Audition, conjointe avec la commission de la défense nationale et des forces armées, de MM. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, et Hervé Morin, ministre de la défense, sur l’avenir de la France dans l’OTAN
La séance est ouverte à huit heures quinze
M. Guy Teissier, président de la Commission de la défense nationale et des forces armées. Mes chers collègues, c’est un plaisir pour moi de coprésider cette séance avec M. Axel Poniatowski, président de la commission des affaires étrangères, et d’accueillir ce matin le ministre des affaires étrangères et européennes, M. Bernard Kouchner, et le ministre de la défense, M. Hervé Morin, pour échanger sur les perspectives de retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN.
À l’approche du soixantième anniversaire de l’Alliance, nous vivons actuellement une période particulièrement importante pour les relations transatlantiques, avec l’entrée en fonction du président Obama, les projets de réforme de l’Alliance, les progrès de la politique européenne de défense durant la présidence française et la volonté de la France de clarifier sa position au sein du commandement intégré.
Soucieuses de suivre avec attention la question de l’évolution de la place de la France au sein de l’Alliance atlantique, nos deux commissions se sont déjà réunies en juin dernier pour une table ronde sur le sujet et la semaine passée pour une audition du secrétaire général de l’Alliance, M. Jaap de Hoop Scheffer. C’est donc, messieurs les ministres, avec intérêt et attention que nous allons vous entendre ce matin. Le sujet ayant déjà été largement abordé, je propose que nous commencions d’emblée par les questions. À cet égard, je vous invite, chers collègues, à me signaler que vous souhaitez prendre la parole et à formuler brièvement vos questions, car les ministres devront nous quitter impérativement à neuf heures quarante-cinq pour assister au Conseil des ministres.
M. Axel Poniatowski, président de la Commission des affaires étrangères. Je tiens moi aussi à remercier M. Kouchner et M. Morin d’être parmi nous ce matin pour cette audition importante, qui s’inscrit dans le cadre des réflexions que nous menons sur la question du retour éventuel de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, voulu par le Président de la République.
Monsieur le ministre de la défense, pouvez-vous confirmer les informations évoquant la possibilité que la France se voie attribuer le commandement allié pour la transformation, établi à Norfolk, et celui de l’état-major interarmées de Lisbonne ? Comment expliquer des offres si importantes aujourd’hui alors que la demande française d’attribuer à un Européen le commandement de l’état-major de Naples a été refusée en 1996 ?
Par ailleurs, comment le retour de la France dans les structures intégrées peut-il permettre une « européanisation » de l’OTAN ? Quelles retombées espérez-vous de ce retour, tout particulièrement pour les industries de défense ?
Monsieur le ministre des affaires étrangères et européennes, comment, selon vous, les missions de l’OTAN doivent-elles évoluer ? La conception que les Américains ont de l’avenir de l’Alliance correspond-elle à la vision de la France ? Jusqu’où l’OTAN peut-elle s’élargir ? Partagez-vous l’opinion du secrétaire général de l’OTAN, M. de Hoop Scheffer, que nous recevions la semaine dernière, pour qui il n’est pas impossible de voir un jour la Russie rejoindre l’OTAN ?
M. Hervé Morin, ministre de la défense. Pour ce qui concerne tout d’abord l’européanisation de l’OTAN, la démarche du Président de la République est extrêmement claire et a été annoncée dès son entrée en fonction : il s’agit, d’une part, de construire l’Europe de la défense et, d’autre part, de permettre aux Européens de devenir en quelque sorte « adultes » en matière de sécurité et de défense pour participer davantage à l’Alliance atlantique, tout en faisant justice de l’idée, répandue chez la plupart de nos collègues européens, selon laquelle la France voudrait promouvoir l’Europe de la défense contre l’Alliance atlantique.
Tous ceux qui, autour de cette table, ont exercé des responsabilités ou connaissent les relations européennes savent en effet que la plupart des Européens – sinon la totalité d’entre eux – voient dans l’Alliance atlantique le système qui assure leur sécurité collective depuis 1949. Plus encore que le camp occidental traditionnel, les pays qui ont rejoint l’Union européenne depuis la chute du mur de Berlin la considèrent comme la garantie de sécurité de leur indépendance. La démarche du Président de la République a donc consisté à convaincre nos partenaires européens que la construction de l’Europe de la défense soutenue par la France donnait à l’Europe une capacité autonome de mener des opérations militaires – comme celle qui est actuellement engagée, sous le commandement d’un amiral britannique, contre la piraterie dans le golfe d’Aden.
Il s’agit également de faire sortir les Européens de l’infantilisation dans laquelle ils sont plongés depuis longtemps et de leur faire prendre conscience que l’Europe que nous voulons n’est pas dirigée contre l’Alliance atlantique. Lever ce doute était indispensable pour que l’Europe de la défense puisse progresser.
L’Europe s’est construite en renonçant aux instruments traditionnels de la puissance et a été conçue comme une école de paix et de stabilité, comme une puissance normative, et non comme une puissance militaire. Jusqu’au milieu des années 1990, aucune déclaration politique des chefs d’État et de gouvernement n’évoque même le terme d’« Europe de la défense ». Des avancées importantes ont été réalisées dans ce sens durant la présidence française de l’Union européenne, qui se traduisent en particulier par le lancement du programme d’imagerie spatiale MUSIS, la mise en œuvre d’un programme de rénovation des hélicoptères, la mise en place d’une flotte commune de transport tactique répondant à un besoin criant, l’élaboration d’un plan d’évacuation des ressortissants européens en cas de crise, la création d’un réseau permettant de mutualiser la surveillance et la protection des côtes européennes de la Baltique à la Méditerranée et le lancement de programmes tels que l’ERASMUS militaire, qui permet aux officiers de tous les pays de suivre une partie de leur formation dans un autre pays.
Je le répète, le Président de la République souhaite convaincre les Européens que la construction de l’Europe de la défense ne se fait pas contre l’Alliance atlantique. Les Européens doivent devenir responsables de leur propre sécurité et ne pas la faire reposer sur les autres. La montée en puissance de l’Europe de la défense nous permettra de peser davantage au sein de l’Alliance atlantique et de nous inscrire dans un rapport plus équilibré avec nos alliés et nos amis américains.
J’en viens à la question des postes. Indépendamment des questions politiques, qui seront étudiées en leur temps, le retour de la France au sein du commandement intégré se traduira par la participation au comité des plans de défense, dont la France est aujourd’hui absente, et par un net renforcement de la présence française dans les états-majors. Si cette présence devait être comparable à celle des autres pays participant au commandement intégré, on compterait environ 900 militaires français dans ses différentes structures, contre 100 actuellement. La négociation de postes de responsabilité est menée au plus haut niveau avec les chefs d’État et de gouvernement concernés. Le symbole de l’européanisation de l’OTAN serait bien évidemment que soient confiés à des Français des postes aujourd’hui occupés par des Américains – ce qui est précisément le cas du commandement opérationnel de Lisbonne et du commandement stratégique de Norfolk, que vous évoquez.
M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes. Aujourd’hui, les deux postes de commandement dit « suprême » de l’Alliance – celui de Mons, opérationnel, et celui de Norfolk, stratégique et consacré aux missions, aux équipements et aux risques du futur –, sont détenus par des Américains. Si l’un était confié à la France, je confirme que cela serait un grand pas en avant pour l’européanisation de l’Alliance.
Pour ce qui est des missions, la France a participé à une place de choix à toutes celles qui ont été mises en œuvre par l’OTAN. Qu’il s’agisse en effet de la Bosnie, du Kosovo, de l’opération « Active Endeavour » en Méditerranée ou de l’Afghanistan, notre pays se situe au deuxième ou troisième rang – au quatrième tout au plus – en termes de forces déployées sur le terrain.
La participation au commandement intégré fait cependant une grande différence. En effet, lorsque la France, avant même de participer à la force terrestre envoyée au Kosovo, a décidé de s’associer à l’opération de pression aérienne exercée sur la Serbie depuis la Méditerranée, nous ignorions tout, malgré quelques accords comme jadis l’accord Ailleret-Lemnitzer, des plans stratégiques et, une fois la décision prise, c’est le commandant suprême – le SACEUR – qui a remis les plans au général Jean-Pierre Kelche. Aujourd’hui, nous sommes, si je puis dire, dans la situation où nous avons le choix du casting et de la mise en scène, mais nous ne connaissons pas le scénario. C’est ce à quoi nous voulons remédier en réintégrant le comité des plans de défense et le commandement intégré : non seulement nous saurons ce qui se prépare, mais nous le préparerons avec les autres. Quant au groupe des plans nucléaires, il n’est pas question de remettre en cause la totale autonomie de la force nucléaire française.
Comme en témoignent les éléments cités par M. Morin, l’Europe dispose d’ores et déjà d’une vraie capacité d’intervention. Le succès des nombreuses missions conduites par l’Union européenne le démontre. La plus importante d’entre elles, la mission EUFOR, menée au Tchad et en RCA, qui a mis sur le terrain 4 500 hommes issus de 17 contingents nationaux européens et qui sera relayée le 15 mars par une force des Nations unies, a été engagée sans rien demander aux Américains. Depuis la mise en œuvre de cette opération de maintien de la paix, on n’a pas observé une seule intrusion des Janjaweed venus du Soudan – bien qu’il eût été nettement préférable de prévoir une force de l’ONU plus importante de l’autre côté de la frontière. Voilà une opération typique, que seuls les Européens pouvaient réaliser. De même, c’est l’Union européenne seule qui a déployé en trois semaines 300 observateurs en Géorgie. C’est l’Europe encore qui a déployé au Kosovo – après bien des difficultés, certes, mais avec un certain succès – 2 000 responsables de EULEX, au nord de Mitrovica et jusqu’aux frontières de la Serbie. Ces opérations de maintien de la paix font généralement suite à des opérations des Nations unies, ou en font partie.
Si tout se passe comme nous le souhaitons, la réflexion stratégique portera, à partir du sommet de Strasbourg-Kehl, sur ce que sera l’OTAN du XXIe siècle. De fait, sur 26 alliés, 21 sont membres de l’Union européenne. Cela n’enlève rien, du reste, à l’importance des États-Unis, car l’immense majorité des forces est américaine. Cependant, nous pèserons beaucoup plus que par le passé, où notre seul poids était lié à la participation à des missions que nous n’avions pas contribué à définir au départ. Ce sommet devrait également engager une réflexion sur les missions de l’OTAN dans ce monde globalisé, nécessairement différentes de la mission initiale de l’OTAN qui était directement liée à l’existence du pacte de Varsovie.
Je vais vous expliquer la raison pour laquelle il ne faut plus employer le mot « intégration ». J’observe que le refus du général de Gaulle portait sur une intégration fixée d’avance, qui devait conduire nos armées à participer très rapidement, avec d’autres forces, à une éventuelle réaction contre les troupes du pacte de Varsovie – et, à cet égard, je ne rappellerai pas les expressions employées par la gauche et par le centre lors du débat de censure qui a suivi la décision du général de Gaulle de quitter le commandement intégré ! Il n’est plus question aujourd’hui d’une telle intégration automatique, non seulement parce qu’il n’y a plus de pacte de Varsovie, mais aussi parce que, quelles que soient les missions envisagées, une décision à l’unanimité est nécessaire. Ainsi, la décision prise par l’Allemagne, qui faisait pourtant partie du commandement intégré de l’OTAN, de ne pas participer à ce qui aurait pu être une opération de l’OTAN en Irak a eu pour effet de bloquer toute intervention de l’Alliance – et cela ne l’a pas empêchée, politiquement, de s’opposer à la décision américaine. De même, au sommet de Bucarest, notre décision de ne pas accepter la perspective d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie a donné lieu à une rude bataille contre les Américains mais s’est bien soldée par un refus. En décembre dernier, à Bruxelles, les ministres des affaires étrangères ont mené une nouvelle bataille contre l’administration sortante du président Bush et nous n’avons pas cédé. Nous sommes individuellement responsables de l’utilisation de nos troupes et jamais personne, comme l’a répété le Président de la République et comme vient de le redire Hervé Morin, ne nous forcera à les utiliser.
Il conviendra bien évidemment de débattre de ce que devront être dans l’avenir les activités de l’OTAN. La lutte contre le terrorisme, les problèmes de pauvreté liés au changement climatique, par exemple, feront-ils partie de ses missions ? La mission actuelle, qui consiste à défendre collectivement le territoire des membres de l’OTAN contre toutes les invasions et menaces extérieures, peut évoluer et évoluera dans sa mise en œuvre.
Les actions auxquelles participe actuellement la France – en Bosnie hier, au Kosovo et en Afghanistan actuellement – sont toutes des missions des Nations unies, régies par des résolutions du Conseil de sécurité. Lorsque l’Union européenne a décidé de lancer des missions comme EULEX ou EUFOR, elle n’a pas demandé la permission à l’OTAN. C’est la démonstration de l’autonomie et de la force croissante des décisions européennes et de leur application. Le champ est très vaste. Les tâches de l’OTAN ne sont pas celles d’une Europe qui change, d’une Europe qui prend conscience d’elle-même et de la nécessité de se protéger.
Quant à l’élargissement, il ne faut pas multiplier exagérément les possibilités d’adhésion. Ce n’est pas un hasard si la première aspiration de tous les pays anciennement communistes, comme les pays baltes ou la Pologne, a été de demander l’adhésion à l’OTAN. Je ne pense pas qu’il faille pour autant accepter tout le monde. Il faut certainement conserver le Conseil qui, sous l’autorité du secrétaire général, est chargé de maintenir des relations avec la Russie. La France s’intéresse d’ailleurs aux propositions du président Medvedev sur la sécurité européenne, et j’espère qu’il en ira de même pour l’Europe et pour l’OTAN. Développer les contacts avec la Russie est nécessaire mais cela ne signifie pas pour autant que cette dernière doive adhérer dès maintenant à l’OTAN, même si cette adhésion est peut-être une perspective envisageable.
M. le président Guy Teissier. Pouvez-vous, monsieur le ministre de la défense, nous indiquer le coût du retour de la France dans le commandement intégré, tant sur le plan financier que sur celui des effectifs ? Peut-on imaginer quelques économies ?
M. le ministre de la défense. En année pleine et si l’on prend pour référence la présence britannique, qui est la plus importante, l’effectif se situerait à 900 hommes environ. Il n’est évidemment pas question que tous ces personnels arrivent d’un coup dans les états-majors. Au terme de la montée en puissance progressive, le coût supplémentaire annuel serait de 80 millions d’euros.
Les économies devraient résulter de la réorganisation engagée par l’Alliance atlantique à la demande de la France, des États-Unis et de la Grande-Bretagne, afin d’alléger sa structure, qui occupe aujourd’hui 13 000 hommes. Mais si ces trois pays souhaitent réellement cette réorganisation afin de réaliser des économies de fonctionnement, les autres États, de moindre dimension sur le plan militaire, sont très attachés au maintien de l’ensemble des structures.
M. Jean-Michel Boucheron. Messieurs les ministres, je ne m’étendrai pas sur les inconvénients de ce retour de la France au sein du commandement intégré de l’OTAN. Cette démarche risque tout d’abord d’affecter l’image de notre pays dans le monde. Du reste, ce n’est pas le rôle de la France que de se faire l’ambassadeur des États-Unis. D’autres pays européens savent le faire mieux que nous. En second lieu, les contreparties qui semblent avoir été obtenues au sein de l’Organisation sont minimes. Norfolk est une pyramide bureaucratique dont il ne peut pas sortir grand-chose et, pour le dire rapidement, la France n’obtient pas de grand commandement opérationnel. Notre entrée nous est, si je puis dire, très mal payée par les autres partenaires.
Mais le cœur du sujet demeure la question de la défense européenne. À cet égard, deux erreurs ont été commises. La première, tactique, a consisté à déclarer que la France revenait dans l’OTAN afin que les États-Unis reconnaissent la défense européenne. En annonçant cette décision comme certaine, on a coupé court à toute négociation ou contrepartie, tant du côté américain que de celui des autres pays européens. J’observe en la matière que la Maison Blanche a fait preuve d’un silence total, des plus explicites, sur les initiatives françaises en direction de l’OTAN. L’autre erreur, stratégique, me semble plus fâcheuse : à la suite de l’élargissement de l’Europe vers l’Est, l’OTAN a fait de même. De ce fait, l’application de l’article 5 perd de sa pertinence et il n’est vraiment pas certain que l’armée américaine et ses forces nucléaires entrent immédiatement en action en cas de problème aux confins de la Lituanie, par exemple.
M. Pierre Lellouche. Ce n’est pas rassurant pour les États baltes !
M. Jean-Michel Boucheron. Assurément, monsieur Lellouche.
Il faut prouver à ces pays que leur véritable sécurité réside dans la solidarité avec leurs voisins géographiques et dans la construction d’une Europe de la défense, sans aller chercher une protection outre-Atlantique. Or, dans cette logique, la volonté de la France de participer à la structure intégrée de l’OTAN est le plus mauvais signal qu’on puisse leur donner. On sait bien qu’en histoire, c’est la géographie qui gouverne : l’Europe de la défense est à construire d’abord entre Européens. C’est ainsi que pourra se reconstituer l’équilibre dont rêvait en 1962 John Fitzgerald Kennedy : l’alliance de l’Amérique et de l’Europe en tant qu’entité.
Mme Élisabeth Guigou. Je suis moi aussi très inquiète pour l’Europe de la défense qui, si elle a connu les développements récents qu’a rappelés M. Morin, est une idée relativement ancienne, qui reste fragile. Les moyens qui seront affectés par la France à l’OTAN nous auraient donc paru bien mieux utilisés pour l’Europe de la défense. Cela est d’autant plus vrai que la France va rejoindre le commandement intégré de l’OTAN sans la moindre garantie quant à d’éventuelles contreparties. En tout état de cause, celles que vous avez évoquées comme hypothétiques, messieurs les ministres, sont très insuffisantes, car notre pays ne se situera pas au cœur du dispositif de décision.
Surtout, le gain militaire très marginal de cette opération aura un coût symbolique et politique majeur. Tout d’abord, la France perdra le rôle très particulier qu’elle jouait vis-à-vis des pays non alignés – arabes et au-delà –, ce qui nous privera d’une carte majeure dans le monde. En outre, en réponse à une question du président Poniatowski, le secrétaire général de l’OTAN a déclaré la semaine dernière qu’il faudrait attendre avant de s’accorder sur les nouvelles fonctions de l’Alliance car cela ne se ferait pas au sommet de Strasbourg-Kehl, début avril, mais peut-être au sommet suivant.
La France, qui pouvait jouer un rôle de médiateur dans de nombreuses régions du monde, va désormais apparaître comme alignée sur la politique des États-Unis, quelles que soient par ailleurs les améliorations de celle-ci à la suite de l’élection de Barack Obama. Par ailleurs, nous ignorons quelles seront les missions de l’Alliance atlantique : s’agira-t-il de défendre la famille occidentale, ou encore la « famille démocratique » évoquée par M. de Hoop Scheffer et dont la définition n’est pas claire ? Cela suscite bien évidemment des interrogations et des réactions très fortes.
L’absence de définition du concept stratégique et le flou qui entoure, messieurs les ministres, vos réponses sur l’élargissement et celles du secrétaire général de l’OTAN sont très inquiétants. Sans aller jusqu’à l’adhésion de la Russie à l’OTAN, on ne peut pas traiter de la même manière les pays d’Europe centrale et orientale, tels que la Pologne, même s’ils appartenaient au pacte de Varsovie, et l’Ukraine et la Géorgie, qui sont d’anciennes républiques de l’Union soviétique. La Russie n’a pas réagi négativement à l’élargissement de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale, même s’il est vrai qu’elle était à l’époque plus faible qu’aujourd’hui, mais c’est une agression caractérisée que d’imaginer l’adhésion automatique de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN. Nous n’avons aucune réponse sur ce point, qui pose un problème majeur tant pour les relations intra-européennes que pour l’image de la France, et même de l’Europe, dans le reste du monde.
M. Daniel Garrigue. Monsieur le ministre de la défense, certains de vos propos sont difficiles à entendre. Ainsi, les autres États reprocheraient à la France d’entretenir un conflit vis-à-vis de l’Alliance atlantique. Or, si notre pays a quitté l’OTAN, il n’est jamais sorti de l’Alliance atlantique, et l’idée qu’en cas de conflit la France interviendrait dans le cadre de l’Alliance, rappelée par M. le ministre des affaires étrangères, a toujours prévalu.
Par ailleurs, l’Europe de la défense n’existe pas seulement depuis une dizaine d’années : l’Union de l’Europe occidentale – l’UEO – a été créée il y a plus de cinquante ans. Nous avons participé ensemble en 1993, monsieur Morin, à des manœuvres dénommées « Ardente », organisées dans les Abruzzes par l’UEO et entièrement indépendantes de l’OTAN. La force de réaction rapide intervenue en 1995 en Bosnie, qui est l’opération la plus forte menée par les Européens, même si elle a été mise en œuvre parallèlement à une opération aérienne de l’OTAN en juillet 1995, n’en était pas moins une force européenne réunissant Français, Britanniques et Néerlandais, avec l’appui des Allemands. L’Europe de la défense existe donc depuis bien plus de dix ans et une volonté continue s’exprime dans ce domaine.
J’en viens aux motifs d’inquiétude que nous donne, tel qu’il est présenté aujourd’hui, le retour de la France dans le commandement intégré. Je tiens tout d’abord à préciser qu’il ne s’agit pas d’une nostalgie du gaullisme et de la sortie de l’OTAN en 1966. Ce qui est en cause, c’est la possibilité d’avoir demain une véritable défense européenne, et cela pour deux raisons. Tout d’abord, si la France entre dans l’OTAN, elle sera obligée de partager les concepts stratégiques et les scénarios. Dans la meilleure des hypothèses, nous débattrons avec les Américains, mais il n’est pas certain que la marge de discussion soit très large. En deuxième lieu, la France perdra un positionnement militaire et diplomatique qui était en quelque sorte l’amorce d’une défense européenne. Pour les autres États, en effet, l’appartenance à l’OTAN relève moins d’un choix stratégique que de la commodité qu’ils éprouvent à s’épargner le financement d’un véritable effort de défense. Je rappelle à cet égard que tous les pays membres de l’Union européenne n’adhèrent pas à l’OTAN et que certains pays, notamment scandinaves, et en particulier la Finlande, sont très intéressés par le positionnement de la France.
Je souhaiterais donc vous poser deux questions. Quelle est, tout d’abord, la portée de ce retour dans le commandement intégré du point de vue de la défense antimissile, qui met en jeu directement la défense de l’Europe ? Les Européens sont tenus à l’écart des discussions engagées sous la présidence de M. Bush et qui semblent se poursuivre entre les États-Unis et la Russie. Qu’avons-nous à gagner à entrer dans l’OTAN si nous sommes exclus de questions aussi essentielles ?
En deuxième lieu, la tribune récemment publiée par M. Sarkozy et Mme Merkel dans Le Monde exprime la confusion qui s’opère désormais entre ce qui relève de la sécurité intérieure et de la sécurité extérieure. Le choix de revenir dans le commandement intégré de l’OTAN n’est visiblement pas seulement stratégique, mais également idéologique, avec une dimension sécuritaire non négligeable.
M. le ministre de la défense. Monsieur Boucheron, je vous rappelle ce que prévoit l’article 42, alinéa 7 du traité de Lisbonne : « Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l’article 51 de la charte des Nations unies. […] Les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, qui reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre. ». Les Européens considèrent donc que leur sécurité ne dépend pas seulement de la construction de l’Europe de la défense, mais aussi du système de sécurité collective établi par le traité de l’Atlantique Nord, auquel nous participons depuis 1949 et que nous n’avons jamais dénoncé.
Certes, monsieur Garrigue, les Européens se trouvent dans une position de vassalité militaire, parce que, à l’exception des Français et des Britanniques, ils ne consacrent pas à la défense suffisamment de moyens. Toutefois, vouloir construire, par l’Europe de la défense, une alliance de pays européens susceptibles de prendre leurs propres responsabilités n’est pas contradictoire avec une participation à l’Alliance atlantique : le traité de Lisbonne indique clairement que les deux institutions participent d’une démarche conjointe visant à assurer la sécurité collective du continent européen. Il ne s’agit pas de jouer l’une contre l’autre, mais l’une avec l’autre.
Madame Guigou, je suis d’accord avec vous sur certains points. En effet, l’Alliance atlantique n’a pas vocation à s’étendre indéfiniment ; en particulier, si elle continue à se rapprocher des frontières russes, cela risque de renforcer en Russie un sentiment traditionnel d’encerclement. Et en effet, l’Alliance atlantique a besoin, non de se bâtir une frontière, puisqu’elle n’est pas un ensemble politique, mais de s’interroger sur ses limites géographiques.
Elle doit aussi, comme le soulignait Bernard Kouchner, s’interroger sur ses missions. Doit-elle participer à la lutte contre le terrorisme, devenir une organisation globale, s’engager dans l’aide au développement, s’occuper de la défense antimissile ? Ces questions restent ouvertes. L’organe qui, au sein de l’Alliance, s’occupe de la « transformation », c’est-à-dire de définir les concepts stratégiques, la planification et les missions de l’organisation, c’est ACT, à Norfolk. Or c’est précisément l’un des commandements dont nous pourrions hériter. Nous prendrions ainsi la tête de la réflexion sur l’évolution de l’Alliance atlantique suite à la fin de la guerre froide et à la sortie de la logique bloc contre bloc.
Lorsque vous estimez que les moyens que nous mobiliserons en faveur de l’Alliance devraient être affectés à l’Europe, permettez-moi de vous dire que vous commettez une erreur majeure, puisqu’il s’agit d’un même réservoir de forces. Les forces françaises resteront totalement indépendantes et autonomes, sous la seule responsabilité du Président de la République. En fonction des opérations auxquelles nous déciderons de participer, elles seront mises à la disposition de l’Alliance atlantique ou de l’Union européenne. Il n’est pas question de toucher à ce réservoir unique.
Mme Élisabeth Guigou. Monsieur le ministre, je ne parlais pas des forces envoyées sur le terrain, mais des personnels militaires qui seront affectés dans les structures de l’OTAN. Mieux vaudrait renforcer celles de l’Europe de la défense !
M. le ministre de la défense. Mais c’est ce que nous faisons !
Monsieur Garrigue, que vous placiez sur le même plan une organisation internationale comme l’UEO et l’Union européenne prouve que nous ne partageons pas la même conception de l’Europe ! Si l’on souhaite que l’Union européenne devienne un jour un ensemble politique capable de parler de politique étrangère et de défense, il ne faut pas confier ces deux domaines à l’UEO !
M. Daniel Garrigue. Je n’ai jamais dit cela ! J’ai simplement rappelé que l’on parlait de défense européenne depuis longtemps et que l’UEO avait été créée dans cet objectif.
M. le ministre de la défense. Certes, l’UEO a été créée il y a cinquante ans. Toutefois, quand on relit les déclarations des dirigeants européens des années 1990, comme Helmut Kohl ou François Mitterrand, on note qu’ils qualifiaient toujours l’UEO de « bras armé pour une politique européenne de sécurité commune ». À l’époque, on n’osait pas parler de « défense européenne » : c’était un sujet quasiment tabou.
MM. Jean-Pierre Kucheida et Jean Michel. À cause de l’échec de la CED !
M. Daniel Garrigue. Excusez-moi, monsieur le ministre, mais je peux aisément trouver des déclarations proposant que l’UEO soit le pilier européen de l’Alliance atlantique !
M. le ministre de la défense. Quant à la défense antimissile, la France, pour le moment, a uniquement engagé des programmes de défense antimissile de théâtre. La défense antimissile balistique fait actuellement l’objet de discussions au sein de l’Alliance atlantique. Pour le moment, la France y est hostile et s’interroge fortement. Quelle analyse précise de la menace fera-t-on ? Qui aura la clef de cette défense antimissile ? Quel en sera le coût ? Tant que des réponses n’auront pas été apportées à ces questions, la France s’opposera à un tel projet.
M. Michel Vauzelle. Monsieur le ministre de la défense, vous avez dit que la décision du Gouvernement nous ferait devenir adultes ; j’ai au contraire le sentiment qu’en revenant dans les structures intégrées de l’OTAN, la France va être infantilisée. En effet, vous rompez avec la position exposée par le général de Gaulle lors du discours de Phnom Penh, qui avait fait la force de notre pays et avait donné lieu à un consensus national entretenu par les présidents de la République et les gouvernements successifs.
Comme l’a dit Élisabeth Guigou, cette démarche remet en cause l’image de la France dans le monde, si précieuse pour une puissance de notre taille, ainsi que notre marge de manœuvre politique qui, bien que modeste, nous est nécessaire. La géographie influe sur la politique de défense et sur la politique étrangère et nous ne pouvons pas avoir la même position que les États-Unis sur la Méditerranée, la Russie, la Chine ou ce que l’on appelait auparavant le tiers-monde. Qu’est-ce que la France peut y gagner, alors que nous vivons dans un monde de plus en plus dangereux et que l’OTAN va désormais rassembler, au-delà de l’Atlantique Nord, des pays d’Europe de l’Est, voire de plus loin encore, pour mener des actions dans le monde entier ? Pour assurer des postes à quelques officiers généraux qui seront, de toute façon, sous commandement américain, on ferait des Français des enfants ? La précipitation avec laquelle les pays d’Europe de l’Est ont voulu entrer dans l’OTAN, de préférence à l’Union européenne, montre bien qu’il ne s’agit pas d’une européanisation de l’OTAN, mais d’une « otanisation » de l’Europe.
Il nous faut alerter le peuple français sur la perte future de son indépendance nationale et de sa souveraineté. C’est une décision idéologique, en totale cohérence avec le projet que le Président de la République cherche à imposer à la France, tant sur le plan économique, sociétal, sécuritaire que militaire.
M. Pierre Lellouche. Mes chers collègues, ce débat est passionnant, et je m’en réjouis.
Il l’est également du point de vue historique. Je vous recommande vivement la lecture du compte rendu des débats d’avril 1966, où j’ai trouvé quelques perles. Il est ainsi amusant d’écouter nos actuels collègues de gauche quand on a en mémoire les termes de la motion de censure déposée, à l’époque, par les élus des groupes socialiste et du Rassemblement démocratique. Pour résumer la politique du Gouvernement gaulliste, qui cherchait à défendre l’indépendance nucléaire de la France, François Mitterrand avait eu une expression délicieuse : il l’avait qualifiée de « poujadisme mondial » !
Les enjeux étaient les mêmes qu’aujourd’hui : défendre l’indépendance nationale et la sécurité de la France. Les relations entre la France et les États-Unis étaient alors tendues. Nous étions en train de construire notre force de dissuasion ; un très violent débat avait eu lieu avec Eisenhower, puis Kennedy, sur le passage à la riposte graduée, les conditions d’emploi de la force de frappe française, et le mouvement de la 1re armée aux frontières de la France. Il s’agissait, comme l’a rappelé Bernard Kouchner, d’un système d’automaticité de la guerre et nous aurions été en première ligne en cas d’attaque surprise. Si nous étions dans le commandement en temps de paix, la question de l’indépendance de décision de la France venait donc à se poser. C’est pourquoi le général de Gaulle, après son fameux mémorandum de 1958 sur le directoire à trois, mit l’accent sur la question nucléaire.
La situation actuelle est bien différente. Tout d’abord, depuis une vingtaine d’années, l’Alliance n’est plus une alliance « nucléarisée ». Le fameux Groupe des plans nucléaires, le NPG, appartient au passé. Nous ne risquons pas de l’intégrer ! L’Alliance atlantique n’est plus une alliance nucléaire, mais une alliance de projection de forces dans le cadre de résolutions des Nations unies.
Ensuite, l’Alliance, aujourd’hui, c’est un menu à la carte. Une crise éclate quelque part dans le monde ? Chaque État membre possède le droit souverain d’y aller ou non. Certains vont se battre – en Afghanistan c’est le cas des Américains, des Canadiens, des Anglais, des Français et, éventuellement, des Hollandais –, d’autres feront semblant de se battre mais ne sortiront pas de leur caserne – c’est le cas des Italiens et des Allemands –, d’autres enfin se comporteront en spectateurs. Et l’indépendance de la France serait menacée parce qu’un système d’intégration s’abattrait sur nos forces armées ? C’est une plaisanterie ! Hervé Morin l’a rappelé, les forces sont, depuis un même réservoir, levées tantôt au profit de l’Union européenne, tantôt au profit de l’OTAN.
Si l’on souhaite préserver l’indépendance nationale et la sécurité de la France, nous devons prendre toute notre place au sein de l’Alliance, ce qui a été engagé bien avant la présidence de Nicolas Sarkozy, et, au lieu de rester un simple fournisseur – nous sommes le deuxième fournisseur de l’Alliance, aussi bien au niveau des forces qu’au niveau budgétaire – devenir copilote.
La négociation en cours me paraît bonne, en tout cas bien meilleure que celle de 1996. Il existe deux commandements suprêmes dans l’Alliance : SACEUR et ACT. Nous obtenons ACT, ainsi que le commandement régional de Lisbonne et quelques autres choses : ce ne sont pas des plats de lentilles ! Cela permettra à la France de participer au pilotage de l’Alliance et d’accentuer son européanisation, sous réserve que nos camarades européens veuillent bien dépenser un peu d’argent pour la défense.
Pour finir, je veux dire en toute amitié à Jean-Michel Boucheron que ses propos sur la Lituanie sont inacceptables. Si elle était attaquée, les Américains ne bougeraient pas pour elle ? Mais qui interviendrait ? Les Belges ? Les Français ? Si l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord n’est pas appliqué, à quel texte fera-t-on appel ? C’est le seul instrument dont nous disposons ! L’article 47 alinéa 2 du traité de Lisbonne ne fait que renvoyer à cet article. Il n’existe pas de clause de sécurité collective dans les traités européens : le traité de Lisbonne ne reprend même pas l’article 5 du traité de Bruxelles instituant l’UEO !
M. François Loncle. Je souhaite faire deux remarques.
Tout d’abord, monsieur le ministre des affaires étrangères, dire que nous réfléchirons à la nature et aux missions de l’OTAN une fois que nous serons revenus dans le commandement militaire intégré me paraît bien naïf et totalement extravagant. Nous pouvons très bien avoir ce débat dans le cadre de l’Alliance atlantique !
Ensuite, il serait tout aussi extravagant que, sur une question aussi fondamentale, notre assemblée ne se prononce pas par un vote nominal à l’issue d’un débat en séance publique. Dans le cas contraire, cela signifierait que nous ne servons à rien !
M. le ministre des affaires étrangères. De toute évidence, mesdames et messieurs les députés, votre principale interrogation est de savoir si nous sommes à la remorque des Américains. Je vous réponds clairement par la négative.
À vous écouter, monsieur Boucheron, nous serions les ambassadeurs des Américains. Mais regardez la politique étrangère que nous menons ! En Syrie, nous nous sommes opposés aux Américains. Et l’exemple évoqué par Mme Guigou est encore plus probant puisque, précisément, nous avons refusé qu’un droit d’entrée automatique dans l’OTAN soit accordé à l’Ukraine et à la Géorgie. C’est à la suite de la prise de position de la France et de l’Allemagne que les six pays fondateurs de l’Union européenne se sont déclarés hostiles à cette éventualité.
En Géorgie, la présidence française et l’ensemble de l’Union européenne se sont interposées et ont arrêté la marche des troupes russes vers Tbilissi. Là aussi, nous n'avons pas toujours eu la même position que les Américains. Ne nous qualifiez donc pas d’ambassadeurs des États-Unis !
Toutefois, construire la défense européenne n’est pas chose facile. Les budgets varient considérablement d’un pays à l’autre ; certains bénéficient du « parapluie » américain et ne souhaitent pas y renoncer ; la plupart des opérations militaires communes sont essentiellement composées, pour ce qui est des Européens, de l’Angleterre et de la France, le reste étant constitué de contributions marginales. Bien sûr, il faut convaincre nos partenaires, Lituanie, Lettonie et Estonie comprises, de s’y investir davantage. Mais comment le faire si nous sommes taxés d’antiaméricanisme systématique et si chacune de nos initiatives en faveur de la défense européenne est perçue comme dirigée contre l’OTAN ?
De ce point de vue, le discours de Georges Bush au sommet de Bucarest a été décisif : « Nous comprenons la nécessité d’un pilier européen et d’une défense européenne », a-t-il affirmé. Joe Biden l’a répété avec davantage de lyrisme il y a quelques jours à Munich : non seulement il a accepté l’idée de défense européenne, mais il lui a apporté le soutien des États-Unis. Voilà ce que nous recherchons et, contrairement à ce que vous prétendez, cela n’a rien d’idéologique.
À quoi sert l’OTAN ? Tant que nous n’y participerons pas, tant que nous n’aurons pas conçu un nouveau dispositif dans lequel nous ne serons pas systématiquement opposés aux Américains et à ceux qui, comme les anciens pays de l’Est, recherchent une protection, nous n’aboutirons à rien. Dire que l’OTAN a changé et qu’elle n’est plus dirigée contre le pacte de Varsovie n’a rien d’extravagant : c’est du bon sens !
Vous voudriez qu’on ne revienne pas sur la décision de 1966 ? Que Pierre Lellouche me permette de citer le propos de François Mitterrand dans son intégralité : il évoquait « une volonté d’isolement fondée sur l’idée que le nationalisme est la vérité de notre temps ». Et il ajoutait : « S’il me fallait définir votre politique de façon plus précise, je dirais que c’est une sorte de poujadisme aux dimensions de l’univers. ».
M. Michel Vauzelle. Pourquoi ne pas citer Blum ou Jaurès, tant que vous y êtes ?
M. François Loncle. Ce n’était pas le même débat, monsieur le ministre !
M. le ministre des affaires étrangères. C’était le même débat, mais à l’époque les positions étaient inversées : il convient de le rappeler.
La défense européenne est fragile, nous en sommes tous d’accord, et il ne sera pas facile de la consolider dans cette période de crise. Ce n’est pas une raison pour renoncer. Pourrions-nous aller plus loin en conservant le dispositif actuel ? Je ne le crois pas.
Quant au dialogue avec d’autres pays, le Dialogue méditerranéen de l’OTAN, lancé en 1994, a permis d’instaurer un partenariat avec l’Algérie, l’Égypte, Israël, la Jordanie, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie. Il a été complété par l’Initiative de coopération d’Istanbul. Par ailleurs, des contacts ont été établis avec les grandes puissances d’Asie et avec les pays émergents. Certes, c’est insuffisant, mais cela a le mérite d’exister.
Enfin, prenez deux pays géographiquement et politiquement aussi différents que l’Espagne et la Pologne : ils sont tous les deux d’accord pour construire la défense européenne sans s’opposer à l’OTAN. Nous ne sommes pas les seuls ! Pour définir à quels nouveaux dangers nous devrons faire face, il nous faut participer à la réflexion commune. Rester, comme actuellement, à l’extérieur, serait insuffisant.
M. Didier Julia. Monsieur le ministre, je soutiens à 80 % la politique étrangère française, mais je souhaiterais quand même vous faire part de mes inquiétudes.
Tout d’abord, vous avez dit que l’Alliance atlantique avait assuré la sécurité des pays de l’Est et leur indépendance. C’est inexact, monsieur le ministre : un pays n’est pas indépendant s’il dépend pour sa sécurité d’un pays étranger.
Ensuite, si l’on souhaite construire l’Europe de la défense, il faut préalablement que les pays membres acceptent de consacrer un budget suffisant à la défense.
Par ailleurs, une défense apatride, cela n’existe pas : il n’y a de défense que nationale. Vous avez observé qu’au cours de ces dernières années, le budget de la défense a fait l’objet d’un certain consensus dans l’opinion publique française. Nos concitoyens acceptent que l’on consacre beaucoup d’argent au renouvellement de nos sous-marins nucléaires et à la modernisation de nos armées. Si, demain, le Gouvernement laissait entendre que nos décisions militaires dépendent de cette pyramide technocratique qu’est l’OTAN et doivent passer par une conciliation préalable, vous perdriez la confiance de la population.
Vous avez cité l’exemple de la Géorgie comme preuve que l’Europe fonctionnait bien. Toutefois, si la présidence de l’Union avait été assurée par un autre pays, cela n’aurait pas été le cas. L’essentiel s’est joué dans le bureau du Président de la République française : il s’agit avant tout d’une décision nationale.
Pour conclure, il faut éviter de donner le sentiment qu’on intègre quelque chose, car cela risque de provoquer une désintégration sur le plan national. Et il convient de montrer que cette démarche apportera une plus-value à la France et n’aboutira pas, comme beaucoup de nos concitoyens le craignent, à une forme de déresponsabilisation.
M. Nicolas Dupont-Aignan. Messieurs les ministres, j’ai écouté avec attention vos interventions et je suis assez perplexe.
D’abord, comme l’a dit M. Loncle, je ne vois pas en quoi le fait d’être membre de l’Alliance atlantique interdirait de réfléchir. Je suis stupéfait que le Gouvernement s’engage à réintégrer le commandement militaire intégré de l’OTAN en repoussant à plus tard la réflexion sur l’avenir de l’Alliance. Dès lors, on donne tout sans rien obtenir. Comme l’a dit Alain Juppé, c’est un marché de dupes ! S’agissant notamment de l’Europe de la défense, sa mise sous tutelle n’incitera certainement pas les pays qui n’investissent pas dans leur défense à le faire, bien au contraire.
J’ai également été surpris de n’entendre nulle mention du rôle géopolitique de la France et de l’évolution du monde. Dans les journaux, M. Morin explique que la situation géopolitique a changé depuis le temps du Général de Gaulle. C’est tout à fait exact, et elle a précisément changé dans le sens que le général avait si remarquablement anticipé. Dans le monde multipolaire actuel, je ne vois pas l’intérêt de se lier totalement aux États-Unis. Au contraire, la France devrait conserver son rôle et sa mission et ne surtout pas abandonner cette carte majeure, au même titre que son siège au Conseil de sécurité de l’ONU.
En définitive, votre politique est parfaitement cohérente : elle s’inscrit dans une vision idéologique où la France appartiendrait au camp occidental. Mais non, la France n’appartient à personne ! Elle a un message à livrer au monde, on l’a bien vu lors de la guerre en Irak, et je suis heureux, monsieur Kouchner, que vous n’ayez pas été ministre à ce moment-là, tandis que Dominique de Villepin, lui, a su à l’époque porter ce message. Par ailleurs, le Livre blanc sur la défense, que vous nous avez présenté ici, monsieur Morin, réduit notre effort de défense et nous placera en seconde position, derrière la Grande-Bretagne. Quant à l’engagement des forces françaises en Afghanistan, il participe de cette même volonté.
Une décision aussi essentielle pour l’avenir de notre pays ne peut être prise en catimini. Lors de l’élection présidentielle, la réintégration de la France dans le commandement militaire de l’OTAN n’a à aucun moment été évoquée. Sur ce choix qui engagera les Français pour de nombreuses générations, un vote du Parlement, voire un référendum, serait judicieux.
M. Yves Fromion. Je regrette que nous ayons si peu de temps pour ce débat. Jusqu’à présent en effet, nous avons entendu très majoritairement des orateurs notoirement connus comme étant opposés à la proposition du Président de la République ; du coup, ceux qui l’approuvent ne disposent que d’un temps extrêmement contraint pour s’exprimer. Cela n’est pas équilibré.
Certains de mes collègues ont évoqué la décision prise en 1966 par le général de Gaulle pour que la France retrouve une indépendance qu’elle avait perdue. Permettez-moi d’apporter un témoignage personnel. En 1964, j’étais un soldat « américain » : je sortais de Saint-Cyr, je servais dans les forces françaises en Allemagne, et si mon uniforme était encore un peu français, j’avais du matériel américain et j’étais sous les ordres de chefs américains. Il faut disposer d’une sacrée dose de mauvaise foi pour affirmer qu’aujourd’hui, la situation est identique ! Certes, nous sommes dans une alliance : c’est indispensable. Mais que l’on ose dire que nos soldats servent dans un système totalement intégré où ils ne seraient que des pions entre les mains des Américains, c’est inadmissible !
Je rappelle également que lorsque le général de Gaulle a décidé de quitter l’OTAN, le budget militaire de la France s’élevait à presque 5 % du PIB ; il n’en représente plus que 1,7 %. Je vous engage à lire le rapport que la Commission de la défense vient de consacrer à l’exécution de la dernière loi de programmation militaire : il vous donnera une vision réaliste de nos moyens actuels, et ceux d’entre nous qui ont l’ambition de régenter l’ordre planétaire y apprendront la modestie. Nous n’en sommes plus là ! Notre devoir vis-à-vis de nos concitoyens est de dire les choses telles qu’elles sont.
Il existe bien une alternative : l’Europe de la défense, qui, c’est un fait, a commencé à être élaborée il y a bien plus de dix ans. Cependant, elle piétine, et nous savons pourquoi. L’année dernière, à la demande du Premier ministre, je me suis rendu dans de nombreuses capitales pour évoquer les questions de défense avec les responsables politiques des pays européens dans le cadre de la préparation de la présidence française. Partout, j’ai constaté un grand intérêt pour l’Europe de la défense mais également une forte défiance à l’égard de la France, soupçonnée d’avoir comme objectif de miner l’OTAN de l’intérieur.
Lorsque j’ai fait cette tournée, le président Sarkozy venait juste de proposer le retour complet de la France dans l’OTAN. J’ai constaté chez tous mes interlocuteurs une immense satisfaction : enfin, me disaient-ils, nous allons pouvoir établir des rapports de confiance au sein de l’Union européenne et progresser. La coopération structurée permanente, établie par l’article 27 du traité de Lisbonne et définie avec précision par le protocole n° 4, fixe pour la première fois un cadre institutionnel pour la défense européenne, en prévoyant des participations financières obligatoires ainsi que des modalités industrielles et de recherche. Cependant, elle ne peut fonctionner que si nous avons la totale confiance de nos alliés européens. Voilà le signe que le Président de la République a voulu leur donner. Il serait malheureux que nous laissions passer cette opportunité.
Naturellement, nous devons aussi rechercher des gains dans ce rapprochement avec l’OTAN. Vous avez parlé de postes ; en ce qui me concerne, j’estime que nous devons également avoir des exigences dans le domaine de l’industrie de la défense.
M. Hervé de Charette. Il convient de distinguer les aspects militaires et les aspects politiques.
Ce dont il s’agit, pour l’instant, c’est d’entrer dans un comité. C’est une démarche ancienne : cela fait déjà près de quinze ans que, pas à pas, nous entrons dans les différents comités de l’OTAN. Après celui-ci, il n’en restera plus qu’un. Ce changement est-il important ? Je n’en suis pas convaincu. Est-il utile ? Le corps militaire français le souhaite ardemment depuis longtemps ; les coopérations militaires sont nécessaires et, vu nos moyens actuels en matière de sécurité, c’est probablement un progrès.
Le débat porte donc plutôt sur les aspects politiques et c’est pourquoi certains d’entre nous ont demandé un vote.
En premier lieu, il s’agit de redéfinir les missions de l’OTAN. C’est un sujet complexe, confus et en mouvement. À l’origine, l’OTAN ne sortait pas du domaine atlantique. Devons-nous accepter sa globalisation ? Selon moi, non. Cela ne nous interdit pas d’intervenir ponctuellement ailleurs, mais je ne pense pas que l’Alliance atlantique, qui est une alliance politico-militaire, doive concerner la totalité du globe parce que nos intérêts, nos valeurs et nos préoccupations ne sont pas identiques à ceux des Américains.
Faut-il ensuite accepter une extension continuelle du nombre de ses membres ? Pour ma part, je réponds par la négative, et je souhaite que le Gouvernement nous confirme que la France s’opposera à l’entrée de la Géorgie, de l’Ukraine et, le cas échéant, de la Biélorussie.
Enfin, il convient de maintenir l’indépendance française et l’originalité de la politique étrangère française. Oserai-je dire que le Président de la République nous le rappelle régulièrement par ses positions et ses déplacements à travers le monde ?
Ces questions politiques viennent dans la foulée de la question militaire mais il me semble que nous avons tort de les mélanger. Le présent débat devrait concerner le caractère strictement militaire de cette démarche et ne devrait donc pas soulever de polémique.
M. Laurent Fabius. Ce débat est non seulement passionnant mais également fondamental, et peu d’entre nous comprendraient qu’il ne soit pas, au minimum, abordé en séance publique et conclu par un vote.
Je souhaite faire une remarque et poser quelques questions.
Il n’y a pas, hélas, beaucoup de sujets qui donnent lieu à un consensus national. Il se trouve qu’en dépit des évolutions qui ont pu avoir lieu, les questions de défense, et en particulier l’attitude prise par notre pays à l’égard de l’OTAN suite à la décision du général de Gaulle de 1966, font l’objet d’un tel consensus. La proposition du Président de la République n’est pas sans importance : il ne s’agit pas simplement, monsieur de Charette, d’entrer dans un énième comité. Si elle se trouvait confirmée, cette décision briserait le consensus. Je ne pense pas que ce soit une bonne chose.
Cette remarque faite, j’en viens aux questions. Lorsque l’on a une stratégie, il n’est pas toujours aisé de la faire partager ; que dire alors quand on n’en a pas ! Or on nous propose de réintégrer le commandement militaire de l’OTAN sans savoir exactement à quoi servira cette organisation ; on nous dit que la question sera examinée postérieurement. J’ignore si c’est extravagant, mais ce n’est pas très logique !
Le Gouvernement devrait au moins prendre position sur certains points. Par exemple, messieurs les ministres, êtes-vous favorables à ce que l’on propose à la Russie de faire partie de l’Alliance, à l’extension des activités de l’OTAN à la lutte contre le terrorisme et à celle de ses compétences aux domaines énergétique et climatique ? Je continuerai la liste à une autre occasion ; pour l’heure, j’attends des réponses précises à ces trois questions.
Par ailleurs, si l’OTAN devait disposer d’une compétence étendue, en quoi se différencierait-elle de l’ONU, à ceci près que les États-Unis ne jouent pas le même rôle dans ces deux organisations ?
M. le ministre de la défense. Messieurs Julia et Dupont-Aignan, la démarche actuelle ne remet absolument pas en cause notre indépendance. S’engager dans une opération militaire relève en effet d’une décision politique nationale souveraine. De même, chaque pays membre de l’Alliance fixe, par l’intermédiaire des caveat, les conditions d’engagement opérationnel de ses forces, ainsi que de leur équipement. En Afghanistan, les forces françaises restent ainsi en permanence sous l’autorité politique du Président de la République, chef des armées.
En outre, je me permets de vous signaler que depuis six ou sept ans, nous participons aux forces de réserve stratégiques ainsi qu’à la force de réaction rapide de l’OTAN, et que nous avons fait certifier tous nos commandements, sous des gouvernements de gauche comme de droite. Toutes ces démarches ont été faites sans jamais être perçues comme une remise en cause de notre indépendance !
Par ailleurs, monsieur Dupont-Aignan, Alain Juppé était Premier ministre en 1996, alors que nous étions sur le point de réintégrer l’OTAN pour obtenir un seul commandement, celui de Naples.
M. Hervé de Charette. Ce n’était pas rien ! Je proteste contre cette interprétation et cette critique injustifiée de la politique de l’ancien Président de la République.
M. le ministre de la défense. Enfin, relisez la déclaration du général de Gaulle en 1966 : elle concernait, premièrement, la question du nucléaire, deuxièmement, la présence de forces étrangères en France et l’utilisation de notre espace aérien par des forces militaires étrangères, troisièmement, la territorialisation des forces françaises dans un système totalement intégré et automatique. Aujourd’hui, l’Alliance atlantique est non seulement un système de sécurité globale pour les Européens, mais aussi une force de maintien de la paix au service de l’ONU. Le général de Gaulle avait pris la décision de sortir de l’OTAN en raison d’une modification du contexte géostratégique. Depuis, celui-ci a encore changé : il y a eu 1989 et la chute du mur de Berlin.
M. le ministre des affaires étrangères. Monsieur Dupont-Aignan, je tiens à vous rassurer. Lors du déclenchement de l’intervention américaine en Irak, j’ai publié un article qui s’appelait : « Non à Saddam, non à la guerre » et qui défendait la position inverse de celle que vous me prêtez, puisque je réclamais l’intervention de l’ONU. Je vous le ferai parvenir.
Monsieur Fabius, nous avons déjà entamé une réflexion. Toutefois, elle ne prendra sa véritable ampleur qu’après le sommet de Strasbourg-Kehl, dans la mesure où, comme l’a dit M. Fromion, nous pourrons alors mieux défendre nos positions en faveur de la défense européenne.
La Russie pourrait-elle être membre de l’OTAN ? Elle ne le demande pas. En revanche, il existe une instance de réflexion et d’action conjointes, le conseil OTAN-Russie, dont nous nous sommes efforcés d’obtenir la poursuite des travaux. En outre, la France a accueilli avec beaucoup d’intérêt la proposition de sécurité européenne du président Medvedev. Nous souhaitons que ce dialogue se poursuive.
Quant à la lutte contre le terrorisme, elle est contenue dans le texte même du concept stratégique de l’OTAN. C’est déjà une réalité. L’opération « Active Endeavour », en Méditerranée, est ainsi une opération antiterroriste. Il ne s’agit pas pour autant du but suprême de l’Alliance qui reste, selon les termes très précis de l’article 5 du Traité de Washington, la défense du territoire des pays membres.
Enfin, à l’heure actuelle, aucune des missions de l’OTAN n’est conduite hors d’un mandat de l’ONU. Ainsi, les opérations au Kosovo et en Afghanistan se font en application de résolutions du Conseil de sécurité.
Je le répète, le monde a changé : il convient, afin de garantir l’indépendance et la sécurité de la France et de l’Europe, de changer avec lui.
M. le président Guy Teissier. Messieurs les ministres, nous vous remercions.
M. Jacques Myard. Monsieur le président, je souhaiterais qu’il soit fait mention au compte rendu du fait que d’autres orateurs étaient inscrits pour poser des questions et qu’ils n’ont pas pu le faire. Il n’est pas normal de bâcler ainsi la discussion sur un sujet aussi important!
La séance est levée à dix heures.
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