Convention France-Brésil relative à la coopération dans le domaine de la défense et au statut de leurs forces (n° 1265)
La séance est ouverte à dix heures trente
La commission examine, sur le rapport de M. Jean-Claude Mignon, le projet de loi autorisant l'approbation d'un accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérative du Brésil relatif à la coopération dans le domaine de la défense et au statut de leurs forces (n° 1265).
M. Jean-Claude Mignon, rapporteur. L’accord, signé le 29 janvier 2008 par la France et le Brésil, relatif à la coopération de défense et au statut des forces, est un des éléments majeurs de notre nouvelle stratégie de partenariat avec ce grand pays.
Le Brésil est en passe de s’imposer comme l’une des puissances majeures du sous-continent sud américain. Ses caractéristiques démographiques et géographiques en font un candidat naturel au rôle de leader régional, et il conduit aujourd’hui une politique internationale active, très autonome, principalement tournée vers les autres puissances émergentes.
Le Brésil a ainsi noué des partenariats importants avec la Chine, qui est son troisième partenaire commercial. De plus, il a fondé, avec l’Inde et l’Afrique du Sud, le groupe IBAS, qui s’est engagé à coopérer sur les questions économiques, politiques et culturelles. Enfin, le Brésil cherche à s’assurer une place en Afrique, en participant notamment à la Zone de paix et de coopération de l’Atlantique Sud.
Toutefois, en matière de défense, l’influence du Brésil n’est pas comparable à la place qu’il occupe sur le plan économique. Malgré les efforts fournis pour promouvoir le Conseil sud-américain de défense, les négociations n’ont pas encore permis de déboucher sur un compromis. Par ailleurs, même si le Brésil est un contributeur significatif des opérations de maintien de la paix, avec plus de 1 200 hommes déployés à ce titre, soit 20 % des troupes latino-américaines mises à la disposition de l’ONU, la majorité des troupes brésiliennes sont situées sur le sol haïtien, prouvant ainsi le souci principalement régional et sécuritaire qui anime le Brésil dans ses choix militaires.
Dès lors, afin de rendre plus légitime sa candidature à un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies, plusieurs responsables militaires ont insisté sur la nécessité d’asseoir la crédibilité des armées brésiliennes.
Celles-ci disposent d’environ 300 000 militaires, et 40 000 civils. A part la force aérienne, qui bénéficie de la commande de nouveaux matériels et de la rénovation de l’existant, les autres composantes utilisent des équipements plutôt anciens, uniquement voués à remplir les missions traditionnelles de l’armée brésilienne, à savoir la surveillance de l’immense territoire national, notamment la zone amazonienne et la zone économique exclusive, ainsi que la sécurité des frontières.
Cependant, depuis plusieurs années, des réformes importantes ont été menées afin de doter le Brésil d’un outil militaire adapté à ses ambitions. La publication d’un nouveau document d’orientation stratégique, équivalent de notre livre blanc, et l’augmentation conséquente du budget de la défense, qui est passé de 2 à 3 % du PIB entre 2007 et 2008, ont montré que le Brésil a décidé de développer son outil militaire et de réorganiser son armée.
Principalement centrée sur les différentes composantes de l’armée, la structure actuelle du commandement rend difficile la coopération interarmées, pourtant privilégiée dans toutes les armées modernes, notamment en France. C’est une des raisons pour lesquelles le Brésil s’est tourné vers notre pays en matière militaire, alors que le partenariat avec les Etats-Unis dans ce domaine reste très peu développé.
Les relations franco-brésiliennes en matière de défense ont en effet déjà donné lieu à de nombreux projets communs. Une rencontre annuelle entre les états-majors interarmées est ainsi organisée depuis plusieurs années, ainsi que des échanges d’officiers en vue de leur formation. Environ cinquante officiers brésiliens ont ainsi suivi le cursus du Collège interarmées de défense depuis 1993.
Chaque armée coopère également pour des missions précises. Les Forces armées en Guyane rencontrent régulièrement leurs homologues brésiliens, qui assurent la surveillance du fleuve frontière Oyapock. Les deux marines participent également à de nombreuses actions communes, afin d’offrir aux deux Etats tous les instruments nécessaires à la surveillance de la mer. Enfin, l’armée de l’air brésilienne est une des composantes de l’exercice « Croix du Sud », avec la France, l’Australie, le Chili et l’Argentine.
Déjà importante, la coopération militaire entre nos deux pays devrait encore se développer dans les prochaines années. A l’occasion de la rencontre entre les deux chefs d’Etat organisée le 12 février dernier, il a été annoncé la conclusion d’un partenariat stratégique, avant la fin de l’année. Ce nouvel accord permettrait d’étendre les relations franco-brésiliennes dans sept domaines, dont quatre concernent tout particulièrement la défense.
La France s’engage ainsi à participer aux programmes de renouvellement de la flotte de sous-marins brésiliens. Elle sera également un partenaire du programme « FX2 » qui prévoit l’acquisition d’une quarantaine d’avions de combat. Elle devrait être consultée afin de doter les armées brésiliennes d’un nouvel équipement pour les soldats de l’armée de terre, comparable à notre système « Félin ». Enfin, une coopération accrue dans le domaine spatial devrait être proposée, alors même que, dans ce domaine, le Brésil privilégie aujourd’hui la Chine.
L’accord du 29 janvier 2008 remplit donc un double objectif : fournir un cadre plus stable aux coopérations déjà engagées, et permettre le développement de projets plus importants dans le domaine de la défense.
A cette fin, il offre aux forces présentes sur le territoire de l’autre pays au titre des activités communes, des droits particuliers, en tout point comparables à ceux prévus par le texte de référence en la matière, signé le 19 juin 1951 dans le cadre de l’OTAN. La principale particularité du statut des forces militaires, hormis les facilités offertes pour entrer et résider sur le territoire, relève de la procédure judiciaire.
Les militaires participant à des actions communes se voient ainsi soustraits aux juridictions de l’Etat d’accueil, dans la mesure où les infractions qui leur sont reprochées ont été commises dans le cadre du service, et sous réserve qu’elles n’aient pas été consécutives à une faute lourde ou intentionnelle. Preuve de la confiance réciproque qu’implique une coopération militaire renforcée, ce principe a pour corollaire la renonciation, par les parties, à toute demande indemnitaire pour des infractions commises dans le cadre du service, avec les mêmes exceptions liées au caractère de la faute.
En plus de ces stipulations, l’accord franco-brésilien précise les types d’actions que la France et le Brésil peuvent mener au titre de leur coopération. J’ai reçu confirmation par le ministère de la défense que, malgré le nombre très important de projets ouverts à la coopération, le transfert de technologies nucléaires n’était pas couvert par la coopération de défense entre nos deux pays.
L’accord du 29 janvier 2008 offre donc aux armées françaises et brésiliennes les conditions juridiques nécessaires à leur bonne coopération. Conforme aux normes internationales en vigueur dans ce domaine, il ne contient aucune stipulation qui ferait courir un risque, tant à notre sécurité qu’à la défense de nos intérêts, dont fait partie la protection des technologies stratégiques. De plus, cet accord s’inscrit dans un large mouvement de rapprochement entre notre pays et une grande puissance émergente. Par ailleurs, le choix des nouveaux équipements de l’armée de l’air brésilienne sera fait avant la fin de l’année 2009. La France est en compétition avec les Etats-Unis et la Suède, et nos industries peuvent emporter un contrat important.
Il existe, au Brésil, une forte volonté de coopérer avec la France, comme l’a montré la rencontre entre le Président Lula et le Président Sarkozy. Tous ces éléments plaident en faveur de l’approbation de cet accord.
M. Axel Poniatowski, président. Je saisis l’occasion de l’examen de ce projet par notre commission pour rappeler la diminution drastique, depuis deux ans, des crédits de la direction de la coopération militaire et de la défense du ministère des affaires étrangères et européennes. Pour 2009, ce budget passera de 97 à 88 millions d’euros et cette baisse de près de 10 millions d’euros concernera les crédits d’intervention – c’est-à-dire notamment nos actions de formation des armées et de nos officiers – dont le montant atteindra 25 millions d’euros contre 35 millions d’euros en 2008.
Les intentions du Gouvernement montrent que le Brésil reste un partenaire privilégié. Toutefois, notre effort global en matière de coopération militaire en Amérique latine va baisser, ce qui pose un véritable problème et nous appelle à la vigilance. Il s’agit de s’assurer, pour l’avenir, que le Brésil ne constituera pas une exception.
Conformément aux conclusions du rapporteur, la commission adopte le projet de loi (n° 1265).
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Communication de MM. Henri Plagnol et Jean Glavany sur leur déplacement en Inde, Afghanistan et Pakistan
M. Jean Glavany : La réunion de ce jour vise à vous livrer, oralement, un rapport d’étape sur la mission qu’Henri Plagnol et moi avons effectué en Inde, en Afghanistan et au Pakistan. Notre rapport a en effet pour objet de replacer le conflit d’Afghanistan dans son contexte régional. Nous effectuerons en janvier 2009 une seconde mission au Tadjikistan, en Iran et à nouveau en Afghanistan, avant de vous présenter le rapport final à la fin du mois de janvier ou au début du mois de février.
Les résultats de notre mission peuvent être analysés en quatre volets : la situation militaire, le processus de réconciliation nationale, l’aide au développement et le renforcement de la démocratie, enfin le caractère régional du conflit.
Le cœur de notre rapport n’est pas l’évaluation de la situation militaire, sur laquelle nos collègues François Lamy et Pierre Lellouche élaborent un rapport au nom de la commission de la Défense. L’évaluation de cette situation était néanmoins indispensable avant de procéder aux analyses politiques. Il convient, à cet égard, de rappeler l’objectif premier de notre opération en Afghanistan: chasser les talibans du pouvoir. Cet objectif a été atteint. L’ensemble des responsables politiques afghans que nous avons rencontrés se réjouissent du départ des talibans.
Nous avons également rencontré les militaires français à Kaboul, et nous les avons trouvés motivés et passionnés par leur mission, déterminés à l’accomplir et en même temps très lucides sur les difficultés qu’ils affrontaient. Les problèmes logistiques qui ont été révélés par la tragique embuscade du mois d’août dernier, sont progressivement en voie d’être résolus.
Le deuxième objectif est d’empêcher le retour des talibans. Il est également atteint. Il y a certes une nette recrudescence des combats en province, autour de Kaboul et à Kaboul même, mais s’agissant de la capitale, l’insécurité est due à de petits groupes qui font clairement régner un climat de guerre et mettent la ville en état de siège, sans toutefois être en mesure de s’emparer à nouveau du pouvoir. Dans ce contexte difficile, les progrès de l'armée nationale afghane (ANA) apparaissent comme un élément encourageant. Ils nous ont été soulignés par les militaires français. La police est en revanche dans un état plus préoccupant.
Il me semble en revanche impossible – mais je n’engage que moi par ces propos – d’infliger une défaite militaire décisive aux talibans, en raison de la nature du terrain, de la nature de l’adversaire qui forme une nébuleuse mêlant les terroristes d’Al Qaïda et les talibans pachtounes, bien insérés dans la population, capables de se déplacer rapidement. Malgré de notables succès, la coalition est loin d’une victoire militaire. La présence des troupes de la FIAS se justifie néanmoins comme appui à toute solution politique, ainsi que pour laisser le temps à l’ANA de se former.
Dans ce contexte difficile, le processus de réconciliation nationale est devenu un élément du débat politique en Afghanistan. Amorcé par le Président Karzaï, il est critiqué par ceux qui y voient une manœuvre électorale à la veille du scrutin présidentiel de 2009. Il existe un front qui rejette toute idée de négociation avec les talibans, qui réunit la plupart des responsables politiques d’Inde et les Afghans opposants au Président Karzaï. L’Inde rejette toute analyse qui nuancerait le radicalisme des talibans et opèrerait une distinction entre talibans acceptables et inacceptables. Le terrorisme islamique dont elle est victime depuis quatre ans (plus de 500 morts, de s milliers de blessés) la conduit évidemment au rejet d’Al Qaïda et de ses alliés et ne la prédispose pas officiellement à soutenir un dialogue avec les talibans, même si elle connaît bien l’ethnie pachtoune. Elle attend avant tout que le gouvernement pakistanais rétablisse son autorité sur l’ensemble de son territoire et jugule l’islamisme radical.
La réalité politique afghane se caractérise néanmoins par de nombreux canaux officieux de négociation, comme, à titre d’exemple :
- Le frère du Président Karzaï, en Arabie Saoudite, lors d’un pèlerinage à La Mecque, a consulté des talibans.
- Les britanniques, apparemment avec des adversaires du Président Karzaï, qui nourrit depuis une hostilité certaine à l’encontre de la Grande-Bretagne.
- La Girgalaï, « petite girga ou assemblée » qui s’est réunie les 27 et 28 octobre dernier avec l’accord du Pakistan, pour une amorce de solution politique avec des chefs de tribus pachtounes.
L’ensemble de la société afghane est actuellement engagé dans un processus de réflexion sur son avenir, chacun ayant clairement conscience qu’une solution purement militaire est impossible.
M. Henri Plagnol : Je partage les analyses de M. Jean Glavany sur la situation militaire et politique. En ce qui concerne l’aide au développement et le renforcement de la démocratie, nous sommes face à de grandes inquiétudes. Certes le cours de la vie civile reprend partout, avec le développement du réseau routier, la scolarisation d’un nombre croissant d’enfants, y compris des filles et le développement du système de santé. Mais la bataille du développement est en voie d’être perdue. Il y a des risques de famine, le trafic de drogue s’accroît. Les critiques contre l’aide internationale sont générales et peuvent être ainsi résumées :
- L’absence de coordination entre bailleurs et donateurs, et une trop grande dispersion des fonds de l’ONU. Malgré la mise en place d’une stratégie nationale de développement (afghan national development strategy), que le gouvernement a du mal à mettre en œuvre, par manque de fonctionnaires qualifiés, l’administration afghane ne sait pas quelles actions sont conduites sur son territoire. 80% de l’aide internationale ne passe pas devant le gouvernement afghan.
- La concentration de l’aide sur les villes alors que 80% de la population afghane est rurale. Des zones entières du pays ne reçoivent aucun investissement, ce qui les maintient dans la pauvreté, favorise la production d’opium, conduit à un exode rural lui-même générateur du sous-emploi dans les villes.
- Le décalage entre le montant des aides, rendu public, et l’attente de la population, est si important qu’il a généré une immense frustration. Les idéaux portés par l’Occident ne peuvent dans ces conditions ne rencontrer qu’un écho limité auprès d’une population parfois sujette à la famine, souffrant de sous-emploi et victime de l’insécurité.
Il convient de redéfinir les objectifs comme les modalités d’octroi de l’aide internationale, à l’aune de la réalité afghane et de ce que constatent sur le terrains nos diplomates comme les ONG. Il est inutile de nourrir des illusions sur la démocratie afghane quand les parlementaires ne peuvent même pas se rendre dans leurs circonscriptions pour d’évidentes raisons de sécurité, quand les élites afghanes, souvent brillantes, admettent elles-mêmes mal connaître leur pays ou quand nous-mêmes sommes obligés de laisser de côté la défense des Droits de l’Homme pour ne pas gêner l’action du président Karzaï. Notre présence en Afghanistan se justifie plus modestement par l’espoir de voir les Afghans reprendre en main leur destin, ce qui n’est plus le cas depuis trente ans.
J’en arrive à la dimension régionale du conflit, qui concerne autant, sinon plus, le Pakistan que l’Afghanistan. Les Etats-Unis affirment depuis plusieurs mois que le Pakistan est la clé de voûte de la région, et que la solution du conflit passe par ce pays. Je suis pour ma part revenu du Pakistan avec un certain pessimisme. Le Pakistan est en effet le champ de plusieurs conflits parallèles, intérieurs et extérieurs, qui trouvent pour certains leur origine dans le conflit afghan, ou ont des répercussions sur ce conflit :
- Le développement d’un Islam radical, d’origine wahabite (alors que le Pakistan est d’obédience soufie) qui trouve dans la pauvreté et l’impopularité de la guerre d’Afghanistan un terreau favorable. On ne peut qualifier le développement de cet islam de lame de fond, mais il se diffuse dans plusieurs régions du pays. Dans un pays où l’enseignement scolaire public ne représente que 0,8% du budget, les écoles coraniques (madrasahs) sont le seul lieu d’éducation des enfants pauvres, qui y reçoivent un repas par jour et y apprennent par cœur le Coran (en Arabe littéraire alors que leur langue natale est en général l’Ourdou), la lecture et le calcul. Les milliers de madrasahs ne sont pas toutes des foyers d’Islamisme radical, mais certaines ont été identifiées comme des centres de recrutement. .
- Des affrontements entre l’armée pakistanaise et les tribus pachtounes du Nord Ouest, à la demande des Etats-Unis, qui font désormais du conflit d’Afghanistan une guerre civile pakistanaise.
Le gouvernement pakistanais affronte un fort clivage, entre sa population largement anti-américaine, voire globalement anti-occidentale, et la nécessité de conserver ses alliances avec les Etats-Unis et l’Europe, alors que son pays est fragile et fait face à un effondrement de ses avoirs financiers. A cet égard, par crainte d’être soupçonné d’allégeance aux Etats-Unis et au sionisme dont pourrait le qualifier la presse, le Président Zardari a été contraint de donner l’impression de consulter les alliés traditionnels du Pakistan, comme l’Arabie saoudite, avant de négocier un emprunt auprès du Fonds monétaire international. De manière générale, il semble que le fossé se creuse entre une population pakistanaise globalement pauvre et une élite politique brillante, formée de grands propriétaires fonciers, qui méconnaît les réalités sociales du pays qu’elle dirige.
L’autre grand problème est l’absence de contrôle du pouvoir civil sur l’armée. Ce problème a des répercussions régionales directes, plusieurs interlocuteurs nous ayant affirmé que l’armée pakistanaise avait un intérêt direct à maintenir la tension avec l’Inde pour conserver son importance comme ciment de la société. Les attentats ayant frappé l’Inde – le dernier en date à Bombay – sont à replacer dans ce contexte. Si la détente entre l’Inde et le Pakistan est de nature à contribuer au retour à la paix en Afghanistan, ceux qui ne souhaitent pas la paix ont tout intérêt à faire renaître le traditionnel conflit entre hindous et musulmans et à raviver la tension au Cachemire. Les talibans ne s’y sont pas trompés, qui ont proposé une trêve à l’armée pakistanaise si elle mettait effectivement en œuvre le renforcement de ses effectifs au Cachemire à hauteur de 100 000 hommes supplémentaires, comme l’état-major l’a annoncé.
Ce scénario est redouté par les Etats-Unis qui militent pour que le Pakistan recouvre le contrôle de sa frontière avec l’Afghanistan, même si cette politique s’effectue au prix d’une véritable guerre civile. C’est en effet contre des Pachtounes de nationalité pakistanaise que l’armée d’Islamabad mène une guerre désormais très impopulaire.
Le rétablissement de la confiance entre l’Inde et le Pakistan exigera des concessions de part et d’autre : soutien réel de l’Inde au pouvoir civil en place à Islamabad, évolution de sa position au Cachemire où stationnent 400 000 soldats indiens, lutte réelle du gouvernement pakistanais contre les fondamentalistes musulmans… Si l’Inde et le Pakistan prennent conscience que le fondamentalisme islamique est devenu leur ennemi commun, les deux pays trouveront, logiquement, un intérêt commun à contribuer à la paix en Afghanistan.
Dans ce contexte, la diplomatie française peut jouer un rôle utile car les Pakistanais ne craignent pas que notre pays porte atteinte à leur souveraineté. Il convient toutefois de renforcer nos moyens dans ces deux pays, si nous voulons que nos diplomates, tous de très grand talent dans cette région, contribuent à une solution qui passe obligatoirement par la réconciliation indo-pakistanaise.
M. Jean Glavany. Avant de passer aux questions, je tiens à rendre hommage aux diplomates de nos trois postes à New Delhi, Kaboul et Islamabad, qui accomplissent un remarquable travail alors qu'ils sont en sous-effectif, dans un contexte souvent dangereux. Je suis heureux de souligner que notre pays dispose avec eux de professionnels efficaces et expérimentés dans cette région du monde.
Le Président Axel Poniatowski. Ne serait-il pas utile de mieux connaître les différentes composantes de ceux que l’on appelle les talibans ? Il semble que certains soient des « étudiants en religion » traditionnels, tandis que d’autres sont des nouveaux venus qui émanent des « seigneurs de la guerre » et qu’il y a aussi une part importante de non-Afghans. Il faudrait parvenir à se faire une idée du rapport de force entre eux.
Dire que l’Occident est en train de perdre la bataille du développement en Afghanistan, c’est à la fois très grave et tout à fait exact. Malgré l’énormité des moyens financiers – 20 milliards de dollars ont été promis à la conférence de Paris –, la population ne ressent aucune amélioration. Les Etats du Golfe y consacrent aussi des sommes considérables, notamment dans le domaine de l’agriculture. N’y a-t-il pas, parmi tous les programmes qui sont menés, certains qui réussissent et dont on pourrait s’inspirer ?
La clé de la paix est sûrement au Pakistan. Dans ce pays, depuis toujours, coexistent un pouvoir civil et un pouvoir militaire. Comment fonctionnent-ils ? Où le vrai pouvoir se trouve-t-il ? La lutte contre les talibans dans le Nord-Ouest du pays est conduite par l’armée. N’existe-t-il pas un risque de conflit entre les deux pouvoirs ?
M. Jean-Claude Guibal. Au-delà des événements quotidiens, que ce passe-t-il réellement dans cette région du monde ? Quelles forces sont-elles à l’œuvre ? Pourquoi ces populations sont-elles aussi perméables au wahabisme et au terrorisme islamique ? Cette zone ne constitue-t-elle pas l’épicentre de la crise de l’islam face à la modernité ? L’échec de la politique de développement n’est-il pas lié au fait qu’elle vise à mettre en place un modèle que la région ne souhaite pas adopter ?
M. Patrick Labaune. Leur exposé témoigne de la fascination des deux rapporteurs, mais aussi de leur frustration de n’être pas sortis de Kaboul.
Parmi les quatre objectifs poursuivis par les Occidentaux en Afghanistan, figurait la prise de Ben Laden, dont plus personne ne parle aujourd’hui : est-il toujours vivant ? Si c’est le cas, où se trouve-t-il vraisemblablement ?
Il n’est pas possible de vaincre les talibans ; seul le commandant Massoud est parvenu à les chasser de Kaboul. Ils bénéficient de soutiens tribaux, comme l’anthropologue et excellent connaisseur de la région Olivier Roy le souligne. Le modèle de la démocratie occidentale n’est pas adapté à la situation afghane ; il faut combattre l’occidentalocentrisme. Le général Petraeus a obtenu de bon résultat en Irak en jouant sur la segmentation tribale et religieuse de la population. Il faut essayer de faire de même en Afghanistan, ce qui suppose de sortir de Kaboul et de la fréquentation de seules élites de la capitale.
Alors que le wahabisme est communément associé à l’Arabie Saoudite, par ailleurs pays allié des puissances occidentales, le talibanisme est un mouvement profondément antioccidental en raison de son attachement à une société traditionaliste.
M. Jean-Michel Ferrand. L’aide au développement mobilisée en faveur de l’Afghanistan atteint des sommes considérables : 20 milliards de dollars ont été levés à la Conférence de Paris de juin dernier. Mais peut-on gagner la « bataille du développement » ? Et qui serait en mesure de la remporter : les chefs tribaux ? Les forces occidentales ? Par ailleurs, est-il exact de dire que les chefs de tribus se font les complices des talibans ? Quel serait leur intérêt à nouer de telles alliances ? Enfin, si les soldats occidentaux se retiraient, est-on bien certain que les autorités afghanes soient en mesure d’assurer seules la stabilité du pays ?
M. Henri Plagnol, rapporteur. Pour répondre à M. le Président ainsi qu’à MM. Ferrand et Labaune, il faut souligner qu’en Afghanistan, Al Qaïda est considérée comme étant une force étrangère, composée principalement d’Arabes tandis que les talibans sont des Afghans, d’ethnie pachtoune vivant également au Pakistan. Les moyens humains d’Al Qaïda sont très limités dans le pays – le responsable local de la DGSE a indiqué à la mission le chiffre de 1 200 hommes - retranchés dans les montagnes. Dès lors, Ben Laden n’est plus du tout au centre des préoccupations. Les talibans constituent en revanche un ensemble beaucoup plus important et complexe, qu’il serait prétentieux de considérer comme parfaitement connu. À cet égard, il serait en effet utile que nous bénéficiions davantage des études d’anthropologues sur cette population, comme l’a fait M. Olivier Roy.
Les liens de solidarité entre les chefs de tribus et les talibans sont très contingents. Historiquement, tous ont lutté ensemble contre les Soviétiques, ce qui a abouti à une « réislamisation » en profondeur de la société afghane, comparable à ce que l’on peut observer à l’heure actuelle en Tchétchénie. Mais le rapprochement entre chefs tribaux et talibans est toujours provisoire, tactique, variable d’une vallée à l’autre. La frontière pakistanaise est ici gommée puisque 40 % des tribus pachtounes vivent de l’autre côté. Il ne faut pas non plus oublier les relations entre le pouvoir afghan et les tribus, M. Karzaï étant lui-même un Pachtoun. Dans ce contexte particulièrement enchevêtré, le dialogue se renoue progressivement au sein d’assemblées locales, petites ou grandes jirgas ; la France s’emploie à encourager cette approche, sans que l’on sache vraiment si elle produira des résultats. Beaucoup d’impressions contradictoires s’entremêlent.
Le wahhabisme prospère en Afghanistan essentiellement grâce à ses œuvres de charité, développées depuis 20 à 30 ans, et qui sont une réalité autrement plus tangible que l’influence du gouvernement saoudien. La « bataille du développement » ne peut être remportée si l’on ignore cette réalité. De ce point de vue, le véritable scandale réside dans la très importante déperdition de l’aide internationale, qui ne parvient pas jusqu’aux populations. Ainsi, à l’occasion des récentes et massives interventions militaires dans les provinces du Nord-Ouest, le Fonds européen de développement, en dépit de ses moyens importants, n’a pas été en mesure d’organiser dans l’urgence la nécessaire scolarisation des enfants, de sorte que le soutien humanitaire, sous forme d’aide alimentaire, financière et scolaire, est venu de fonds saoudiens et émiratis. Il n’y aura, dès lors, rien d’étonnant à ce que les enfants ainsi pris en charge se retrouvent dans quelques années au service de la cause djihadiste. Il est criminel, de la part des Occidentaux, de ne pas développer la scolarisation pour éviter de tels engrenages ; les fonds pour le faire sont disponibles.
Ne l’oublions pas, c’est l’Occident qui a armé et formé les combattants se réclamant de l’islam contre l’occupant soviétique, avant de se désintéresser de leur sort. À la racine des problèmes qui se posent actuellement en Afghanistan, on trouve la misère et l’ignorance ; il en résulte le développement de l’islam le plus dur. S’il est illusoire de croire à l’instauration d’une démocratie à l’occidentale dans le pays, à tout le moins peut-on faire reculer la misère et progresser la scolarisation. Il est primordial de rendre perceptibles par la population les progrès concrets que comporte l’aide et la présence internationale; or on est loin du compte. Aux avancées en ce sens accomplies dans les premières années de déploiement de la coalition internationale a succédé une phase de recul, comme les représentants d’ONG l’ont dit à la mission.
M. Jean Glavany. Au pessimisme de la raison on peut opposer l’optimisme de la volonté. Mais il ne faut pas dissimuler les difficultés.
La connaissance des talibans, dans leur diversité, est chose complexe. Ce serait une erreur que de les confondre avec Al Qaïda et les mouvements wahhabites, qui ne formeraient qu’un noyau dur de quelque 1 000 à 2 000 hommes. Les talibans n’ont pas le même visage sur l’ensemble du territoire afghan : entretenant une certaine connivence avec les tribus pachtounes à la frontière pakistanaise, ils n’ont pas la même attitude au Nord et ailleurs encore ils se comportent, toutes proportions gardées, comme les FARC en Colombie, et ont parfois partie liée avec le grand banditisme.
L’aide au développement représente d’ores et déjà, sur place, environ 10 à 12 milliards de dollars par an. Or la traduction concrète en est très faible. Cela tient à la corruption, mais aussi pour une bonne part au « parasitage » que constituent l’intervention de consultants en coopération aux frais extravagants, ou la présence intéressée de nombreuses entreprises occidentales dans les domaines de l’eau, de l’énergie ou de la sécurité privée. Je note au passage que les entreprises françaises sont absentes de ce marché.
Le conflit est régional, à l’évidence. Il est peut-être même plus pakistanais qu’afghan, en raison de l’extrême porosité de la frontière entre les deux pays, et de l’implantation au Pakistan des bases arrière des talibans, de nombreuses madrahsas et de camps de réfugiés afghans. Toute solution purement afghane est donc illusoire.
Le pays est-il l’épicentre de la crise d’un islam en butte à la modernité ? Il en est à tout le moins un foyer central. Ma vision personnelle a d’ailleurs évolué sur ce point : le foyer israélo-palestinien que je plaçais au centre de tout n’est pas le seul en son genre. Les wahhabites sont très présents en Afghanistan, au nombre de 20 000 environ, et même s’ils ne sont évidemment pas tous des terroristes, ils font de la région un foyer incandescent de confrontation. Les États-Unis l’ont bien compris. Mais ils interviennent à leur manière, trop brutale : à la traque de groupes armés par des drones succède l’envoi de missiles téléguidés… qui en atteignant leur cible font de très nombreuses victimes civiles alentour. L’anti-américanisme qui en résulte inévitablement a atteint au Pakistan un rare degré d’intensité.
Est-ce de l’« occidentalo-centrisme » que de rechercher en Afghanistan, hormis la paix, la promotion de la démocratie et des droits de l’homme ? Aucun des interlocuteurs de la mission n’a évoqué le nom de Ben Laden. En revanche, le caractère objectivement moyenâgeux de la société afghane est une préoccupation ardente. Les femmes afghanes sont certes mieux représentées au Parlement que leurs homologues françaises mais les agressions par jet d’acide à l’encontre des collégiennes et des lycéennes sont des faits avérés. La semaine précédant la venue de la mission, une femme accusée d’adultère avait été enterrée vivante. « Just give them a chance », a déclaré l’ambassadeur canadien au cours d’une réunion à laquelle participaient plusieurs de ses collègues occidentaux en présence de la mission : cette modestie-là me semble s’imposer. Dans le même temps, les déclarations du Président élu Barack Obama tendant à considérer le foyer afghan comme central, l’Irak passant au second plan, ainsi que la désignation du général Petraeus, un homme pragmatique, comme nouveau commandant en chef des forces américaines sur place, sont autant de raisons d’espérer.
La séance est levée à douze heures
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