Audition de Son Exc. M. Mamuka Kudava, ambassadeur de Géorgie en France
La séance est ouverte à seize heures quinze
Le Président Axel Poniatowski. Je remercie l’ambassadeur pour sa venue, et je voudrais rappeler les principales étapes de sa carrière diplomatique, qui l’a conduit à occuper le poste de premier vice-ministre de la défense de Géorgie, avant de devenir ambassadeur en France, mais aussi auprès de l’UNESCO et chargé du Portugal. Les membres de la commission des affaires étrangères, qui ont eu l’occasion d’entendre le chargé d’affaires russe, M. Yakovlev, le 30 septembre, sont très préoccupés par la situation en Géorgie et très intéressés par l’analyse que l’ambassadeur en fait.
M. Mamuka Kudava, ambassadeur de Géorgie en France. Je remercie le Président de l’occasion qui m’est offerte de m’exprimer sur les récents événements dans mon pays et à proximité immédiate de celui-ci. Aujourd’hui 1er octobre est une date importante pour la Géorgie et pour l’Europe puisque c’est le jour où sont déployés les observateurs de l’Union européenne en Géorgie. L’Union européenne s’implique ainsi pour la première fois directement dans cette région du monde. C’est aussi la première fois que l’Union européenne apparaît unie face à une crise internationale de grande ampleur et fait preuve de fermeté quant à l’application des accords négociés par le Président Nicolas Sarkozy.
Depuis qu’elle a retrouvé l’indépendance en 1991, la Géorgie considère l’Europe comme sa famille : elle partage les valeurs et l’histoire de l’Europe et éprouve un sentiment d’appartenance culturelle et politique à la famille européenne. Là est l’origine des problèmes actuels, la Géorgie étant située dans une zone qui, sans être encore partie intégrante de l’Europe, refuse de continuer à faire partie de l’espace post-soviétique. Ce n’est pas trahir un secret que d’affirmer que la Géorgie et l’Ukraine veulent « divorcer » de cet espace. La guerre froide est certes finie depuis dix-huit ans mais le Caucase n’éprouve pas de sentiment de sécurité et de stabilité à cause de sa situation dans la zone grise située entre la Russie et l’Union européenne.
La Géorgie est un pays historiquement francophile dont les habitants, qui étudient les écrivains français des Lumières à l’école, sont très attachés aux droits de l’Homme. L’intervention de la France au nom de l’Union européenne dans la récente crise a naturellement été très bien accueillie : c’est grâce à elle que je peux aujourd’hui m’adresser à la commission en tant qu’ambassadeur et pas en tant que réfugié politique ! C’est cette intervention qui a évité la prise de la capitale géorgienne par les Russes et qui a conduit au début du retrait des troupes d’occupation russes.
Les causes profondes de cette crise ne sont ni proprement géorgiennes ni même liées aux séparatismes ossète et abkhaze : elles constituent un test pour la Fédération de Russie qui veut démontrer aux pays de la région qu’il n’existe pas de voie de développement hors de l’espace post-soviétique. Il est évident que la Russie et l’Europe ne partagent pas les mêmes valeurs et appartiennent à deux types de systèmes opposés. L’Europe défend les droits de l’Homme, la protection des minorités et la liberté d’expression depuis plus de soixante ans, alors que la famille post-soviétique est fondée sur l’autocratie et la restriction des libertés politiques et d’expression. La Géorgie a clairement choisi de faire partie de la famille européenne.
Du point de vue géorgien, appartenir à cette famille ne signifie pas adhérer sans délai à l’Union européenne. Pragmatique, la Géorgie aspire à « tout sauf l’adhésion », solution à laquelle l’Union européenne semble favorable. Nous pourrions obtenir un traitement privilégié et bénéficier des quatre libertés de libre circulation des services, des capitaux, des personnes et des marchandises.
Alors que le déploiement des observateurs européens a commencé, l’occupation russe n’a pas cessé. Les responsables russes posent des conditions ridicules à l’opération européenne, portant sur la couleur des véhicules ou celle des uniformes, et exigent notamment de conserver le contrôle des routes donnant accès à l’Ossétie et à l’Abkhazie. En fait, ils voudraient obtenir la suspension de leur obligation de retrait. Même si les observateurs européens ne sont pas armés, ils constitueront une force dont la présence devrait éviter de nouvelles interventions russes. L’autre point important est l’affirmation de l’implication de l’Europe dans la région, tardive certes, mais bien accueillie par la population géorgienne.
La Géorgie attend de l’Union européenne qu’elle suive attentivement non seulement le retrait russe des « zones tampons » mais aussi son départ des deux régions ossète et abkhaze, conformément au point 5 de l’accord de cessez-le-feu qui impose à l’armée russe de se retirer au-delà des lignes sur lesquelles elle était présente avant le déclenchement du conflit. Il faut notamment éviter que ne se réalise l’ouverture annoncée de deux bases russes qui abriteraient 8 000 soldats, ce qui serait contraire aux stipulations de l’accord. L’Union européenne doit veiller à ce que cette présence de l’armée russe ne soit pas de facto autorisée. L’autre enjeu concerne les conditions dans lesquelles vont se dérouler les négociations russo-géorgiennes à partir du 15 octobre prochain. La Russie s’efforce notamment d’obtenir un abaissement du niveau des négociateurs alors même que MM. Bernard Kouchner et Ban Ki Moon seront présents à l’ouverture de ces discussions.
J’estime qu’il n’est pas possible, au XXIeme siècle, d’accepter la création d’États fantoches ou la perpétration d’actes de nettoyage ethnique. 18 % de la population d’Abkhazie ne peuvent décider du destin de ce territoire pour 100 % de ses habitants. À cet égard, la situation du Kosovo est bien différente, qui se distingue également par la longueur du processus de reconnaissance internationale qui a duré une dizaine d’années, et dans lequel la communauté internationale s’est efforcée de parvenir à la solution la moins insatisfaisante en menant une large concertation, y compris avec la Russie. La Géorgie, pour sa part, n’a pas reconnu le Kosovo. La combinaison de l’occupation de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par un État étranger, de leur annexion de facto au terme d’un long processus – accéléré depuis le mois d’avril dernier par le Président Vladimir Poutine – et d’actes de nettoyage ethnique, ne peut que convaincre tous les observateurs avertis que la comparaison avec le cas du Kosovo est impossible.
J’insiste sur le fait que la Russie a agi unilatéralement, en violation du droit international, et je pense que si la communauté internationale ne s’interpose pas, le risque est patent de prolongement de cette attitude « revancharde » de la Russie à l’encontre des États occidentaux, les prochains pays menacés étant l’Ukraine, puis les autres États frontaliers. J’ajoute que le ministre russe des Affaires étrangères, M. Sergueï Lavrov, dans de récentes déclarations publiques, n’a pas fait mystère de la volonté de son pays de « tester » la fermeté des Occidentaux à travers l’épisode de cet été. Il s’agissait donc d’une tentative visant à établir une nouvelle forme de relations internationales, tentative à stopper net dès aujourd’hui sous peine de voir resurgir tous les prétendus « conflits gelés ».
En conclusion, je voudrais souligner les efforts de la Géorgie dans la période récente sur les plans politique, social et économique : depuis 2003, elle a accompli de profondes réformes démocratiques, et même si des progrès restent à faire, elle est dans ce domaine le pays le plus avancé parmi ceux de l’ex-URSS. Je considère que cette progression sur la voie des libertés, des droits de l’homme et de la protection des minorités justifie sans doute l’irritation de Moscou. Je rappelle également que la Banque mondiale a classé la Géorgie premier pays réformateur, tous domaines confondus –nous sommes 15ème pays au monde dans son palmarès Doing Business 2007–, et que depuis cinq ans ce pays connaît une croissance économique à deux chiffres, avec 13 % l’an dernier. Enfin, je conclurai en disant que la Géorgie a survécu dans le passé à de nombreuses périodes d’occupation et a aujourd’hui grand besoin de l’aide de l’Europe et de la France, qu’elle accepte le jeu de la Realpolitik mais refuse, à l’heure actuelle, toute recherche trop poussée de l’apaisement qui risque de confiner à l’abandon des valeurs démocratiques fondamentales.
Le Président Axel Poniatowski. Je remercie l’ambassadeur de son propos et je souhaite savoir si le gouvernement géorgien, au vu de la situation actuelle, nourrit quelque regret quant à son intervention militaire du 8 août dernier pour reprendre le contrôle de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, alors que l’attention du monde était accaparée par l’ouverture des Jeux olympiques de Pékin. Le gouvernement géorgien est-il déçu de l’ampleur du soutien reçu de la part des pays occidentaux, et notamment des États-Unis, à l’occasion de cette crise ? En particulier, une intervention militaire active de l’OTAN, des États-Unis ou de l’Union européenne était-elle attendue ? Par ailleurs, dans la perspective des négociations avec la Russie devant s’ouvrir le 15 octobre prochain, peut-on considérer que l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie se trouvent dans une situation identique ou bien ce dernier territoire ne se trouve-t-il pas confronté à des difficultés bien plus grandes, en particulier s’agissant de la question des réfugiés, prégnante depuis les années 1991-1992 ? Enfin, je souhaiterais que soit précisée la position du gouvernement géorgien à l’égard de la perspective d’adhésion à l’Union européenne, cette éventualité semblant écartée par l’ambassadeur alors que le Président Sakachvili avait eu l’occasion d’affirmer cet objectif.
M. Mamuka Kudava. Je vous fais observer que la guerre n’a pas commencé le 8 août et que la Géorgie a prévenu ses partenaires, États-Unis et Union européenne, depuis le mois d’avril, que Moscou a décidé la guerre immédiatement après le Sommet de Bucarest. Les preuves abondent : la décision prise le 16 avril par le Président Poutine concernant les relations de la Russie avec l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, l’octroi de passeports russes aux habitants de ces territoires, le renforcement de prétendues forces de maintien de la paix dans la région, la réparation par 1000 soldats de forces régulières russes, sous couvert d’action humanitaire, de la ligne de chemin de fer y conduisant depuis la Russie – celle-là même qui a été utilisée pour acheminer des chars militaires –, les actes terroristes et les attaques contre les populations civiles, ou encore le survol sans autorisation du territoire géorgien par des avions militaires russes. Par conséquent, tout le monde connaissait la volonté de provocation de la Russie ainsi que son triple objectif : empêcher l’intégration de la Géorgie dans l’Union européenne, faire obstacle aux projets de gazoduc et d’oléoduc contournant la Russie et aboutir à un changement de régime en Géorgie. Dans ce contexte, les appels des pays occidentaux à désamorcer le conflit ont été interprétés par la Russie comme un aveu de faiblesse, impression renforcée par les divisions entre Européens au Sommet de Bucarest. Face au nettoyage ethnique et aux bombardements impunis de civils qui s’en sont suivis, un gouvernement démocratiquement élu comme celui de la Géorgie se devait de répondre ; c’est ce qu’il a fait le 8 août. Peut-être s’agissait-il d’un piège, sans doute la réaction russe a-t-elle été sous-estimée, mais il n’était pas pensable de laisser se perpétrer l’invasion d’un État souverain au XXIème siècle.
L’attitude des pays occidentaux après le 8 août a pu décevoir le gouvernement géorgien, constatant que beaucoup avaient cédé aux pressions diplomatiques, mais ce gouvernement n’a pas attendu de renfort avant de lancer sa réponse militaire. La supériorité des troupes dites séparatistes – et en fait pleinement russes – s’est cependant révélée manifeste au bout de deux ou trois jours. Les pays occidentaux auraient-ils pu faire davantage ? La question demeure ouverte. En tout état de cause, il faut souligner que les Russes savaient pertinemment quelles étaient les limites à ne pas franchir. Témoin le fait que les destructions d’infrastructures militaires ne soient pas allées jusqu’à atteindre la base militaire proche de Tbilissi où sont stationnés de nombreux instructeurs américains, ni la base franco-géorgienne de chasseurs alpins.
Grâce à l’intervention de la France en particulier, la situation actuelle ne ressemble pas à celle qui avait prévalu au Kosovo, mais se rapproche plutôt du cas chypriote. Il faut espérer qu’elle n’aille pas jusqu’à une partition du type de celle que l’Allemagne a connue. J’estime qu’une bataille a été perdue mais que la guerre diplomatique serait gagnée. Je rappelle par ailleurs que l’intégration à l’Union européenne est le choix du peuple géorgien, exprimé par référendum, tout en soulignant que cette perspective s’inscrit à l’horizon de la prochaine génération.
M. Jacques Myard. Je comprends l’émotion qui étreint l’ambassadeur, à la vue de la situation actuelle de son pays. Toutefois, alors même que la Russie s’efforce de reprendre, en tant que pays qui compte en Europe, sa place de grande puissance internationale, n’y avait-il pas une erreur de jugement de la part de la Géorgie de choisir de se rapprocher de l’OTAN ? C’est une erreur de croire que les puissants se feront tuer pour leurs vassaux.
M. Mamuka Kudava. Je vous répondrai que la Géorgie n’est ni pro-américaine, ni pro-russe, mais européenne. Cependant, la Géorgie n’est pas prête, pour le moment, à intégrer l’Union européenne, et cherche dès lors d’autres moyens pour se rapprocher de l’Europe.
L’OTAN est un simple instrument destiné à renforcer la sécurité de la Géorgie. L’Abkhazie, a longtemps été regardée comme le lieu de villégiature favori des citoyens soviétiques, et la proximité entre l’Ossétie du Sud et la capitale Tbilissi sont deux raisons pour lesquelles la Géorgie craint pour son intégrité. Or, en l’absence d’autres propositions, notamment en provenance de l’Union européenne, l’OTAN s’impose comme le meilleur moyen d’assurer le respect de la souveraineté géorgienne.
Pour la Géorgie, l’Abkhazie est comparable à la Côte d’Azur pour la France, et l’Ossétie du Sud à l’Alsace-Lorraine. La Russie doit prendre acte de la séparation de 1991, liée au choix géorgien de poursuivre un modèle fondé sur d’autres valeurs que celles promues en Russie. Afin d’atteindre cet objectif, l’Europe est aujourd’hui le meilleur partenaire possible pour la Géorgie.
M. Lionnel Luca. Je voudrais demander à M. l’ambassadeur comment la Géorgie juge le soutien reçu des Etats-Unis, compte tenu des relations qu’elle entretient avec ce pays. La Géorgie espérait-elle plus ? La situation actuelle était-elle prévisible ? Il s’avère que, pour le moment, c’est l’Union européenne, et non les Etats-Unis, qui est la plus impliquée dans la résolution des problèmes de la région.
M. Mamuka Kudava. La Géorgie a été déçue par la réaction américaine, notamment par l’impact des déclarations de l’administration actuelle suite à l’opération militaire russe. En fin de mandat, impliquée dans deux conflits militaires, l’administration américaine a une marge de manœuvre très réduite, ce que la Russie a très bien compris.
De manière générale, la Géorgie attendait une plus vive opposition au sein de la communauté internationale, mais se réjouit que l’Union européenne ait offert une solution, et la remercie pour son action. La coopération avec les Etats-Unis va continuer, mais pour l’avenir le partenariat le plus prometteur en terme d’intégration semble incontestablement celui à construire avec l’Union européenne.
M. Daniel Paul, président du groupe d’amitié France-Géorgie. Je voudrais souligner que le Caucase offre aujourd’hui une image aussi inquiétante que les Balkans il y a quelques années. Dès lors, comment espérer trouver une solution ? Les conflits qui règnent dans la région ne datent pas d’hier. Peut-on apaiser ces tensions, très anciennes, en faisant appel à des puissances extérieures ? La négociation ne doit-elle pas être privilégiée par rapport à l’affrontement, dont les conséquences récentes auraient pu être beaucoup plus graves si les dirigeants politiques n’avaient su faire montre d’une certaine retenue ?
De plus, comment l’Union européenne peut-elle admettre que l’OTAN s’implique dans le règlement d’un problème qui la concerne seule ? Les dirigeants européens ont eux-mêmes refusé de faire appel à l’OTAN, soulignant par là qu’ils privilégiaient une solution européenne. Comment tenir compte de cet état de fait, alors même que des militaires américains sont présents dans la zone de conflit ?
Enfin, il est clair que la Realpolitik, appliquée à la région concerne principalement la distribution du pétrole et du gaz. Les grandes puissances ne se résoudront jamais à mettre leurs intérêts en cause dans ces domaines, et privilégieront donc la négociation à toute autre forme d’action.
M. Mamuka Kudava. L’offensive militaire russe avait été prévue de longue date par la Russie, et la Géorgie ne pouvait pas y répondre autrement que par la force. Une telle réaction s’explique par le fait que les conflits abkhaze et sud ossète ne concernent pas seulement deux territoires mais pourraient, à terme, signer le retour d’un Etat entier dans l’orbite russe.
Concernant l’OTAN, celle-ci doit être vue comme un outil, l’alliance recherchée par la Géorgie passant en réalité par l’Union européenne. La présence américaine en Géorgie est limitée à une centaine d’instructeurs militaires. Des forces armées d’autres pays sont présentes en Géorgie, en provenance notamment de Turquie, d’Allemagne ou de France.
S’agissant de l’énergie, il existe aujourd’hui deux pipelines qui traversent la Géorgie. Un projet complémentaire existe, Nabucco, qui permettrait à l’Europe de diversifier d’avantage son approvisionnement, en s’ouvrant une voie vers la mer Caspienne qui contournerait la Russie. Cette dernière nourrit en effet l’ambition de monopoliser entièrement le transit des ressources énergétiques vers l’Europe. La Géorgie offre son territoire à tout projet européen souhaitant s’abstraire de cette domination.
J’invite les membres de la Commission et du groupe d’amitié France – Géorgie à se rendre en Géorgie, une telle invitation ayant d’ores et déjà reçu l’approbation du Président du Parlement géorgien.
Le Président Axel Poniatowski remercie l’ambassadeur pour sa venue et pour la franchise de ses réponses.
La séance est levée à dix-sept heures quinze
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