Audition de M. Pierre Morel, ambassadeur, représentant spécial de l'Union européenne pour la crise en Géorgie
La séance est ouverte à seize heures
M. le président Axel Poniatowski. Mes chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir cet après-midi M. Pierre Morel, qui a été nommé le 15 septembre dernier représentant spécial de l’Union européenne pour la crise géorgienne. En effet, après les événements survenus cet été dans le Caucase, l’Europe a pris l’initiative et proposé des solutions afin de stabiliser la région. Sous l’impulsion décisive du Président de la République, agissant en tant que président de l’Union européenne, un accord en six points a été signé. Ainsi, la crise russo-géorgienne a servi de révélateur : elle a montré qu’une présidence exercée de façon politique pouvait faire de l’Europe un acteur de poids sur la scène internationale. Comme l’a souligné le secrétaire d’État Jean-Pierre Jouyet, entendu la semaine dernière par notre commission, « en Géorgie, c’est quand même l’Europe qui a fait l’essentiel : plus de 300 observateurs ont été envoyés en quinze jours ».
Monsieur Morel, vous avez été ambassadeur de France en Russie et exercez également les fonctions de représentant de l’Union européenne pour l’Asie centrale. Vous êtes donc un très bon connaisseur de cette région. Nous souhaiterions connaître votre analyse de la situation sur le terrain et savoir quels seraient les évolutions et les nouveaux équilibres envisageables pour apaiser les tensions entre les différents acteurs.
M. Pierre Morel, représentant spécial de l’Union européenne pour la crise en Géorgie. Merci, monsieur le président, de me donner ainsi l’occasion de faire le point sur la mission qui m’a été confiée. Malheureusement, les nécessités de la négociation m’obligent à me rendre dès ce soir à Tbilissi, d’où je gagnerai Soukhoumi, en Abkhazie, puis Tskhinvali, en Ossétie du Sud, avant de terminer par des consultations avec les autorités géorgiennes. Je ne pourrais donc que vous présenter quelques données essentielles sur l’état de la crise géorgienne, après quoi je serai prêt à répondre à vos questions.
Force est de constater que ce conflit vient de loin. La Géorgie qui a émergé après l’éclatement de l’URSS en 1991-1992 est un pays qui avait déjà connu l’indépendance. Il fut, peu après l’Arménie, un des premiers royaumes chrétiens constitués après la fin de l’Empire romain. Il a connu des rivalités avec l’Empire perse, avec les Turcs, et enfin avec la Russie, qui y a pris pied à la fin du XVIIIe siècle. Une partie de l’élite géorgienne a intégré l’appareil militaire impérial : ainsi, à la bataille de la Moskowa, le général Bagration, issu d’une famille royale géorgienne, faisait face à l’armée napoléonienne et à ses plus fameux maréchaux. L’interpénétration entre le monde géorgien et la Russie est donc le produit d’une histoire pluriséculaire, dans laquelle la période soviétique a joué son rôle, d’autant que Staline était d’origine géorgienne. Dans sa ville natale, Gori, située au cœur de la « zone adjacente » à l’Ossétie du Sud, une statue aux dimensions considérables a été érigée, qui donne la mesure de la fierté que le personnage représente pour la population locale, et un musée lui est consacré. Il faut également noter que la partie nord-ouest de la Géorgie, et en particulier l’Abkhazie, a beaucoup souffert de la tutelle soviétique. Beria, en particulier, y a eu la main lourde.
Une autre malchance historique a été l’élection du premier président géorgien, Zviad Gamsakhourdia. Bien que cet ancien dissident, emprisonné à l’époque de l’affaire Siniavski-Daniel, ait été au départ une personnalité respectée, son mandat a été catastrophique : il a favorisé un sursaut nationaliste et voulu limiter l’autonomie des différentes régions qui composent la mosaïque géorgienne – le pays comprend des minorités arméniennes, turques, juives, etc. Il a déclenché en 1992 une véritable guerre, provoquant la fuite d’environ 300 000 réfugiés – dont beaucoup sont, aujourd’hui encore, dans une situation dramatique – et la mort de 20 000 personnes. Ainsi, dès sa naissance, le pays a connu une redoutable guerre civile. Le règlement de la crise a été obtenu au prix d’accords ad hoc très précaires. Les unités de l’armée russe encore présentes ont joué un rôle de force de paix partiellement associée au système des Nations Unies ou à l’OSCE. De fragiles structures ont permis, au début, une certaine communication entre la capitale et les provinces rebelles, mais le système s’est grippé, et après plusieurs années, ces lieux de rencontre n’ont pratiquement plus fonctionné. Or, dans de telles situations, si on ne se parle plus, on finit tôt ou tard par se faire la guerre. Des incidents, plus ou moins contrôlés, survenaient régulièrement. Des organismes internationaux ont donc reçu mandat pour tenter d’apaiser les tensions, de rétablir le dialogue et d’assurer l’aide humanitaire : la Mission d’observation des Nations Unies en Géorgie – MONUG – s’est mise en place en Abkhazie et des représentants de l’OSCE ont été envoyés en Ossétie du Sud et à Tbilissi.
Or, ces derniers mois, les différentes parties étaient entrées dans un jeu de plus en plus tactique. Le président de la Géorgie, Mikhaïl Saakachvili, qui avait succédé à Édouard Chevarnadze après la Révolution des Roses en décembre 2003, a misé sur un sursaut national pour rendre à la Géorgie son identité complète et surmonter des tensions qui duraient depuis déjà quinze ans. Sa première opération, qui visait l’Adjarie – autre région dissidente, proche de la frontière turque –, a relativement réussi, puisqu’il est parvenu sans trop de drame à en écarter le dirigeant et à faire revenir la région dans l’État géorgien. Mais c’était une chose d’agir dans cette zone gouvernée par un quasi-bandit, et une autre de reprendre le contrôle des régions frontalières de la Russie, où l’armée russe était encore présente et dont le statut d’autonomie était rendu légitime par des accords internationaux – certes fragiles. La tentation récurrente du président de pousser son avantage a fini par raidir les positions, et la situation s’est aggravée. Certains, à Tbilissi, étaient favorables à une relance du dialogue, tandis que d’autres étaient partisans d’une reprise en main par la force. Des tentatives de conciliation ont eu lieu : ainsi, en juin, une initiative sérieuse a été prise par l’Allemagne à propos de l’Abkhazie, mais elle a échoué dès juillet. Et après une succession d’incidents, les hostilités ont été déclenchées dans la nuit du 7 au 8 août.
Je ne m’étendrai pas sur le conflit lui-même. La presse a publié récemment certains rapports qui, s’ils n’apprennent rien de vraiment nouveau, ont contribué à mettre le président Saakachvili sur la défensive. En effet, alors que la Géorgie tend à se présenter comme l’agressé, un document de l’OSCE a mis en évidence les préparatifs militaires du côté géorgien. Il en était de même, il est vrai, du côté russe : rappelons que des manœuvres importantes avaient eu lieu en juin dans le Nord du Caucase, et qu’à la fin du mois de juillet, les forces russes qui y avaient participé n’avaient toujours pas quitté la région. Les Russes étaient donc sur leurs gardes, pour dire le moins.
À la demande notamment de l’Allemagne, une commission d’enquête présidée par une citoyenne suisse, Mme Tagliavini, a été mise en place par l’Union européenne. Elle assumera la délicate mission consistant à collecter et analyser les faits relatifs à ce conflit.
J’en viens à l’engagement européen qui, pour reprendre les mots de M. Jouyet, a été déterminant. Bien sûr, on peut affirmer que les chars se seraient de toute façon arrêtés avant Tbilissi, et que les Russes n’avaient pas intérêt à occuper une capitale en révolte – même si certains de leurs officiers y songeaient. Quoi qu’il en soit, c’est bien l’engagement de l’Union européenne, et en particulier celui du Président de la République française, qui a permis d’obtenir un cessez-le-feu. Personne d’autre n’aurait d’ailleurs pu intervenir : ni l’ONU, bloquée par le veto russe, ni l’OSCE, débordée et rejetée par plusieurs des parties prenantes, ni les États-Unis, occupés par la campagne électorale et qui, après avoir soutenu Saakachvili avec ferveur, ont été pris au dépourvu par son attitude – à la veille du conflit, Mme Condoleeza Rice l’appelait encore à ne pas bouger.
Ainsi, sans peut-être l’avoir complètement voulu, l’Europe s’est retrouvée engagée au premier plan. Son succès tient selon moi à trois facteurs. Le premier est la réactivité de la présidence française, unanimement reconnue. L’engagement a été très fort, qu’il s’agisse du Président de la République, de son équipe, du ministre des affaires étrangères ou de notre ambassadeur en Géorgie. Et cet engagement s’est manifesté non seulement pendant le conflit, mais aussi par la suite, le tout à un rythme soutenu, afin d’empêcher une reprise des affrontements. En effet, même après le cessez-le-feu, la Russie a continué d'occuper le terrain au-delà des deux régions concernées, afin de mieux poser ses conditions.
Un autre facteur décisif est la cohésion dont a fait preuve l’Union européenne. Il existe, on le sait, des sensibilités diverses au sein de l’Union, qui peuvent parfois se traduire par des discussions secondaires – je pense notamment à l’affaire de la viande polonaise, qui bloquait l’ouverture de négociations de grande ampleur sur le renouvellement de l’accord de partenariat avec la Russie. Mais le choc de l’événement a resserré l’éventail des perceptions. Bien entendu, des nuances subsistent, mais ce sont ces nuances qui font la force de l’Europe, car elles incitent à faire preuve de créativité et d’invention lorsqu’il s’agit de construire les compromis. On peut parvenir à l’unité avec les nuances de l’arc-en-ciel ; ce qui est fondamental, c’est que les Vingt-sept, lorsqu’ils délibèrent sur des questions de politique étrangère, ne soient pas divisés en deux fronts, ce qui est généralement synonyme de paralysie, de compromis minimal, de position faible ou attentiste.
En l’espèce, les différences de sensibilités étaient réelles. Ainsi, les pays baltes vivaient la crise comme s’ils la voyaient depuis Tbilissi et ont soutenu la Géorgie en dépit de ses décisions aventureuses. L’Union n’en a pas moins fait preuve d’une capacité d’intégration qui s’est traduite par des conclusions remarquables lors du Conseil européen du 1er septembre. Elle a adressé un message grave à la Russie, pour l’appeler à faire preuve de responsabilité. Sans se montrer hostile, ni fermer la porte, elle a estimé que la réaction russe avait été excessive, et jugé condamnable la décision de reconnaître les deux entités séparatistes. Il s’agit donc d’un texte à la fois mesuré et porteur d’un signal politique important, qui a rappelé à la Russie certaines données fondamentales.
Enfin, le troisième facteur de succès a été la capacité de mobilisation et d’intervention de l’Union européenne. Jamais auparavant celle-ci n’avait mis en place, dans des délais aussi courts, une mission d’observation appelée à travailler dans des conditions de haut risque. Les effectifs sont aujourd’hui de 310 personnes, dont 217 observateurs en mission sur le terrain. Il est remarquable d’avoir pu ainsi, en seulement trois semaines, réunir des personnes provenant de vingt-deux pays différents pour assurer, sans armes, une mission dans des zones dangereuses. Rappelons que l’UE est en première ligne : il ne s’agit pas, cette fois, de donner un coup de main aux Nations Unies. Il faut donc tout inventer, tout prévoir, y compris les véhicules ou les systèmes de communication. Pendant cette crise, l’Union s’est vraiment portée en avant.
Certains choix ont été très difficiles, comme le fait de savoir s’il fallait être armé ou non armé. À plusieurs reprises, j’ai eu l’occasion de rencontrer les gendarmes français présents sur le terrain, à Gori. Certains avaient été auparavant à Beyrouth, Sarajevo ou Pristina : ils ont donc une expérience considérable, du sang-froid, une grande compétence technique.
De fait, en deux mois, cette mission de l’Union européenne a effectué plus de 1 000 patrouilles. Il s’agit d’exercices compliqués, qui se préparent comme des opérations de guerre et comportent un briefing, un suivi, des rapports, des étapes, un débriefing, une analyse, un rapport quotidien envoyé à Bruxelles et aux capitales et un rapport hebdomadaire de synthèse.
Autre exemple : depuis la fin du mois d’octobre, grâce à l’expérience acquise, la mission d’observateurs a commencé à procéder à des patrouilles de nuit, plus dangereuses et plus difficiles encore. Plus de 180 de ces patrouilles ont déjà été réalisées.
La compétence de cette mission a été reconnue et le sérieux de son travail est incontestable. Nous apprenons ainsi beaucoup de choses quant à ce qui se passe sur le terrain. Si, au-delà des patrouilles ordinaires, les appels motivant des interventions spécifiques sont huit ou neuf fois sur dix sans fondement réel – tirs d’ivrognes ou fausses alarmes –, il s’agit, dans les autres cas, d’événements graves dont il faut rendre compte et qui exigent des relevés réalisés avec toute la précision d’un rapport de gendarmerie, afin de disposer de faits incontestables.
Ce travail, entamé d’une manière impromptue – quelle que soit par ailleurs notre longue expérience des opérations civiles – est une démonstration de l’engagement de l’Union européenne. Il faut maintenant tenir dans la durée. Les relèves interviendront au bout de quatre mois et un point sera fait au bout de six mois, c’est-à-dire en mars, sur le développement de cette mission d’un an, qui donne lieu en outre à divers rapports.
J’évoquerai pour finir les négociations de Genève, qui sont au cœur de mon mandat. Le point 5 de l’accord du 12 août prévoit la mise en place d’observateurs et les retraits, et le point 6 des discussions internationales. Ainsi, dès le quatrième jour du conflit, lorsque le Président de la République a obtenu le cessez-le-feu de la part des Russes et des Géorgiens, la mémoire historique que j’ai déjà évoquée faisait clairement apparaître qu’il importait d’engager immédiatement des discussions entre les parties, car les hostilités avaient pour cause le fait que celles-ci ne se parlaient plus. Le 8 septembre, lorsque le Président de la République s’est rendu à Meiendorf, près de Moscou, avec le président de la Commission européenne et le représentant de l’Union européenne, M. Solana, pour négocier avec le président Medvedev, il a été convenu que les parties concernées se réuniraient à Genève le 15 octobre. J’ai été chargé d’organiser cet exercice diplomatique, qui consiste non pas encore en une négociation ou une conférence, mais en discussions visant à remettre autour d’une même table des frères ennemis qui viennent de se faire la guerre. Cela a évidemment été très difficile.
Afin de faciliter les choses, nous avons choisi, après un long travail mené avec M. Kouchner, d’instaurer – malgré le rôle indéniablement pilote que joue l’Union européenne dans cette affaire – une coprésidence avec l’ONU et l’OSCE. En effet, ces deux dernières jouent aussi sur le terrain – la MONUG en Abkhazie et l’OSCE en Ossétie du Sud, du moins jusqu’aux événements du 8 août – un rôle de facilitateurs et de modérateurs qui prennent des risques, et leur expérience est précieuse.
Toutes les parties ont participé au premier rendez-vous, qui a eu lieu le 15 octobre au Palais des Nations – les Russes et les Géorgiens, mais aussi les Abkhazes et les Sud-Ossètes, ainsi que les États-Unis, dont la présence était indispensable. Dès la première séance, les exclusions réciproques et les problèmes de procédure, notamment la demande formulée par les deux entités reconnues par la Russie, mais pas par le reste de la communauté internationale, d’être traitées de la même façon, ont contraint à suspendre le travail. Celui-ci s’est cependant poursuivi d’une manière plus informelle mais très soutenue par le biais d’un mécanisme de navette. Grâce à des formules plus souples reposant sur la constitution de groupes de travail et en laissant de côté les questions de principe liées à cette non-reconnaissance pour aborder le fond des choses – car il y a des urgences en matière de sécurité et l’approche de l’hiver menace les personnes déplacées –, nous avons pu nous mettre au travail les 18 et 19 novembre. Il a ainsi été possible de définir un ordre du jour consistant.
Le groupe de travail 1, chargé des questions de sécurité, étudiera un mécanisme de règlement des conflits, l’avenir des mesures de confiance et le rôle futur des présences internationales et le groupe de travail 2 se consacrera aux personnes déplacées et aux réfugiés, à l’accès de l’aide humanitaire, qui passe mal, et aux conditions de retour des Géorgiens habitant en Ossétie du Sud ou en Abkhazie – ou, à l’inverse, des Abkhazes ou de Sud-Ossètes se retrouvant en Géorgie. En un mot, nous avons du travail devant nous.
Le prochain rendez-vous est fixé aux 17 et 18 décembre, mais la question des étapes ultérieures reste ouverte et nous faisons tout pour que ces discussions se poursuivent l’an prochain.
M. le président Axel Poniatowski. Quelles solutions politiques pourrait-on imaginer qui permettent de concilier l’intégrité territoriale de la Géorgie et les visées russes sur l’Ossétie du Sud et l’Abkahzie ?
M. Jacques Myard. Monsieur l’ambassadeur, la mission de bons offices dont vous êtes chargé n’est pas simple. Le problème de fond reste cependant celui des relations de la France avec l’Union européenne. Je doute en effet que l’Europe soit aussi unie qu’on nous le dit. Voici quelques jours encore, le journal Le Monde publiait un article du vice-premier ministre tchèque intitulé Un peu de respect, monsieur le président, qui réagissait aux entretiens que le président Sarkozy avait très légitimement eus avec son homologue russe à propos des missiles. L’attitude de certains de nos partenaires européens est un problème majeur dans les relations avec Moscou, et certains ont emboîté le pas à la diplomatie américaine, quelque peu aventureuse en la matière. Le point fondamental est de savoir comment intégrer la Russie, avec ses qualités et ses défauts, au système européen. À cet égard, j’y insiste, certains ont joué les apprentis sorciers.
M. Roland Blum. Je partage votre point de vue quant à l’efficacité de l’intervention de l’Union européenne dans l’affaire géorgienne. Il ne vous aura cependant pas échappé que nos amis américains en doutent parfois, comme M. Matthew Bryza, vice-secrétaire d'État adjoint américain aux affaires européennes, qui dans un entretien au Monde publié le 6 décembre, se montre assez critique à cet égard, notamment pour ce qui concerne l’accès humanitaire à l’Ossétie du Sud et à l’Abkhazie à partir du reste de la Géorgie, et à propos du retrait des troupes russes sur leurs positions antérieures au conflit, indiquant que ces troupes ont été déployées à 60 kilomètres de Tbilissi. Pourriez-vous nous indiquer votre point de vue sur l’opinion de l’administration américaine ?
M. Daniel Paul. Un représentant du gouvernement géorgien de passage en Europe, que j’ai rencontré voici quelques jours en tant que président du groupe d’amitié avec la Géorgie, a évoqué toutes les questions de nationalités et d’unité territoriale que vous avez vous-même rappelées et dont nous sommes bien conscients. Il n’a pas manqué de rappeler, même s’il l’a sans doute accentuée, l’importance que revêtent les questions énergétiques compte tenu de la situation de la Géorgie dans cette région du continent. Je tenais à souligner cet aspect du problème, que vous n’avez pas évoqué.
M. l’ambassadeur Pierre Morel. Pour ce qui est tout d’abord des solutions politiques possibles, le lancement de discussions s’explique précisément par le fait que cette question devra être abordée. Cependant, le sentiment général, partagé notamment par les Géorgiens, est qu’on ne peut le faire immédiatement et qu’il faut avant tout reprendre langue et régler les problèmes les plus urgents, qui sont ceux de la sécurité de la population et du retour des personnes déplacées dans les zones voisines de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Les troupes russes se sont retirées de ces zones, et même si elles n’ont pas toutes rejoint les lignes fixées le 7 août, il ne reste plus, hors quelques cas faisant l’objet de débats, de forces russes au-delà des frontières administratives. Il convient de progresser du bas vers le haut, c’est-à-dire de commencer par les questions urgentes pour aborder progressivement les questions à plus longue échéance qui se posent en termes de statut et d’avenir politique.
Le discours officiel géorgien est, selon les termes employés par le président Saakachvili devant l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre dernier, celui de la réunification pacifique. Le président géorgien affirme qu’il mesure les dommages psychologiques de l’épreuve terrible que le pays vient de traverser, mais qu’il ne renonce pas à l’intégrité territoriale du pays et recherchera la réunification pacifique. Il fait observer que d’autres pays, comme l’Allemagne, ont connu un processus comparable. Il y a là une ambition politique.
Au demeurant, cette perspective n’est pas forcément celle de toutes les forces géorgiennes et certaines d’entre elles peuvent avoir des visées plus dangereuses. Peut-être même les formules employées par le président ne nous indiquent-elles pas toutes les pensées ou arrière-pensées qui ont cours dans son propre camp. Toujours est-il que cette logique est celle qui conduit à la préparation des discussions.
Nous devons prendre contact avec toutes les parties et les Géorgiens admettent que je me rende à Soukhoumi ou à Tshinkvali avec les autres coprésidents des discussions de Genève – en qualité, je le précise, de coprésident et non pas de représentant de l’Union européenne : ce paravent permet de sauvegarder les positions de principe et de donner à chacun la possibilité de s’exprimer malgré les différences fondamentales. Ce n’est pas simple, mais cela permet au moins de recréer des échanges, aussi lourds soient-ils, entre des parties qui ne se parlaient plus. Voilà comment on avancera peut-être vers un débat politique qui a trop manqué dans les dernières années entre ces provinces autonomistes, voire indépendantistes, et Tbilissi.
Pour ce qui est du contexte plus général, ce n’est pas la question du déploiement des missiles en Europe qui a déclenché le conflit en Géorgie. La volonté de revanche de la Russie est bien réelle et ce pays a avancé un rapprochement avec la question du Kosovo, même si ce rapprochement n’est pas pertinent : alors que la reconnaissance du Kosovo a été décidée suite à une dernière mission patronnée par l’Union européenne pour proposer, après neuf ans de discussions, une dernière formule refusée par la Russie, nous avons assisté en Géorgie à une action de force, avec le déploiement d’un dispositif militaire russe qu’on n’avait pas vu depuis la fin de la guerre froide.
Sans doute les États-Unis avaient-ils donné un chèque en blanc au président géorgien, mais des ajustements commencent à se faire sentir. Les dernières modifications intervenues, ce matin même, dans la composition du gouvernement géorgien, témoignent que la Géorgie se prépare à s’adapter à une administration Obama avec laquelle il lui faudra peut-être trouver un type de dialogue différent.
Les déclarations de M. Bryza sont critiques et rappellent les positions de principe d’une administration Bush sortante. Si les États-Unis ont souvent tendance à poser les problèmes selon leurs propres termes, la représentation américaine aux discussions de Genève s’est montrée très coopérative pour contribuer au travail de persuasion engagé auprès des Géorgiens et, dans bien des cas, son avis a été attentivement écouté.
Je n’ai pas cité la dimension énergétique du problème, car elle a joué et, à la fois, n’a pas joué. La liaison par gazoduc et oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan et Bakou-Tbilissi-Erzeroum – construite par Spie Batignolles avec une participation de Total, même si le principal opérateur est BP –, qui relie l’Azerbaïdjan à la Turquie en passant par la Géorgie, a été interrompue à cause d’un attentat du PKK en Turquie le 4 août. En cas d’attentat ou d’explosion, la remise en fonction de la ligne demande un certain temps. Après la fin des combats, une explosion s’est produite sur la ligne de transport ferroviaire empruntée par les convois de pétrole vers les ports géorgiens de la Mer Noire et l’activité de ces derniers a été interrompue. Le système de transport énergétique vers l’Ouest a senti le vent du boulet et les compagnies ont reçu le choc.
Cependant, malgré la presse pour qui cette situation signifiait la mort du projet de gazoduc européen Nabucco, je perçois de la part des gouvernements une détermination plus grande et une prise de conscience stratégique plus forte de l’importance du corridor énergétique sud vers l’Europe. Les choses n’en sont certes pas plus simples, car la crise rend désormais le crédit plus cher et les compagnies feront très attention, mais, aussi paradoxal que cela soit, la prise de conscience a été renforcée.
Jusqu’à présent, on avait tendance à considérer qu’en Asie centrale et dans l’ensemble de la région les gouvernements fixaient le cadre, ouvraient les discussions et mettaient au point un mémorandum d’accord sur l’énergie, après quoi les compagnies entraient en jeu. Aujourd’hui, on a le sentiment qu’il faut agir ensemble : les gouvernements ne feront pas le travail des compagnies et celles-ci devront procéder à un suivi plus attentif et plus engagé dans le développement de ce corridor sud, ce qui prendra encore du temps. Il ne suffit pas de quelques décisions pour créer un nouveau gazoduc, un nouvel oléoduc, ou un système de tankers à travers la Caspienne. La coordination de nombreux partenaires prend des années et les installations ont vocation à rester en place pour une génération.
M. le président Axel Poniatowski. Monsieur l’ambassadeur, merci pour ces éclaircissements.
La séance est levée à seize heures cinquante.
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