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Commission des affaires étrangères

Mercredi 6 février 2008

Séance de 12 h 15

Compte rendu n° 38

Présidence de M. Axel Poniatowski, président

– Audition de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur la situation au Tchad

Audition de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur la situation au Tchad

Le président Axel Poniatowski a remercié le ministre d’avoir répondu rapidement à la demande d’audition de la commission, à la suite des événements qui ont secoué le Tchad au cours de ces derniers jours, afin de présenter un premier bilan de la situation, l’action de la France pendant la crise et les perspectives de déploiement de la force européenne Eufor.

Il a souhaité que le ministre précise qui sont exactement les groupes rebelles impliqués dans les événements qui viennent d’avoir lieu et indique si des preuves ont été apportées du soutien présumé du Soudan à leur action.

Dès les premières heures de la crise, la France s’est mobilisée afin notamment d’assurer la sécurité de ses ressortissants, mais aussi en vue d’obtenir une prise de position rapide du Conseil de sécurité des Nations unies condamnant toute tentative de déstabilisation du Tchad par la force. Au-delà de ces actions, les forces françaises ont-elles été conduites à intervenir directement, comme le soutiennent notamment les rebelles ? Quel a été précisément le rôle de notre pays dans la gestion de cette crise ?

M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, a d’abord brièvement rappelé ce qui s’était passé au Tchad. Dans la nuit du 28 au 29 janvier, la France a signalé au gouvernement tchadien l’arrivée, depuis le Soudan, d’une colonne composée de 350 véhicules ayant chacun une dizaine d’hommes à leur bord. Elle s’était constituée grâce au regroupement de deux groupes rebelles qui sont généralement adversaires. Ils disposent de pick-up, de mitrailleuses lourdes et de lance-roquettes. Fin novembre 2006, une colonne du même type avançait vers N’Djamena lorsqu’elle a été stoppée dans sa progression par un tir de Mirage français qui l’a contrainte à faire demi tour. Le Président de la République a refusé que l’armée française intervienne de la même manière cette fois-ci. Depuis le 31 janvier, plusieurs réunions de crise se sont tenues, le Président de la République lui-même ayant participé à quatre réunions, et une cellule permanente de crise a été mise en place au ministère des affaires étrangères.

Dans un premier temps, le Président Idriss Déby semblait avoir remporté une victoire contre cette colonne mais il est apparu qu’elle s’était divisée en deux pour attaquer la capitale par le Nord et par l’Est. La partie de la colonne qui s’était dirigée vers le Nord s’est avérée très menaçante et a finalement infligé une défaite aux 2 000 soldats de l’armée tchadienne qui avaient été envoyés contre elle. Le chef d’état-major a été tué et le Président Déby qui avait accompagné ses hommes s’est trouvé isolé et n’a pu échapper aux rebelles que d’une manière inespérée. Il est alors rentré à N’Djamena, où il s’est réfugié dans son palais. La bataille a fait rage sur les ponts situés en amont et en aval de ce bâtiment, l’armée régulière et les rebelles prenant tour à tour l’avantage.

Face à cette situation, la France a défini une position claire : elle ne participerait à aucune opération militaire mais assurerait la protection de tous les ressortissants étrangers menacés. Grâce à un efficace travail de préparation, l’alerte ayant été donnée par radio, les ressortissants étrangers (environ 1 200 Français et 700 personnes d’autres nationalités) ont été regroupés dans cinq sites équipés à cette fin, parmi lesquels deux hôtels, dès que le Président de la République a jugé, le vendredi 1er février, que cela était nécessaire. Une partie d’entre eux (1 200 personnes au total) ont ensuite été transférés vers l’aéroport puis évacués vers Libreville grâce à seize rotations d’avions.

A la demande du Président Déby, l’armée française a entrepris de soutenir les blessés : près de 300 blessés ont été dirigés vers l’hôpital de N’Djamena, où quatre coopérants français travaillent, et une trentaine de personnes plus gravement atteintes ont été transférées à l’antenne médicale des forces armées françaises, installée sur l’aéroport. L’armée française a aussi été amenée à réaliser une opération logistique et militaire très délicate destinée à évacuer les personnels diplomatiques qui étaient bloqués dans les nombreuses ambassades situées autour du palais présidentiel en pleine zone de tirs. 52 personnes de l’ambassade d’Allemagne ont notamment été secourues grâce à l’intervention de quatre hélicoptères et des forces spéciales françaises. Les ambassades américaine et chinoise ainsi que le bureau des Nations unies ont également été aidés. Les forces françaises sont aussi venues en aide à l’ambassade d’Arabie saoudite où deux personnes avaient déjà succombé à des tirs. Elles ont aussi assuré la sécurité de l’aéroport, les mirages français ayant été évacués vers Libreville pour les mettre à l’abri de tout dommage éventuel.

Contrairement à ce que l’on avait pu penser dans un premier temps, l’état-major militaire et administratif tchadien n’a pas abandonné le Président et l’a soutenu dans la défense du palais, qui a mobilisé du matériel militaire lourd. Aucun combat n’a eu lieu aujourd’hui ; la situation apparaît contrôlée par le Président Déby mais rien n’est définitivement acquis. Les forces rebelles se sont regroupées à trente kilomètres de la capitale et une nouvelle colonne semble se diriger vers ce point de regroupement. Il n’est donc pas exclu qu’une nouvelle attaque se prépare.

D’après les évaluations du comité international de la croix rouge, 200 à 300 civils et 1 000 à 1 500 combattants ont été tués. Ces estimations sont probablement un peu supérieures à la réalité. 50 000 Tchadiens se sont réfugiés au Cameroun et 2 000 à 3 000 au Nigeria. La France a commencé à leur apporter une aide médicale dans ces deux pays.

Face à une crise touchant un pays ami, la France a offert l’aide qu’autorisait la convention de coopération militaire technique, qui ne comporte pas de stipulation relative à une éventuelle participation au combat des troupes françaises. Le soutien au Président Déby a donc principalement consisté à fournir des renseignements, notamment des informations concernant les mouvements de la colonne venue du Nord, dans la nuit du 28 au 29 janvier. Il convient de rappeler que les autorités tchadiennes n’ont pas souhaité plus d’aide de la part de la France.

La position française est d’ailleurs saluée par tous les Etats membres de l’Union africaine, qui a dépêché une mission de paix à N’Djamena. Forte de ce soutien, la France a demandé une réunion extraordinaire du Conseil de sécurité des Nations Unies. Grâce à l’activisme de sa diplomatie, et au soutien des membres non permanents africains du Conseil, une déclaration a pu être adoptée qui demandent aux Etats de la région, ainsi qu’à ceux présents sur le territoire tchadien, de venir en aide au gouvernement légal. La principale question à l’heure actuelle est d’obtenir qu’un tel soutien puisse se poursuivre. Le ministre de la Défense, Hervé Morin, a précisément choisi de se rendre sur place afin d’aider à éclairer cet aspect de la déclaration.

M. François Lamy a demandé confirmation de l’existence d’une convention de maintien de l’ordre entre la France et le Tchad, et ce malgré l’abrogation de l’accord de défense par la signature d’une convention de coopération militaire technique.

Par ailleurs, il a souhaité connaître le rôle exact des coopérants militaires français, relevant du ministère des affaires étrangères, présents au Tchad. Y a-t-il des conseillers français auprès de l’état-major tchadien ?

Enfin, il s’est demandé quel était le rôle joué par la Libye dans la crise actuelle, le Premier Ministre tchadien, Delwa Kassiré Coumakoye, ayant accusé ce pays d’avoir armé et équipé les rebelles tchadiens.

M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, a précisé que la convention relative au maintien de l’ordre, datant de 1961, était en quelque sorte adossée à l’accord de défense de 1960. Dès lors, l’abrogation de ce dernier par la convention de coopération militaire technique, datant de juillet 1976, emportait la disparition de la convention de maintien de l’ordre.

Concernant les coopérants militaires, intégrés à l’une des 19 missions de courte durée décidées en 2008, il s’agit de personnels participant à la restructuration des armées tchadiennes, à leur gestion des ressources humaines, ou à des actions de soutien aux services de santé. Ces derniers portent l’uniforme de l’armée tchadienne, preuve qu’ils font partie intégrante de dispositifs militaires tchadiens.

S’agissant de l’affirmation selon laquelle la Libye soutiendrait les colonnes rebelles, il est clair que celle-ci s’est avérée proche des positions soudanaises au cours de chacune des quatre conférences internationales tenues sur le Darfour, une fois à Syrte et trois fois à Tripoli. La Libye a souvent agi en faveur des groupes contestant le pouvoir tchadien, mais le Président Déby lui-même a affirmé que tel n’était plus le cas. Il est permis de s’interroger sur la fiabilité de l’affirmation selon laquelle des rebelles tchadiens seraient équipés par la Libye En effet, le pouvoir politique au Tchad a toujours été sujet à des changements provoqués par des coups de force, organisés par des groupes venus du Nord du pays ; et ce, avec ou sans soutien extérieur.

M. Jean-Michel Boucheron a demandé si les moyens de renseignement dont la France dispose sur le terrain sont, en l’état actuel, suffisants pour connaître l’évolution de la situation non seulement à N’Djamena mais également dans toute la zone séparant la capitale de la frontière du Darfour.

En second lieu, pour quelles raisons le Président de la République a-t-il décidé de ne pas arrêter la colonne rebelle dès le franchissement de la frontière, contrairement à ce qui avait été fait lors de la dernière crise de ce genre ayant eu lieu au Tchad ?

M. Serge Janquin a rappelé que si le Président Déby avait bien été élu, on pouvait néanmoins s’interroger sur la légitimité de son pouvoir. Au-delà de ces considérations, si le but de la France est, à l’heure actuelle, de soutenir le Président Déby, pourquoi laisser une colonne armée de rebelles se rendre jusqu’à N’Djamena ?

Il existe, de plus, une certaine incohérence de la position française. La France est l’élément prédominant de la force d’intervention européenne dans la région, l’Eufor, puisqu’elle en fournit la grande majorité des ressources en personnel et matériel. Le soutien soudanais aux rebelles tchadiens vise, selon toute vraisemblance, à empêcher le déploiement d’une force mixte, européenne et africaine, au Darfour. Dès lors, le seul soutien des autorités tchadiennes ne comporte-t-il pas le risque de ralentir encore l’intervention de la force européenne ? Autrement dit, comment assurer le soutien au Président Déby tout en garantissant la participation de nos partenaires européens à l’Eufor ?

En réponse à ces questions, M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes a apporté les précisions suivantes :

− Si la Libye a pu avoir une attitude ambiguë vis-à-vis du Tchad par le passé, tel ne paraît désormais plus être le cas. Le pays apporte, en effet, une aide matérielle au régime d’Idriss Déby tandis que les Chefs d’Etat, réunis à Addis-Abeba, lors du dernier sommet de l’Union africaine, ont confié un mandat de médiateur au Guide libyen dans la crise tchadienne ;

− Les renseignements français au Tchad fonctionnent de manière tout à fait satisfaisante ;

− En ce qui concerne la progression des rebelles depuis la frontière entre le Tchad et le Soudan jusqu’à la capitale N’Djamena, le Président de la République a pris la décision, après concertation au sein d’une cellule de crise, de ne pas intervenir directement, avec des moyens militaires. La crise actuelle est, en effet, une crise interne au pays, comme l’atteste notamment la participation d’un neveu du Président Déby à la tête de l’un des groupes rebelles. La France n’en a pas moins affirmé son soutien au régime légal en place, condamnant toute tentative de déstabilisation par la force. Cette position respecte les engagements pris dans le cadre de l’accord de coopération, conclu entre les deux pays en juillet 1976. Elle représente un véritable tournant de la politique de la France en Afrique, si souvent critiquée en dénonçant la « Françafrique » ;

− S’agissant du régime tchadien, il convient de rappeler que le Président Idriss Déby a été élu à deux reprises et que sa légitimité est reconnue par l’ensemble des Etats membres de l’Union africaine, qui lui ont affirmé leur soutien lors du sommet d’Addis-Abeba qui vient de s’achever ;

− Le déploiement de la force européenne « Eufor » a été confirmé lors de la dernière réunion du Comité politique et sécurité (COPS) qui s’est tenue, la veille, à Bruxelles. Les événements qui viennent de se produire au Tchad ont conduit à la suspension de cette opération jusqu’au 13 février prochain mais son utilité n’en apparaît désormais que plus grande. Initialement, les groupes rebelles se sont déclarés favorables au déploiement de cette force, destinée à soulager les souffrances de populations déplacées et réfugiées de la région. En réalité, leur position est ambiguë dans la mesure où ils sont soutenus par le gouvernement soudanais, hostile aussi bien à la force hybride des Nations unies et de l’Union africaine qu’à l’Eufor. Il importe cependant que cette initiative européenne, qui regroupe une vingtaine de pays et 3.700 hommes, puisse effectivement être mise en œuvre, à moins de compromettre gravement les efforts de la diplomatie européenne en vue de l’amélioration de la situation dans cette région.

M. François Loncle a souligné que le régime tchadien était, depuis plusieurs années, confronté à une succession de crises et d’attaques rebelles. Avec les mêmes engagements contractuels, la France n’a pas hésité à intervenir, fin 2006, en faveur de ce régime, menacé par une nouvelle progression des groupes rebelles. Au-delà de la protection de ses ressortissants, la France est intervenue au motif que seul le régime en place était en mesure d’éviter une situation de chaos. Or, ce régime met à profit les périodes de troubles pour museler les forces d’opposition. La France ne doit pas fermer les yeux sur ces agissements. A terme, une telle politique risque, en effet, de soutenir à la fois le régime en place et le chaos.

M. Jacques Myard s’est déclaré partisan des interventions de la France dans de telles crises, afin de contribuer à une stabilisation des pays concernés. Ces interventions sont courageuses et permettent d’interrompre le cycle des crises. Il s’est, en revanche, déclaré choqué par les déclarations du ministre lors de son récent déplacement au Rwanda et a souhaité pouvoir évoquer rapidement cette question, au cours d’une prochaine audition.

Tout en se déclarant favorable à la remise en cause de pratiques anciennes, M. Hervé de Charette a manifesté son intérêt pour les résultats des pratiques nouvelles qui avaient été inaugurées. A cet égard, il a estimé que si le Ministre avait légitimement insisté sur le déroulement des événements, il s’était en revanche montré plus discret sur les contours de la nouvelle doctrine de la France en matière d’intervention dans des crises extérieures. Ainsi, l’action de la France en faveur d’une réunion rapide du Conseil de sécurité des Nations unies et de l’adoption d’une déclaration sur la crise tchadienne est claire. En revanche, les conséquences que notre pays tire, en pratique, de cette déclaration du Conseil le sont moins. Il est notamment souhaitable d’obtenir des éclaircissements sur les initiatives qui seront prises d’ici le 13 février, date souhaitée pour le déploiement de l’Eufor.

M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes a fourni les réponses suivantes à ces interventions :

− Le fait que la France ne soit pas intervenue directement dans la crise tchadienne, qui est une crise interne, témoigne d’une évolution importante de sa politique sur le continent africain. L’heure n’est pas encore au bilan mais il faut relever que cette action de notre pays a été saluée par l’ensemble des pays africains ainsi que par nos partenaires européens ;

− Les liens entre la France et certains pays africains sont anciens et étroits. Cette relation est importante mais elle change, de même que les pays changent également. A cet égard, il ne faut pas négliger la portée des initiatives récentes du Président Déby en direction de l’opposition, qui attestent d’un réel changement par rapport à son prédécesseur. Un accord de paix entre le Gouvernement tchadien et des partis politiques en exil a ainsi été conclu le 8 octobre 2007, à Cotonou. Cet accord s’inscrit dans une nouvelle dynamique de restauration de la scène intérieure tchadienne, impulsée par l’accord politique du 13 août 2007. Certains signes positifs ont donc été esquissés que la tenue des élections présidentielles doit confirmer et auxquels la France est vigilante ;

− S’agissant plus généralement de notre politique en Afrique, elle évolue comme l’attestent les récents entretiens du Président Sarkozy avec le président ivoirien Laurent Gbagbo et le président rwandais Paul Kagame. Compte tenu de la diversité des situations, il est sans doute préférable d’évoquer des politiques différentes plutôt qu’une doctrine unique. En tout état de cause, les initiatives prises par notre pays témoignent d’une volonté d’œuvre en faveur de la paix, comme le montre l’opération Eufor qui a reçu de nombreux soutiens et dont des organisations aussi importantes que le Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés attendent beaucoup pour soulager les souffrances des populations civiles. C’est la raison pour laquelle, l’action des rebelles tchadiens a été condamnée unanimement dans la mesure où l’objectif poursuivi était tout autant de renverser le Président Déby que d’empêcher le déploiement de l’Eufor.

Le Président Axel Poniatowski a remercié le ministre de s’être rendu disponible pour informer les membres de la commission.

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