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Commission des affaires étrangères

Mercredi 26 novembre 2008

Séance de 10 h 00

Compte rendu n° 18

Présidence de M. Renaud Muselier, vice-président

– Audition de M. Jacques de Maïo (CICR) et de M. Alain Boinet (Solidarités, collectif d’ONG) sur la situation en Afghanistan

Audition de M. Jacques de Maïo (CICR) et de M. Alain Boinet (Solidarités, collectif d’ONG) sur la situation en Afghanistan
La séance est ouverte à dix heures

M. Renaud Muselier, vice-président de la Commission des affaires étrangères. Mes chers collègues, le président de la Commission des affaires étrangères, M. Axel Poniatowski, étant empêché, c’est à moi que revient le plaisir d’accueillir, en son nom et en celui de la Commission, M. Jacques de Maïo, responsable du Comité international de la Croix-Rouge en Afghanistan, qui, de passage à Paris, nous fait l’honneur de sa présence parmi nous, et M. Alain Boinet, directeur général fondateur de l’organisation non gouvernementale Solidarités, qui connaît également parfaitement la situation sur le terrain.

L’Afghanistan est pour notre commission un sujet prioritaire et qui fait l’objet de toute notre attention. En septembre dernier, en prélude au débat à l’issue duquel nous avons autorisé la prolongation de notre présence militaire en Afghanistan, nous avons notamment auditionné le général Jean-Louis Georgelin, chef d’état-major des armées ; M. Jean de Ponton d’Amécourt, ambassadeur de France en Afghanistan ; le Général Benoît Puga, directeur du renseignement militaire, ancien sous-chef des opérations à l’état-major des armées ; M. Martin Howard, adjoint au secrétaire général de l’OTAN, chargé des opérations, et M. Antonio Maria Costa, directeur exécutif de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime.

Je rappelle également qu’au sein de notre commission, M. Henri Plagnol et M. Jean Glavany mènent une réflexion sur les relations entre l’Afghanistan et les pays de la région.

Aujourd’hui, c’est avec un grand intérêt que nous écouterons votre témoignage et votre analyse de la situation intérieure. Votre point de vue d’acteurs de terrain nous est précieux pour mieux comprendre ce qui se passe en Afghanistan, s’agissant notamment des conditions de la vie quotidienne et de la sécurité des populations.

J’ajouterai, à titre personnel, que c’est avec un grand plaisir que je retrouve M. Boinet, dont j’ai pu apprécier l’indépendance, la capacité d’action, l’esprit positif et la grande réactivité : il présente la qualité rare, et précieuse en cas de crise majeure, d’apporter des solutions, et non pas des problèmes ! J’éprouve un plaisir égal à rencontrer M. le représentant du CICR, institution dont l’organisation et le savoir-faire incontestable sont d’une grande aide pour la résolution des crises et des situations d’urgence à travers le monde.

La situation en Afghanistan est difficile pour nous, Européens. Les dernières déclarations du président Karzaï à la veille d’une élection présidentielle posent le problème de la stabilité politique de ce pays. Je ne manquerai pas de vous interroger également sur le devenir du « bébé » de la France, l’hôpital pour enfants de Kaboul, dont Mme Chirac a posé la première pierre.

M. Jacques de Maïo, responsable du Comité international de la Croix-Rouge en Afghanistan. Après avoir brièvement présenté l’action du CICR en Afghanistan, je vous exposerai notre analyse de la situation politico-humanitaire actuelle, avant d’adresser aux élus que vous êtes un ensemble de messages.

Le CICR n’est ni une ONG, ni une organisation internationale. Nous sommes une organisation privée avec un mandat international qui, conformément aux conventions de Genève, fait de nous les gardiens et les promoteurs du droit international humanitaire. Ce droit spécifique, ou « droit de la guerre », qui s’applique dans les situations de conflit armé, internationales ou non, comporte une composante opérationnelle d’assistance et de protection des victimes desdits conflits.

Présents en Afghanistan depuis les années quatre-vingt, nous y comptons plus de 1 400 agents, dont 110 expatriés, opérant principalement dans les régions les plus affectées par le conflit actuel. Surtout, nous y sommes aujourd’hui la seule organisation à entretenir un dialogue structuré avec l’opposition armée, y compris, mais non exclusivement, avec les talibans.

Notre activité repose principalement sur la protection et l’assistance. Notre activité de protection est double : il s’agit d’abord d’assurer un traitement humain et digne à toutes les personnes détenues par les autorités afghanes ou par les forces de la coalition – je pense en particulier aux personnes internées à la prison américaine de Bagram, dont le statut légal équivaut à celui de Guantanamo. Mais c’est notre activité de protection de la population civile qui, j’imagine, vous intéresse tout particulièrement, dans le cadre de notre mission de contrôle du respect du droit international humanitaire. Elle nous impose d’intervenir sur toute allégation sérieuse de violation du droit international humanitaire liée à la conduite des hostilités. Un élément non négligeable de notre mission de protection vise enfin à rétablir les liens familiaux, entre les détenus et leur famille, mais aussi entre les personnes que le conflit a séparées, civils réfugiés ou populations déplacées, quelle que soit la zone géographique en cause.

Le CICR est un acteur majeur de l’assistance, particulièrement dans le domaine médical. On estime à 300 000, dans les zones affectées par le conflit, le nombre des personnes bénéficiant des services médicaux fournis par le CICR, en collaboration étroite avec des ONG et surtout avec le Croissant rouge afghan, seule institution nationale afghane, avec l’armée, à couvrir l’ensemble du territoire afghan. Quatre-vingt mille handicapés sont traités dans des infrastructures que nous soutenons sur l’ensemble du territoire, telles que des centres orthopédiques ou des centres de physiothérapie. Cet énorme travail profite évidemment en premier lieu aux blessés de guerre, civils ou militaires, membres de l’armée afghane ou de l’armée d’opposition.

Le CICR conduit enfin des actions d’assistance d’urgence aux déplacés et aux résidents victimes directes des hostilités, en particulier dans le sud, le sud-est et l’est du pays. Ce sont environ 300 000 personnes qui sont assistées directement par le CICR à ce titre.

L’action du CICR est totalement distincte et indépendante, tant de celle des Nations unies que de l’action humanitaro-militaire déployée par la communauté internationale au travers du gouvernement afghan.

En ce qui concerne la situation de l’Afghanistan, il serait absurde de nier les immenses progrès réalisés dans de nombreux domaines. L’Afghanistan a désormais un État, une assemblée démocratiquement élue, une Constitution et un gouvernement qui continue de se construire. Les indicateurs macroéconomiques, sociaux et sanitaires sont positifs dans une large mesure, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’énergie ou des infrastructures routières. L’armée afghane est désormais une institution très respectée dans tout l’Afghanistan, y compris par l’armée d’opposition.

Les efforts ont porté sur les trois piliers définis par la communauté internationale et le gouvernement afghan dans l’Afghanistan Compact adopté lors de la conférence de Londres : sécurité, établissement d’un État de droit, reconstruction et développement, ce dernier pilier comportant un volet humanitaire. Il s’agissait pour la communauté internationale de mettre en œuvre un projet collectif en faveur de l’Afghanistan. Précisons à ce propos que le volet sécuritaire de ce pacte, assuré par l’International Security Assistance Force, l’ISAF, bras armé de la coalition agissant sous l’égide de l’OTAN, se distingue de l’opération Enduring Freedom, qui s’inscrit dans le cadre de la guerre globale visant à éradiquer la menace terroriste. Il est vrai que ces deux déploiements militaires s’articulent de manière très étroite, à telle enseigne qu’ils sont tous les deux placés sous le commandement du général David McKiernan.

Si ces progrès peuvent amener à considérer que le verre est à moitié plein, le CICR a tendance à regarder la moitié vide, en partant du constat très simple et généralement partagé que l’Afghanistan est en guerre. Ce pays est le théâtre d’un conflit armé non international, en dépit d’une évidente composante internationale, opposant le gouvernement afghan, légitime et souverain, soutenu par une coalition internationale, à une opposition armée. Ce conflit est en train de prendre un caractère clairement régional : la dégradation très nette de la situation au Pakistan, dont il ne s’agit pas de nier la dimension nationale, est étroitement liée à la situation de l’Afghanistan, comme le démontre la multiplication des opérations militaires à la frontière entre les deux pays.

Ce qu’on doit en retenir ici, c’est que la guerre et l’insécurité continuent à régner sur une partie importante du territoire, même si la situation d’une grande partie de la population afghane, en particulier dans le Nord, s’est incommensurablement améliorée. Les services gouvernementaux sont incapables d’agir sur une grande partie du territoire et 80 % de la population vivant dans les zones rurales ne ressentent aucun bienfait de l’engagement international massif de ces dernières années. Les services humanitaires rendus ne sont absolument pas à la hauteur de l’ampleur, de la gravité et de l’urgence des besoins humanitaires constatés, sachant que, selon la terminologie du CICR, sont humanitaires les besoins directement générés par le conflit armé.

L’opposition armée rejette le projet largement soutenu par la communauté internationale : l’engagement en faveur de la sécurité est perçu comme une guerre pure et simple ; les efforts pour établir un État de droit, comme l’imposition d’un modèle de société dans lequel ils ne se reconnaissent pas et qu’il faut combattre ; le développement et la reconstruction, comme des psychological operations ou psychological warfare, c’est-à-dire l’instrumentalisation de l’humanitaire à des fins politico-militaires. Il est d’autant plus vital, dans un contexte où l’humanitaire est largement récupéré par toutes les parties, de maintenir une distinction très claire entre ce qui relève de l’action humanitaire indépendante, fondée sur une évaluation objective des besoins, des opérations soi-disant humanitaires qui ont en réalité une dimension tactique en ce qu’elles visent à développer l’emprise du gouvernement. Nous reconnaissons cependant que beaucoup de ces opérations ont un réel impact humanitaire.

À en croire les annonces les plus récentes, faites outre-Atlantique et en Afghanistan même, les perspectives immédiates sont celles d’une intensification, voire d’une régionalisation du conflit. Même si des démarches politiques visant à enclencher un processus de réconciliation nationale sont en cours, nous pensons que la situation va se dégrader en 2009 : la surface de contact entre les différentes parties au conflit devrait augmenter ; le déploiement militaire devrait s’intensifier, dans le cadre d’un déplacement stratégique de la guerre contre le terrorisme, du Moyen-Orient, notamment de l’Irak, vers l’Asie centrale et l’Asie du Sud.

Les messages du CICR sont les suivants. Comme lex specialis, le droit international humanitaire s’impose en priorité dans les situations de conflits armés. Les nombreuses allégations de violation de ce droit en Afghanistan font l’objet d’un dialogue structuré et confidentiel du CICR avec les différents acteurs concernés, gouvernement, coalition, OTAN et forces déployées dans le cadre de celle-ci.

Par ailleurs, certains besoins opérationnels n’étant absolument pas couverts aujourd’hui, il y a lieu de préserver, voire de renforcer une action humanitaire strictement neutre et indépendante.

M. Alain Boinet, Directeur général de Solidarités et membre de la coordination des ONG françaises pour l’Afghanistan. Je veux tout d’abord vous remercier de nous auditionner à propos de l’Afghanistan, qui est un souci que nous partageons. Je veux également remercier Renaud Muselier pour l’engagement qui a été le sien dans le domaine humanitaire, ainsi que Philippe Vitel, président du groupe d’études sur l’action humanitaire d’urgence de l’Assemblée nationale. Votre soutien nous est très nécessaire, non seulement en Afghanistan, mais également en République démocratique du Congo, au Darfour et au Tchad, entre autres pays.

Solidarités est présente en Afghanistan depuis vingt-huit ans. J’y ai moi-même réalisé une première mission en décembre 1981, et j’y suis retourné quelques dizaines de fois depuis. Ces vingt-huit ans d’histoire constituent une mémoire qui doit nourrir notre réflexion et nous permettre de préférer aux solutions toutes faites des réponses adaptées au contexte spécifique de l’Afghanistan.

Solidarités est membre d’une coordination d’ONG françaises pour l’Afghanistan. Cette coordination comprend les ONG suivantes : ACTED, ACF, Action Droits de l’Homme, AFRANE, AMI, EMDH, GERES, Handicap International, Humaniterra International, la Chaîne de l’espoir, Madera, Médecins du Monde, Mères pour la paix, MRCA, Solidarité Laïque, Solidarités, Secours islamique de France, Sport sans frontières, Groupe URD. Cette coordination s’est mobilisée depuis le début de l’année, dans la perspective notamment de la conférence internationale pour l’Afghanistan qui s’est tenue à Paris le 12 juin. Ce collectif s’est également exprimé le 19 septembre, dans le cadre d’une conférence de presse, à l’occasion de l’embuscade de la vallée d’Uzbeen qui a coûté la vie à dix soldats français, et a rencontré Bernard Kouchner le 22 septembre, avant le débat parlementaire sur la présence française en Afghanistan. Ce collectif compte poursuivre son action commune, ici, à l’Assemblée, en lien avec le collectif Agency Coordinating Body for Afghan Relief, ACBAR, qui regroupe une centaine d’ONG présentes en Afghanistan. Les trois documents qui vous ont été remis ont été publiés par notre coordination et expriment nos positions communes. Je ne reviendrai pas dessus puisque vous en avez pris connaissance. Les ONG membres de cette coordination sont disponibles pour toute nouvelle audition à laquelle vous jugeriez utile de procéder à l’avenir.

Concernant Solidarités, j’ajoute que nous partageons l’essentiel des principes et des méthodes du CICR.

Association d’aide humanitaire internationale, Solidarités compte aujourd’hui seize missions dans le monde, dont les objectifs sont l’accès à l’eau potable, l’assainissement, la sécurité alimentaire et la reconstruction des infrastructures.

Nous employons actuellement en Afghanistan dix expatriés et 110 Afghans à la réalisation de six programmes. Aujourd’hui, sept ans après le début de l’intervention de la communauté internationale, nous avons permis un accès à l’eau potable et à l’assainissement dans les districts nos 5, 6 et 13 de Kaboul : on voit qu’il reste encore beaucoup de travail en la matière. Nous sommes également présents au centre et au nord du pays, dans les provinces du Hazaradjat et de Samangân.

Je voudrais d’abord rappeler la situation générale de l’Afghanistan, en témoignant devant vous de mon expérience et de ma connaissance de ce pays depuis bientôt 30 ans. Il s’agit d’un des cinq pays les plus pauvres du monde selon l’indice de développement humain des Nations unies : 60 % de sa population vivent au-dessous du seuil d’extrême pauvreté, qui est d’environ un dollar par jour. Son taux de mortalité infantile et maternelle est un des plus élevés au monde : jusqu’à récemment un enfant sur quatre mourait avant l’âge de cinq ans, même s’il semble que les efforts consentis en ce domaine ont permis une amélioration de la situation ; environ 50 000 femmes y meurent chaque année par défaut de soins durant leur accouchement. L’espérance de vie y est d’environ quarante-trois ans. En révélant dans quelles conditions vit la population afghane, ces chiffres viennent compléter ceux concernant les souffrances dues au conflit, et montrent quels besoins une présence internationale doit chercher à satisfaire.

Le pays vit donc dans une situation structurelle d’extrême pauvreté, les malheurs et les destructions sans nombre imputables à vingt-huit ans de guerre étant encore aggravés par la crise alimentaire, qui frappe également une trentaine d’autres pays. On estime le déficit céréalier de l’Afghanistan à 700 000 tonnes environ, ce qui représente un coût de 400 millions de dollars, et l’appel lancé par John Holmes, secrétaire général adjoint de l’ONU en charge des opérations humanitaires, n’a permis de collecter que 30 % de cette somme. Voilà qui est pour le moins étonnant : alors que la communauté internationale avait promis, lors de la conférence de Paris, de donner vingt-et-un milliards de dollars à l’Afghanistan, somme qui dépassait toutes les espérances, les Nations unies peinent à réunir les 400 millions de dollars nécessaires pour faire face à la crise alimentaire qui frappe ce pays. Je m’interroge sur la cause de si graves dysfonctionnements : cela me fait penser à la situation absurde à laquelle nous étions confrontés en Haïti, lorsque Renaud Muselier était secrétaire d’État aux affaires étrangères : alors que beaucoup de moyens étaient mobilisés, peu étaient disponibles pour faire face aux urgences.

On estime que cinq millions d’Afghans souffrent de la faim, non seulement dans les zones rurales, mais aussi à la périphérie des villes, du fait notamment d’une urbanisation galopante : en quelques années, le nombre d’habitants de Kaboul est passé d’1,7 million à quatre millions, dont de nombreux réfugiés revenus d’Iran et de Pakistan. Ce phénomène d’urbanisation, à l’origine de graves problèmes, est appelé à se poursuivre.

Les Afghans consacrent 85 % de leur budget à l’alimentation, dont 60 % à l’achat de pain. Un petit fonctionnaire ou un professeur du lycée français de Kaboul gagnant 50 dollars par mois, et un kilo de blé valant un dollar, nous sommes là au cœur de la pauvreté. Nous ne devons jamais oublier de confronter notre objectif légitime de restaurer la paix ou la sécurité à cette réalité : celle de la dégradation des conditions de vie d’une grande majorité de la population afghane, du fait de la crise alimentaire et de la progression de l’insurrection.

Celle-ci rend de nombreux territoires et de nombreuses populations inaccessibles au secours humanitaire, réduisant ainsi l’« espace humanitaire ». Trop souvent, malheureusement, l’insurrection confond les humanitaires avec les militaires ou les politiques. Jusqu’ici pourtant, l’action humanitaire, qui se fonde seulement sur l’évaluation des besoins des populations, où qu’elles se trouvent, avait toujours bien fonctionné en Afghanistan, même à l’époque où les combats opposaient les talibans à l’Alliance du nord du commandant Massoud. Nous pouvions alors passer sans problème d’une zone à l’autre. Massoud lui-même nous incitait à aider les populations dans les zones contrôlées par les talibans. Aujourd’hui, il est de plus en plus difficile, voire impossible, d’agir dans de nombreuses zones. C’est une véritable régression de l’action humanitaire, aux dépens de populations qui ont besoin de secours.

Paradoxalement, comme Jacques de Maïo l’a relevé, cette dégradation de la situation humanitaire coexiste avec des progrès considérables dans de nombreux domaines, tels que le domaine constitutionnel et institutionnel, celui des infrastructures, du réseau téléphonique, et même de l’éducation. C’est beaucoup moins vrai dans le domaine de l’agriculture, en dépit du National Solidarity Program, NSP, engagé dans des dizaines de milliers de villages.

La dégradation des conditions de la vie quotidienne et l’effet de la progression de l’insurrection sont aggravés par une corruption endémique, qui atteint jusqu’au gouvernement, et le narcotrafic, qui prospère dans ce contexte. Voilà autant de défis, et il est à craindre qu’ils ne pèsent plus lourd que les progrès. Du fait de l’insurrection, mais également du développement du banditisme, nous souffrons d’une insécurité croissante, dont les Afghans sont les premières victimes.

Fortes de l’expérience accumulée depuis vingt ans ou plus en Afghanistan, les ONG regroupées dans la coordination affirment les limites d’une réponse purement militaire qui ferait l’impasse sur une solution politique négociée. Ce n’est pas là une position politique ou stratégique, qu’il ne nous appartient pas de définir, mais un simple constat, fruit de notre expérience de ce pays : nous ne pensons pas que l’action militaire seule y ramènera la paix, mais qu’au contraire la guerre va nourrir la guerre. En tant qu’ONG, nous n’avons pas à nous prononcer en faveur du maintien ni du retrait des troupes de l’OTAN : nous constatons simplement qu’alors que les effectifs de l’ISAF ont doublé depuis ces dernières années, l’insurrection continue de progresser.

Il faut que vous sachiez que le Pachtounwali, code d’honneur des tribus pachtounes du sud et de l’est de l’Afghanistan, leur impose de venger la mort de membres de leur famille. Plus on tue d’insurgés, plus on fait surgir de vengeurs, dans une logique de guerre infernale. Tel est le piège où nous sommes, les Afghans et nous-mêmes.

La population afghane doit être au cœur de toute solution partout dans le pays. Ce principe ne s’impose pas seulement à toute politique d’aide ; il suppose également le respect des structures de la société afghane. Nous devons nous demander si nous n’avons pas eu le tort de vouloir imposer un modèle tout fait plutôt que de chercher à comprendre le fonctionnement et l’histoire des structures sociales afghanes. Il existe en effet une démocratie propre à l’Afghanistan, qui est celle des structures de base que sont les assemblées de village, et qui fonctionne, même si ce n’est pas parfait – mais y a-t-il des démocraties parfaites ? On aurait pu partir de cette base démocratique, plutôt que de donner aux Afghans l’impression de seulement construire à partir du sommet à Kaboul et selon des modèles qui peuvent apparaitre comme importés de l’étranger.

Il faut également respecter les structures religieuses d’un pays dont 99,9 % des habitants sont musulmans, et des musulmans extrêmement pieux. Taxer les talibans d’extrémisme fondamentaliste, voire de barbarie médiévale, c’est oublier que l’Islam est le même dans le Sud et l’Est que dans les zones centrales, chez les Hazaras, pourtant ennemis des talibans, ou dans le Panshir de Massoud. S’il existe une frange extrêmement radicale, alliée à Al-Qaïda, qui prône une révolution islamique, la majorité des talibans ne sont pas des terroristes. Depuis 2001, ces réalités sont occultées par des clichés journalistiques qui ne nous ont pas rendu service. Il est grand temps de respecter les modes de vie et les convictions religieuses de ces communautés.

Enfin nous devons permettre aux Afghans de percevoir que nous sommes venus pour eux. Même si c’est aussi dans notre intérêt, c’est d’abord pour leur être utiles que nous sommes en Afghanistan, et non pour les coloniser. Ce n’est pas en disant que nous sommes là-bas pour défendre nos valeurs – même si ce sont effectivement les nôtres – que nous y arriverons. N’est-ce pas dire en effet que nous sommes opposés aux valeurs afghanes ? Que nous leur dénions tout caractère universel, alors que l’universel peut s’exprimer sous des formes diverses ?

Nous avons le sentiment que la guerre commencée en 1979 avec l’invasion soviétique, loin de s’être arrêtée, s’étend au contraire. Aujourd’hui l’enjeu majeur est de gagner la paix ; persévérer dans une solution purement militaire ne fait qu’entretenir la guerre, d’autant que ces populations, indépendantes au point de n’avoir jamais souffert la colonisation, rustiques et combatives, ont l’avantage, outre qu’elles se battent sur leur propre terrain et qu’elles ont tout le temps devant elles, d’être versées par culture dans l’art de la guerre et de peu craindre la mort.

Mais notre responsabilité est double : si nous ne pouvons pas continuer à faire la guerre comme nous la conduisons actuellement, nous ne devons pas non plus partir en laissant le champ libre au chaos et à la guerre civile. Cela s’annonce difficile !

M. Renaud Muselier, président. Merci de cet éclairage et de ces propos pleins de passion, qui expriment votre parfaite connaissance de ce territoire et montrent la limite où se touchent constamment l'humanitaire et le politique. On ne peut pas faire de politique sans faire d'humanitaire et on peut difficilement faire de l'humanitaire sans avoir un avis politique sur la situation.

M. Henri Plagnol. Merci de cet exposé très émouvant et convaincant. Le tableau assez sombre que vous dressez recoupe la perception que Jean Glavany et moi-même avons eue lors de notre mission en Afghanistan – nous n'avons toutefois pas la prétention de croire que nous connaissons le terrain aussi bien que vous au bout de quelques jours.

Il est évident que l'on ne peut pas, même d'un strict point de vue stratégique, gagner ce conflit sans gagner les cœurs, et donc sans apporter à la population afghane le sentiment d’une amélioration. Si des progrès ont été réalisés à Kaboul et autour de la capitale, il n'est pas certain que, pour la grande majorité de la population, la vie quotidienne se soit substantiellement améliorée – elle risque d’ailleurs fort de se détériorer à court terme, notamment à cause de la crise alimentaire.

Comment les organisations humanitaires gèrent-elles le problème de la sécurité de leurs équipes ? Notre mission à Kaboul a coïncidé avec l'enlèvement d'un Français qui travaillait pour Solidarité laïque et l'ambassadeur était très préoccupé du risque de « défaite humanitaire » que vous évoquez, c'est-à-dire de la perspective de voir certaines ONG renoncer devant l'impossibilité de travailler concrètement. Comment évaluez-vous ce risque et comment y faites-vous face ?

En deuxième lieu, vous rappelez à juste titre que la guerre appelle la guerre. Or, si le conflit augmente en intensité, les populations souffriront encore davantage. Partagez-vous l'idée, qui nous a été largement exprimée lors de notre mission, que le travail humanitaire est impossible sans un minimum de paix ? Comment surmonter la contradiction liée au fait qu’il faut rétablir un certain calme dans les zones en insurrection et que cela suppose plus de moyens, avec tous les risques d'intensification que vous évoquez ?

Troisièmement, dans l'appel qu'il a lancé, votre collectif d'ONG invite à ce que l'action des ONG et l'intervention française soient au service de valeurs universelles et ne soient pas perçues par les Afghans comme menaçant leur mode de vie et leurs traditions. Quelles sont ces valeurs universelles ? Un exemple très concret est celui de l'accès des filles à l'éducation. De plus en plus souvent, en effet, les talibans s'opposent à la scolarisation des filles, allant parfois jusqu'à jeter de l'acide sur les jeunes filles qui se rendent au collège. Comment réagissez-vous à cet égard ? Quel est le point d'équilibre ? Faut-il, pour enraciner la paix, sacrifier le fondement même de valeurs universelles qui justifient notre présence en Afghanistan ?

Une dernière question, qui s'adresse peut-être plus particulièrement au CICR, dont nous avons pu mesurer l'efficacité et la remarquable capacité à dialoguer confidentiellement avec toutes les parties au nom du droit humanitaire international : pensez-vous que le processus de réconciliation nationale a une chance et, si c'est le cas, à quelles conditions ? Je suis, pour ma part, revenu d'Afghanistan assez perplexe sur ce point.

M. François Loncle. N’étant pas expert, je ne saurais me prononcer sur la justesse de vos analyses de la complexité du monde taliban. Si elles sont justes, les simplifications et la caricature que vous dénoncez ne sont pas le fait des journalistes, mais des gouvernements français et américain, qui veulent justifier un besoin d'effectifs militaires supplémentaires. La dernière question de M. Plagnol montre bien que nous ne sommes pas certains d'être d'accord avec M. Karzaï, ni même avec le gouvernement britannique, qui a préconisé des négociations avec certains éléments du monde taliban.

Ma deuxième question porte sur les conférences internationales, sorte de téléthons géants destinés à mobiliser des fonds auprès des États. De la première, qui a eu lieu à Bonn à l’initiative de Lakhdar Brahimi, à la quatrième, tenue à Paris, on les présente toujours comme des succès triomphaux qui auraient mobilisé beaucoup d'argent et réglé pratiquement tous les problèmes. Vous qui êtes sur le terrain, vous êtes bien placés pour essayer de nous faire comprendre pourquoi cet argent n'arrive pas jusqu'aux projets.

M. Jean-Marc Roubaud. Je suis sensible à l’appel de la coordination, mais la multiplication du nombre des ONG est une pure folie en termes d'efficacité. Le document que nous a remis M. Boinet est signé de vingt organisations : comment l'action pourrait-elle être coordonnée et éviter l'émiettement et la dissémination ? Ce n'est pas très sérieux.

M. Jean-Michel Boucheron. Ma question porte sur le problème de la corruption. Tous les responsables gouvernementaux ou parlementaires afghans que nous rencontrons nous reprochent de donner beaucoup trop d'argent aux ONG et pas assez au gouvernement – on sait pourquoi. Face à un système corrompu, on est tenté de donner l'essentiel de l'argent aux ONG. Il faut cependant, si l'on veut apporter une certaine stabilité à l'Afghanistan, qu'une partie de ces fonds passe par des structures afghanes. Si, comme je le crois, l'appareil politique national afghan est totalement corrompu, existe-t-il, au niveau par exemple des régions ou des villages, d'autres structures plus fiables et susceptibles d'acheminer les financements destinés aux populations ?

M. Jacques de Maïo. Vos questions situent bien certains des dilemmes et des défis qui se posent aux Afghans et à la communauté internationale, laquelle exprime elle-même des logiques très différentes. L'une d’entre elles tend à véhiculer des valeurs universelles, cette notion d’universel étant elle-même sujette à caution.

Pour ce qui est du déploiement et de la sécurité des agents humanitaires en Afghanistan, le CICR ne pense pas que la guerre devrait se traduire par une absence d'espace humanitaire – cela tient à notre histoire et à notre façon de fonctionner et vaut aussi bien pour la Somalie que pour les zones rurales du Darfour, le Vanni au Sri Lanka ou l'Afghanistan. Tout notre mode opératoire, fondé sur le droit international humanitaire, reconnaît spécifiquement, et particulièrement en situation de guerre, la validité des règles qui s'appliquent à la guerre et d'un espace humanitaire attribué à des acteurs indépendants et neutres, qui ne se laissent pas instrumentaliser par les différentes parties au conflit.

Il est cependant incontestable que la guerre se traduit par une insécurité préjudiciable à un déploiement effectif des humanitaires et que, dans le contexte afghan, la guerre s'accompagne d'une dynamique de désécurisation, liée à une criminalité croissante ; celle-ci est alimentée par des problématiques de conflit et d'insécurité complexes, touchant aussi bien au narcotrafic qu’à la gestion de fonds internationaux : il s'agit d'une économie de guerre.

Quant à la multiplication des acteurs humanitaires, dont s'est indigné un des intervenants, je me contenterai d'observer que, dans de nombreuses zones du territoire afghan, le problème n'est pas celui de la prolifération des organisations internationales, mais plutôt celui de leur absence. De nombreuses organisations interviennent à Kaboul et dans le nord du pays – certaines sous l'égide des Nations unies et d'autres, dont Solidarités et des collectifs d'ONG internationales, en s'efforçant de maintenir une indépendance qui les honore et se traduit sur le terrain par des actions très concrètes et très locales, vitales pour des communautés précises. La coordination d’ONG humanitaires est une structure complexe qui a besoin d’intervenir avec plus de rationalité, de coordination et d'intelligence.

Ce qui renvoie à la question de savoir où va l'argent. La question est sensible et je ne saurais me prononcer à ce propos au nom du CICR. Je me contenterai d'un exemple : voici quelque deux semaines, je me trouvais dans une zone pachtoune hautement sensible, qu'un journaliste américain ou européen qualifierait de terroriste. J'y ai rencontré des leaders tribaux qui sont des alliés tactiques des talibans, mais dont le programme est très local et consiste à protéger leur tribu.

Il y a vingt ans, ces gens se battaient contre les Soviétiques et le régime communiste. L'état d'esprit de l'un de ces leaders tribaux, très représentatif de celui de nombreux acteurs du conflit et de la société afghane, peut se résumer ainsi : « Il y a 20 ans, une grande puissance, accompagnée d'une coalition internationale, a tenté, par le biais d'un gouvernement reconnu par la communauté internationale, d'imposer un modèle de société comportant des volets sécuritaire, militaire, d'industrialisation, de droits de l'homme, de démocratisation – le modèle socialiste. Nous n'étions pas d'accord avec ce modèle et l'avons combattu. Vingt ans plus tard, une autre coalition internationale tente à nouveau de nous imposer un modèle de société. S’il faut choisir entre les bombardements américains, des projets humanitaires qui ne correspondent à aucun besoin, un gouvernement qui n'est pas en mesure d’assurer notre sécurité et celle de mes enfants et, de l’autre côté, un projet taliban auquel je ne souscris pas, je suis bien obligé de me ranger du côté des talibans ».

Il faut bien distinguer l’action humanitaire de la mise en œuvre clairement affichée d'un projet de renforcement du gouvernement dans les campagnes, sur laquelle un acteur humanitaire n'a pas à se prononcer, car il s'agit d'un projet politique, avec un volet sécuritaire. J’en donnerai une illustration qui vaut tant pour la solution globale de la situation que pour la mise en œuvre de l'action humanitaire : dans les zones du Sud, qui sont au cœur des enjeux du conflit et de ceux d'une possible réconciliation future, les PRT, équipes de reconstruction nationale, interviennent dans le cadre d'une articulation très étroite entre civils et militaires. L’action humanitaire est définie par des acteurs civils intervenant dans un cadre militaire. La zone est sécurisée par l'armée et l’action s'inscrit dans un projet humanitaro-politique. Dans une région marquée par la sécheresse, une faible sécurité alimentaire et le manque d'accès à des soins médicaux d'urgence, dans une région où les petites filles meurent – il n’est pas encore question de leur éducation ! –, une PRT construit une école conçue par un cabinet d'architectes au Massachusetts ou aux Pays-Bas et équipée de salles de classes mixtes. Quelques jours plus tard, un bombardement va provoquer la mort de civils dans la même région. Les leaders tribaux ne peuvent que se demander pourquoi ils n'ont pas plutôt été approchés dans un cadre communautaire pour rétablir le système d'irrigation ou pourquoi, pour ce qui est de l'éducation des filles, on n'aide pas les maîtres à dispenser une éducation primaire dans les familles, pourquoi on construit une école qui alimentera les comptes en banque de sociétés privées en Grande-Bretagne ou ailleurs, mais qui ne correspond pas à leurs besoins ni à leurs priorités et qui, en outre, sera détruite au bout de quelques semaines par les talibans et présentée comme un exemple des tentatives visant à désislamiser la société et à imposer une éducation venue de l'extérieur – sachant qu'il n'y a, de toute façon, pas de maître d'école…

Quant à la réconciliation, il est de pur bon sens qu’il ne saurait y avoir de solution purement militaire en Afghanistan. L’histoire le montre bien : les Afghans se sont débarrassés successivement des Mongols, des Britanniques et des Soviétiques. La démographie galopante du pays leur permet d’accepter une doctrine fondée sur le don de soi, le pachtounwali et la résistance à tout modèle imposé de l’extérieur. Au demeurant, les Afghans ne cessent de se parler, et n’ont jamais cessé. La presse se saisit parfois d’initiatives diplomatiques très médiatisées qui peuvent être soutenues par le royaume saoudien ou articulées par des acteurs politiques importants, comme le président Karzaï, auquel répondent le mollah Omar depuis sa cachette ou d’autres représentants talibans. Pour le CICR, il ne peut donc, je le répète, y avoir de solution purement militaire et la réconciliation est fondamentalement de nature politique. Le concept même de réconciliation a fait l’objet de tentatives de manipulation et d’instrumentalisation de la part des parties au conflit. Encourageons les dynamiques qui vont dans le sens d’un règlement.

En tant que témoin privilégié sur le terrain, je souligne que ce processus doit être mené sur une base communautaire. Le conflit afghan n’est pas, en effet, un conflit binaire qui opposerait un gouvernement central à une organisation bien structurée contrôlant certains territoires, mais plutôt, comme cela a toujours été le cas, un combat entre le centre et la périphérie. Le concept même de modèle centralisé de gouvernement, défini à Bonn, montre aujourd’hui ses limites. La réconciliation doit être locale et intégrer les différents paramètres du conflit, qui vont du narcotrafic aux bombes qui touchent la population.

La sécurisation est donc extrêmement importante. La sécurité est en effet la première chose que demandent les Afghans dans les provinces de Helmand, d’Uruzgan ou du Ningarhar, où les Français sont déployés. Or, si l’armée est reconnue comme une organisation structurée, fiable et relativement exempte de corruption, il n’en va pas de même pour la police. Les victimes des criminels qui se sont emparés de leurs biens de subsistance, ont volé la chèvre qui permet la survie de toute la famille, leur interdisent l’accès au marché ou détruisent des systèmes d’irrigation, ont le choix entre une police corrompue et inefficace ou ceux qui assurent une certaine sécurité au niveau local, laquelle se paie par le projet de société théocratique extrême des talibans.

M. Alain Boinet. Jusqu’en 1994, les talibans n’existaient pas en Afghanistan : les Afghans ainsi nommés qui se rendaient au Pakistan étaient des étudiants en religion et ne représentaient pas un mouvement politique ou militaire. Pendant toute la guerre contre les Soviétiques et la guerre civile qui a ensuite opposé les partis de la résistance, on n’a jamais employé le mot de « taliban ». Le mouvement taliban est né dans la région de Kandahar avec pour projet d’en finir avec les chefs de guerre, les exactions et le désordre. Ils ont voulu désarmer toutes les parties pour établir l’ordre et la sécurité, et c’est ce qui a assuré aux talibans un grand succès. Quand les talibans ont pris Kaboul en 1996, ils ont cherché à imposer leur conception de l’islam et leur mode de vie à une population urbaine. Ensuite, ils se sont heurtés aux communautés hazâras (chiites), vivant dans le centre du pays, et surtout aux tadjiks. Pourtant, les pratiques sociales et religieuses sont extrêmement comparables dans l’ensemble des zones rurales du pays, toutes ethnies confondues. Ces communautés se sont opposées aux talibans pashtoun qui, de fait, étaient en train de refaire par la force l’unité de l’Afghanistan comme leurs ancêtres l’avaient réalisée en 1747. Cela explique pourquoi les chefs d’Etat en Afghanistan ont toujours été pachtoun.

Initialement, les talibans n’étaient donc pas alliés des terroristes d’Al-Qaïda et ce ne sont pas eux qui ont fait venir les combattants arabes que j’ai vus arriver en Afghanistan à partir de 1986 – nombreux à Kandahar, dans le Pandjchir, dans les rangs des combattants de Massoud. Ces combattants arabes venaient pour combattre les Soviétiques et on ne parlait pas d’Al-Qaïda. Il faut être conscient de cette histoire pour ne pas répéter les erreurs passées.

Pour ce qui est de la sécurité, vous avez évoqué le cas de Dany Egreteau, membre de Solidarité laïque qui a été enlevé à Kaboul. L’insécurité qui règne aujourd’hui jusqu’à Kaboul est nouvelle et inquiétante pour nous. Elle aura un effet sur notre capacité à mettre en œuvre l’aide humanitaire. Une ONG française a décidé, après la prise d’otages de deux de ses membres l’été dernier dans la province du Hazaradjat, dans la région de Day Kundi, de travailler en « remote control », avec des équipes afghanes sur le terrain et cinq expatriés à Kaboul, qui se rendent sur place quand ils le peuvent. Une autre ONG, qui gère 90 cliniques dans l’Est du pays, dans des zones comme la région de la Kunar qui étaient considérées comme relativement sûres encore au printemps– la chef de mission pouvait alors remonter en voiture jusqu’en haut de la Kunar –, ne compte plus d’expatriés et a décidé de quitter Kaboul. Même à l’Est, donc, entre Kaboul et la frontière pakistanaise, l’insurrection a beaucoup progressé. Chaque association gère à sa façon le problème de sécurité auquel nous sommes tous confrontés. Solidarités a décidé, comme d’autres associations, de maintenir toute son équipe en Afghanistan. Nos équipes, qui comptent dix afghans pour un expatrié, comportent des cadres afghans avec qui nous travaillons depuis très longtemps et qui sont des gens de confiance. Il est cependant certain que le développement de l’insécurité et du banditisme va réduire l’aide humanitaire et internationale.

Vous avez justement souligné que l’aide humanitaire avait besoin de calme, mais c’est le contraire qui se produit.

Quant à la négociation, les populations doivent être au cœur de toute solution. Il semble d’ailleurs que les militaires français – entre autres – aient décidé de mettre les populations au cœur de leurs préoccupations. On peut cependant le faire pour des raisons différentes : pour les populations elles-mêmes et pour leur avenir, ou dans une démarche anti-insurrectionnelle et anti-guérilla, qui revient à les utiliser pour l’emporter contre l’insurrection. Or, il me semble que nous avons dépassé le stade où cette démarche serait possible. Il faut donc à la fois une politique de proximité avec les populations qui leur permette de comprendre que nous ne sommes pas là pour nous, mais pour elles, et une négociation politique. Jusqu’à présent, en Afghanistan, la doctrine américaine consistant à « gagner les cœurs et les esprits » est un échec. Il faut le faire, dans toute la mesure du possible, d’une manière plus effective et plus sérieuse, mais à condition que ce ne soit pas la seule démarche, faute de quoi nous n’aurons fait que gagner un peu de temps.

J’étais en 1984 en Afghanistan avec Bernard Kouchner. Il faudrait l’écouter quand il dit qu’il existe plusieurs sortes de talibans et qu’il ne faut pas rêver de mettre en place en Afghanistan une démocratie à la suédoise. Il y a des talibans avec lesquels on peut parler, et d’autres avec lesquels c’est impossible. La vraie rupture est avec les talibans qui partagent avec Al-Qaïda un agenda international et le terrorisme. Ces points ne sont pas négociables – et le sont d’autant moins que ces gens utilisent des méthodes auquel aucun humanitaire ne peut souscrire, comme les attentats aveugles.

Il faut, en revanche, parler avec les talibans qui poursuivent un agenda afghan et qui, ne se reconnaissant pas dans le gouvernement, ont pris les armes. Il faudra négocier avec eux et faire probablement des concessions de part et d'autre. Il faut que le gouvernement ressemble un peu plus à l'Afghanistan, car il est actuellement très coupé de la société. Certains amis afghans bien placés dans le dispositif nous disent que les ministres du gouvernement de Hamid Karzaï ne se parlent pas ni ne se rencontrent entre eux ; la légère amélioration observée ces derniers mois est principalement due au fait que l'insurrection progresse.

Pour ce qui est des fonds promis lors des conférences internationales, je rappelle que, sur les 25 millions de dollars que la communauté internationale s'est engagée à fournir jusqu'à la conférence de Paris, 15 milliards seulement ont été déboursés.

Cette aide internationale représente 90 % des dépenses publiques de l'Afghanistan : elle est donc utile. Quarante pour cent de cette aide passent par le gouvernement, et le reste par les agences des Nations Unies, les acteurs de l'humanitaire ou les acteurs de la reconstruction, dont les PRT, c’est-à-dire aussi des acteurs militaires, ainsi que par des sociétés privées – car les routes n'ont pas été faites par les ONG, le CICR où les Nations Unies, mais par des entreprises chinoises ou pakistanaises, par exemple. On trouve aussi pléthore de bureaux d’étude et d’experts de l’Afghanistan qui se sont établis comme tels fin 2001. Il est scandaleux de payer si cher ces experts – entre 250 000 et 500 000 dollars par an alors que nous manquons de ressources pour aider les plus pauvres, et c’est plus scandaleux encore quand on voit à quoi servent leurs rapports.

Il n’y a pas trop d’argent, ni trop d’ONG. L’Afghanistan, avec 650 000 kilomètres carrés, une altitude moyenne de 2 000 mètres, est coupé du Nord-Est au Sud-Ouest par l’Hindou Kouch, qui prolonge l'Himalaya. C’est un pays cloisonné, qui connaît en outre des étés très chauds et des hivers très rigoureux. Lorsque je m’y suis rendu pour la première fois, en 1981, le pays comptait de 16 à 17 millions d'habitants. Les Afghans sont aujourd'hui 25 millions. L’accroissement annuel de la population est de 500 000 à un million de personnes et la moitié des habitants a moins de 20 ans. Il n'y a donc pas assez d'ONG ni d'aide humanitaire en Afghanistan.

M. Jean-Marc Roubaud. Continuez donc comme ça, au lieu de créer des synergies !

M. Alain Boinet. Les synergies existent. Le collectif que j'ai évoqué coordonne 20 ONG françaises. À Kaboul, ce sont 90 ONG qui sont coordonnées dans le cadre d’ACBAR. Nous travaillons aussi avec les missions des Nations Unies en Afghanistan et sommes en rapport avec les ambassades.

M. Jean-Marc Roubaud. Chacun sait que l’émiettement est source de moindre efficacité. Vous n’allez pas réinventer le monde aujourd’hui ! N’essayez pas de nous convaincre, mais plutôt de vous remettre en question. N’entretenez pas des îlots de pouvoir dérisoire !

M. Alain Boinet. Dans un pays compartimenté qui compte des dizaines de milliers de villages, pour aider les gens, il faut des acteurs nombreux qui puissent aller partout. Il faut, bien évidemment, une coordination au sommet, mais, à la base, il faut être dans les villages.

M. Jean-Marc Roubaud. Quel temps perdu pour la coordination !

M. Jean-Michel Boucheron. Avez-vous eu l'occasion de vous exprimer devant les responsables politiques et militaires de la coalition comme vous venez de le faire devant nous ?

M. Alain Boinet. Pas personnellement, mais d’autres l’ont fait, comme Bernard Kouchner, qui a une vue assez réaliste de la situation. La question est aussi de savoir quel peut-être le poids de la France en Afghanistan, en particulier face aux Américains. Le 22 septembre, nous avons indiqué à Bernard Kouchner que notre plus-value ne consistait peut-être pas à nous aligner, mais à adopter une approche plus pertinente, plus intelligente et plus efficace. Il s'agit de faire la différence dans le sens de la paix, afin de ne pas la perdre – pour nous et pour les Afghans.

Si l'intérêt porté aux populations n'est qu'une technique militaire anti-insurrectionnelle, cela ne suffira pas. Il faut désarmer les combattants talibans en parlant avec eux et en imaginant peut-être à Kaboul une représentation qui les intègre jusqu'à un certain point, qui est à négocier, tout comme par exemple l'accès des filles aux écoles. Je précise à ce propos que, dans des zones considérées aujourd'hui comme contrôlées par les talibans, j’ai réalisé des programmes dans le cadre desquels les petites filles allaient à l'école, mais la question avait été discutée dans le village et décidée avec les responsables tribaux et les familles, et non pas imposée par le pouvoir central et accompagnée de manuels incompréhensibles. Quand l’Etat tient un discours inaudible dans les campagnes, c'est un grand échec et la population a l'impression qu'on va lui imposer quelque chose qu’elle ne veut pas.

M. Renaud Muselier, président. Nous nous éloignons un peu de la réalité politique et stratégique du dispositif. Malgré toute l'amitié que je vous porte, monsieur Boinet, je n'accepte pas que l’on dise que nous subissons un échec en Afghanistan. Nous ne sommes pas allés là-bas pour nous faire plaisir ! Nous n'y sommes pas chez nous et nous ne pouvons pas y rester. Il n'y a pas de solution militaire à cette situation. Si nous sommes allés en Afghanistan sous le mandat des Nations Unies, au lendemain du 11 septembre, c’est parce que les talibans étaient alliés à M. Ben Laden qui avait détruit les tours jumelles. L'intervention en Afghanistan votée à l'unanimité par le conseil de sécurité des Nations unies était précisément destinée à nous préserver d’une action extérieure qui mettait en péril nos démocraties. En engageant dans ce cadre une démarche militaire, l’ensemble des nations a soutenu les États-Unis, mais aujourd'hui, l'intervention engagée sous le mandat de l'ONU est enlisée. La situation est compliquée et il faut trouver une solution politique pour une sortie qui ne peut en aucun cas être uniquement militaire. Il faut compter avec toute la complexité des traditions afghanes et trouver des équilibres en s'impliquant auprès de la population.

Mme Françoise Hostalier. J'adhère à la position du collectif, dont je suis membre par ailleurs. Je suis d’accord d’autre part avec ce que dit M. Muselier sur ce qui s’est passé après le 11 septembre. Mais je tiens à souligner qu'il existait, bien avant le 11 septembre, une coopération française historique avec l'Afghanistan, et certaines associations y étaient présentes depuis plus de 25 ans. Mais aujourd’hui s’opère une sorte de collusion entre cette tradition et la démarche militaire postérieure au 11 septembre.

Nous arrivons donc à la croisée des chemins. L'aspect militaire a ses limites ; il faut certes, à mon avis, le maintenir et le renforcer, mais en le limitant précisément aux questions militaires. Chacun doit rester sur le terrain qui est le sien. La France a, en revanche, absolument besoin de s'appuyer sur le tissu des ONG afin de redonner au peuple afghan confiance en lui-même. Certes je ne partage pas tout à fait la position qui a été exprimée à propos des écoles, car je me souviens combien nous étions fiers, lors de la rentrée des classes du 21 mars 2002, de ce qui avait été accompli dans ce domaine symbolique. Mais la question reste de savoir comment rendre au peuple afghan confiance dans son devenir et dans son potentiel. À cet égard, nous sommes aujourd’hui en échec.

M. Renaud Muselier, président. Messieurs, je vous remercie. Vous aurez pu constater à quel point les parlementaires, toutes tendances confondues, sont attachés à l'action internationale et aux positions de la France dans cette partie stratégique du monde. Nous sommes très présents dans ce pays où beaucoup d'argent est englouti, avec des résultats très relatifs pour la population. Pour m'être rendu souvent à Kaboul, je n'ai pas constaté que le pays soit devenu plus tranquille au fil des ans. À Kaboul même, il semble qu’il faille franchir des check points de plus en plus nombreux dans une ville où circulent de plus en plus d'hommes armés jusqu'aux dents. La capitale ne semble pas connaître un développement qui rayonne sur l'ensemble du pays. Notre présence dans ce pays, dans le cadre du mandat des Nations Unies, doit être au bénéfice de la population et une solution politique globale s'impose.



La séance est levée à onze heures trente


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