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Commission des affaires étrangères

Mardi 16 décembre 2008

Séance de 16 h 15

Compte rendu n° 24

Présidence de M. Axel Poniatowski, président

– Examen du rapport d'information de la mission d'information « Iran et équilibre géopolitique au Moyen-Orient » (M. Jean-Louis Bianco, Président ; M. Jean-Marc Roubaud, Rapporteur)

Examen du rapport d’information de la mission « Iran et équilibre géopolitique au Moyen-Orient »
La séance est ouverte à seize heures quinze.

La commission examine le rapport d’information de la mission « Iran et équilibre géopolitique au Moyen-Orient » présenté par MM. Jean-Louis Bianco, Président, et Jean-Marc Roubaud, Rapporteur.

M. Jean-Louis Bianco, président de la Mission. Nous avons travaillé pendant près de dix mois, en interrogeant de nombreux experts notamment, français et américains. La Mission s’est déplacée dans plusieurs pays, notamment l’Iran, mais aussi la Syrie, Israël ou les Emirats arabes unis. J’ai pris un grand plaisir à travailler avec les autres membres, dans un esprit visant à trouver des solutions à une situation qui recèle, à l’heure actuelle, les plus grands risques.

M. Jean-Marc Roubaud, Rapporteur. Je tiens à remercier les membres et le Président de la Mission pour l’atmosphère sereine de ses travaux, et le ministère des affaires étrangères pour son aide.

La Mission a acquis un certain nombre de certitudes : elles portent sur la place de l’Iran au Moyen-Orient, sur les faiblesses structurelles du pays mais aussi sur ses forces, et sur l’existence d’un programme nucléaire à visées militaires.

Nous avons pu constater, notamment à l’occasion de nos déplacements dans la région, l’importance de la place que l’Iran y occupe. C’est incontestablement une puissance régionale, dont les voies d’influences sont plurielles. Outre son poids démographique, l’ancienneté de sa culture et son rôle de producteur de pétrole, l’Iran peut compter sur des facteurs de puissance très efficaces :

– le régime iranien tient d’abord un discours adressé à la fois spécifiquement aux Chiites, mais aussi à l’ensemble des musulmans, qui se caractérise par l’antiaméricanisme, l’antisionisme et l’antioccidentalisme ;

– l’Iran peut compter sur la solidarité d’une diaspora qui compte 2 millions de personnes, réparties entre de nombreux pays et fortement présentes à Dubaï ;

– l’Iran dispose aussi de relais moins avouables et très redoutables grâce au soutien qu’il apporte à plusieurs groupes d’activistes de la région, au premier rang desquels se trouve le Hezbollah libanais, dont il a suscité la création en 1982 ; il soutient également le Jihad islamique et le Hamas, dans les Territoires palestiniens, ainsi que des mouvements de « résistance » au pouvoir central en Irak et certains groupes de talibans en Afghanistan. Le degré d’autonomie de ces différents groupes vis-à-vis de Téhéran est variable et souvent difficile à mesurer, mais son soutien en termes financier, logistique, de fourniture d’armes et de formation est clair et certain.

Les pays de la région ont parfaitement conscience de l’utilisation par l’Iran de ces différents relais, et s’en inquiètent, même si Téhéran se sent elle-même cernée par la Russie et la présence militaire américaine dans la région, par ses voisins arabes et la proximité de puissances nucléaires.

Israël est le pays qui se sent le plus directement menacé par Téhéran, à cause de l’antisionisme du régime, volontiers relayé par l’actuel président iranien. Mais les autres pays proches de l’Iran ont aussi des raisons de s’en méfier : les Emirats arabes unis ont un différend frontalier avec lui, Bahreïn a peur de l’utilisation de la majorité chiite de sa population par l’Iran pour déstabiliser le pouvoir détenu par les Sunnites, l’Egypte et l’Arabie saoudite voient d’un mauvais œil la montée en puissance d’un Iran chiite qui joue un rôle déstabilisateur dans la région et fait concurrence à leur propre influence. Même la Syrie, alliée historique de l’Iran depuis près de 30 ans, aspire à sortir d’un tête-à-tête de plus en plus déséquilibré avec Téhéran, tandis que la Turquie souhaite jouer les médiateurs entre l’Iran et l’Occident. Surtout, tous ont en commun la peur d’un Iran nucléaire.

En effet, malgré la puissance qu’il détient d’ores et déjà et les faiblesses structurelles d’un pays dont la population ne partage pas les valeurs défendues par le régime, et dont l’économie se porte mal en dépit de recettes pétrolières considérables, l’Iran conduit un programme nucléaire dont les visées militaires ne font plus aucun doute.

Trois séries d’indices concordants permettent de tirer cette conclusion :

– en premier lieu, le développement du seul programme d’enrichissement de l’uranium, au détriment de tous les autres éléments du cycle de production d’électricité nucléaire. Il suffirait de modifier l’installation des centrifugeuses utilisées jusqu’ici, sur le site de Natanz, pour enrichir faiblement de l’uranium en grande quantité, pour que l’Iran puisse produire de l’uranium hautement enrichi, nécessaire à la fabrication d’une bombe atomique ; l’absence de projets de construction de nouvelles centrales nucléaires rend d’autant moins crédibles les déclarations des autorités iraniennes sur la finalité purement civile du programme d’enrichissement.

– en deuxième lieu, l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) a mis au jour plusieurs projets annexes, visant à surmonter l’ensemble des difficultés techniques rencontrées dans la fabrication d’une bombe nucléaire. Par exemple, l’Agence n’a toujours pas reçu de réponse à ses questions concernant la détention, par l’Iran, d’un document expliquant les ultimes étapes permettant de transformer de l’uranium hautement enrichi en uranium métal. De même, les autorités iraniennes n’ont fourni que des réponses très évasives au sujet du développement d’explosifs du type de ceux utilisés dans les bombes atomiques chinoises, ainsi que sur le projet dit « Green salt » qui concerne la transformation de l’uranium et le développement de certains explosifs, ou le « projet 111 » destiné à équiper les missiles iraniens d’un dernier étage apte à recevoir des têtes nucléaires ;

– enfin, et c’est le troisième indice, les récents développements du programme balistique tendent également à montrer que l’Iran aspire à se doter de missiles pouvant envoyer une arme de destruction massive à plus de 1 500 km.

De l’avis des experts que nous avons auditionnés, d’ici deux à trois ans, l’Iran pourrait être en possession d’une arme nucléaire. Comment en est-on arrivé là ? Telle est la question à laquelle la deuxième partie du rapport essaie d’apporter des éléments de réponse. Trois aspects de la question sont examinés : les raisons de l’échec des négociations conduites par l’E3 (c’est-à-dire la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni) puis par le groupe des Six (l’E3 auxquels s’ajoutent les trois autres membres permanents du Conseil de sécurité : Etats-Unis, Russie et Chine) ; l’impact des sanctions prises dans le but de faire pression sur l’Iran ; les motivations de Téhéran.

Alors que l’E3 avait, en octobre 2003 puis en novembre 2004, obtenu de l’Iran qu’il suspende ses activités d’enrichissement et de retraitement et qu’il applique le protocole additionnel au traité de non-prolifération, Téhéran a repris ses activités suspectes dès l’été 2005, au lendemain de l’élection du président Ahmadinejad. Depuis lors, en dépit de la saisine par l’AIEA du Conseil de sécurité des Nations unies et de l’adoption de cinq résolutions par ce dernier, et bien que des offres de plus en plus larges aient été faites en contrepartie, l’Iran s’est toujours refusé à suspendre à nouveau l’enrichissement et le retraitement de l’uranium.

Cette obstination est d’autant plus surprenante que le pays a subi dans le même temps des sanctions internationales de plus en plus marquées, qui se sont ajoutées aux mesures prises par les Etats-Unis depuis 1995. Il est difficile de mesurer précisément l’impact de ces sanctions. Néanmoins, il ressort des travaux de la Mission que ces sanctions sont en partie contournées grâce au manque de rigueur dans leur application de la part de certains Etats et de la complicité de certaines banques et entreprises et qu’elles pénalisent en revanche fortement ceux qui les mettent en œuvre scrupuleusement, comme par exemple les entreprises françaises.

Elles ont incontestablement pour effet d’accentuer les fragilités de l’économie iranienne, notamment en contribuant à la hausse de l’inflation par les importations et à la pénurie d’investissements étrangers, en particulier dans le secteur des hydrocarbures, et accroissent donc le mécontentement de la population, mais elles n’ont pas encore conduit à un assouplissement des positions du régime sur le dossier nucléaire. Par ailleurs, les autorités iraniennes se servent des sanctions pour attiser l’antioccidentalisme dans l’opinion publique, en leur imputant la responsabilité du rationnement du carburant, par exemple.

Dans un tel contexte, il convient de revenir sur les raisons pour lesquelles l’Iran est autant attaché à son programme nucléaire. Le régime, qui nie toute ambition militaire dans ce domaine, souligne le droit de tous les peuples à la technologie en général et au nucléaire civil en particulier. Il s’efforce d’en faire un thème d’unité nationale, alors la situation économique est difficile. Que l’Iran cherche seulement à acquérir la capacité de se doter d’une arme nucléaire ou ait l’intention d’en fabriquer une, il semble qu’il veuille avant tout se mettre à l’abri d’une nouvelle guerre aussi meurtrière que la « guerre des villes » de la seconde moitié des années 1980 et renforcer son prestige et son influence dans la région. Etant donné la capacité de nuisance que détient d’ores et déjà l’Iran au Proche et au Moyen-Orient, une telle perspective ne peut que susciter beaucoup d’inquiétudes.

L’objectif de la communauté internationale doit donc être d’obtenir de l’Iran qu’il joue un rôle stabilisateur dans la région, c’est-à-dire qu’il renonce à se doter d’une arme nucléaire qui ne manquerait pas de pousser ses voisins à faire de même, et qu’il utilise son influence dans la région en faveur de la paix.

Le rapport analyse d’abord l’évolution possible du contexte politique au cours des prochains mois et dans quelle mesure elle pourrait contribuer à cet objectif. Le prochain président des Etats-Unis, M. Obama, s’est dit favorable à un dialogue sans condition avec l’Iran, avant de préciser qu’il entendait combiner dialogue et sanctions ; Mme Clinton, sa future secrétaire d’Etat, a aussi préconisé un règlement diplomatique de la crise, tout en menaçant l’Iran de le « réduire à néant » en cas d’attaque contre Israël. Côté américain, la perspective de frappes militaires, qui s’était déjà éloignée à la suite de la publication du rapport du National intelligence estimate de décembre 2007, apparaît donc écartée, au moins pour plusieurs mois.

Côté israélien, où la Knesset sera renouvelée en février prochain, il existe un consensus sur le fait que l’option militaire doit rester crédible afin d’accentuer la pression sur l’Iran, mais qu’il faut surtout accroître les sanctions. Selon l’appartenance politique, le ton est simplement plus ou moins ferme.

Enfin, une élection présidentielle se tiendra en Iran en juin prochain. Etant donné la dégradation de la situation économique, le président sortant pourrait ne pas être réélu, et certains candidats possibles à sa succession apparaissent plus ouverts que lui à un dialogue avec la communauté internationale. Mais c’est le Guide suprême qui décide en dernier ressort, et, tout en l’appelant à une certaine retenue, il a jusqu’ici toujours défendu la politique étrangère agressive menée par le président Ahmadinejad.

Si l’Iran acceptait de mettre son influence au service de la stabilisation de la région, il pourrait y jouer un rôle très positif, comme il l’a déjà fait à quelques occasions. Téhéran a par exemple utilisé son influence sur l’Armée du Mahdi pour obtenir le cessez-le-feu à Bassorah, en mars dernier, et sur le gouvernement irakien pour qu’il dialogue avec les Kurdes et évite que ceux-ci ne fassent sécession ; il a contribué à la conclusion de l’accord interlibanais de Doha en mai 2008, et consacre des sommes considérables à la reconstruction de l’Afghanistan. Dans ce dernier pays, comme en Irak, il joue double jeu, en soutenant à la fois le gouvernement légitime et certains groupes « de résistance », mais il semble avoir pris conscience des risques qu’une trop grande instabilité ferait courir à toute la région et pourrait être encouragé par la communauté internationale à accentuer sa contribution à la paix. A Téhéran, nos interlocuteurs ont souligné les avancées permises par la médiation iranienne et nous avons eu l’impression qu’ils étaient favorables à ce que leur pays soit davantage associé à la gestion des crises de la région et prêts à aider à leur règlement.

Il est probablement exclu d’attendre de l’Iran le même type d’efforts en faveur de la résolution du conflit israélo-palestinien, tant l’idéologie du régime repose sur son opposition absolue à Israël et sa popularité auprès de la rue arabe sur son soutien au Hamas. Sur ce dossier, il faut s’efforcer de bâtir la paix en dépit de l’Iran, afin de le priver de l’un de ses principaux arguments en faveur du soutien aux groupes d’activistes de la région.

Pour obtenir que Téhéran joue un rôle responsable et positif, il faut avant tout sortir du blocage auquel la gestion de la crise nucléaire nous a conduits. Je laisse au Président Jean-Louis Bianco le soin de vous présenter les issues possibles et la voie qui a notre préférence, en soulignant que ce dossier figure en bonne place parmi les sujets de politique internationale sur lesquels la Présidence française de l’Union européenne vient d’attirer l’attention du président élu américain.

M. Jean-Louis Bianco, président de la Mission. La Mission a étudié toutes les issues possibles à la situation actuelle, telles qu’elles apparaissent théoriquement envisageables.

En premier lieu, une option, bien qu’étonnante, est toutefois proposée par certains experts, et même certains de nos collègues. Elle consiste à laisser l’Iran se doter d’une arme nucléaire, constatant que ce pays cherche à détenir un outil de dissuasion. Selon les défenseurs de cette option, l’efficacité de la dissuasion nucléaire contraindrait l’Iran, ainsi que les autres puissances nucléaires de la région, à ne pas utiliser leurs armes de destruction massive. L’argument fréquemment invoqué à l’appui de cette thèse est l’existence d’une situation relativement stable entre l’Inde et le Pakistan, en tout cas l’absence de conflit nucléaire entre ces deux Etats.

Cependant, même s’il est difficile d’afficher une quelconque certitude quant aux intentions iraniennes, qui peuvent consister soit à acquérir la bombe, soit simplement à disposer des capacités technologiques d’en construire une, ce que l’on appelle l’option du seuil, l’Histoire montre que les confrontations entre puissances nucléaires ne sont pas marquées par une si grande stabilité que ce qui est souvent proclamé. Ainsi, lors de la crise de Cuba, le monde est passé très près d’une véritable guerre nucléaire.

La deuxième solution avancée consiste à mener des frappes préventives contre l’Iran. La Mission n’a pas non plus retenu cette voie. Des frappes aériennes seraient techniquement difficiles à réaliser, même si leur but n’est que de ralentir, et pas de détruire, le programme nucléaire iranien.

Les Israéliens estiment que cette possibilité doit rester crédible, mais rien n’est sûr quant à l’usage effectif qu’ils prévoient d’en faire. Quoi qu’il en soit, de telles frappes auraient des conséquences incalculables sur les équilibres régionaux.

Troisième réponse apportée au problème iranien, le durcissement des sanctions a été partiellement repris par la Mission, parmi les propositions qu’elle avance. Le Rapporteur a souligné combien l’effet des sanctions était paradoxal, pénalisant fortement les entreprises acceptant de jouer le jeu, dès lors que d’autres acteurs se soustrayaient à ces contraintes. Il existe, à l’heure actuelle, trois types de sanctions, celles de l’ONU étant les plus consensuelles, alors que l’Union européenne a adopté des mesures plus strictes, et que les Etats-Unis exercent des pressions multiples sur l’Iran. Or, l’ensemble de ces actes n’a pas permis de produire de résultat politique probant, malgré le durcissement des sanctions et les difficultés croissantes que rencontrent l’Iran pour se financer.

Toutefois, il est peu probable qu’un durcissement des sanctions puisse être adopté à l’ONU. Par ailleurs, les seules sanctions financières ne semblent pas suffisantes, mais leur complément le plus efficace, à savoir les mesures pesant sur l’approvisionnement de l’Iran en carburant, risque de liguer la population contre l’Occident, et pas contre le régime.

Il est donc nécessaire de conserver aux sanctions un rôle complémentaire par rapport à la quatrième solution, qui a la préférence de la Mission, et passe par la négociation. Cette solution, seule véritable issue à la situation actuelle, reste très difficile. Les Iraniens jouissent aujourd’hui d’une position très favorable, puisqu’ils obtiennent des offres de la communauté internationale d’autant plus avantageuses qu’ils refusent de céder.

La Mission privilégie pourtant la discussion comme solution au dossier iranien. Des opportunités de dialogue existent aujourd’hui : l’élection de Barack Obama à la tête des Etats-Unis d’Amérique, la mise en place d’une nouvelle direction israélienne, et les élections présidentielles à venir en Iran, même si la reconduction d’Ahmadinejad à la tête du pays n’est pas à écarter. Quelle que soit la difficulté de ces questions, il faut essayer de les résoudre car l’inaction permettrait, la Mission en est convaincue, le progrès du programme nucléaire militaire iranien. Il faut donc négocier pour éviter d’avoir à choisir entre la bombe ou les frappes.

La Mission suggère un certain nombre de pistes d’action, qui pourraient être conduite par l’Union européenne. Afin de permettre aux négociations d’aboutir, il faut mettre à l’écart, dans un premier temps, le dossier nucléaire, qui ne devrait être abordé qu’à la fin des négociations. Celles-ci devront se concentrer sur le reste des sujets, qui offrent de nombreuses possibilités notamment pour reconnaître à l’Iran un rôle de puissance régionale auquel il aspire.

De plus, il faut rappeler que la situation économique en Iran est très mauvaise. L’inflation est d’environ 30 %, et les classes moyennes, ainsi que les hommes d’affaires, aux activités mondialisées, souffrent de cet état de fait. Certains dirigeants politiques souhaitent également que l’Iran intègre les canaux de la mondialisation économique, et reprenne place au sein de la communauté internationale.

Il est donc possible d’inciter l’Iran à accorder les mesures de confiance qui lui sont demandées. Sur le dossier nucléaire, plusieurs solutions sont envisageables. La Russie, ainsi que certains pays arabes, ont proposé de créer des infrastructures d’enrichissement de l’uranium sur leurs territoires, en déléguant la gestion de ces établissements à une entité internationale gérée par les premiers contributeurs. Pour l’instant, l’Iran a repoussé cette proposition, mais pourrait évoluer, y compris, par exemple, sur les propositions internationales visant à faire gérer, par l’AIEA, une réserve internationale d’uranium enrichi afin de garantir l’approvisionnement des pays producteurs d’électricité nucléaire.

La reprise des négociations, au sujet d’éventuels accords de sécurité, ainsi que de l’élaboration de mesures de confiance que l’Iran s’engagerait à adopter, pourrait intéresser tant ce pays que ses voisin. C’est sur ce point que l’Union européenne, et la France, peuvent faire avancer les choses, car aucun dénouement n’est possible avant la prise de fonctions de Barack Obama, et les élections israéliennes et iraniennes.

M. Axel Poniatowksi. Il aurait été intéressant de connaître les détails de l’offre globale qui pourrait être faite aux Iraniens. Le rapport de la Mission doit sans doute y revenir.

Qu’est-ce que la Mission recommande de faire si les négociations échouent ? Quel est son plan B ?

M. Jean-Paul Lecoq. Le rapport de la Mission propose des conclusions sages, et examinent différents plans. Toutefois, certains éléments manquent.

Le rapport n’insiste pas sur le rôle joué par Israël, dont l’attitude à l’égard du peuple palestinien n’est pas sans conséquence sur le développement du Hamas. De plus, il n’est pas fait référence à la résistance iranienne et à son rôle en Iran : est-ce seulement un mouvement extérieur, ou dispose-t-il de relais internes ? Par ailleurs, il n’y a pas de référence au rôle des acteurs économiques en Iran, qui ne respectent pas les sanctions. Certains industriels ont admis devant la Mission qu’ils n’envisageaient pas ne pas intervenir en Iran, malgré les sanctions. Ce comportement est notamment le fait d’entreprises britanniques et nuit aux entreprises françaises.

Le rapport ne revient pas sur l’évolution des religions dans le monde, qui pose problème. La réponse à cela, nous la connaissons, c’est la laïcité, mais il aurait fallu insister sur la nécessaire séparation des pouvoirs politique et religieux dans le rapport. Autre élément d’interrogation, on insiste aujourd’hui, dans diverses instances internationales, sans que je partage cette idée, sur l’intérêt que représente l’énergie nucléaire dans un contexte de réchauffement climatique, ce qui va à l’encontre de l’interdiction, prononcée contre l’Iran, d’utiliser les technologies nucléaires civiles. Enfin, le Président Bush a révélé qu’il avait été trompé par ses services de renseignement au sujet des armes de destruction massive censées être détenues par l’Irak. Il n’est pas besoin de se pencher sur la signification de cette révélation tardive, mais elle souligne qu’il y a trop de subjectivité dans les opinions exprimées au sujet du programme nucléaire iranien.

Il était donc judicieux de conclure le rapport sur la nécessité de laisser le nucléaire de côté au début des négociations. Il faudrait toutefois être proactif, et ne pas attendre les Etats-Unis pour commencer ces démarches.

M. Jacques Myard. En tant que co-rapporteur, avec M. Jean-Michel Boucheron, de la mission d’information en cours sur les enjeux géostratégiques de la prolifération, je considère que la certitude de l’existence d’un programme nucléaire militaire iranien doit être relativisée. Des experts occidentaux parmi les mieux renseignés, au Département d’État ou au sein des services de renseignement américains, mais aussi d’autres services occidentaux – il ne s’agit pas des services français – émettent de sérieux doutes à ce sujet.

Les Occidentaux, qui n’ont pas protesté contre les essais nucléaires de l’Inde et du Pakistan, sont évidemment dans une situation délicate à l’égard de l’Iran, qui est, de surcroît, cerné par les armements nucléaires : ceux d’Israël, de la Russie, de la Chine ou de la sixième flotte américaine qui patrouille dans le Golfe. Aux négociateurs américains qui faisaient pression pour éviter la poursuite d’un programme nucléaire militaire, les Nord-coréens ont fait cette réponse cinglante : « Nous éviterons ainsi de connaître le sort que vous avez réservé aux Irakiens ».

Je partage la conclusion de la mission selon laquelle il faut négocier avec l’Iran sur d’autres thèmes que le nucléaire. En effet, si l’on en croit le récent rapport World At Risk publié aux États-Unis par la commission pour la prévention de la prolifération des armes de destruction massive et du terrorisme, une attaque terroriste majeure est à redouter d’ici cinq ans. Or le terrorisme ne doit jamais se combattre frontalement. Selon un adage de diplomate que j’utilise souvent, « quand on veut planter un clou, il faut le faire tenir par les autres ». Dès lors, je souscris tout à fait à l’idée de proposer à l’Iran une négociation ouverte ne portant pas d’abord sur le nucléaire, afin d’éviter tout blocage.

Par ailleurs, la réalité de la situation iranienne est plus nuancée qu’il n’y paraît. Ainsi, les élites de ce pays sont très désireuses de se former aux États-Unis et il n’est qu’à observer les délivrances de visas américains dans des pays voisins de l’Iran pour s’en convaincre. Certes, la présence du président Ahmadinejad pose problème mais il existe le pouvoir du Guide suprême et celui de ses deux mille conseillers, de sorte que la prise de décision est un phénomène très complexe. Par conséquent, adopter face à ces dirigeants une attitude d’ouverture comme le préconise le rapport, est sans doute le moyen de provoquer un déblocage aussi efficace qu’inattendu.

Il faut que les États-Unis affirment qu’ils ne recherchent pas de changement de régime en Iran. D’ailleurs, il est actuellement un régime présentant des risques autrement plus grands en termes de sécurisation de la force de frappe nucléaire, c’est celui du Pakistan ; la récente explosion de l’un des grands hôtels de sa capitale ne laisse pas d’inquiéter. À cet égard, la signature par l’administration Bush d’un accord avec l’Inde est à la fois une marque d’hypocrisie flagrante et un réel problème pour la non-prolifération.

Mme Martine Aurillac. Ayant largement participé aux travaux de la mission, je partage tout à fait l’analyse et les propositions de son président et de son rapporteur. Je voudrais souligner deux traits culturels qui nous ont frappés. Le peuple iranien est orgueilleux et fier : combien de fois nos interlocuteurs ne nous ont-ils pas répété qu’ils n’étaient pas des Arabes mais des Persans ? Dans ce contexte, la poursuite d’un programme nucléaire est un enjeu de souveraineté, à la fois une condition de l’indépendance du pays et de la survie du régime. L’autre élément est l’importance de la question religieuse : dans la définition des rapports avec l’extérieur, les nuances entre les différentes branches d’une même religion – chiites, sunnites, alaouites – comptent bien plus que les relations économiques, par exemple.

Le caractère militaire du programme nucléaire iranien n’est peut-être pas encore avéré mais tel est évidemment le but visé. La « course aux sanctions » m’apparaît contre-productive à un double titre : en plus d’être relativement inefficaces, ces sanctions dressent la population locale contre les étrangers. Les espoirs résident dans la mise en place de l’administration Obama, dans l’évolution possible de la position d’Israël et dans la tenue des élections en Iran même. Cela étant, même si les urnes désignaient M. Mohammed Baqer Qalibaf ou M. Mohammed Khatami, qui sont plus ouverts au reste du monde que M. Ahmadinejad, cela n’apporterait vraisemblablement pas de changement majeur. Pour toutes ces raisons, c’est bien une offre globale qu’il faut proposer, sans préalable nucléaire. Nous avons tout intérêt à parler avec l’Iran d’égal à égal.

Le Président Axel Poniatowski. Le but ultime de l’offre globale est tout de même le renoncement au nucléaire militaire.

Mme Martine Aurillac. Il faut à tout le moins que l’ensemble du processus nucléaire soit contrôlé pour s’assurer de l’absence de finalité militaire.

M. Renaud Muselier. Je lirai le rapport avec grand intérêt. J’en partage globalement, moyennant quelques nuances, les conclusions telles qu’elles viennent d’être présentées. Deux éléments me paraissent capitaux dans le cadre du processus électoral qui s’annonce, si les élections ont bien lieu à la date prévue : la nécessité pour les dirigeants iraniens de développer un discours fédérateur sur le thème du nucléaire, et l’élément tout aussi fédérateur que représentent les diatribes à l’encontre d’Israël.

Je participais au récent déplacement du groupe d’amitié France-Israël et les discours qui nous ont été tenus sur place étaient très aisés à décrypter : face à la menace iranienne si proche, une frappe est envisagée. Dès lors, on peut nourrir quelques interrogations à l’égard de l’attitude de la nouvelle administration américaine. En effet, celle-ci est engagée dans un processus de retrait d’Irak qui suppose une forme d’entente avec l’Iran, laquelle est tout à fait incompatible avec la position israélienne. Avons-nous, à la commission des affaires étrangères, les outils en main pour démêler cette question complexe ?

M. Pascal Clément. Les propositions du rapport satisfont le néophyte que je suis sur le sujet abordé. Pour ce grand et fier pays de 70 millions d’habitants, il ne fait guère de doute que le développement d’un programme nucléaire est tout autant un élément de défense que d’affirmation nationale. Aucune pression diplomatique n’y changera quoi que ce soit. Mais que l’Iran se dote de l’arme nucléaire n’est pas fatalement une menace pour la paix, puisque la particularité de cette arme est d’engendrer un équilibre des forces confinant à la paralysie. Si une frappe devait intervenir contre l’Iran, les conséquences en chaîne seraient dramatiques pour la planète. Il convient donc de désamorcer la pression israélienne ; pour ce faire, la future administration américaine semble bien mieux placée que celle dont le mandat s’achève. Après la guerre d’Irak, qui pourrait encore imaginer qu’une frappe préventive soit possible ? Enfin, naturellement, aucun pays ne sera exempt de soupçons quant au matériel vendu à l’Iran dans le cadre de son programme nucléaire.

M. Jacques Myard. Je voudrais ajouter que s’agissant de l’enrichissement de l’uranium, l’idée, rappelée par le rapport, d’une banque internationale est connue… mais pas forcément pour le meilleur, si l’on veut bien se souvenir de l’affaire Eurodif. L’Iran s’était vu garantir de l’uranium pour ses centrales nucléaires, et c’est nous qui avons violé l’accord ; je suis particulièrement bien placé pour le savoir, ayant eu à connaître de ce dossier dans mes fonctions antérieures.

Enfin, il faut rappeler qu’il existe des députés juifs iraniens, l’un d’entre eux ayant même réussi à faire interdire la diffusion d’un feuilleton télévisé pour son caractère antisémite.

M. Jean-Marc Roubaud, rapporteur. M. Lecocq, vous avez posé de très bonnes questions et je vous remercie de votre participation. Nous n’avons pas voulu faire un rapport de 400 pages et tout aborder, mais je voudrais néanmoins revenir sur vos propos. Il est clair qu’Israël se sent menacé et, comme nous l’a dit notamment le directeur des services de sécurité, les Israéliens sont prêts à frapper. Ils ont peur d’attaques directes, de divers modes, missiles ou bateaux téléguidés sur Tel Aviv par exemple et se sentent quasiment en état de guerre. Sur la résistance iranienne qui a fait du lobbying devant l’Assemblée nationale, et qui se présente comme une alternative démocratique, il s’agit de l’organisation des Moudjahidines du peuple qui est considérée comme terroriste par l’Union européenne et les Etats-Unis. Quant aux sanctions, nous avons eu l’occasion de rencontrer des entreprises françaises qui sont incontestablement pénalisées. Toutefois, tous les produits ne sont pas soumis aux sanctions, l’alimentation notamment, et certaines entreprises peuvent travailler normalement, comme Carrefour ou Renault, par exemple. Certains produits soumis aux sanctions arrivent cependant à Téhéran par des voies détournées. Ce sont les banques françaises, qui étaient traditionnellement bien implantées en Iran, qui sont surtout pénalisées. Malgré cela, même si c’est plus coûteux pour lui, l’Iran passe par l’intermédiaire de banques off shore et peut finalement obtenir quasiment tout ce qu’il veut.

Sur la question de la religion, il faut se garder d’une vision selon laquelle l’Iran serait composé de 70 millions de fanatiques. En fait, la quasi-totalité de la population aspire sinon à vivre à l’occidentale, du moins à la paix et ne se sent pas concernée par ce qui se passe au sein du régime. Les gens sont résignés, comme le prouve la très faible participation aux élections, qui ne dépasse pas les 30 %. Le régime est une dictature dans laquelle les candidatures sont filtrées strictement, comme M. Jean-Louis Bianco l’a dit, c’est la raison pour laquelle le président pourrait être réélu l’an prochain. Ce n’est qu’une parodie de démocratie. Il n’y a ni séparation des pouvoirs, ni laïcité, mais la religion est surtout un enjeu de pouvoir et n’est pas au cœur des préoccupations de la majorité des Iraniens. Cela étant, il faut souligner le formidable décalage entre l’image que donne le régime, les aspirations de la population et la jeunesse du pays qui ne pense qu’au modèle américain.

M. Jean-Paul Lecoq. Cela n’apparaît pas dans le rapport.

M. Jean-Marc Roubaud. Cette situation est décrite dans le rapport, mais sans entrer dans les détails de la vie quotidienne.

M. Jean-Louis Bianco, Président de la Mission. Je voudrais apporter quelques compléments à ce qu’a dit le rapporteur, avec lequel je suis tout à fait d’accord. Nous disons dans le rapport que le régime est soutenu mollement par la population, qui a d’autres aspirations. Je confirme également l’information que donnait M. Myard : un feuilleton télévisé jugé antisémite a été interdit. Ce qui nous a été dit aussi c’est que la population, en profondeur, n’est ni antisémite ni même antisioniste et aurait même plutôt un préjugé ou un ressentiment anti-arabe. Cela étant, Ahmadinejad est un cas particulier, qui tient des propos provocateurs et scandaleux. C’est un des sujets sur lesquels nous avons eu des contradictions, certains de nos interlocuteurs mettant en avant que l’important était non pas ce que disait le président, mais ce que disait le Guide pour lequel il n’est pas question de détruire Israël. C’est important d’avoir cela en tête.

Cela me ramène à la question antérieure : ce programme nucléaire, pourquoi faire ? Pour se protéger. Et aussi pour avoir une influence régionale. L’Iran a gardé le traumatisme de la « guerre des villes » et comme M. Myard l’a souligné, il y a la question du Pakistan ; il y a des forces autour des Iraniens dont ils ont envie de se protéger. La politique que mène l’Iran est donc une politique de protection et d’influence. On ne peut bien sûr exclure que les Iraniens aient l’intention d’utiliser réellement l’arme nucléaire, mais c’est aux yeux de la mission, une arme politique avant tout. Néanmoins, même si l’Iran ne fabriquait pas la bombe ou ne l’utilisait pas, il est clair que l’on peut aussi envisager le pire, à cause du sentiment d’impunité que la capacité nucléaire lui procurerait et de son soutien à des mouvements terrorises. C’est de cela qu’il faut parler avec eux, car ils ont un rôle ambigu ; on a le sentiment qu’ils pourraient avoir un rôle positif, comme ils l’ont eu parfois en Irak, voire en Afghanistan, où ils jouent en fait un double jeu. Donc, le danger de l’arme nucléaire, c’est surtout l’usage qu’ils pourraient en faire à des fins de déstabilisation autant que le risque d’une frappe.

Quant à la question de M. Myard, si certains estiment que le fait que l’Iran ait l’arme atomique n’est pas si grave et pourrait même être stabilisateur, ce n’est pas l’avis de la Mission. Le problème est qu’il y a le traité de non-prolifération nucléaire, dont l’Iran est signataire, qui, avec ses défauts, a néanmoins le mérite d’exister. Si l’on n’en tient pas compte, au motif que le Pakistan, l’Inde, Israël, la Chine, et d’autres, ont l’arme nucléaire, il n’y a plus de traité et l’on entre dans une situation à risques pour l’avenir. Même si ce traité est imparfait, c’est une garantie pour que chacun ait droit au nucléaire civil. Faire le choix contraire serait extrêmement risqué pour l’avenir.

En ce qui concerne Eurodif, on nous a opposé l’argument, et je crois qu’il est de bonne foi : les Iraniens considèrent s’être fait duper une fois et ne veulent pas qu’il y en ait une deuxième. Nous avons envisagé quatre types de solutions, et pour répondre à la question du président Poniatowski, non, nous n’avons pas de plan B. Pour entrer un peu plus dans le détail, nous revenons sur les suggestions du rapport américain Baker-Hamilton sur le fait de discuter avec eux de la lutte contre le terrorisme, qui est aussi de leur intérêt.

Pour le reste, la question de la laïcité et de la religion est cruciale ; on l’a vu en Turquie et la capacité de résistance de la laïcité est un élément fondamental. A l’évidence, l’Iran manipule ou influence un arc chiite, qui agace les pays à dominante sunnite. Il veut apparaître comme le leader de l’opposition au « grand Satan » américain et au « petit Satan » israélien, le meilleur défenseur dans la région. Il joue une fonction tribunicienne et ça marche de fait assez bien, pas forcément en Iran, mais vis-à-vis du monde arabe.

En ce qui concerne les sanctions, on pourrait voir pays par pays quel est leur rôle et au fur à mesure, envisager la levée des sanctions en échanges de gages, du rôle apaisant effectivement joué par l’Iran. Une politique d’incitations, en quelque sorte. Dans le domaine économique, on pourrait voir un programme de levée de sanctions formelles et informelles, prendre des engagements en matière de transferts de technologie et d’investissements dans le domaine des hydrocarbures en particulier, voir si l’Iran est intéressé par une entrée à l’OMC. On peut aussi reprendre un dialogue global Europe – Iran, qui les intéresse, et on peut aussi espérer que le Président Obama renoncera au « regime change ». Même si ce régime ne nous plait pas, ce n’est pas à la communauté internationale de le changer et un tel renoncement rassurerait les Iraniens. Une démarche en ce sens d’Obama, avec le soutien de l’Union européenne, de la Chine, les intéresserait évidemment car le régime cherche d’abord sa survie. Il faut envisager aussi des mesures de confiance et de sécurité dans le cadre d’un dialogue avec l’OTAN, par exemple, proposer des accords régionaux de sécurité dans le cadre d’une région exempte d’armes nucléaires, même si c’est encore très théorique, car on ne voit pas comment Israël renoncerait à l’arme nucléaire. L’ensemble peut former un paquet suffisamment attractif.

M. Axel Poniatowski, président de la commission des affaires étrangères. Je vous remercie M. le président et M. le rapporteur et vous adresse mes félicitations pour la qualité de votre rapport.

La commission autorise, à l’unanimité, la publication du rapport d’information.



La séance est levée à dix-sept heures trente.
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