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Commission des affaires étrangères

Mardi 10 mars 2009

Séance de 16 h 15

Compte rendu n° 40

Présidence de M. Axel Poniatowski, président

– Audition de M. Dmitri Rogozine, ambassadeur de la Fédération de Russie auprès de l’OTAN

Audition de M. Dmitri Rogozine, ambassadeur de la Fédération de Russie auprès de l’OTAN

La séance est ouverte à seize heures quinze.

M. le président Axel Poniatowski. Nous accueillons aujourd'hui M. Dmitri Rogozine, ambassadeur de la Fédération de Russie auprès de l’OTAN.

Monsieur l’ambassadeur, nous sommes d’autant plus heureux de vous recevoir que presque tous, ici, vous connaissent : vous avez en effet présidé la commission des affaires étrangères de la Douma. Votre venue est particulièrement d’actualité puisque l’on vient d’annoncer la reprise des relations officielles entre l’OTAN et la Russie et que l’Assemblée nationale débattra dans quelques jours du retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN – sujet sur lequel le Gouvernement a engagé sa responsabilité. Pour préparer ce débat et s’informer pleinement, la commission des affaires étrangères a déjà procédé à de nombreuses auditions, parfois en commun avec la commission de la défense. Ces dernières semaines, nous avons ainsi entendu le secrétaire général de l’OTAN, M. Jaap de Hoop Scheffer, le ministre français de la défense, M. Hervé Morin, et le ministre français des affaires étrangères, M. Bernard Kouchner.

Votre audition s’inscrit dans ce travail de réflexion générale sur le rôle de l’OTAN. Nous écouterons avec un intérêt tout particulier votre analyse de l’évolution des missions de l’Alliance et de ses relations avec la Russie, mais aussi votre point de vue sur le retour de la France dans le commandement intégré. Estimez-vous que ce retour pourrait constituer un rééquilibrage par rapport aux États-Unis, comme nous l’a déclaré il y a quelques semaines l’ambassadeur de la Fédération de Russie à Paris ?

M. Dmitri Rogozine. Comme vous l’avez indiqué, monsieur le président, j’ai une certaine pratique de la vie parlementaire et je serai très heureux, après mon intervention liminaire, d’engager avec les commissaires une discussion ouverte et libre.

Je travaille depuis plus d’un an auprès de l’OTAN à Bruxelles et c’est à ce titre que je souhaite vous faire part de mon point de vue tant sur les relations entre l’Alliance et la Russie que sur les relations entre les pays de l’Alliance. En arrivant à Bruxelles, je partageais l’opinion de l’homme de la rue en Russie : lorsqu’une alliance militaire étrangère s’étend, comme c’est le cas de l’OTAN, en direction de nos frontières, cela ne peut que provoquer une certaine anxiété ; que faire devant une telle situation ?

Le service des relations publiques de l’Alliance diffuse plusieurs thèses.

La première est que l’OTAN pratique une politique de portes ouvertes. Or ce n’est pas tout à fait le cas en ce qui concerne la Russie, qui fait l’objet d’une surveillance très stricte. Aucun de mes interlocuteurs n’a pu répondre à la question simple que je posais : la Russie pourra-t-elle entrer un jour dans l’Alliance ? Quoi qu’il en soit, on sait bien que de nombreux États membres s’opposeraient à cette entrée. D’où notre réticence.

Autre thèse officielle : l’OTAN indique que sa politique de sécurité vise surtout à prémunir l’Europe contre les menaces venant du Sud. Dans les faits, elle s’élargit vers l’Est. Or tout mouvement répond à un objectif. On peut dès lors se demander pourquoi l’Alliance continue à s’élargir. L’idée selon laquelle cette extension correspond à la volonté d’étendre la démocratie et la liberté paraît un peu légère : la vocation de l’OTAN, c’est d’être une alliance militaire et politique, pas de renforcer la démocratie ou les droits de l’homme. Ces problématiques relèvent de la compétence du Conseil de l’Europe, dont l’élargissement n’a jamais soulevé d’objections de notre part.

Ces dernières années, l’OTAN a-t-elle rempli sa mission, qui est de renforcer sa sécurité ? Elle s’est élargie en absorbant les pays baltes et de nombreux pays d’Europe centrale et orientale. Le mouvement est en train de se poursuivre en direction des Balkans : l’adhésion de l’Albanie et la Croatie est en cours de ratification ; la Bosnie est sur la liste d’attente ; peut-être le tour de la Serbie viendra-t-il un jour. La deuxième vague concernera les anciennes républiques de l’Union soviétique. Au sommet de Bucarest, il a été dit que la Géorgie et l’Ukraine deviendraient membres de l’OTAN. C’était, dans l’esprit de l’auteur de cette déclaration, une évidence. Pourtant, qu’ont apporté les nouveaux pays membres au renforcement de la sécurité ? Ils ne pèsent pas grand-chose – pour ne pas dire rien – au point de vue militaire et auraient plutôt tendance à tirer en arrière les anciens États membres. De plus, leur adhésion entraîne une extension de la zone de responsabilité de l’Alliance, qui doit désormais s’occuper de territoires très instables sur les plans ethnique, politique, etc.

Ainsi, les capacités de réaction face à une menace militaire se trouvent quelque peu diluées. C’est une des raisons pour lesquelles l’OTAN rencontre tant de difficultés pour intervenir au-delà de sa zone d’action traditionnelle : vous constatez tous combien l’envoi de quelques chars ou de quelques centaines de militaires de plus en Afghanistan est difficile !

Au total, les pays traditionnels de l’OTAN ne peuvent tirer aucun avantage de l’extension : les États instables qui rejoignent l’Alliance apportent leurs propres problèmes internes et leurs problèmes de voisinage. Au sommet de Bucarest, la Grèce s’est opposée à l’adhésion de la Macédoine car elle considère que le nom de ce pays appartient à son patrimoine. Il apparaît également que la Slovénie a quelques comptes à régler avec la Croatie, qui ne pourra adhérer sans l’aval de son voisin. Le différend frontalier entre la Slovaquie et l’Ukraine constituera un sérieux obstacle à l’entrée de ce pays dans l’Alliance, si jamais il le souhaite un jour.

Influencées par le discours des instances de l’OTAN, les puissances occidentales – France, Allemagne, Grande-Bretagne – considèrent que l’extension de l’Alliance n’a eu que des avantages et qu’elle a toujours renforcé la sécurité de l’espace euro-atlantique. Or, selon moi, c’est le contraire qui se produit : dilution de la puissance militaire, extension de la zone à protéger, instabilité des nouveaux États membres.

En outre, l’élargissement provoque des turbulences dans certains pays candidats. Le fait que l’on ait déclaré à Bucarest que la Géorgie deviendrait membre de l’OTAN a poussé le président Saakachvili à rejeter toute tentative de solution politique et à utiliser la force, persuadé qu’il était que, quels que soient les moyens utilisés – notamment contre les civils d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud – on lui pardonnerait. En Ukraine, la perspective d’une adhésion a provoqué, au sein de la société, une fracture qui met en péril l’unité même du pays. Pour la Russie, la question est grave car notre sécurité commence à nos frontières. Si nos voisins connaissent des troubles, ces troubles nous atteindrons forcément un jour ou l’autre.

Si j’étais un responsable politique d’un pays de l’Alliance, j’aurais demandé depuis longtemps l’arrêt du processus d’élargissement. Il est grand temps de mettre fin à l’extension et de passer à des actions intensives : l’OTAN doit prendre à bras-le-corps les défis réels, qui ne sont pas seulement militaires mais concernent également la lutte contre la cybercriminalité, le terrorisme international et la prévention des conflits locaux.

En raison, peut-être, du vide qui s’est produit à un certain moment en Europe de l’Est, l’Alliance s’attache depuis vingt ans à étendre son espace. Mais cette extension mécanique l’affaiblit. La Fédération de Russie estime pour sa part qu’un pays ne peut garantir sa souveraineté et sa sécurité en prenant des engagements à l’égard de l’OTAN. Je note, au demeurant, que la France a toujours été membre à part entière de l’Alliance. Il serait vexant d’affirmer que vos généraux ne font strictement rien au SHAPE (Grand quartier général des puissances alliées en Europe) de Mons. La France, à mon avis, prend part à toutes les activités de l’Alliance sans qu’elle s’en trouve lésée en quoi que ce soit. Elle décide souverainement de sa participation aux opérations militaires. C’est ainsi que plusieurs milliers de militaires français sont présents en Afghanistan et dans le cadre d’autres opérations.

L’exemple français est très important à nos yeux. Si la Russie devenait un jour membre de l’OTAN, elle n’accepterait pas, pour autant, de prendre part à des opérations qui iraient à l’encontre de sa souveraineté. Elle a tout intérêt à participer à des coalitions souples, provisoires, constituées au fur et à mesure que les menaces apparaissent. Le mariage avec l’OTAN n’est pas vraiment d’actualité. Il faudra sans doute attendre des années avant que les deux parties soient mûres pour le conclure.

Nous aimerions entretenir avec l’Alliance atlantique des relations transparentes dans le cadre d’un vrai partenariat. On ne peut se contenter de déclarations politiques : il faut aussi tenir compte des avis exprimés par les uns et les autres. Tout ce que l’OTAN nous a demandé dernièrement, nous l’avons fait. Nous avons par exemple autorisé le transit de matériel à destination de la Force internationale d'assistance à la sécurité (FIAS) en Afghanistan et, plus récemment, le transit de fret et de personnels militaires allemands et espagnols vers ce même pays ; nous formons les policiers afghans à la lutte contre le trafic de drogue ; bref, nous faisons tout ce que nous pouvons et nous attendons en retour que l’Alliance nous traite d’égal à égal.

Pour ce qui est du retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, je ne saurais commenter une décision souveraine prise par le Président de la République et par le Parlement. Il s’agit néanmoins d’une décision historique. Lors de mes études à Moscou, j’avais rédigé un mémoire intitulé « Les paradoxes du président Mitterrand ». Il est vrai que le président Mitterrand a quelque peu infléchi la ligne fixée par le général de Gaulle. Mais la France a toujours eu une position à part, défendant bec et ongles sa souveraineté. C’est à nos yeux le trait caractéristique de sa politique étrangère – et peut-être aussi de sa politique intérieure.

Vous êtes sur le point de franchir un pas important. Je ne peux analyser cette décision que d’un point de vue russe : peut-être la France verra-t-elle son autonomie limitée en matière de politique extérieure, peut-être son partenariat avec la Russie s’en trouvera-t-il affaibli. Je voudrais souligner à cet égard combien la présidence française de l’Union européenne a contribué au rétablissement de la paix dans le Caucase du Sud. La position responsable adoptée par la France a été décisive pour parvenir à des compromis sur l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. La participation au commandement intégré lui permettra-t-elle de conserver une politique aussi indépendante ? Aura-t-elle pour conséquence de modérer les décisions les plus brutales de l’Alliance, prises sans tenir compte des pays voisins ? Moscou ne peut préjuger des conséquences de cette décision sur les relations bilatérales et sur les relations avec l’Alliance atlantique. J’ose espérer que la sagesse historique de la France en matière de politique extérieure contribuera à rendre l’OTAN plus moderne et plus adaptée aux nouveaux défis. Le rhinocéros a une mauvaise vue mais ce n’est pas son problème, c’est celui des autres, dit-on souvent. De même, la myopie de l’OTAN est surtout le problème des pays qui aimeraient être partenaires de l’Alliance ou de l’Union européenne.

M. le président Axel Poniatowski. Je retiens notamment de votre propos que la Russie ne rejette pas totalement l’idée d’intégrer l’Alliance un jour ou l’autre, au cas où certains pays – anciens membres du pacte de Varsovie – lèveraient leur opposition.

Le président Medvedev a proposé récemment la création d’un pacte européen de sécurité associant l’OTAN, l’Union européenne, la Russie et certains pays ayant appartenu à la CEI. Quel est le type d’organisation envisagé, et pour quels objectifs ?

Le président Obama a pour sa part déclaré qu’il pourrait revoir la question de l’installation d’éléments du bouclier antimissiles en Europe. Il n’a pas été très explicite sur les conditions qu’il y mettait mais nous avons cru comprendre qu’il attendait de la Russie qu’elle use de son influence sur l’Iran pour que ce pays renonce à son programme nucléaire militaire. Quels commentaires cette déclaration vous inspire-t-elle ?

M. François Rochebloine. C’est pour moi et pour certains de mes collègues ici présents un plaisir de vous retrouver, monsieur l’ambassadeur, après avoir siégé à vos côtés au Conseil de l’Europe il y a quelques années.

Vous avez souligné à juste titre que la France est déjà membre à part entière de l’OTAN et que la question du retour dans le commandement intégré relève d’une décision souveraine. Vous avez également salué l’action du Président de la République – auquel il faut associer la chancelière Mme Merkel – au moment de la crise géorgienne. Le président Bush avait en effet souhaité l’entrée de la Géorgie dans l’Alliance et c’est sans doute ce qui a engendré cette succession de difficultés. De ce point de vue, l’arrivée du président Obama ouvre de nouveaux horizons.

Puisque nous entendrons demain M. Édouard Nalbandian, ministre des affaires étrangères de la République d'Arménie, permettez-moi d’élargir un peu le cadre de notre discussion. La Russie a reconnu l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Si l’Arménie faisait de même, peut-être votre pays reconnaîtra-t-il un jour le Haut-Karabakh ? Vous coprésidez, avec la France et les États-Unis, le groupe de Minsk. Le cessez-le-feu remonte à 1994 mais les inquiétudes demeurent. Quel est votre sentiment sur ce sujet ?

M. Jean-Marc Roubaud. Vous regrettez que l’OTAN s’élargisse vers l’Est, vous êtes opposé à l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine, mais vous soulignez par ailleurs vos bonnes relations avec l’Alliance. N’y a-t-il pas là une ambiguïté ?

M. Jacques Myard. Votre position concernant le retour de la France dans le commandement intégré est nuancée et diplomatique : en somme, c’est nous qui en supporterons les conséquences et tout dépend de la façon dont nous nous comporterons ensuite. Si nous tempérons les décisions de l’OTAN, la Russie s’en félicitera ; si nous hurlons avec les loups, elle en tirera les conséquences. Étant moi-même plus que dubitatif sur ce retour, je comprends parfaitement cette position.

Par ailleurs, l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie est-elle vraiment, dans votre esprit, un casus belli ? La Russie se sentirait-elle, directement ou indirectement, menacée ?

M. Dmitri Rogozine. Quelle nécessité pousse les États-Unis à installer leur système antimissile en Pologne ? Pour intercepter des missiles iraniens, mieux vaudrait choisir l’Azerbaïdjan ou la Turquie – laquelle, d’ailleurs, est membre de l’OTAN !

Nous ne pouvons donc croire à l’idée que cette implantation est destinée à protéger l’Europe des missiles iraniens. C’est pour nous une très mauvaise plaisanterie.

Nous avons une très bonne connaissance des caractéristiques techniques des missiles qui doivent être déployés en Pologne : ils sont précis, très rapides et peuvent atteindre des objectifs aussi bien aériens que terrestres. Depuis la Pologne, il ne leur faudrait que quatre minutes pour frapper Moscou. Leur précision leur permettrait de toucher des cibles telles que la fenêtre du bureau du président Medvedev ou la voiture de M. Poutine. Le radar qui doit être installé en République tchèque permettra un tel guidage vers des cibles terrestres. Nos experts l’ont parfaitement démontré.

Si l’Iran se mettait réellement à déployer des missiles menaçant les pays occidentaux, l’OTAN choisirait un pays voisin pour implanter son dispositif de défense. Peut-on d’ailleurs penser sérieusement que les États-Unis et Israël attendront que l’Iran se dote de l’arme nucléaire et mette en place des missiles ? L’idée que l’Iran dispose de cette arme n’a rien d’agréable non plus pour la Russie, qui est bien plus proche.

J’aimerais que les Américains cessent ces plaisanteries malencontreuses. Il nous faut étudier, avec l’OTAN, par quel processus et dans quel délai l’Iran pourrait accéder à l’arme nucléaire, afin que nous mettions en place, le cas échéant, un système antimissile commun.

L’accord passé en août 2008 entre la Pologne et les États-Unis prévoit l’installation sur le territoire polonais, à quelques kilomètres de Kaliningrad, de missiles Patriot. Pourquoi la Pologne a-t-elle besoin de ces missiles ? De quelle menace veut-elle se prémunir ? L’Iran ne dispose d’aucun avion susceptible d’atteindre son territoire !

Tout cela démontre le caractère anti-russe de ce programme. Il n’y a donc aucune logique à demander en contrepartie à Moscou d’user de son influence pour que l’Iran arrête son programme nucléaire civil. L’Iran n’a pas à être mêlé à une affaire qui concerne l’OTAN, les États-Unis et la Russie. Nous devons engager des discussions pour parvenir à un accord car il est évident que, si l’on installe à nos frontières des missiles qui nous menacent, nous ne pourrons pas ne pas réagir.

Le pacte européen de sécurité proposé par le président Medvedev à Berlin en juin dernier n’est pas un énième traité qui devrait être adopté par les parlements. Les organisations et alliances en matière de défense sur le continent européen ont été créées à l’époque de la Guerre froide et elles répondent à la logique de cette époque. Nous pensons qu’il faut aujourd'hui que chacun s’occupe de sa spécialité. Un sommet devrait rassembler tous les pays concernés pour réfléchir à des solutions pacifiques. On pourrait par exemple se prononcer pour l’interdiction de toute planification militaire qui se ferait à l’encontre d’un pays partenaire.

Le président Medvedev suggère également la mise en place d’un système de sécurité qui s’appuierait sur le travail de l’OTAN mais s’affranchirait de la bureaucratie qui a envahi l’Alliance – dont certains fonctionnaires ont été jusqu’à me demander ce qu’ils deviendraient si l’initiative russe était adoptée et ont fait valoir des arguments qui avaient plus à voir avec leur carrière qu’avec le contenu politique de la proposition !

Les remarques de M. Rochebloine sont tout à fait judicieuses. Nous avons toujours dit qu’il fallait faire très attention avec le droit des nations à l’autodétermination. Nous considérons que l’on ne peut le faire jouer pleinement qui si une nation est menacée dans son existence même. Si nous nous sommes opposés à l’indépendance du Kosovo, c’est parce que personne ne menace l’existence du Kosovo et des Albanais : Milosevic est mort et enterré, le gouvernement de Belgrade est pro-occidental. En revanche, nous n’avions pas d’autre solution, pour garantir la sécurité de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, que de reconnaître l’indépendance de ces deux nations.

Permettez-moi une allusion personnelle. Deux mois avant le déclenchement de la guerre en Ossétie, j’avais demandé au président Poutine son opinion sur une telle reconnaissance. Il m’avait affirmé qu’il ne le ferait jamais car il ne voulait pas que la Russie se retrouve dans la situation de la Turquie, qui a reconnu la République turque de Chypre du Nord et traîne désormais cette reconnaissance comme un boulet. Après les agissements du président Saakachvili, sa position a radicalement changé. La Russie n’a aucunement l’intention d’assurer une présence permanente dans cette région mais elle veut absolument éviter la reprise des hostilités. Sans l’intervention de l’armée russe, on aurait assisté à une guerre civile et les milices auraient eu libre cours.

Pour ce qui est de l’entrée de la Géorgie dans l’OTAN, même si l’on admet que ce pays verra un jour le bout du tunnel, je me demande quelles seront ses frontières. Il y a dix-huit mois, Saakachvili a organisé un référendum au sujet de cette adhésion mais les populations abkhazes et sud-ossètes – dont la réponse eût été sans doute négative – n’ont pas été consultées. Cela signifie qu’il était persuadé dès cette époque que les deux régions ne reviendraient plus au sein de la Géorgie et que son pays adhérerait à l’OTAN sans elles, ce qui est tout aussi incohérent.

Au sujet de l’Ukraine, je ne citerai qu’un chiffre : seuls 24 % de la population soutiennent l’adhésion du pays à l’OTAN – et il s’agit le plus souvent de ressortissants des régions de l’ouest. À titre de comparaison, 36 % des Russes se prononcent en faveur de l’adhésion de la Fédération à l’OTAN. Autant dire que l’Ukraine n’est pas du tout prête à rejoindre l’Alliance. Si Iouchtchenko et sa famille veulent adhérer, c’est leur problème, pas celui du peuple ukrainien.

S’agissant enfin de l’éventualité d’une reconnaissance du Haut-Karabakh en contrepartie de la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par l’Arménie, je tiens à souligner que nous voulons avant tout éviter une nouvelle guerre et que le statut du Haut-Karabakh devra donc rester en suspens.

M. Jean-Paul Lecoq. Nous ne sommes pas tous favorables au retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN. Nous avons même pu apprécier le fait de ne pas en faire partie au moment de l’intervention militaire en Irak : c’est ce qui a permis au président Chirac de refuser de participer à cette aventure dont on mesure aujourd'hui l’inutilité.

Vous avez insisté sur la politique de prévention des conflits armés. Nous constatons que le droit international, que l’ONU est censée garantir, est bafoué chaque jour davantage. On le constate en Palestine, on le constate en France au sujet de la départementalisation de Mayotte, on le constate au Sahara occidental, etc. Le droit existant est issu de périodes de guerre. Estimez-vous qu’il existe aujourd'hui un espace pour travailler à la prévention plutôt qu’au surarmement ?

M. Loïc Bouvard. Étant membre de l’assemblée parlementaire de l’OTAN depuis de très nombreuses années – et j’ai d’ailleurs eu l’occasion d’y rencontrer mes collègues russes, qui sont associés aux travaux de cette instance –, je considère que l’objectif de l’Alliance n’est pas tant de renforcer la démocratie que de permettre aux démocraties européennes qui le souhaitent d’entrer dans un pacte de sécurité.

Ces pays affaiblissent l’OTAN, dites-vous. Si vous craignez la menace que constituerait, selon vous, l’élargissement, vous devriez vous en réjouir ! Au demeurant, tous ces pays ont demandé à entrer dans l’Alliance, y compris l’Ukraine et la Géorgie.

En 1993, alors que je présidais l’assemblée parlementaire, votre prédécesseur m’a affirmé que jamais la Russie n’accepterait que les trois pays baltes entrent dans l’OTAN. Je comprends qu’il ait été difficile de s’y résoudre. De leur côté, les pays occidentaux n’avaient jamais accepté l’annexion de ces États par l’URSS. Le cas de figure, j’en conviens, est différent pour l’Ukraine et la Géorgie.

Vous appelez de vos vœux des rapports d’égal à égal entre l’OTAN et la Russie. La structure OTAN-Russie existe déjà. Il faut maintenant la renforcer. La sécurité de l’Europe ne peut se construire qu’avec la Russie et non pas contre elle. Telle est la position du gouvernement français, que notre pays participe ou non au commandement intégré, et telle est aussi, je pense, celle du nouveau président des États-Unis. J’aimerais, à cet égard, connaître votre sentiment sur les relations qui se dessinent entre la Russie et les États-Unis.

M. Dominique Souchet. Compte tenu de la connaissance particulière que la Russie a des questions afghanes, quelle analyse faites-vous de la stratégie de l’Alliance atlantique en Afghanistan ? Peut-on aboutir à un résultat durable ? Dans quelle mesure la Russie, qui participe à certaines actions de logistique, se considère-t-elle comme partie prenante à cette stratégie ?

Par ailleurs, pensez-vous que la Russie puisse trouver avec l’Ukraine une solution durable au sujet de l’utilisation du port de Sébastopol par sa flotte ? On parle de la création d’une base navale en Abkhazie. Certains responsables de la marine russe ont même évoqué le port d’Otchamtchiré. Ces déclarations sont-elles fondées ?

M. Jean-Claude Mignon. Je suis moi aussi très heureux de vous rencontrer à nouveau, monsieur l’ambassadeur. Nous avons vécu un moment historique lorsque la Russie a décidé d’intégrer le Conseil de l’Europe. Il y a eu débat au sein de l’assemblée parlementaire du Conseil. Certain pays étaient radicalement opposés à votre entrée. La France s’est battue pour et nous ne le regrettons pas.

Ne pensez-vous pas qu’avec la nouvelle donne actuelle et le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, il serait opportun de réfléchir à l’avenir de l’Union de l’Europe Occidentale ? Cette instance mal connue ne pourrait-elle jouer un rôle beaucoup plus important pour répondre aux interrogations que vous venez d’exprimer ?

M. Jean-Michel Ferrand. La reconnaissance de l’indépendance du Kosovo ne pouvait qu’entraîner tôt ou tard celle de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par la Russie. Si tel n’avait pas été le cas, votre position en aurait-elle été modifiée ?

Par ailleurs, vous avez indiqué que, si l’OTAN maintient sa volonté de déployer des missiles en Pologne et de poursuivre son élargissement vers l’Ukraine et la Géorgie, la Russie ne pourra pas ne pas réagir. De quelle nature – graduelle ou brutale – sera, le cas échéant, cette réaction ?

M. Dmitri Rogozine. La politique de prévention des conflits suppose que l’on puisse discuter dans une atmosphère de confiance. Aujourd'hui, je suis informé des décisions après qu’elles ont été prises, si bien que mes interventions sont dénuées de sens. Il faut discuter des problèmes dès le départ.

Les défis auxquels nous sommes confrontés sont issus de la période de la Guerre froide, lorsque États-Unis et URSS dressaient les uns contre les autres des « terminators ». Les talibans sont des « terminators » créés par les Américains pour combattre les troupes soviétiques en Afghanistan. Al Qaïda est un autre « robot » lancé par les Américains pour déstabiliser les Soviétiques dans les régions d’Asie centrale. De notre côté, nous avons financé les Palestiniens et les régimes terroristes en Afrique. Aujourd'hui, la seule mesure de prévention possible est de discuter ensemble. Nous appartenons à la même civilisation. Nous n’avons pas de grands différends idéologiques.

Quant à savoir si l’OTAN vise à créer un espace de démocratie, il faut d’abord relever qu’elle s’est constituée face à un autre espace que l’Occident n’a pas considéré comme démocratique. Si la Russie veut devenir membre de l’OTAN et ne peut pourtant le faire, cela signifie-t-il qu’elle ne fait pas partie de l’espace démocratique, contrairement à l’Ukraine, à la Géorgie ou à l’Albanie, où les libertés seraient plus développées ? Il me serait facile de contredire cela ! En Ukraine, mes amis me disent qu’ils ne souhaitent pas adhérer à l’OTAN : ce qu’ils veulent, c’est attirer les investissements et améliorer le niveau de vie du pays. Or on leur indique que l’adhésion à l’OTAN est une étape obligatoire avant l’intégration dans l’Europe. C’est ce que mes collègues ukrainiens entendent à Bruxelles. Pourtant, les Ukrainiens n’ont aucune intention d’envoyer leurs forces en Afghanistan !

Je résume : l’OTAN défend la démocratie ; l’OTAN s’approche des frontières russes ; tout le monde peut faire partie de l’OTAN sauf la Russie. Cela ne peut qu’influer sur notre mentalité et sur notre sentiment d’isolation. Pour nous, l’OTAN n’est pas une union démocratique : c’est un char militaire qui avance vers nos frontières.

Nous ne pouvons qu’être opposés à l’adhésion de l’Ukraine. Un exemple : ma femme est Ukrainienne ; j’ai fait mes études primaires en Ukraine ; je parle ukrainien ; une multitude de Russes ont de la famille en Ukraine. Les deux nations sont si étroitement liées que l’on ne peut les diviser physiquement. Si mon cousin ukrainien devient citoyen d’un pays de l’OTAN et si son pays se met à prendre des mesures à l’encontre de mon pays, imaginez la position dans laquelle nous nous retrouverons !

Tous ceux qui connaissent l’histoire de Sébastopol savent que ce port est la seule base russe sur la mer Noire après le démantèlement de l’Union soviétique. Nos partenaires français seraient gênés, j’imagine, si nous leur demandions de nous trouver une autre implantation. Faudrait-il que nous nous débarrassions de nos navires ? Nous n’avons pas d’autre base. La flotte russe de Sébastopol contribue à la sécurité dans la région. Il nous faut donc chercher une solution.

En Abkhazie, nous ne pouvons pas implanter de base militaire pour plusieurs raisons. Le littoral ne permet pas la création d’un port en eaux profondes. Tout au plus pourrions-nous y stationner des bâtiments de faible tonnage.

Nous suivons de près les opérations d’Afghanistan. Malheureusement, les forces de l’OTAN ont répété toutes les erreurs que l’Union soviétique a commises et en a ajouté quelques autres. Au final, ce n’est plus seulement l’Afghanistan qui est talibanisé, c’est aussi le Pakistan. Il est grand temps de réfléchir à ce nous allons faire, nous tous, lorsque les talibans auront pris le contrôle des armes nucléaires pakistanaises.

Les forces qui se trouvent en Afghanistan sont réduites à assurer leur propre sécurité. Nous n’avons aucun intérêt à ce que l’Occident perde cette guerre. Mais que pouvons faire de plus ? La Russie ne participera jamais aux hostilités. Avec ses alliés d’Asie centrale, elle a mis en place des forces de réaction rapide pour parer à la menace militaire fondamentaliste qui pourrait surgir à nos frontières si les forces de l’OTAN se retiraient rapidement d’Afghanistan.

La question du Kosovo est complexe. Aurions-nous reconnu l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud si le Kosovo n’avait pas été reconnu ? Nous avons été confrontés à une situation tragique : les partenaires auxquels nous faisions confiance ne nous ont pas soutenus. Comprenez donc que nous ne pouvions pas ne pas répondre à cette provocation. Nous avons été obligés de reconnaître l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Cette solution était mauvaise, mais c’était la moins mauvaise de toutes. Cela dit, même si le Kosovo n’avait pas été reconnu comme un État indépendant, nous n’avions pas d’autre solution.

Pour ce qui est du déploiement d’éléments du dispositif antimissile américain en Pologne et en République tchèque, le président Medvedev a indiqué publiquement que, si ce dispositif était installé, il déploierait des missiles russes Iskander à Kaliningrad. Nous ne voulons pas menacer qui que ce soit, mais nous ne supportons pas d’être provoqués à nos frontières. Un système antimissile pour protéger l’Europe ne peut être mis en place qu’ensemble. La proposition du président Bush n’est pas viable. Nous espérons que la position du président Obama sera différente. C’est ce que nous laissent espérer les premiers contacts entre Mme Clinton et M. Lavrov. Le pire n’est pas certain. Nous sommes tout disposés à renoncer au déploiement des missiles Iskander si nos partenaires se montrent raisonnables.

M. le président Axel Poniatowski. Je vous remercie pour ces propos directs, transparents et dépourvus de toute langue de bois.

La séance est levée à dix-sept heures trente.

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