitaine vous a demandé d'aller voir le navire voisin, le détour a bien été effectué.

Ce sont des petites choses très simples, mais qui font que l'on peut passer d'un ratio d'une condamnation sur deux, à deux sur trois ou à trois sur quatre. Je suis désolé d'insister, mais, dans bien des cas, le retour d'expérience est essentiel.

Sur la nature des produits transportés, nous avons écrit très rapidement sur le Prestige que la notion de « point d'écoulement » ne veut pas dire qu'un produit est solide en dessous de ce point : j'ai souvent employé, pour la télévision et la radio espagnoles, la métaphore suivante : si vous prenez un miel pâteux, ce produit est en dessous de son point d'écoulement. Cela signifie que, si vous renversez le pot de miel au-dessus de la table, il ne coule pas, du moins pas tout de suite, mais si vous le laissez dans cette position, il va petit à petit couler, car il a une certaine fluidité.

Lorsque le produit est en-dessous de son point d'écoulement, cela ne signifie donc pas qu'il est solide. L'expérience du Nakhodka l'a montré clairement. Cela veut dire aussi que les données des fournisseurs doivent être vérifiées dans le contexte. Ce n'est pas parce qu'un produit ne s'écoule plus dans un tube à essai qu'il ne va pas s'écouler en mer dans des conditions naturelles. De toute façon, comme nous l'avons appris sur les fabricants de matériel antipollution, toute donnée en provenance d'un fournisseur n'est pas nécessairement d'une exactitude absolue : elle doit être vérifiée.

En matière de fiches de données de sécurité, notre réponse est très simple. Nous ne voyons pas ce qui empêche d'imposer que tout navire entrant dans les eaux européennes ait à bord l'équivalent des « maritime safety data sheet » américaines. Ces fiches existent, nous les rédigeons pour le compte des bateaux français qui vont dans les eaux américaines. Notre souhait est que ces mêmes fiches soient exigées des navires qui entrent dans les eaux européennes, à condition qu'elles soient bien définies et bien remplies : en effet, le dispositif de nos amis américains n'est pas dépourvu de lacunes : ils se contentent bien souvent de données théoriques sur les produits relativement peu connus et ne fournissent des données précises que sur les produits les plus connus. Dans ce domaine, nous sommes tout à fait disposés à fournir des fiches de données.

La question des ports-refuge est délicate. Je vous ai apporté ici un extrait de notre site internet indiquant que nous ne connaissons pas d'exemples de bateaux qui aient été amenés volontairement dans un port dans la situation où se trouvait le Prestige. Cela ne signifie pas que l'on ne peut pas et que l'on ne doit pas le faire, mais cela veut dire que le responsable espagnol, confronté à cette situation et se basant comme tout le monde sur ce qui a été fait dans le passé, aura trouvé plus facilement des exemples de bateaux éloignés que des exemples de bateaux entrés dans un port dans ces conditions. En outre, le port de La Corogne a subi deux marées noires dues à deux ratages d'entrée dans le port par des navires manœuvrant. Or, le Prestige était un navire non manoeuvrant. J'ajoute aussi pour éclairer la position espagnole que le système de remorquage d'urgence du navire était hors d'état. Tous les responsables savaient que, si la remorque cassait, il faudrait plusieurs heures pour la remettre en place et que entrer dans l'un des deux ports ou dans l'une des deux baies supposait de passer à proximité de la « côte de la mort » en pleine tempête avec une remorque qui pouvait casser. Le pire n'a pas eu lieu ; pour moi, le pire aurait été le déversement progressif de 76 000 tonnes de fioul d'un bateau échoué sur la « côte de la mort ». Il ne faut pas simplement considérer l'hypothèse d'un bon déroulement de l'entrée dans le port du navire, il faut aussi analyser l'hypothèse d'une tentative manquée qui aurait abouti à une situation encore pire. Ce n'est pas une défense des Espagnols, mais une constatation technique.

Le CEDRE est incapable de vous dire quel aurait été l'impact de l'entrée du navire dans le port, et ce pour plusieurs raisons. D'abord, on ne sait pas si une grosse pollution concentrée qui tue tout est préférable à une pollution très dispersée qui tue moins. La notion biologique des zones de recolonisation dans une pollution très dispersée existe-t-elle ? Ces questions font l'objet d'un conflit entre scientifiques, qui dépasse la compétence du CEDRE et qui n'est pas résolu actuellement. Certains vous diront une chose, d'autres le contraire. Dans ce domaine, personne n'a la réponse précise.

En revanche, il faut prendre garde aux illusions : ce n'est pas parce qu'on fait entrer un bateau dans un port que le fioul ne va pas en sortir. Souvenez-vous du précédent du Katia, avec ses 200 tonnes de fioul perdues dans le port du Havre à marée descendante, qui ont dérivé jusqu'à Deauville parce qu'on ne les a pas vues partir. En raison du brouillard et du mauvais temps, on n'a rien vu, on n'a rien pu suivre. Il ne faut pas croire qu'amener le bateau dans un port supprime tous les problèmes.

Je vous ai parlé du risque d'échouement sur la « côte de la mort ». Cela pose une question majeure à laquelle nous n'avons pas de réponse : faut-il clarifier cette question avant et adopter une stratégie établie, définie et connue de tous ou faut-il prendre une décision d'opportunité  dans les circonstances d'un accident particulier ? Nous n'avons pas la réponse à cette question.

Au total, les pressions étaient lourdes pour une petite structure comme la nôtre, mais je pense que nous avons à peu près fait face sans être exempts de critiques ; on ne l'est jamais, surtout quand on est « au four et au moulin », en application des dispositions de l'instruction POLMAR.

Nous avons essayé de répondre aux demandes d'information des autorités, de faire face au déferlement médiatique et à l'avalanche des inventeurs et des vendeurs, ainsi que, tout récemment, à une demande POLMAR-terre croissante. Actuellement, les fonctionnaires des services mobilisés pour la lutte POLMAR souhaitent retourner à leur fonction normale. On nous demande d'assurer une gestion matérielle technique de certains PC, en fournissant du personnel pour assurer leur petit travail quotidien. Cela ne paraît pas profondément illogique et procède sans doute d'une évolution normale des besoins, mais cette charge de travail est lourde.

Notre priorité a toujours été d'assumer avant tout la mission de conseiller technique POLMAR. C'est notre rôle principal. La première ressource financière pour ce faire a été le fonds de roulement de l'association, avant de rechercher des remboursements auprès du fonds POLMAR et du FIPOL.

M. le Président : Merci beaucoup M. le directeur. Les activités du CEDRE gagneraient-elles à une coordination européenne ? Pensez-vous que votre « maison » gagnerait à travailler de façon beaucoup plus large avec d'autres organisations ?

Pensez-vous que la gestion de la communication a été faite correctement cette fois-ci, en tenant compte des critiques formulées lors de l'Erika ?

Pouvez-vous nous préciser le rôle d'expertise du CEDRE ? Vous contribuez véritablement à tous les problèmes liés aux pollutions, mais pouvez-vous préciser en quoi consiste exactement votre rôle d'expert ?

Ensuite, lors de l'audition sur l'Erika, vous aviez dit que vous étiez « atterré » -c'est le terme employé- par les projets de navires dépollueurs exposés alors. Votre opinion a-t-elle évolué et les projets actuellement connus vous paraissent-ils crédibles ?

M. Pierre MAILLE : La coopération européenne est à la fois une sorte de serpent de mer et un tabou. Nous avons été amenés à plusieurs reprises à évoquer l'idée d'un euro-CEDRE. D'autres pays, notamment le Royaume-Uni, s'interrogent également, de même que les autonomies espagnoles. Manifestement, évoquer une extension européenne du CEDRE a plutôt été un repoussoir qu'une avancée. Dans nos dernières réflexions, nous sommes plutôt convenus de ne plus utiliser cette expression, mais en revanche de favoriser les coopérations techniques avec d'autres organismes, les mises en commun de documentations, de compétences linguistiques, etc.

L'idée d'un euro-CEDRE, en tant qu'organisation intégrée, n'est pas pour l'instant, très bien reçue et nous évitons d'utiliser ce terme. Nous avons beaucoup discuté de ces questions avec le Secrétariat général à la mer. Ce n'est manifestement pas à l'ordre du jour. La mise en place d'une agence européenne de sécurité maritime va peut-être changer la donne.

M. Michel GIRIN : Je suis très européen de nature, je voyage beaucoup. Je suis convaincu que nous avons travaillé énormément en réseau dans cette affaire avec nos partenaires des autres pays européens. Ceci étant, le choix fondamental qui doit être fait n'est pas de mon ressort. La constitution d'un euro-CEDRE suppose la création d'une association dans laquelle le pouvoir ne sera pas français à 100%. Ce n'est pas moi qui vais prendre la décision. Si l'on me demandait de gérer un CEDRE européen, je le ferais avec plaisir et enthousiasme, en étant convaincu que ce serait performant. Je rappelle que le CEDRE est une association de la loi de 1901 dont je suis directeur salarié. Je gère cet organisme, mais ce n'est pas moi qui en choisis le statut.

M. Pierre DUFAU : Avez-vous, dans d'autres pays européens, des homologues ?

M. Michel GIRIN : Nous n'avons pas d'homologues directs. En Espagne, par exemple, la fonction de cellule de compétence technique assurée par le CEDRE est tenue par cinq jeunes chimistes qui viennent d'être embauchés par SASEMAR et se limite à la partie marine. Elle ne détient pas de compétence pour la pollution accidentelle des eaux continentales.

La Belgique dispose d'une petite cellule de trois personnes -c'est l'unité mathématique de la Mer du Nord- et en Italie, la cellule de compétence se trouve à l'intérieur du ministère de l'Environnement. En Norvège, la cellule de compétence est intégrée au sein d'un organisme généré par le ministère de l'Environnement, équivalent à l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME). En Angleterre, une cellule équivalente se trouve à l'intérieur, pour la partie marine, de la « Maritime and coast-guard agency » (MCA). Il n'y a pas d'équivalent direct du CEDRE chez nos partenaires européens. C'est aussi un problème.

Si l'on voulait créer un euro-CEDRE, il faudrait convaincre les autres pays de faire le même découpage que nous. Actuellement, j'ai un peu l'impression que vont être créés en Espagne, cinq CEDRE, au moins deux au niveau national et trois au niveau régional.

M. le Président : Pensez-vous que l'Agence de sécurité maritime européenne a un rôle à jouer en l'occurrence ?

M. Michel GIRIN : J'ai été appelé par Mme de Palacio, qui souhaitait me rencontrer peu après l'incident du Prestige car elle m'avait beaucoup entendu à la radio et à la télévision espagnole. Elle m'a indiqué qu'elle pensait que le CEDRE avait un rôle à jouer en tant que correspondant technique de l'Agence de sécurité maritime dans ce domaine, mais je n'ai pas d'autres éléments. Je ne connais pas suffisamment bien les perspectives de l'Agence de sécurité maritime.

M. le Président : Il n'y a rien de rédhibitoire ?

M. Michel GIRIN : Absolument pas. Pour moi, gestionnaire technique, la porte est largement ouverte si les autorités qui ont créé le CEDRE le jugent nécessaire. Notre réseau de relations techniques est prêt à fonctionner.

La gestion de la communication n'est pas compliquée. La cellule de communication de la préfecture maritime lors du naufrage de l'Ievoli Sun a été deux fois plus importante en nombre que la cellule Erika et la cellule Prestige l'a été deux fois plus que la précédente. Les personnes avaient appris à faire face à cette situation dans les crises précédentes. Cette cellule fonctionne vite, bien, efficacement et au lieu du numéro de téléphone qui, une fois sur deux, ne répondait pas -ce qui fait que les gens se retournaient vers nous-, le téléphone de la cellule communication de la préfecture maritime répondait en permanence. Lorsque le journaliste avait une question technique spécifique relevant du CEDRE, il était invité à le contacter. Tout cela a bien fonctionné.

Quant au rôle d'expertise du CEDRE, je résume souvent cette mission en disant que nous ne sommes pas des experts, mais des conseillers techniques. L'expert est celui qui vous dit la vérité et qui la connaît de l'extérieur. Il arrive à des agents du CEDRE et à moi-même d'intervenir sur des missions d'expertise. Notre rôle est d'être auprès de l'autorité qui prend la décision et de l'informer des conséquences d'une action donnée, de l'utilisation de tel ou tel outil, ou d'un conflit potentiel avec le FIPOL.

Notre rôle est d'informer l'autorité sur ce qui peut se passer et l'aider à trouver les solutions les plus adéquates. C'est un rôle de conseiller technique et, ceci, dans tous les compartiments de la lutte contre les pollutions accidentelles des eaux. Notre action concerne un domaine très précis et bien défini -je ne sais pas si l'on appelle cela un secteur vertical ou un secteur horizontal. En l'occurrence, c'est toute la compétence dans un domaine très précis, et rien en dehors de celui-ci.

M. Gilles COCQUEMPOT : C'est transvertical !

M. Michel GIRIN : En matière de projet de navire dépollueur, je maintiens ce que j'ai dit la dernière fois. A l'époque, les projets étaient complètement fous et n'avaient pas fait l'objet d'études sérieuses. Je vous rappelle qu'un projet magnifique de machine nettoyeuse de plage télécommandée à distance avait été proposé. La société à l'initiative de ce projet avait compris qu'on ne pouvait pas mettre de conducteur sur une machine car sa santé serait alors en danger et donc avait prévu de télécommander à distance un tank réaménagé en nettoyeuse de plage ! Tel était le niveau de certains projets sortis après l'Erika. Aujourd'hui, les projets ont été réfléchis. Les deux projets de navire antipollueurs sont sérieux, menés par des gens sérieux, aboutissant à des conceptions qui vont être présentées au RITMER pour aller plus loin dans leurs études. Après, la question se pose de l'autorité disposée à investir dans de tels projets.

M. le Rapporteur : Je trouve que le rôle de conseiller technique du CEDRE que vous décrivez de façon modeste est apprécié et jugé plus pertinent par tous les acteurs locaux que par exemple l'IFREMER dans le secteur de la pêche. Votre mission est beaucoup moins polémique.

Par rapport à l'Erika, je crois que ce qui avait rendu le CEDRE moins audible en termes de communication -ce n'était pas le cas sur le terrain, car je sais qu'en Loire-Atlantique vos techniciens avaient fait un remarquable travail, qui avait beaucoup aidé la dépollution-, c'était ses financements, qui n'étaient pas tous publics. On a vu que le budget du CEDRE a été augmenté, ce qui est une bonne chose. Parmi les financeurs privés, on trouvait des sociétés pétrolières, dont TotalFinaElf, et cela avait énormément brouillé le message et la crédibilité du CEDRE.

Puisque l'on parlait des financements, sans parler d'euro-CEDRE, les financements publics ne peuvent-ils pas être abondés par des crédits européens, notamment en termes de défense de l'environnement ? Il semble que les moyens affectés sur les fonds structurels se terminent en 2006 sauf sans doute, d'après ce que disait le commissaire européen M. Barnier, pour toutes les mesures environnementales. N'est-ce pas là l'occasion d'avoir un financement à 100% public du CEDRE, que les moyens soient européens ou français ?

Le président Maille déplorait une perte de mémoire de l'expérience des personnes qui avaient travaillé sur des naufrages. Vous l'avez dit, on vient de vivre trois naufrages. Certes, d'autres se sont produits, tels que le Giorgios, mais ils ont eu moins de conséquences. En raison de la succession de l'Erika, de l'Ievoli Sun et du Prestige en trois ans, on a encore des gens d'expérience alors que entre l'Amoco Cadiz en 1978 et l'Erika, on peut comprendre que non seulement des personnes soient parties en retraite, mais que la réactivité soit moindre puisqu'il n'y a pas eu de catastrophe pendant 25 ans. Cela peut conduire à un relâchement de la surveillance.

Nous nous posons des questions, après le vote de la loi relative à la décentralisation. Pour l'Erika, l'Etat, la région et le département sont intervenus, notamment avec les services départementaux d'incendie et de secours (SDIS) qui ont géré pendant plusieurs mois les PC avancés (PCA). Pour le Sud-ouest, en Loire-Atlantique, des personnes du SDIS étaient restées plusieurs mois sur les plages, elles sont allées dans les départements touchés des côtes basques pour faire part de leur retour d'expérience sur le nettoyage. Cela avait plutôt bien fonctionné malgré l'échelon administratif supplémentaire du département existant au niveau français.

En revanche, certains points m'ont semblé moins bien fonctionner d'administration à administration, notamment au niveau des élus locaux. Beaucoup de collègues de Gironde se sont offusqués d'un manque de barrages alors que, je le pense vraiment, s'il y a quelque chose qui est peu utile en termes de lutte contre la pollution, à part pour des secteurs très localisés géographiquement, ce sont bien les barrages. On l'a vu pour l'Erika ou même le Prestige, en général les naufrages arrivent par mauvais temps. Pour l'Erika, le fioul est arrivé plus vite que pour le Prestige. Souvent, les naufrages arrivent l'hiver et on est confronté à deux ou trois mois de mauvais temps. J'ai été surpris de voir que, vraiment, on faisait une fixation sur les barrages flottants.

Je me souviens que, dans le secteur du Croisic, nous avions fait un exercice POLMAR dans les années 1992/1993 où, même avec des gueuses de 20 ou 25 tonnes, les barrages avaient été complètement déplacés et dépassés sous la pression du courant. Là-dessus, il y a sans doute eu un mauvais retour d'information. Je pense que, pour protéger les côtes landaises ou basques, les barrages étaient de toute façon totalement inefficaces.

L'éclaircissement sur les financements serait souhaitable. Moi qui ai eu la chance, ou le malheur, de travailler avec le CEDRE, je tiens à souligner que vos techniciens sont non seulement compétents au niveau scientifique, mais aussi des pédagogues.

Vous parliez d'intervenir de manière ponctuelle sur les catastrophes alors qu'aujourd'hui tout le monde dit bien que le problème principal en termes de pollution n'est pas le naufrage du Prestige ou de l'Erika ; ce sont plutôt les dégazages ou les déballastages chroniques. C'est la dégradation des eaux qui menace nos activités côtières littorales, notamment la conchyliculture ; on pourrait aussi parler de ce qui vient des rivières. A ce niveau, votre mission peut-elle évoluer ? On sait que la pollution chronique, beaucoup plus perverse et diffuse, constitue la principale menace.

M. Pierre MAILLE : La mission du CEDRE concerne exclusivement les pollutions accidentelles.

M. le Rapporteur : Le déballastage chronique, qui n'est pas un naufrage, est volontairement accidentel.

M. Pierre MAILLE : Une discussion est intervenue lors de la mission d'inspection que nous avons menée récemment sur les pollutions des eaux intérieures. Le CEDRE a une mission concernant le littoral et les eaux maritimes et il intervient également sur les eaux intérieures. Nos inspecteurs se sont interrogés sur la mission portant sur les eaux intérieures, en se demandant si elle relevait réellement de la compétence du CEDRE, si l'on pouvait décider d'intervenir en fonction du degré de gravité de la pollution, qui peut être de natures diverses.

Par ailleurs, il est vrai que si le financement du CEDRE est essentiellement public, une partie de l'argent provient des professionnels de l'Union des industries pétrolières et chimiques, l'intervention des chimistes étant d'ailleurs assez récente.

Il nous semble utile d'avoir dans un Conseil d'administration, à côté de l'autorité publique, des responsables d'industries dont l'activité génère un certain nombre de difficultés, et de faire dialoguer toutes ces personnes pour aborder les conséquences des actes des uns et des autres, les risques encourus et les préoccupations de chacun.

Dans le cadre de formations, d'expertises, d'analyses, d'études, voire d'expérimentations, de manœuvres en mer, d'exercices, avoir avec soi des pétroliers mettant à disposition du matériel et, ce faisant, permettant des opérations que, sans doute, le CEDRE ou la Marine Nationale ne pourraient pas faire autrement, est intéressant. Nous n'aurions pas les budgets pour mobiliser un pétrolier pendant plusieurs jours, faire des essais de remorquage, de confinement de nappe, etc.

Je pense que l'on a besoin de la présence des pétroliers et des industriels de la chimie dans nos conseils d'administration. Les mobiliser sur ces préoccupations, à mon avis, est bon pour ce qu'ils pourront faire ensuite auprès de leurs partenaires industriels.

M. le Rapporteur : En mairie, nous distinguons les subventions directes et les subventions indirectes qui consistent, par exemple, dans la mise à disposition de matériels. Ce qui choque le public, c'est la subvention financière directe. Ce n'est pas facile à expliquer.

M. Pierre MAILLE : Dans un certain nombre de secteurs, on demande souvent la contribution des assureurs. A mon avis, nous sommes dans le même registre.

Il est possible de demander, pour un certain nombre de situations, le financement des assureurs. En quelque sorte, nous les faisons participer à la réflexion sur le risque qu'ils font encourir à la société, dans la mesure où, bien entendu, leurs financements ne constituent pas l'essentiel des ressources du CEDRE et que la proportion reste quand même assez minime. Il nous semble que, ce faisant, l'on peut échapper au risque d'entendre dire que le CEDRE est inféodé à TotalFinaElf. Nous n'avons pas eu le réflexe de la Fédération française de voile en refusant le financement de Total !

Par ailleurs, nous avons pu récemment bénéficier, à un certain nombre de reprises, de crédits européens lors des évolutions successives du CEDRE.

M. Michel GIRIN : En ce qui concerne les crédits européens, j'ai déjà indiqué que le CEDRE est une association de la loi de 1901 française. Elle ne peut pas recevoir de subvention européenne directe. Nous ne sommes pas le « Joint research center », centre européen de recherche, dont l'un des instituts est situé à Ispra, en Italie. Nous pouvons soumissionner à des appels d'offres de recherche, ce que nous faisons régulièrement, et une part non négligeable de notre budget vient de contrats emportés sur un marché concurrentiel au niveau européen. Nous pouvons solliciter des fonds du FEDER lorsque nous réalisons un aménagement et nous l'avons fait, mais dans tous les cas nous sommes en concurrence avec d'autres, nous ne recevons pas un flux direct et privilégié, que nous ne pouvons pas avoir pour des raisons administratives.

M. Gilles COCQUEMPOT. Indirectement, M. le Rapporteur a soulevé le débat qui nous a occupés pendant un certain temps sur la conception même de la décentralisation. Il a indiqué qu'il avait rencontré, dans son expérience, différents échelons. Je pense que votre réflexion tout à l'heure portait, non pas sur l'existence de plusieurs étages opérationnels, mais surtout sur l'unité de l'autorité de décision. Entre la régionalisation, comme en Espagne où la décision est prise par le gouvernement régional, et un système plus centralisé dans lequel le gouvernement national décide, vous dites qu'il faut une autorité décisionnelle étatique, quitte à ce que les différents étages opérationnels se mettent en marche de manière coordonnée pour régler le problème ?

M. Michel GIRIN : Il faut une autorité décisionnelle étatique suffisamment forte pour imposer sa décision aux autres et ne pas se trouver dans une situation telle que celle du Pays basque espagnol, où l'autorité régionale du Pays basque a affrété des navires de pêche et un avion de surveillance et a quasiment dit à l'autorité centrale espagnole qu'elle prenait en charge la lutte contre la pollution et que le navire de la Marine nationale espagnole dans la zone ne devait pas les déranger, alors que l'autorité espagnole cherchait à coordonner les actions et était l'unique interlocuteur du préfet maritime français dans la lutte menée conjointement par la France et l'Espagne.

M. Gilles COCQUEMPOT : Ce qui est dit là est important car en fait, lors du débat au Congrès visant à inscrire dans la Constitution l'organisation de la République décentralisée, nous devrons être très attentifs sur un certain nombre de sujets, notamment pour le vote des lois complémentaires, afin de ne pas tomber dans ces travers.

M. Michel GIRIN : Nous avons également constaté que le système basque de mobilisation des bateaux de pêche a très bien fonctionné parce que la chaîne de décision était très courte. Il y a des avantages et des inconvénients dans tous les systèmes. Quand le directeur des pêches du Pays basque est sur les quais des ports tous les matins, cela arrange bien les choses avec les pêcheurs. Quand, ensuite, cela tourne un peu au vinaigre avec l'autorité centrale, les choses se compliquent. Il n'y a pas, comme dans toute gestion, de solution idéale ; chaque solution a ses avantages et ses inconvénients.

M. le Rapporteur : Pour compléter, il y a la lettre et l'esprit. Comme l'ont rappelé le préfet maritime Atlantique et M. Frémont, préfet de la région Aquitaine, les sept ou huit administrations qui pouvaient intervenir lors du naufrage du Prestige ont agi de façon beaucoup plus hiérarchisée, avec un seul patron en terre et en mer, que sur l'Erika où, au départ, l'organisation était un peu chaotique.

A la limite, le service départemental d'incendie et de secours que j'ai évoqué, est indépendant de l'Etat puisqu'il est géré par les conseils généraux. Mais ce service s'est placé tout de suite sous l'autorité du préfet qui gérait la crise. Même avec une strate supplémentaire, ce dispositif avait plutôt bien fonctionné bien que ce ne soit ni la vocation ni la formation au départ des sapeurs-pompiers. Ils ont assumé, pendant au moins six mois chez nous, cette mission.

M. Jacques LE GUEN : Nous avons parlé tout à l'heure de la cellule opérationnelle qui s'était mise en place, comprenant Météo France, IFREMER, le SHOM, la Marine nationale et vous-même pour les études de courantologie. Apparemment, cela pose de sérieux problèmes ; vous avez laissé entendre que la pollution devait arriver à un endroit donné et est arrivée ailleurs, etc. Je crois que beaucoup de travail reste à faire dans ce domaine.

Je voudrais revenir sur un deuxième point. On a beaucoup parlé de pollution par hydrocarbures, notamment par les fiouls lourds, comme pour l'Erika. Cependant, a également eu lieu le naufrage d'un chimiquier, l'Ievoli Sun.

Quelles mesures pourriez-vous préconiser concernant le transport des produits chimiques ? Comme le disait le préfet maritime, on pourrait imaginer des conteneurs tombés à la mer susceptibles de s'échouer ou de s'ouvrir au niveau de nos côtes, entraînant une catastrophe écologique peut-être encore plus sévère que celle que nous connaissons aujourd'hui, tout en sachant qu'il n'y a pas de petite catastrophe.

M. Michel GIRIN : Sur votre premier commentaire, sur la prévision erronée d'arrivée de la pollution, je suis obligé de rappeler que, si quelqu'un regarde calmement et rétrospectivement les cartes publiées tous les jours et ne fait pas d'impasse, c'est-à-dire ne prend pas une carte du 17 février pour dire que les arrivées de pollution du 25 février ne correspondaient pas, il n'y a pas eu d'erreur sensible dans la prévision. Nous avons pris, il est vrai, la précaution, à partir d'un certain moment, de dire que la pollution était tellement dispersée qu'elle pouvait arriver n'importe où.

Tous nos collègues spécialistes -je vais d'ailleurs en parler la semaine prochaine aux Etats-Unis- reconnaissent que l'ensemble des prévisions faites dans cet accident a atteint un niveau de précision jamais égalé auparavant. Le degré de précision des prévisions n'atteint pas encore la détermination des plages touchées ; c'est ce que souhaiteraient très logiquement les autorités locales. Pour cela, il faut continuer à travailler. Nous avons progressé, nous ne sommes pas encore au bout, il y a encore beaucoup de progrès à faire.

Concernant la chimie, toutes les données obtenues lors des précédents sinistres nous disent la chose suivante : l'accident chimique provoquant une pollution massive de l'eau est fort peu probable. L'effet de dilution est extrêmement important pour la plupart des produits qui risquent de tomber dans l'eau et, sauf accident chimique dans une baie fermée, le risque est relativement limité. En revanche, l'accident de type Bhopal, c'est-à-dire l'accident de chimiquier devant un port, avec un vent qui porte vers le port et qui provoque un nuage toxique, est notre crainte à tous.

Je prends un exemple très simple, mais qui est très brutal. Si vous avez un vent de 20 noeuds qui porte vers un port et un chimiquier qui se met au sec, qui explose et qui prend feu à 20 milles de ce port, vous disposez d'une heure pour prendre conscience de ce qui est arrivé, informer les autorités terrestres de ce qui est en train de se produire chez elles et faire le nécessaire pour que les habitants de la ville soient mis à l'abri, en supposant que vous connaissez la nature du produit à bord du navire. Vous ne pouvez pas faire tout cela en moins d'une heure. Vous allez donc inévitablement à une situation de catastrophe. Ce n'est plus de la pollution accidentelle des eaux, je dirais presque, heureusement pour nous. Mais je pose la question : quelle est la structure française qui est prête à agir face à ce genre de situation ?

M. le Président : Merci. Pour ma part, je vous demanderai quel est votre sentiment sur l'état des côtes, du biotope, de la flore après les drames du Torrey Canyon et de l'Amoco Cadiz. A-t-on parfaitement récupéré ? Est-ce que tous les déchets ont été absorbés, si j'ose dire ? Qu'en est-il très exactement ? Ce sont des questions que les gens se posent et que la Commission pourrait se poser également.

M. Michel GIRIN : Je suis un mauvais « dramatiseur ». Je suis biologiste de formation. Je connais un peu le sujet et je suis d'un naturel relativement optimiste. Je rappelle régulièrement, quand je fais des conférences, qu'à l'époque où les pétroliers avaient des coques rivetées, ils perdaient jusqu'à 5 % de leur cargaison pendant le trajet. A cette époque, on nettoyait les cuves au large avant de rentrer dans le port. On ne faisait pas dans le détail si je puis dire. Je rappelle que, quand mes enfants étaient petits en Bretagne, si M. le Président me le permet, ma femme utilisait un petit flacon de dissolvant !

M. le Président : Ma grand-mère utilisait du beurre !

M. Michel GIRIN : Aujourd'hui, si vous allez sur les plages, vous ne voyez plus cela. Je donne un autre exemple. Il y a trois ans, j'ai emmené ma femme à Malte à un colloque. Quand elle a vu les plages en dehors de la zone nettoyée, elle m'a dit qu'elle ne voulait pas se baigner car il y avait trop de goudron.

Elle n'avait pas l'habitude de voir cela en Bretagne. Ma sensation personnelle est que la situation est en voie d'amélioration. C'est ce que disent toutes les statistiques. Il y a moins d'hydrocarbures déversés dans la mer, plus de précautions sont prises, tout le monde fait plus attention, mais on peut et on doit faire mieux pour les générations futures. Puis, de temps en temps, je pique une colère personnelle contre les sacs en plastique, les bouteilles en plastique et autres déchets et je me dis que ce type de pollution relève vraiment d'une négligence totale, qui nous concerne tous.

Je milite pour que tout le monde fasse un petit effort, mais je ne suis pas personnellement inquiet, je crois que nous allons vers une amélioration.

Mme Marylise LEBRANCHU : Cela dit, il ne faut pas non plus retourner les roches quand on va pêcher les ormeaux, c'est aussi un danger.

Croyez-vous que le CEDRE pourrait être appelé par une autorité donnée à contrôler des produits dans les navires, que ce soit en conservant son statut d'association ou en évoluant -la question du statut du CEDRE est importante et devra être discutée ? Depuis le début, se pose la question de la connaissance des produits transportés, en particulier par les chimiquiers.

Si nous prévoyons une carte des ports-refuge, avez-vous l'idée du temps nécessaire pour aller identifier le produit transporté par le navire avant de choisir un port-refuge adapté, dans le cas où l'avarie n'est pas catastrophique ? Le CEDRE est-il capable, seul ou avec d'autres organismes, de répondre, dans un avenir proche ou lointain, à ce type de demande, qui serait, à mon avis, extrêmement importante au titre de la prévention de l'accident proprement dit ?

M. Michel GIRIN : Je vais vous raconter une histoire symptomatique : un bateau, le Melbridge Bilbao, se met au sec sur l'île de Molène. Le préfet maritime découvre qu'un seul des conteneurs à bord de ce navire contient des produits marqués dangereux. Ce conteneur vient de Ciudad del Carmen au Mexique. La question de la nature du produit se pose, on sait seulement qu'il s'agit de produits chimiques. Tout le monde se demande, avant de le rentrer dans le port de Brest, ce qu'il peut contenir. La page du manifeste est en espagnol, c'est une photocopie de photocopie de photocopie qui a transité par de nombreux endroits. A force d'agrandir la photocopie, nous arrivons difficilement à lire un numéro de téléphone. Nous appelons Ciudad del Carmen et une correspondante mexicaine nous répond : « Ce produit est français : c'est un nettoyant pour injecteur de centrale thermique que nous avons refusé parce qu'il n'est pas conforme à nos spécifications. Le fabricant est dans votre propre pays. Je vous donne son numéro de téléphone ».

J'appelle la personne. Cinq minutes après, j'ai toutes les références du produit.

Comment est-il pensable que le capitaine du navire, ne lisant pas l'espagnol, ne se soit soucié à aucun moment de se renseigner pour connaître l'origine de l'unique produit marqué dangereux qui était à bord et ne soit pas capable, avec son courtier, de répondre directement à cette question de façon électronique en pianotant sur un clavier quelconque ?

Le CEDRE fait régulièrement ce travail d'enquête -un peu à la manière de Sherlock Holmes, c'en est presque ridicule-dans des accidents. Ensuite, nous cherchons la fiche de données de sécurité. Cela a été la même chose pour les citernes du Lykes Liberator : il a fallu chercher la nature du produit contenu dans ses citernes. Dès que l'enquête aboutit, notre objectif est de mettre immédiatement la main sur un échantillon du produit pour le tester. Pour répondre à votre question, si le préfet maritime nous le demande, nous faisons ce travail d'enquête.

M. le Président : Il n'y a pas de déclaration obligatoire à l'embarquement, à l'appareillage, que ce soit au port ou sur le navire ?

M. Michel GIRIN : On a dû vous dire qu'il y a déclaration obligatoire et, effectivement, c'est vrai, mais cette déclaration est faite avec plus ou moins de rigueur, avec une copie du manifeste, par exemple. Si vous regardez la fiche du Melbridge Bilbao sur notre site internet, vous verrez que ce manifeste photocopié est quasiment illisible.

Cette photocopie du manifeste est entre les mains de l'autorité portuaire du port de départ. Imaginez par exemple que ce soit Ventspill. Moi, directeur du CEDRE, j'appelle ce port et je leur demande d'avoir l'obligeance de m'envoyer une copie. Ils vont me répondre : « Quelle autorité avez-vous pour me demander cela ? » En plus, si mon appel intervient en dehors des heures de travail, ils me répondront de rappeler le lendemain matin.

Il n'existe pas de point de contact pour obtenir l'information. Je vais même un peu plus loin. Quand un hélicoptère de la Marine nationale sauve un équipage, comme celui de l'Ievoli sun, cet équipage a dans son ordinateur de bord tout le listing des produits transportés par le navire. Est-il inimaginable de demander au capitaine de mettre la disquette du listing dans sa vareuse avant d'accrocher le câble du remorqueur ? Je ne dis pas d'en faire une condition du sauvetage, mais si le capitaine avait un minimum de formation au risque environnemental, il le ferait automatiquement.

Nous militons pour que les capitaines acquièrent la conscience de ce que peut produire leur bateau après le moment où ils l'ont quitté. Cela est techniquement facile aujourd'hui, mais n'est pas fait.

M. Jean-Pierre DUFAU : Cette dernière réflexion montre que, peut-être, les règles et le droit maritimes fondés sur le principe du capitaine comme seul maître à bord et sur un code de l'honneur datant d'il y a quelques siècles, sont dépassés et qu'il faudrait vraisemblablement les adapter à la circulation maritime et aux risques actuels. On ne transporte plus seulement des barils de rhum. Une réflexion pourrait être menée. Rien n'est immuable. Pourquoi le code régissant la responsabilité du capitaine serait-il immuable ?

Ma question est la suivante : vous avez évoqué, de façon plutôt optimiste, en tout cas raisonnable, le fait que l'état des mers, de la faune et de la flore, ne vous paraît pas plus catastrophique aujourd'hui qu'il y a quelques années et que, finalement, la situation s'est plutôt améliorée, même si on déplore des accidents comme celui du Prestige. En revanche, on se rend compte que l'état de l'opinion publique concernant l'amélioration de la situation écologique de la mer est exactement inverse, et c'est une litote ! Il y a 20 ans, la situation, qui était plus préoccupante, ne préoccupait personne. L'opinion est devenue extrêmement sensible sur cette question sous deux angles : d'abord sous l'angle de la médiatisation, ce qui est déjà un premier écueil et, ensuite, sous l'angle des recours judiciaires.

Par rapport à ce décalage entre la réalité et sa perception, avez-vous des idées sur la façon dont on pourrait aborder ces questions pour savoir, dans tous les cas, raison garder ?

M. Michel GIRIN : Votre question contient deux éléments.

Premièrement, j'ai l'impression que la situation ne s'améliore que chez nous. Si je vais à Jakarta, à Bangkok ou à Manille, les choses s'aggravent clairement. Je suis bien incapable de vous dire si le bilan global est positif ou négatif, je raisonne seulement au niveau européen.

Deuxièmement, il est toujours beaucoup plus facile d'être écouté quand on dit que tout va mal, que c'est beaucoup plus catastrophique que prévu. Vous avez vu, lors du Prestige, un certain nombre d'articles dans lesquels des gens d'apparence tout à fait sérieuse affirmaient que si le naufrage du Prestige se produisait en Méditerranée, ce serait la fin de cette mer.

Je me permets de vous rappeler que le Haven s'est abîmé en Méditerranée et que cela n'a pas été la fin de la Méditerranée.

Des écologistes médiatiques se sont fait une réputation en prédisant des catastrophes : c'est plus facile. En tenant un discours moins alarmiste, vous êtes tout de suite suspect. Je ne sais pas comment répondre à votre question.

M. Pierre MAILLE : Sur ce hiatus entre l'état de l'opinion et une éventuelle réalité, je crois qu'il faut sans doute resituer le problème dans le contexte général. L'opinion est beaucoup plus sensible aux thèmes de la santé, de la sécurité, de l'environnement, de l'image etc. car un certain nombre d'événements, de phénomènes ou de catastrophes dans des domaines divers sont intervenus et ont été extrêmement médiatisés. Il y a, d'une façon générale sans doute, une perte de confiance dans la parole des experts et des élus.

M. Jean-Pierre DUFAU : Sauf s'ils sont catastrophistes.

M. Pierre MAILLE : Oui. Comme disait M. Girin, on écoute plus facilement celui qui annonce une menace, une catastrophe ou une difficulté que celui qui dit : « On peut maîtriser la situation et celle-ci n'est pas aussi grave qu'elle paraît ».

Il y a sans doute un problème de crédibilité de la parole publique sur certains phénomènes de notre société, sur lesquels nous avons collectivement à réfléchir, notamment sur les questions liées à l'environnement.

Mme Marylise LEBRANCHU : Avez-vous l'impression, puisque vous avez la chance d'être à la fois un expert et de pouvoir observer ce qui se passe dans le monde, que tout ce que l'on peut dire des pavillons de complaisance, de la mauvaise qualification des personnels, des problèmes de langue, ... est une réalité et représente un danger ?

Est-ce que l'on confie de plus en plus de cargaisons dangereuses à des équipages qui ne savent pas ce qu'ils transportent et, en plus, qui ne sont pas prêts à collaborer car ils n'ont pas les moyens techniques, scientifiques et même linguistiques, de coopérer ?

Prenons un exemple simple : si un bateau est en difficulté en face d'Ouessant commencez-vous par demander la provenance de l'équipage ? Avez-vous ce type de souci aujourd'hui ?

Par ailleurs, nous parlons beaucoup, depuis le début de nos travaux, des fameux ports-refuge. Avez-vous vous-même réfléchi à cette idée ? On estime que la décision doit être prise de façon autoritaire. Je me vois mal personnellement, au titre de ma communauté d'agglomération, supplier qu'un bateau vienne en baie de Morlaix. Est-ce que cette idée de port-refuge permettant de contenir la pollution -car c'est bien de cela dont il s'agit-, de l'éviter peut-être, vous paraît devoir être étudiée, notamment avec des scientifiques ?

M. Michel GIRIN : Sur votre première question, il m'est arrivé plusieurs fois de monter à Brest sur des bateaux ramenés par le préfet maritime dans le port et de voir l'état de ces bateaux ainsi que l'état de dénuement et le manque de moyens des marins. Je termine souvent mes conférences en montrant l'état d'une plage dans un pays en développement et en disant : « Comment pensez-vous que l'on puisse demander à ces gens-là de faire attention à notre environnement quand on voit ce qu'est le leur ? ». Si vous vivez dans un bidonville, vous ne pouvez pas comprendre que l'on soit soucieux de ce que vous appellerez quelques gouttes d'hydrocarbure.

J'ai l'impression, et l'équipe du CEDRE la partage, que le système de transports maritimes a « dérapé » vers un état de concurrence, de compétition et de recherche d'économies de « bouts de ficelle » tel que, parfois, en montant sur un bateau qui est ramené dans le port de Brest, j'ai l'impression d'être sur un ferry boat bangladeshi -et je sais ce que c'est pour être monté sur l'un d'eux. Je crois que, là, il y a quelque chose de grave, mais je n'ai pas la solution. Autant je suis optimiste sur l'état de notre environnement, autant je suis pessimiste sur les bateaux qui naviguent dans des conditions-là.

En ce qui concerne le port-refuge, il se trouve que j'habite à côté de l'anse de Bertheaume : c'est dans cette anse que l'on amène un bateau avant de le « sécuriser », c'est-à-dire vérifier son état avant de le rentrer en rade de Brest. Je suis amené à me dire, professionnellement parlant, que c'est un risque que l'on fait prendre à l'anse de Bertheaume. Je me demande ce que l'on obtient en échange. On nous donne la satisfaction d'avoir aidé à sauver un bateau géré par un armement qui fait cela à l'économie totale, dans des conditions parfois inacceptables pour les personnes à bord. Je me demande si c'est vraiment un bon pari. J'ai parfois l'impression que nous sommes les « dindons de la farce ».

Je répondrai à votre question en disant que la baie refuge ou la zone de refuge me paraît, à titre strictement personnel, être une bonne option, nécessaire même dans certains cas, à la condition que, comme pour les centrales nucléaires, un dialogue soit établi avec les riverains et que peut-être une indemnisation ou une prise en charge du risque soit prévue, au-delà de ce que ferait le FIPOL s'il y avait un accident. Cela, c'est totalement hors compétence du directeur du CEDRE, mais je m'exprime en tant que citoyen habitant au bord de cette petite baie et sachant que certains de mes voisins considèrent, purement et simplement, la notion de zone de refuge comme totalement inadmissible.

M. le Rapporteur : Pour renforcer votre optimisme sur les sacs plastiques et la prise de conscience de l'opinion publique, il existe à Lesconil une déchèterie portuaire pour les chalutiers transportant des conteneurs. Le chalut de fond ramène et ne rejette pas à la mer tout ce qu'il trouve, que ce soient des batteries de voiture ou des sacs plastiques. Ce système va être étendu. Nous allons le mettre en place au titre de l'intercommunalité sur des ports comme Le Croisic et la Turballe. Voilà une des actions qui peuvent aussi, par petites gouttes d'eau, améliorer les choses. A Lesconil, plusieurs dizaines de tonnes sont ramenées par les chalutiers.

En revanche, on peut être plus pessimiste dans le domaine des hydrocarbures car, si sur nos côtes la situation peut s'améliorer, le transport maritime doit augmenter de 30% au niveau international. Cette croissance est plutôt positive, mais sous réserve qu'elle s'effectue dans de bonnes conditions.

Lors de l'Erika, on s'était rendu compte, sur les zones de production de coquillages fermées pendant six mois en raison des teneurs en HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques) trop élevées, que les deux-tiers des HAP venaient sans doute du pétrole de l'Erika ; mais en remuant les sédiments et les sables, qui étaient de formidables filtres, le résiduel accumulé au fil des pollutions que nous avons connues quand nous étions enfants -et qui étaient nettoyées au beurre-, était effectivement stratifié dans le sable ou dans les vases, et la qualité de ces sédiments s'était dégradée depuis des décennies. D'ailleurs, maintenant, on réfléchit avant de faire des travaux.

La lutte contre les pollutions accidentelles relève du CEDRE. Mais en tant qu'élus, il faut vraiment que nous puissions additionner l'expérience du CEDRE, de l'IFREMER et de la DDASS pour tenir un discours global sur la qualité des eaux : si nous occultons les nitrates et les phosphates, nous ne serons pas crédibles. Il faut aussi être capables, en coopération avec tous les organismes, de concentrer les expériences et de les additionner pour être audibles. Sinon, si l'on fait abstraction d'autres problèmes, le public ne nous fera pas confiance.

M. le Président : Je vous remercie beaucoup, M. le président, M. le directeur.

M. Pierre MAILLE : Merci. J'espère que les réflexions de Michel Girin seront utiles à la Commission.

Audition conjointe de
M. Pierre KARSENTI, Président du Conseil des chargeurs maritimes et Président de la Commission maritime de l'AUTF (Association des utilisateurs de transport de fret),
et de MM. Didier LÉANDRI et Jérôme ORSEL, respectivement Délégué Général et Directeur des transports internationaux de l'AUTF


(extrait du procès-verbal de la séance du 8 avril 2003)

Présidence de M. Edouard LANDRAIN, Président.

MM. Karsenti, Léandri et Orsel sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux Commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Karsenti, Léandri et Orsel prêtent serment.

M. le Président : Lorsque arrivent des naufrages de pétroliers donnant lieu à des pollutions importantes, le rôle et la responsabilité des chargeurs sont souvent mis en cause, à tort ou à raison, par l'opinion publique. Selon les différents acteurs que nous avons auditionnés jusqu'à présent, les chargeurs, notamment pétroliers, ont fait des efforts sensibles, que ce soit par la mise en œuvre de la charte signée en 2000 avec M. Gayssot, ou avec le rajeunissement de la flotte qu'ils affrètent. Je signale à cet égard que nous auditionnerons ultérieurement le directeur du service transports de TotalFinaElf.

Pour autant, les questions à nos trois témoins d'aujourd'hui devraient être assez nombreuses, notamment en ce qui concerne les chimiquiers, qui posent des problèmes particuliers qui ne sont pas bien résolus aujourd'hui.

M. Pierre KARSENTI : Comme vous l'avez dit, M. le Président, nous représentons les chargeurs français, c'est-à-dire les clients au bout de la chaîne du transport maritime. Lorsque l'on parle du transport maritime d'hydrocarbures ou de marchandises dangereuses, comme le mentionne l'intitulé de votre Commission d'enquête, nous représentons les affréteurs des navires utilisés.

Dans un premier temps, je vais demander à Didier Léandri, délégué général de l'AUTF, de vous présenter cette association et dans un second temps, je reprendrai la parole pour vous dire quelle est la position de l'AUTF sur les problèmes de sécurité maritime pour les transports de marchandises polluantes et dangereuses qui nous concernent aujourd'hui.

M. Didier LÉANDRI : L'AUTF est l'Association des utilisateurs de transport de fret. C'est l'association professionnelle qui regroupe les industriels dans leur fonction de chargeurs. Cette organisation réunit les 500 plus grosses entreprises industrielles françaises ainsi qu'une trentaine de fédérations de branches industrielles.

Notre vocation consiste à représenter et à défendre les intérêts des industriels en matière de transport, qu'il s'agisse des pétroliers, mais également des industriels du secteur du bâtiment, de l'agro-alimentaire, de la chimie, de l'automobile, c'est-à-dire tous les secteurs industriels français, et cela dans les domaines touchant au transport maritime bien sûr, mais également au transport terrestre : routes, chemin de fer et voies navigables.

Si nous sommes ici aujourd'hui pour traiter de la question du transport maritime, et de la sécurité maritime en particulier, nous avons à l'esprit une vision beaucoup plus large des choses.

La réglementation en préparation, ou qui est déjà en vigueur, est susceptible d'affecter, à court terme ou à moyen terme, les autres domaines d'activité et les autres modes de transport. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons partir de considérations d'ordre général sur le transport, pour arriver in fine à la question du transport de produits pétroliers.

M. Pierre KARSENTI : M. le Président, mesdames, messieurs, nous sommes entendus par votre Commission suite à un certain nombre de catastrophes. Cette Commission est elle-même réunie suite à une précédente Commission présidée par M. Daniel Paul, ici présent.

Cela constitue une succession d'étapes. Les étapes sont d'ailleurs dans ce domaine de plus en plus rapprochées, puisqu'une proposition de directive, qui n'est pas encore écrite, a fait l'objet d'un accord politique au conseil des Transports de l'Union européenne, sur ce sujet, il y a une semaine.

Pour être synthétique sur un sujet foisonnant et complexe, je dirai que l'histoire malheureuse des dernières années a permis de faire des progrès, en mettant en lumière un certain nombre de difficultés.

Lorsqu'on commence à regarder les processus de plus près, on s'aperçoit qu'ils sont plus compliqués que ce que l'on croyait. Il est apparu que la chaîne des intervenants était relativement complexe - mais je ne suis pas certain que ce soit le mot juste.

La position de l'AUTF est la suivante : il faut s'attacher à responsabiliser chacun des intervenants de manière réelle. C'est notre point de vue général, après avoir participé à différents échanges, et notamment à ceux de la précédente Commission.

Nous pensons que ce point est assez simple à énoncer, mais qu'il mérite néanmoins d'être creusé, parce que nous estimons réellement que toute disproportion dans les mesures qui pourraient être adoptées contre tel ou tel intervenant n'est pas source d'équilibre, mais au contraire de déséquilibre.

Pour être concret, je vais prendre le cas du Prestige, puisque c'est celui qui, malheureusement, nous amène à être auditionnés aujourd'hui.

Le cas de ce navire est malheureusement devenu quelque peu classique : un bateau en mauvais état appartient à un armateur, il a coulé et pollué. Comme on le sait aujourd'hui par la presse, l'armateur a été remboursé du montant pour lequel il avait souscrit une prime d'assurance ; la presse évoque une somme de 7 millions de dollars, ce qui est relativement normal compte tenu de la valeur d'un navire.

Aujourd'hui, sans esprit polémique, on pourrait dire que, pour l'armateur, l'affaire est terminée. Il avait un navire qui était assuré pour 7 millions de dollars, il a touché cette somme et il peut poursuivre ses activités. Des poursuites vont vraisemblablement se produire, mais dans un certain nombre de mois ou d'années. D'ici là, les sociétés en question auront disparu. Tout cela sera bien compliqué.

La responsabilisation de l'armateur est à l'évidence très faible, pour ne pas dire plus.

Nous pensons, sans volonté polémique de pointer du doigt tel ou tel responsable, que l'armateur est le fournisseur du moyen de transport et que, par conséquent, il devrait être responsabilisé dans des proportions nettement plus significatives.

Ce navire était classé par une société de classification. Nous ne savons pas si celle-ci a bien ou mal fait son travail. Je n'ai pas eu accès au dossier ; de plus, je ne suis pas ingénieur, donc j'aurais du mal à donner un avis réellement éclairé sur le sujet, mais il semble bien, vu ce qui s'est passé, que l'état de la structure du navire n'était pas particulièrement brillant.

Là aussi, le dossier est refermé. Peut-être des sanctions judiciaires interviendront-elles dans quelques années, mais pour le moment, il n'y a ni sanctions ni responsabilisation réelle.

Troisième participant, si je puis dire : l'Etat du pavillon. Un Etat a accordé son pavillon à ce navire en suivant les recommandations de sociétés de classification. Là aussi, bien évidemment, il n'est pas envisagé de sanctions. Peut-on sanctionner un Etat ?... Vaste problème. Dans ces conditions, rien ne viendra véritablement gêner l'immatriculation demain.

Je tiens à noter au passage que l'Union européenne, dans l'une de ses dernières réunions, a indiqué qu'elle souhaitait qu'un certain nombre de conventions, que ce soit la CLC ou la convention sur le droit de la mer, soient revues.

Ces conventions sont tout à fait fondamentales, mais je crois qu'il faudra de longues années de discussions pour les revoir. Autant commencer le plus tôt possible parce que le processus sera long et difficile et que nous ne sommes pas certains qu'il aboutisse ; il semble cependant que les fondements de ces conventions exigent vraiment une révision de fond.

Ensuite, il faut bien évoquer l'affréteur. Ce dernier présente une caractéristique intéressante, puisque c'est une société de « trading », immatriculée en Suisse et filiale d'un groupe russe. Je devrais parler au passé, parce que la société de tête, qui est russe, a vendu sa société de « trading » à ses cadres, quelques jours après le naufrage du navire, par un hasard heureux ou malheureux, selon le côté où l'on se place.

Le jour où l'on voudra exercer une sanction, ne serait-ce que financière, contre cet affréteur, on ne trouvera rien, puisque, bien évidemment, les cadres aussi auront fait travailler leur notaire. Vraisemblablement, leurs biens seront passés au nom de leur femme, donc on n'obtiendra rien.

Ce qui est intéressant dans l'affaire du Prestige, c'est que l'on voit que les différents maillons se mettent par avance à l'abri des sanctions à venir.

C'est sur ce point qu'il faut trouver un équilibre, qui semble indispensable, puisque, par définition, une telle absence de responsabilité n'est pas du tout acceptable.

Si l'on veut remonter la chaîne de ceux qui vont être amenés à participer au paiement de cette affaire, on doit évoquer la société d'assurance de l'armateur, son « P&I Club ». Ce dernier va payer la somme de 22 ou 23 millions de dollars pour les risques aux tiers côtiers, compte tenu de la taille du navire, d'après la convention internationale applicable. Tout cela sera refinancé par des sociétés de réassurance.

Le plafond actuel du fonds FIPOL étant, jusqu'au début du mois de novembre de cette année, de 190 millions de dollars environ, en fonction du cours du DTS, les chargeurs vont payer le reste, c'est-à-dire environ 160 millions de dollars sur 180. Ils vont donc supporter quasiment 85% du total.

Quels sont les chargeurs concernés ? La convention FIPOL dispose que ce sont les réceptionnaires de pétrole brut. Au titre de cet exemple, figure parmi les membres de la chaîne une société suisse : il se trouve que les Suisses ne reçoivent pas de brut par mer, donc ils ne font pas partie du FIPOL.

Nous avions également une société russe, mais, d'une part, nous aurons du mal à remonter jusqu'à la société, d'autre part, ils sont exportateurs de brut, ils n'en reçoivent pas. Donc, ils ne paieront rien non plus.

La note sera payée à hauteur de 20% par les Japonais, de 10% par les Italiens, de 8% par les Français, de 8% par les Néerlandais, etc.

Nous ne voyons que très peu de rapport entre ceux qui ont causé cette catastrophe et ceux qui vont être amenés à payer une partie de ses conséquences financières. De plus, malheureusement, les coûts seront vraisemblablement beaucoup plus élevés que le plafond actuel du fonds FIPOL de 180 millions de dollars. Ce fonds doit, à partir du mois de novembre, augmenter de 50%, pour passer à environ 270 millions de dollars, mais ce sera malheureusement trop tard, et, de toute façon, ce serait insuffisant.

La position équilibrée de l'AUTF est la suivante : il faut essayer, à chaque maillon de la chaîne, de faire porter sur les différents intervenants des responsabilités financières, qui doivent être sensibles et significatives.

En cela même, nous ne sommes pas partisans de la responsabilité illimitée, pour la bonne et simple raison que la responsabilité illimitée est une contrainte tellement forte que la société qui y est soumise s'organise tout de suite pour y échapper : c'est un risque tellement important qu'il est en effet difficile d'accepter de le supporter.

C'est en cela que l'aspect responsabilité illimitée nous semble être, certes, très impressionnant d'un point de vue formel, mais, au fond, nous paraît aussi susceptible de générer des conséquences plus négatives que positives.

Après, le problème posé est de savoir comment mettre en place ces systèmes de responsabilité financière. Là, il existe un certain nombre de possibilités. Des garanties financières peuvent être demandées de manière irrévocable : certes, ce sont des outils de globalisation mais, au moins, on peut dire que les assurances qui accepteront de mutualiser ces risques feront payer leurs clients quand elles auront des problèmes un peu plus sérieux que ceux qu'elles rencontrent aujourd'hui.

Nous avons maintenant, malheureusement, une expérience suffisante pour voir comment la chaîne se met en place. Nous pensons qu'il faut responsabiliser les différents maillons de la chaîne et qu'il n'est pas trop tard pour essayer de renégocier les conventions fondamentales que sont la convention CLC de 1969 modifiée et la convention sur le droit de la mer, dite de Montego Bay. Ce ne sera vraisemblablement pas aisé, mais c'est là une raison de plus pour commencer le plus vite possible.

M. le Président : Merci beaucoup M. Karsenti. Je commencerai par une question introductive très rapide. De manière générale, et dans votre domaine de responsabilité, quelles recommandations préconiseriez-vous par ordre de priorité afin d'éviter le renouvellement d'un drame tel que celui du Prestige ?

Ma deuxième question concerne les contrats d'affrètement, le contrôle de la qualité des navires et la connaissance des produits transportés. Pouvez-vous nous expliquer les différences majeures entre le trafic de ligne, pour lequel le chargeur ne dispose d'aucun pouvoir de négociation avec les accords d'armateurs, et le transport maritime de vrac, pour lequel le chargeur peut prendre en compte la qualité de la flotte proposée par l'armateur pour négocier ses contrats d'affrètement ?

Pouvez-vous nous parler également de la politique de « vetting » des compagnies pétrolières ? Pour qui n'est pas spécialiste, ce domaine est assez peu connu. Est-ce que cette politique de contrôle de la qualité de la flotte est courante pour les activités de transports de produits autres que pétroliers, en particulier de produits chimiques ? Cette politique a-t-elle sensiblement évolué depuis le drame de l'Erika ?

Par ailleurs, vous en avez parlé tout à l'heure, pouvez-vous préciser le contenu, l'application et la révision de 2002 de la charte signée par les compagnies pétrolières ? Comment cette charte est-elle contrôlée ? Par qui ? Quelles difficultés poserait son extension à d'autres secteurs comme, là aussi, le transport de produits chimiques dangereux ?

Sur ce même sujet, il semble que la connaissance des produits transportés en conteneurs soit singulièrement faible, ce qui est potentiellement dangereux en cas d'accident. Quels obstacles verriez-vous à des contraintes beaucoup plus fortes sur l'identification des produits transportés, du moins par le capitaine du porte-conteneurs, voire par les autorités du littoral ? Avez-vous réfléchi à des solutions techniques opérationnelles ? On nous a déjà parlé de codes-barres, pensez-vous que ces solutions soient possibles ?

Enfin, ma dernière question porte sur le projet de constitution de garanties financières pour financer les opérations de dépollution. Votre organisation professionnelle propose d'imposer la constitution de garanties financières irrévocables qui seront utilisées en cas de pollution. Pouvez-vous nous préciser les avantages, inconvénients et difficultés de cette obligation de garanties ? A qui s'appliquerait-elle en particulier ? S'appliquerait-elle aux armateurs qui ont organisé leur insolvabilité en recourant à la technique juridique du « one ship company » ? De même, de tels mécanismes spécifiques de garanties financières doivent-ils s'appliquer aux sociétés de classification, et tout particulièrement lorsqu'elles agissent par délégation des Etats de pavillon ?

M. Pierre KARSENTI : Par ordre de priorité, je dirai par ordre d'efficacité, je crois qu'il faudrait commencer par structurer les dossiers des navires. Vous me parliez tout à l'heure de la politique du « vetting » en demandant ce qu'elle était pour les sociétés pétrolières. J'appartiens à une société pétrolière et il apparaît, lorsque le « vetting » fait son travail, que les dossiers des armateurs et des sociétés de classification sont malheureusement trop légers.

Si vraiment l'on voulait être efficace, il faudrait imposer -pourquoi pas par l'OMI, mais cela prendra beaucoup de temps, mieux vaudrait donc commencer par l'Agence européenne de sécurité maritime, puisqu'elle vient d'être mise en place- aux sociétés de classification, auxquelles l'Union européenne est amenée à donner un agrément, d'avoir des dossiers de navires comportant des études de structure. L'Erika ainsi que le Prestige, ont en l'occurrence tous deux rencontré des problèmes de structure.

Les visites dans les Etats du port, aussi bonnes soient-elles, même réalisées par des inspecteurs de grande qualité, demeurent inefficaces pour ce qui relève des problèmes de structure. On ne peut pas effectuer ce contrôle dans un Etat du port, car l'évaluation de la structure d'un navire est extrêmement complexe et exige des études fondées sur des perceptions d'épaisseur de tôle, qui demandent des milliers de relevés. Cela prend entre trois et six semaines, en fonction du nombre de personnes que l'on met à bord et cela ne peut se faire que pendant que le navire est à vide.

Il suffirait d'imposer un tel contrôle par les sociétés de classification, pour que ce contrôle se fasse de manière efficace. A mon avis, sur un plan purement pratique, cela constitue la mesure la plus efficace. Bien évidemment, une fois que l'on dispose de ces données, encore faut-il qu'elles soient lues et analysées par les inspecteurs de l'Etat du port et qu'ils aient eu la formation nécessaire pour cela.

M. le Président : Avec quelle périodicité ce contrôle devrait-il avoir lieu, à votre avis ?

M. Pierre KARSENTI : Cela peut se faire tous les deux ans et demi. Les arrêts de navire doivent intervenir tous les cinq ans, d'après les règles en vigueur, mais les navires, pour des raisons diverses et variées, s'arrêtent tous les deux ans et demi.

Nous voyons vite -et je ne suis pas un ingénieur de génie maritime- qu'une étude de structure peut soulever des problèmes : Où la réaliser ? Quand ? Comment? En conséquence, une visite tous les deux ans et demi, mais à partir de 10 ans seulement par exemple, pourrait constituer un rythme correct.

Il en est de ces questions comme de beaucoup de choses. Si nous l'imposons aux armateurs, ils le feront, et les sociétés de classification ne seront pas du tout mécontentes : d'une part, cela les fera travailler et d'autre part, cela allègera leurs responsabilités.

Je le répète, les difficultés rencontrées pour la détection des problèmes de structure proviennent du fait qu'ils ne peuvent pas être décelés lors des visites des Etats du port.

Quant à la responsabilité financière, nous pensons vraiment que chaque maillon doit être responsabilisé, sans quoi, comme c'est actuellement le cas, nous nous trouvons dans un système à la limite de la caricature, comme je le démontrais tout à l'heure pour le Prestige. Les personnes qui causent des troubles n'en supportent aucune conséquence financière, ou seulement à un niveau très limité.

Il n'y a aucune incitation -c'est ce que dit notamment le Rapporteur, dont je lisais récemment une interview-, à bien travailler. Le système est donc assez mal fait.

Tels sont les deux points sur lesquels je pense qu'il faudrait avancer réellement ; ils sont de natures très différentes, l'une technique, l'autre plus politique.

Pour répondre à votre deuxième question, en ligne régulière, lorsque vous voulez transporter un conteneur ou une caisse -mais maintenant, on utilise surtout des conteneurs-, vous le confiez à un transitaire ou à un armateur. Vous pouvez très bien vous en désintéresser et ne pas savoir comment votre produit va être transporté et sur quel navire il va aller. Ensuite, même si vous vous adressez à un armateur qui appartient à un consortium, il utilise une succession de navires qui tournent, comme des lignes d'autobus, et vous n'avez pas la maîtrise du choix du navire. Vous pourrez demander que ce soit le premier navire qui passe qui prenne votre conteneur, mais si, pour une raison ou une autre, il y a trop de conteneurs ou que votre navire a du retard, on mettra votre cargaison sur celui d'après.

A partir du moment où vous n'avez pas la maîtrise du choix du navire, vous n'avez aucune capacité de contrôler la qualité technique de celui-ci.

Tel est le fonctionnement du type de transport que l'on appelle la ligne régulière, qui fonctionne grosso modo comme une ligne d'autobus et qui peut transporter 4 000, 6 000, voire 8 000 conteneurs. En résumé, à la limite, il peut y avoir autant de clients que de conteneurs sur un navire. On voit mal 4 000 ou 5 000 sociétés différentes aller vérifier la qualité technique d'un navire. Pratiquement, ce serait très difficile à mettre en place.

Dans le transport du « vrac », qu'il soit solide ou liquide, la plupart du temps, il n'y a qu'un seul client. Le client loue la totalité de la capacité de transport d'un navire particulier. A ce titre, il peut, avant d'affréter le navire, soit consulter, s'il s'agit d'un pétrolier, le contenu des rapports présents dans la base SIRE (« Ship inspection report ») du groupe des pétroliers que l'on appelle l'OCIMF, soit demander à avoir les rapports de l'Etat du port, soit se renseigner auprès des différents sites possibles afin d'essayer d'obtenir des données. Il peut ainsi connaître précisément le navire qui va transporter sa marchandise.

M. le Président : Et les codes-barres ?

M. Pierre KARSENTI : Il est tout à fait possible de savoir quelle est la nature des produits transportés, que ce soient par des codes-barres - pour des raisons techniques cela peut être le cas -, ou par d'autres méthodes. Il n'y a pas de réelles difficultés pratiques pour déterminer le type de marchandise à bord d'un navire. Certes, certaines personnes peuvent chercher à tricher, car pour certaines catégories de produits dangereux, il faut payer le transport plus cher. Mais c'est une autre question.

En principe, cependant, les déclarations de matières dangereuses sont déjà prévues, des législations existent et sont censées être appliquées. Si on ne les applique pas, c'est un autre problème. Aujourd'hui, ces obligations existent et on peut les remplir sans difficultés particulières.

M. le Président : Qu'en est-il de l'obligation de garanties financières irrévocables ?

M. Pierre KARSENTI : Il peut s'agir de garanties financières irrévocables accordées par des banques, lesquelles banques sont souvent adossées à des sociétés d'assurance. Cela peut se faire d'une manière tout à fait normale, facile et logique, pour des montants relativement importants, et cela permet aux différents maillons de la chaîne, aux banquiers et aux assureurs, de savoir qui ils assurent et de constater le résultat financier global de chaque exercice, notamment le nombre de fois où ils seront appelés en responsabilité.

Il est sûr qu'à partir du moment où un banquier ou une société d'assurance aura traité un ou deux sinistres, elle se dira qu'elle doit regarder ce qu'elle fait de plus près, en vérifiant qui elle assure et de quelle manière. C'est par ce moyen que l'on pourrait introduire dans le fonctionnement des différents maillons de la chaîne une responsabilisation qui aujourd'hui fait défaut.

Ensuite, vous avez posé une question sur la politique de « vetting ». La politique de « vetting » des sociétés pétrolières est un domaine quelque peu spécifique dans la mesure où, théoriquement, on ne devrait pas en avoir besoin puisque les sociétés pétrolières n'ont pas à vérifier la qualité des navires qu'elles utilisent. Je dis cela du strict point de vue juridique.

La qualité technique des navires est en l'occurrence évaluée par des sociétés de classification, qui donnent à un armateur des certificats de navigabilité censés être visés par un certain nombre d'Etats qui, eux, donnent leur pavillon. C'est la règle.

Le malheur veut, ainsi que nous l'avons vu par le passé, que tous les navires qui coulaient avaient un point commun : ils disposaient tous de certificats de navigabilité parfaitement impeccables et bien remplis. 

Cela a amené les sociétés pétrolières à créer un système d'inspection « maison », par définition plus rigoureux que les inspections des sociétés de classification et des Etats du pavillon, puisque ne sont vérifiés que les navires disposant déjà d'un certificat formellement suffisant pour autoriser le navire à naviguer : parmi ceux-là, un certain nombre ne sont pas retenus, ce qui signifie que ce second contrôle est forcément plus sévère.

Dans un premier temps, après l'Amoco Cadiz et les catastrophes les plus anciennes, chacun a fait cela de son côté, sans coordination. Dans un deuxième temps, les pétroliers se sont groupés, au sein de l'OCIMF. Ils ont alors mené une politique de rapprochement de leurs critères de « vetting », d'inspection de navire, pour être sûrs qu'ils inspectaient les navires à peu près tous de la même manière. Nous avons essayé de définir ainsi, ensemble, les meilleures pratiques. Cela a conduit à mettre en commun nos rapports dans une base appelée SIRE, (« Ship inspection report »). Cette base comporte la totalité des questionnaires et des réponses, mais -c'est le point que vous aviez mentionné tout à l'heure- elle ne comporte pas l'avis final de la société pétrolière , ce qui choque un certain nombre de gens.

Pourquoi ? Parce que les pétroliers américains membres de l'OCIMF, et qui participent à la base SIRE, ont indiqué que, à leur avis, si les groupes de pétroliers regroupés disaient que tel navire donné n'était pas bon, cela risquait de faire tomber tout le système sous le coup de la loi anti-trust américaine et que, en conséquence, les pétroliers seraient condamnés pour abus de position dominante, parce qu'ils faisaient un « vetting » globalement négatif sur tel ou tel navire.

Du coup, l'OCIMF, après avoir adopté la mise en commun de tous les rapports et de toutes les réponses, a laissé chacun de ses membres prendre sa propre décision, au vu des rapports mis en commun et des réponses des différents inspecteurs ayant mené ces inspections, sachant que, juridiquement, si l'on définissait une position commune, elle serait susceptible d'être condamnée par la loi américaine anti-concentration.

M. le Président : Comment avez-vous réagi aux exigences des Américains, depuis l'Exxon Valdez, qui ont mis en place des contraintes extrêmement rigoureuses, sur lesquelles beaucoup aimeraient se calquer ?

M. Pierre KARSENTI : Cette question m'ennuie un peu, M. le Président pour la raison simple que je note des déclarations très surprenantes sur l'OPA américaine. Nous pouvons par exemple lire que l'Europe est très contente d'être parvenue au niveau des Américains. Ce n'est pas tout à fait cela. L'Europe, surtout par les dernières mesures proposées, est en avance très nette par rapport aux Américains !

Aujourd'hui, les Etats-Unis représentent la première destination des navires à simple coque. Je m'étonne de ce qui est abondamment rapporté par la presse. L'OPA américaine dispose qu'aujourd'hui, d'après le calendrier des « coast-guards », les navires de plus de 23 ans, c'est-à-dire des navires d'avant 1980, ne peuvent se rendre dans les ports américains. Tout cela n'est pas très révolutionnaire. Par ailleurs, il faut bien voir que l'OPA s'applique aux ports américains, mais ne s'applique pas à un terminal particulier, celui de Louisiane, ni aux zones de déchargement et de transbordement qui sont, c'est vrai, un peu éloignées des côtes américaines, mais qui sont quand même dans les eaux américaines. Là, vous pouvez envoyer tous les navires à simple coque de la plus mauvaise qualité qui soit. Hier, le transport maritime de la pire des qualités était celui du pétrole brut irakien acheminé vers les Etats-Unis, dans des navires à simple coque, et dans des conditions discutables.

Ce n'est donc peut-être pas une excellente idée que de préconiser de se mettre au niveau de l'OPA américaine, parce que l'Europe la dépasse largement. On a dit beaucoup de bien de l'OPA américaine ; ce sont de bonnes mesures, mais selon moi, il n'y est pas écrit ce que l'on prétend qu'il s'y trouve !

M. le Rapporteur : Ma première question concernera les modifications du régime de responsabilité pour le transport des matières dangereuses. Pensez-vous utile de modifier la convention sur la responsabilité civile des armateurs en cas de pollution dite CLC et celle relative au FIPOL, pour relever le plafond de responsabilité des armateurs et prévoir un mécanisme de responsabilité solidaire des autres intervenants de la chaîne du transport maritime, à savoir l'affréteur, le gestionnaire nautique et la société de classification ?

Avez-vous connaissance d'études qui auraient estimé l'augmentation du coût du transport qu'une telle réforme entraînerait ? Etes-vous d'accord avec l'appréciation de certains, -par exemple le représentant de Greenpeace, que notre Commission a auditionné il y a quelques semaines-, qui considèrent que le relèvement des coûts demeurerait faible par rapport à la diminution globale constatée depuis 30 ans sur le transport maritime, et réalisée aux dépens de la sécurité et de la qualification des équipages ?

Pour les fiouls lourds, quels sont les ordres de grandeur des coûts de transport par tonne, de leur valeur marchande et des marges des chargeurs sur ce type de produits bas de gamme ?

De manière générale, comment impliquer les chargeurs pour les inciter à recourir à des navires de qualité ? Actuellement, les contributions au FIPOL ne tiennent aucun compte de la qualité de la flotte utilisée par les chargeurs. Pensez-vous que l'on pourrait prévoir une contribution différenciée selon la politique d'affrètement des compagnies pétrolières ?

En tant que représentant des chargeurs, pensez-vous que l'Union européenne aurait intérêt à se doter d'un régime spécifique de responsabilité d'indemnisation en demandant aux Etats membres de dénoncer leur adhésion aux accords CLC et FIPOL, si les prochaines négociations au sein de l'OMI, prévues à la mi-mai, devaient échouer ?

M. Pierre KARSENTI : La réponse est oui pour la première question, mais il faut trouver un équilibre satisfaisant. Avec l'Erika, l'assureur de l'armateur a dû verser 12 millions de dollars et le reste, autrement dit 170 millions de dollars, a été financé par les chargeurs mutualisés. Ce n'est pas équilibré. Pour autant, il ne faut pas non plus que ce soit le contraire, du type 170 millions de dollars pour l'armateur et 10 millions de dollars pour le chargeur.

Vous demandiez aussi s'il fallait introduire dans la chaîne des responsabilités les sociétés de classification et les sociétés d'armement. Je dirais que c'est délicat pour les sociétés d'armement. On peut le faire par un système d'engagements financiers irrévocables, mais avec des montants plus faibles. Il faut bien prendre en compte qu'il s'agit seulement de sociétés prestataires de services, dont les chiffres d'affaires sont relativement faibles. On ne peut pas demander à de telles sociétés de s'engager à couvrir 500 millions de dollars : cela n'a pas de sens. Il en est de même pour les sociétés de classification. Les montants à verser seraient beaucoup trop élevés, ce serait ridicule.

On ne peut instaurer l'engagement de la responsabilité de ces sociétés que pour des montants faibles, qui pourraient être de l'ordre de 5 à 10 millions de dollars. Il faut déterminer un montant qui soit suffisamment significatif financièrement parlant, mais qui soit assurable et ne constitue pas un fardeau tel que les sociétés soient encouragées à frauder, en montant par exemple des sociétés écrans.

M. le Rapporteur : L'augmentation du coût de transport associé à la sécurité est-elle supportable, d'autant plus que l'on peut estimer que dans l'ensemble, au cours des dernières décennies, ce coût a significativement baissé ?

M. le Président : Greenpeace nous a dit que la hausse du coût du transport maritime due au renforcement de la sécurité serait négligeable.

M. Pierre KARSENTI : Ma position sur ce point va peut-être vous surprendre, car elle est un peu iconoclaste. Je pourrais, si vous le permettez, la résumer en une phrase : le prix du transport n'est pas un véritable problème. En effet, la volatilité du prix du transport de brut ou de fioul est telle que l'indice « world scale » pour les VLCC est passé de 30 en septembre 2002 à 130 au mois de février 2003.

Cela signifie qu'au mois de février, le coût du transport était quatre fois supérieur à celui du mois de septembre. Je suis certain que, quelles que soient les règles de sécurité ou de garanties financières que vous mettrez en place, elles ne multiplieront pas le coût du transport par quatre. Le coût de la sécurité est en conséquence, de ce point de vue, un faux problème.

Dans l'économie des sociétés pétrolières et surtout des sociétés de « trading », la question n'est pas tant le coût nominal du transport que celle de l'égalité de traitement entre les sociétés. Quand une société pétrolière ou un « trader » paye 100 pour le transport, ce qui compte à ses yeux est que ses concurrents payent une somme identique. Il n'acceptera pas que ses concurrents paient 95 mais lui 100. Que le coût du transport soit 100 ou 30 lui importe finalement assez peu. Celui qui paie finalement demeure, en tout état de cause, toujours le consommateur.

Il ne faut pas considérer, comme le font souvent certains -je ne vais pas citer les gens de Greenpeace, je ne les connais pas- que le prix du transport est en soi un obstacle. Ce n'est pas exact. Ce qui est gênant, c'est que des sociétés intervenant sur un marché extrêmement concurrentiel n'appliquent pas les mêmes règles du jeu que les autres.

Au-delà, j'aimerais que l'on puisse m'expliquer la cohérence intellectuelle et économique du raisonnement selon lequel une hausse du prix du brut satisfait les sociétés pétrolières, mais qu'une augmentation du coût du transport les handicape. Les sociétés pétrolières disposent également de navires. Il est incohérent de dire : « Quand le brut est cher, les sociétés pétrolières sont très contentes ; en revanche, quand le coût du transport augmente, les sociétés pétrolières trichent pour que le prix global du pétrole soit moins élevé ». Finalement, cela revient au même : le consommateur paye. Je voudrais donc que l'on puisse m'expliquer pourquoi la matière première peut être chère, et pourquoi le transport ne pourrait pas l'être.

Le problème n'est pas celui du coût nominal, toutes choses étant égales par ailleurs. Si l'on demandait, demain, d'avoir des navires dont les normes de sécurité seraient telles que le transport coûterait aussi cher que le brut, cela rééquilibrerait les problèmes de circulation du brut, même si cette hypothèse est bien évidemment purement théorique. En conclusion, dans l'économie actuelle des transports, le coût de la sécurité n'est pas un problème. Cela me semble clair.

M. le Rapporteur : Une de mes questions portait sur la possibilité de prévoir une contribution différenciée des compagnies pétrolières selon leur politique.

M. Pierre KARSENTI : C'est vrai, rien n'est prévu sur ce point. Ce critère pourrait sans doute être retenu. Le financement du FIPOL est fondé sur ceux qui réceptionnent les cargaisons. Déjà, cela pose un problème. En effet, la situation géographique de l'Europe est, à cet égard, ambiguë.

D'un côté, lorsque l'on regarde le nord de l'Europe, on constate que la question sera en partie réglée par l'élargissement de l'Union, puisque l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie, qui ont des ports de sortie des fiouls et des bruts russes, vont devenir membres de l'Union. Il restera Saint-Pétersbourg et Primorsk, qui sont les terminaux russes. Il faudra bien trouver un accord avec les Russes, sinon vont circuler devant tous les ports de la Baltique, de la Manche et de l'Atlantique, comme l'a fait le Prestige, des navires de mauvaise qualité avec des cargaisons très dangereuses. Il faut que l'Union européenne conclue un accord avec les Russes, sinon le problème restera entier.

De l'autre côté, en Méditerranée, la situation est également problématique. En premier lieu, des navires sortent de Novossibirsk pour aller en Mer Noire ; ensuite, le brut venant d'Azerbaïdjan sort des ports géorgiens et présente également un risque ; pour sa part, le brut irakien repartira bientôt des ports turcs. Il faut donc, en Méditerranée, trouver un accord avec les pays limitrophes, de manière à sécuriser les sorties, autant que faire se peut. A défaut, les mesures décidées ne s'appliqueraient qu'aux pays européens et seraient alors sans effets sur les risques de pollution. Il faut absolument arriver à colmater les brèches qu'il peut y avoir en Russie et en Méditerranée.

M. le Rapporteur : Vous avez contribué à démystifier le système américain, que l'on cite souvent en exemple. Pensez-vous que l'Union européenne puisse imposer ses normes comme l'ont fait les Etats-Unis, quitte à se désengager d'organismes comme l'OMI, qui auraient besoin de certaines réformes ?

M. Pierre KARSENTI : Je pense que se désengager de l'OMI serait une erreur très grave, pour la bonne et simple raison que le transport maritime est par nature international et multilatéral. Les navires aujourd'hui en Europe seront demain aux Etats-Unis, après-demain à Singapour ou en Afrique. Sortir l'Europe de l'OMI serait donc vraiment une erreur. Pour autant, la position actuelle de l'Europe me semble bonne : elle va adopter des mesures extrêmement importantes et même presque risquées, et, ce faisant, elle pousse l'OMI à les adopter également.

C'est ce qui s'est produit lors de la modification de la clause 13 G de la convention MARPOL, sur le retrait des navires à simple coque. Et cela va se produire à nouveau, puisque la directive en cours de négociation va encore accélérer le retrait de ces navires. Je crois que la position adoptée par les pays de l'Union est la bonne : en faisant partie de l'OMI, ils peuvent favoriser l'adoption de mesures renforçant la sécurité. N'oubliez pas que les Américains font partie de l'OMI, mais qu'ils ont, comme d'habitude, mis une réserve sur la clause principale, qui est la clause 13. Ils n'appliquent pas la convention MARPOL mais se fondent sur l'OPA, qui est aujourd'hui, à mon sens, pourtant moins contraignant. Mais, encore une fois, je crois qu'il ne faut pas sortir de l'OMI.

La dernière proposition de la directive européenne vise notamment à éliminer les navires dits pré-MARPOL en 2005, au lieu de 2010. Cela me semble être une très bonne chose. De même, écarter les navires à simple coque post-MARPOL, c'est-à-dire à ballasts séparés, en 2010 plutôt qu'en 2015, me semble aussi très positif.

En revanche, la troisième mesure est assez dangereuse puisqu'elle consiste à interdire, dès la publication du texte au Journal Officiel des Communautés, la fréquentation des ports européens par des navires à simple coque transportant des fiouls et des bruts lourds de plus de 25.7 degrés API, pour parler un jargon technique. D'après les études qui ont pu être effectuées par les sociétés pétrolières, si l'application de cette mesure est limitée à l'Europe, cela devrait pouvoir passer. En revanche, si cette mesure était proposée à l'OMI et adoptée, elle s'appliquerait à l'échelle mondiale et poserait un sérieux problème : nous ne sommes en l'espèce pas certains qu'il y ait suffisamment de navires à double coque, en particulier de petite taille, pour pouvoir transporter les fiouls. Cela m'amène d'ailleurs à signaler que la Commission va transmettre ces jours-ci à l'OMI cette proposition de directive comme proposition d'amendement à la convention MARPOL.

Il faudra sans doute deux ou trois ans avant que cette mesure ne soit adoptée, mais je dirais presque que c'est mieux ainsi, parce que dans ce domaine, la Commission est sans doute allée trop loin. Si nous appliquions vraiment cette mesure, nous aurions un vrai problème. Je ne suis pas raffineur, mais une raffinerie est un outil fonctionnant avec des marges de variation assez minces. Quand vous fournissez 100 tonnes de brut à une raffinerie, elle produit 20 à 25 tonnes de fioul, selon les caractéristiques du raffinage : or il est difficile de stopper la production.

Si on ne peut plus sortir le fioul parce qu'on ne peut plus le stocker et que l'on ne trouve pas de bateaux à double coque pour l'exporter, il faut arrêter la raffinerie. Il n'y a pas d'autres moyens.

Les raffineurs, et en particulier les raffineurs européens, sont très inquiets, car ils produisent beaucoup de fioul, compte tenu de la structuration de leurs raffineries. Il faut faire attention, car il faut absolument éviter de se « tirer une balle dans le pied », si je puis m'exprimer ainsi, en voulant faire mieux que les autres.

M. le Président : Ne pourrait-on cependant pas éliminer le fioul sur place au lieu de le transporter par la mer ?

M. Pierre KARSENTI : Cela coûterait beaucoup d'argent. Les gens ont besoin de ce fioul. Les Américains et les Asiatiques sont de grands importateurs de fioul pour faire tourner un certain nombre d'usines, notamment pour produire de l'électricité.

M. Daniel PAUL : Sur cette question-là, il existe aussi le risque de voir de plus en plus la fabrication de l'électricité se faire à partir du gaz au lieu du fioul.

M. le Rapporteur : Notre Commission travaille sur le transport maritime des produits dangereux polluants. Pensez-vous qu'il faille étendre le FIPOL à d'autres produits dangereux, notamment les produits chimiques, ou créer, pour chaque produit dangereux, un mécanisme d'indemnisation ?

M. Pierre KARSENTI : La convention HNS traite de l'indemnisation des dommages liés au transport maritime des produits chimiques. Cependant, nous considérons que, dans sa rédaction actuelle, c'est une « usine à gaz ». Elle est extraordinairement mal faite, et apparaît difficilement applicable : en effet, la convention HNS traite de tous les produits dangereux transportés de toutes les manières possibles et imaginables.

Il est inévitable de créer un dispositif d'indemnisation pour les pollutions par des produits chimiques. Jusqu'à maintenant, heureusement, il n'y a pas eu de problèmes avérés suite à des transports maritimes de produits chimiques. Mais il faut trouver des systèmes de compensation financière. Pour autant, essayons d'instaurer un dispositif qui fonctionne. C'est parce que la convention HNS présente des problèmes d'application extrêmement importants que beaucoup d'Etats ne l'ont pas ratifiée. Je suis d'accord sur le principe, mais créons un système qui soit, encore une fois, relativement équilibré et efficace. Il est complètement inutile de faire des efforts considérables pour élaborer des systèmes compliqués que l'on n'arrive pas à mettre en oeuvre.

Sur l'ensemble de ces problèmes, les chargeurs ont une position plus que coopérative puisque, de toute façon, l'histoire récente montre qu'en cas de problème, même s'ils ne sont pas juridiquement responsables, ils finissent par supporter la plupart des coûts financiers, parce que ce sont souvent des sociétés de grande taille, qui peuvent se le permettre, et parce qu'elles sont également confrontées à la dégradation de leur image. L'élévation du niveau de sécurité des transports, en particulier les transports maritimes, constitue une idée que les chargeurs soutiennent complètement. Au contraire, cela ne peut que les aider.

M. le Rapporteur : Les autres questions concernaient le fioul lourd, et notamment les modifications européennes de la réglementation.

M. Pierre KARSENTI : Aujourd'hui, le fonctionnement du marché est le suivant : les Russes sont très exportateurs, tout comme les Européens -même si leur fioul n'est pas tout à fait de même qualité- ; inversement, les Américains et les Asiatiques sont de gros importateurs. Le fioul circule donc beaucoup dans le monde, entre les continents.

Si le transport par navire à double coque est imposé à court terme, nous rencontrerons des problèmes concrets. Nous savons que, lorsque les difficultés sont trop importantes, les acteurs concernés commencent à ne pas appliquer les règles, et ce n'est bon pour personne, surtout pas pour les côtes. Or les premières concernées sont malheureusement les nôtres.

M. Daniel PAUL : Je ne reviens pas sur les fiouls. Sans doute existe-t-il une autre possibilité, qui consiste à encourager à un autre usage des fiouls. Cela ne relève pas de votre domaine, encore que vous soyez aussi pétrolier. La France est notamment importatrice de gazole et exportatrice d'essence ordinaire. Nous sommes le pays qui produit le moins de gazole et qui fabrique le plus de voitures diesel. Un ajustement est sans aucun doute à faire.

Concernant la loi anti-trust américaine dont vous parliez tout à l'heure, est-elle pertinente pour l'Europe, en tant que puissance politique dont le poids se renforce dans ce domaine ? L'Europe ne pourrait-elle pas s'affranchir de ces règles ?

M. Pierre KARSENTI : Je pense que l'Europe pourrait sans doute s'en affranchir. Le problème tient à ce que le système actuel fonctionne avec les grandes sociétés pétrolières, c'est-à-dire TotalFinaElf, Shell, BP, Exxon, Chevron Texaco et autres. Si nous voulons écarter les Américains, le problème sera de savoir qui alimente la base SIRE. Shell, tout comme BP, ont par exemple beaucoup d'intérêts aux Etats-Unis.

En revanche, l'Europe aurait intérêt à entamer des discussions avec les Etats-Unis en demandant que la loi anti-trust ne s'applique pas en matière de sécurité des transports. A mon avis, cette idée serait intéressante, mais je ne suis pas suffisamment compétent en droit américain, qui est assez compliqué, pour être plus affirmatif.

Les deux puissances économiques importantes que sont les Etats-Unis et l'Europe ne pourraient-elles pas parvenir à un accord sur un système qui permettrait d'améliorer la transparence ? Les sociétés pétrolières, je pense, ne seraient pas embarrassées pour exprimer leur opinion sur tel ou tel navire.

M. Daniel PAUL : Vous paraissez opposés à la responsabilité collective. Vous n'êtes pas favorables à ce que les Etats-Unis ont fait après l'Exxon Valdez, à savoir qu'Exxon a payé des sommes considérables. Dans ce cas-là, seriez-vous favorable à une responsabilité collective illimitée ? La responsabilisation de tous les maillons de la chaîne du transport maritime que vous avez évoquée tout à l'heure, contribuerait malgré tout à rendre illimitée la responsabilité de tous ces acteurs, et non d'un seul.

M. Pierre KARSENTI : Concernant l'affaire Exxon, j'avoue que je ne sais plus où nous en sommes. Je sais que Exxon a été condamné, mais a fait appel. Ils ont versé beaucoup d'argent, mais il faut bien voir qu'il s'agissait d'un navire américain naviguant dans les eaux américaines et dont le nom était américain. Ils ont été complètement coincés. Ils ont payé pour des raisons politiques, ils ne pouvaient pas faire autrement. C'est un cas assez particulier, mais je pense qu'il est quand même intéressant

Encore une fois, je l'ai dit tout à l'heure, le caractère de responsabilité illimitée ne me semble pas bon, pour deux raisons.

M. Daniel PAUL : Pouvez-vous nous redire pourquoi ?

M. Pierre KARSENTI : La première raison est que c'est excessivement dangereux. On l'a vu pour Exxon : à la limite, vous mettez en péril des groupes employant entre 100 000 et 200 000 personnes. Si un tel texte était applicable, les présidents de toutes les sociétés pétrolières diraient que les risques sont trop importants et qu'il vaut mieux abandonner cette activité. Si demain, comme pour le naufrage de l'Exxon Valdez, on leur demandait de verser 5 milliards de dollars... je ne sais pas quelles pourraient être les conséquences !

M. Daniel PAUL : Il en est de même pour les marchands de tabac.

M. Pierre KARSENTI : C'est un peu plus compliqué. Mais si les compagnies pétrolières sont confrontées à l'éventualité de devoir payer 5 milliards de dollars, les présidents des grandes sociétés pétrolières refuseront de prendre ce risque. A ce moment-là, des officines de deuxième zone vont se constituer, avec pour modèle le processus adopté par « Crown Ressources », pour ne pas le nommer, pour le Prestige. Les sociétés seront vendues aux cadres, ces derniers vont chercher des moyens de dégager leur responsabilité et l'on va aboutir à une situation épouvantable, pire que celle que l'on avait avant. Je ne pense pas que la responsabilité illimitée soit bonne car paradoxalement elle risque de déresponsabiliser les acteurs.

Par ailleurs, pour être tout à fait franc, je trouve cela malsain. Les Américains ont fait des études pour savoir s'il fallait indemniser les dommages causés aux plages, ainsi qu'aux loutres ou aux pingouins. C'était ridicule, on en arrivait à un véritable business purement lucratif, pour dire les choses comme elles sont. Des sociétés de défense de l'environnement ont ainsi été créées en s'appuyant sur les particularités de la loi américaine, à seule fin de récupérer de l'argent d'Exxon.

Ce n'est pas sain de créer ainsi des marchés complètement artificiels où des gens viennent récupérer de l'argent de grandes sociétés parce qu'il y a eu pollution. Tout cela me semble à éviter.

Ce sont les deux raisons principales pour lesquelles je ne suis pas favorable à la responsabilité illimitée. Pour autant, il faut quand même, pour utiliser un langage courant, que cela fasse « un peu mal », car si ce n'est pas le cas, tout le monde s'en moque.

Actuellement, les montants atteignent quand même 180 millions de dollars. A partir du mois de novembre 2003, avec la révision du plafond du FIPOL, ils s'établiront à 270 millions de dollars. L'AUTF et les chargeurs, ont déclaré qu'ils n'étaient pas opposés à ce que l'on appelle un troisième niveau, qui pourrait aller jusqu'à 1 milliard de dollars ou d'euros, à condition qu'un équilibre soit trouvé. Cependant, ce troisième niveau, qui va quand même représenter un supplément de 730 millions de dollars supportés par les chargeurs, ne responsabilise personne parce que le système est mutualisé.

La somme prévue représente énormément d'argent. Je ne sais pas ce qu'a coûté le Prestige, je ne sais pas combien a fini par coûter l'Erika, mais il s'agit en tous cas de sommes gigantesques. Avant de mettre en place des montants pareils, il faut obtenir de tous les acteurs un réel effort de responsabilisation. Sinon, je trouve que l'on perd l'occasion de faire avancer les choses dans le bon sens, c'est-à-dire celui d'une responsabilisation optimale mais sans excès, évitant que les différents maillons de la chaîne fuient leurs responsabilités.

C'est pour cette raison que les chargeurs, qui sont de grosses sociétés, doivent sans nul doute être mis à contribution. Je crois quand même que les armateurs, qui connaissent le mieux leur navire puisqu'il leur appartient, doivent également être responsabilisés. De même, les sociétés de classification ou les sociétés qui fournissent le personnel navigant doivent l'être, certes pour des montants bien moindres, mais qui ne soient pas pour autant ridicules.

M. Daniel PAUL : J'ai entendu la réponse que vous donniez tout à l'heure concernant le coût du transport. C'est une réponse intéressante dans la mesure où cela montre bien que vous n'êtes pas opposés à faire payer le coût réel du transport, en appliquant les règles de sécurité nécessaires, ce qui se traduit par une augmentation du coût. Dans ce cas-là, cela signifie que l'effort financier doit porter ailleurs, sur la qualité des navires, des hommes et des contrôles, et que vous êtes prêts à en supporter la charge.

M. Pierre KARSENTI : Tout à fait.

M. Daniel PAUL : Cela veut dire que cela responsabilise l'homme politique, vous l'avez précédemment dit, ainsi que les Etats qui accordent leur pavillon. Il est vrai que, de plus, on peut exiger des Etats s'apprêtant à rentrer dans l'Union européenne d'imposer des contrôles stricts, ne serait-ce que par fierté nationale.

Voir ces navires couler les uns après les autres et polluer les côtes, ne satisfait personne. Le respect des normes sociales sur ces navires ainsi que leur contrôle doivent être assurés. Ce n'est pas une question, c'est une remarque. Votre réponse montre bien qu'en fait, si ce que vous dites concernant l'accord de vos mandants pour payer le transport à coût réel est juste, la responsabilité des acteurs politiques, européens en particulier -car je pense que maintenant cela se situe là- est engagée.

M. Pierre KARSENTI : Oui. Sur ce point, je crois que les chargeurs sont prêts à payer le prix. Je m'arrête là, parce que je ne sais pas quel adjectif employer pour qualifier ce prix, s'agissant d'un prix de marché qu'il est difficile de considérer comme juste ou injuste.

M. Daniel PAUL : Mais à un certain moment, le coût réel du transport se répercutera également sur le prix des produits. A la limite, c'est l'Etat qui peut dire que le prix du transport ne doit pas être trop élevé, pour ne pas faire augmenter l'indice des prix.

M. Pierre KARSENTI : Pour ce qui est du transport de pétrole, les coûts sont simples. L'indice a oscillé entre 30 et 130. Mettons-les à leur niveau normal, disons 50, même si vous m'amenez à dire ce que je ne voulais pas dire. Que signifie ce montant ? Cela veut dire qu'une tonne de pétrole brut qui part du Golfe Persique pour l'Europe coûtera 9 dollars. Une tonne représente sept barils, vous allez donc avoir un baril à un peu plus d'un dollar. Dans un baril, vous avez 150 litres. Vous voyez ce que cela représente par litre : ce n'est pas considérable...

M. Daniel PAUL : Le pétrole irakien est à quatre dollars le baril.

M. le Président : Vous parlez du prix de production ?

M. Daniel PAUL : Oui.

M. Pierre KARSENTI : C'est une autre question, mais c'est possible. La volatilité que l'on a observée ces dernières années sur le marché est très importante. Vous le voyez bien, quand, ces trois derniers mois, les prix des transports ont flambé du fait de la crise au Venezuela, les producteurs du Golfe Persique, craignant la pénurie en raison de la crise irakienne, se sont mis à produire tant qu'ils pouvaient et tout a fonctionné normalement.

Nous sommes prêts à payer le prix, cela ne pose pas de problème, pour autant -je vous demande de m'excuser d'insister ainsi- que les règles soient les mêmes pour tout le monde. C'est surtout cela qui, dans l'économie concurrentielle, pose problème. Bien évidemment, si, demain, on nous demande d'avoir des navires construits de manière telle que le coût du transport sera équivalent au coût du pétrole, ce sera cependant un peu plus compliqué.

M. le Président : Merci beaucoup.

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