Table ronde sur la Corée du Nord en présence de Mme Valérie Niquet, directeur du Centre Asie à l’Institut français des relations internationales (IFRI), M. Jacques Bouchez, directeur adjoint à la sécurité et à la non-prolifération au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), et M. Martin Briens, sous-directeur du désarmement et de la non-prolifération nucléaires au ministère des affaires étrangères et européennes
La séance est ouverte à onze heures.
M. le président Axel Poniatowski. Merci, Madame, Messieurs, d’avoir pu répondre rapidement à l’invitation de la Commission.
Madame Niquet, vous êtes l’une des meilleures spécialistes des équilibres internationaux et des enjeux économiques en Asie. Vous dirigez le Centre Asie de l’Institut français des relations internationales. M. Bouchez, vous avez accepté d’apporter l’expertise du Commissariat à l’énergie atomique sur ces questions : vous êtes ingénieur de formation et actuellement directeur-adjoint au CEA. Monsieur Briens, vous représentez le ministère des affaires étrangères et européennes, où vous occupez, depuis deux ans, les fonctions de sous-directeur du désarmement et de la non-prolifération nucléaires.
J’ai souhaité que nous organisions cette réunion rapidement : la Commission doit être informée précisément de ce qui se trame en Corée du Nord. Que s’est-il réellement passé ces derniers jours dans ce pays ? De quelles informations disposez-vous ? Sur quels indices se fonde-t-on pour juger qu’un essai est nucléaire ou non ? Quelles différences ont été enregistrées par rapport à l’essai de 2006 ? À votre avis, quelles sont les motivations du régime nord-coréen, alors que, depuis quelques mois, il avait semblé ouvert à la négociation ? Enfin, comment évaluez-vous les risques qu’une Corée du Nord dotée de l’arme nucléaire ferait courir à l’équilibre stratégique en Asie, voire dans le monde ?
M. Jacques Bouchez, directeur-adjoint à la sécurité et à la non-prolifération au Commissariat à l'énergie atomique (CEA). Pour surveiller et détecter d’éventuels essais nucléaires, le CEA, comme l’ensemble de la communauté internationale, utilise plusieurs types de méthodes. Les méthodes géophysiques, la sismologie en premier lieu, permettent de détecter principalement les essais nucléaires souterrains. Des microbaromètres permettent d’analyser les ondes acoustiques engendrées au moment de l’explosion. Enfin, des appareils spéciaux de prélèvement d’air et d’analyse permettent de mesurer, sous forme soit de particules, soit de gaz, les retombées radioactives éventuelles. Tous ces équipements peuvent être situés à de grandes distances du lieu de l’explosion. Les données qu’ils fournissent sont complétées par l’analyse d’images prises par des satellites d’observation. Aujourd’hui ce travail s’effectue dans le cadre de la mise en place progressive du système de surveillance international prévu par le Traité d’interdiction complète des essais (TICE). Ce système comportera 321 stations ; 80 % d’entre elles sont opérationnelles aujourd’hui. L’objectif est que le système soit complet le jour où le traité entrera en vigueur, lorsque les 44 pays mentionnés à son annexe 2 l’auront ratifié. A ce jour manquent notamment les ratifications des Etats-Unis, de la Chine, de l’Iran et d’Israël. Certains Etats, comme la Corée du Nord, n’ont pas signé le traité.
Ce système de surveillance international repose sur les contributions des Etats membres. La France y contribue par 16 stations, situées dans les départements et territoires d’outre-mer ; elle construit aussi des stations pour le compte de pays avec lesquels elle a passé des accords de coopération, et qui ne disposent pas des technologies nécessaires pour assurer leur contribution ; au total la France construit 24 stations.
Le CEA exploite ces moyens, ainsi que des moyens nationaux que je ne présenterai pas aujourd’hui, 24 heures sur 24 et 365 jours par an. Le système international a été conçu pour être capable de détecter tout essai dégageant un kilotonne d’équivalent TNT, où qu’il se produise, sur terre, dans les airs, ou dans les océans.
Notre travail consiste à observer, détecter, caractériser et prévenir. À partir des moyens que je vous ai présentés, nous avons détecté le 25 mai dernier un événement géophysique. Il a ensuite été caractérisé très rapidement, au moyen de données fournies par plusieurs dizaines de stations sismiques. Il a été possible de déterminer que cet événement avait eu lieu à environ un kilomètre de l’explosion qui s’était produite en 2006 en Corée du Nord. Les tirs souterrains ont été réalisés dans des galeries creusées dans une montagne, sous une couverture relativement importante, ce qui laisse supposer qu’ils ont été bien confinés.
La magnitude – c’est le terme utilisé pour caractériser l’énergie libérée par un événement géophysique – de l’explosion que nous avions détectée en 2006 était évaluée entre 3,6 et 4, ce qui correspond à un petit séisme tel qu’il s’en produit régulièrement sur le territoire métropolitain français. La magnitude de l’événement sismique enregistré en 2009 se situe entre 4,4 et 4,5, correspondant à une libération d’énergie environ cinq fois supérieure.
Les différences entre le spectre des signaux enregistrés en mai 2009 et en 2006 et celui d’un signal de magnitude similaire correspondant à un séisme naturel montrent que ce que nous avons enregistré est bien une explosion. Cette explosion est-elle de nature nucléaire ? Si l’événement observé avait été de magnitude très importante, nous aurions pu dire que cette explosion n’avait pas pu être réalisée avec des explosifs conventionnels, et nous aurions conclu à son caractère nucléaire. La magnitude que nous avons détectée est celle d’une explosion d’environ deux kilotonnes d’équivalent TNT. Si l’énergie dégagée est plus forte que celle définie en 2006, elle peut encore être obtenue par l’usage d’explosifs conventionnels. Les moyens géophysiques ne permettent donc pas de trancher définitivement sur la nature nucléaire ou non de cet événement.
Ce qui le permettrait serait la détection de radionucléides : même dans le cas d’une explosion souterraine, certains radioéléments peuvent finir par s’échapper dans l’atmosphère, par les fissures du milieu géologique, en très petite quantité et sous forme de gaz. La détection de radionucléides est un élément de confirmation du caractère nucléaire d’un événement.
Le système international dispose de stations dédiées à leur mesure. En l’occurrence, ces éléments sont les isotopes radioactifs d’un gaz rare, le xénon. Les stations les plus proches de l’événement, celles d’Usurisk, en Russie, de Takasaki, au Japon, et deux stations en Chine situées près de Pékin et de Canton, n’ont pas à ce jour détecté d’isotopes radioactifs du xénon qui fourniraient la preuve irréfutable du caractère nucléaire de l’explosion.
En conclusion, nous ne disposons pas à ce jour de certitude sur le caractère nucléaire de l’explosion enregistrée en mai 2009.
M. le président Axel Poniatowski. Merci pour cet exposé très intéressant. A défaut de preuve, votre sentiment est-il qu’il s’agissait probablement d’une explosion nucléaire ?
M. Jacques Bouchez. Nous fondons nos analyses sur des éléments scientifiques aussi objectifs que possibles. Dès lors que nous n’avons pas de preuve du caractère nucléaire de cette explosion, nous ne savons pas trancher.
M. Martin Briens, sous-directeur du désarmement et de la non-prolifération nucléaires au ministère des affaires étrangères et européennes. Avec nos partenaires, nous travaillons à réunir les éléments – notamment les radionucléides – permettant de confirmer que l’essai est nucléaire. La Corée du Nord affirme elle-même que tel est le cas. Regrouper deux mille tonnes d’explosifs conventionnels au fond d’un puits demande un effort considérable. Nous avons donc toutes les raisons de penser qu’il s’agit d’un essai nucléaire et la réaction très forte du Conseil de sécurité, le jour même, le 25 mai, se fonde sur cette opinion.
L’essai du 25 mai serait donc un essai nucléaire de faible puissance, environ 2 kilotonnes équivalent TNT comme l’indique le CEA. L’essai précédent, en octobre 2006, n’avait mis en œuvre que 0,4 kilotonnes ; il s’agissait donc sans doute soit d’un échec soit d’une explosion non nucléaire. L’essai du 25 mai est lui-même de faible énergie : l’explosion d’Hiroshima a représenté 15 kilotonnes.
Cet essai nucléaire s’est accompagné de l’essai de six missiles sol-air et sol-mer de courte portée. Surtout, il avait été précédé le 5 avril d’un tir d’un missile Taepodong-2 de longue portée. Ce tir, prétendument à des fins de lancement spatial, a permis à la Corée du Nord de qualifier des technologies très sensibles, notamment la séparation d’étage : c’est la séparation d’étage qui permet aux missiles d’atteindre des portées intercontinentales.
L’essai nucléaire du 25 mai s’inscrit dans une logique d’escalade de la part de Pyongyang, et constitue une violation de la résolution n° 1718 du Conseil de sécurité, adoptée en octobre 2006, après le premier essai.
Quelles sont les motivations du régime nord-coréen ? Quoique ce régime constitue une sorte de boîte noire, très difficile à percer, des hypothèses peuvent être esquissées. C’est un régime avant tout obsédé par sa survie, dans un monde qu’il perçoit, non sans raison, comme hostile. Il joue depuis vingt ans, avec un certain succès, de son pouvoir de nuisance pour extorquer divers avantages à la communauté internationale. C’est dans cette logique que se situe l’essai.
La Corée du Nord a probablement voulu mener trois actions. D’abord, avec le lancement du missile de longue portée du mois d’avril et cet essai nucléaire, elle démontre ce qu’elle appelle sa capacité de dissuasion.
Ensuite, elle a peut-être voulu se mettre en situation de force en vue d’une éventuelle négociation avec l’administration Obama. Plusieurs cycles ont déjà eu lieu selon le même schéma. La Corée du Nord fait monter les enchères avant d’accepter le dialogue et d’en tirer des bénéfices ; puis, au moment d’exécuter ses engagements, elle retourne dans un cycle de provocation. Les Sud-Coréens considèrent que c’est là le cinquième ou le sixième cycle de ce type. L’inconvénient est qu’entre-temps la Corée du Nord a accompli des progrès techniques.
La troisième action, la plus difficile à décrypter, pourrait être liée à des préoccupations internes. Le régime nord-coréen est le premier régime communiste pourvu d’une succession dynastique. Kim Jong-Il, qui a succédé à son père Kim Il-Sung, est affaibli et malade. Selon des échos parus hier dans la presse coréenne, il aurait désigné pour successeur son troisième fils Kim Jong-Un, qui serait né en 1982 ou 1983. La colonne vertébrale du régime est l’armée. La politique officielle du régime, c’est « l’armée d’abord ». En poursuivant cette stratégie de la tension, Kim Jong-Il donnerait des gages aux militaires. C’est cependant là pure spéculation : personne n’est capable de savoir ce qui se passe à Pyongyang.
Le comportement de la Corée du Nord appelle de la part de la communauté internationale une réponse très ferme. Il faut d’abord lui faire savoir qu’elle doit cesser l’escalade. La prochaine étape, une escalade conventionnelle, assortie d’incidents, maritimes, aériens ou terrestres, pourrait présenter des dangers en cas de dérapages. Ensuite, l’attitude de la Corée du Nord constitue un défi lancé au Conseil de sécurité, du fait de l’adoption en octobre 2006 de la résolution n° 1718, placée sous le régime du Chapitre VII de la Charte, ainsi qu’au régime de non-prolifération nucléaire et aux efforts de lutte contre la prolifération. Il nous faut aussi rassurer nos partenaires dans la région. Depuis plusieurs années, on voit émerger au Japon un débat sur les capacités de défense. Il est important de montrer au Japon et à la Corée du Sud que leurs alliés sont à leurs côtés face à la menace nord-coréenne. Enfin, il faut « faire un exemple » à l’attention d’autres pays proliférants. L’Iran observe les événements avec beaucoup d’attention. La façon dont nous répondrons à l’essai nord-coréen y sera attentivement suivie. Il existe aussi entre la Corée du Nord et des pays du Proche-Orient et du Moyen-Orient ou d’Asie du Sud des coopérations proliférantes dans les domaines balistique et nucléaire.
Pour ces raisons, au Conseil de sécurité, nous préparons avec nos partenaires américain, britannique, sud-coréen et japonais un projet de résolution très ferme, qui comporterait des sanctions supplémentaires. Nous travaillons sur l’inspection des cargaisons et sur des mesures financières, ces dernières ayant fait leurs preuves contre ce régime en 2005. Nous allons aussi proposer des mesures contre les exportations d’armes vers la Corée du Nord : la première préoccupation des militaires nord-coréens est en effet leur équipement en armement conventionnel. L’inconnue est l’attitude de la Chine : bien qu’elle ait réagi de façon bien plus forte qu’à l’habitude à l’essai nord-coréen, nous ne savons pas si elle acceptera ou non des sanctions robustes. Nous espérons que cette résolution sera adoptée très rapidement.
Nous savons par expérience qu’après un cycle de provocations la Corée du Nord accepte de reprendre le dialogue. La question est celle de son cadre. Les « pourparlers à six » ( Chine, Corée du Nord, Corée du Sud, Japon, Russie et Etats-Unis ), cadre de ce dialogue depuis quatre ans, pourront-ils reprendre ? L’administration Obama acceptera-t-elle d’entamer un dialogue direct avec la Corée du Nord ? Quels en seront les objectifs ? Le premier est, à terme, le démantèlement du programme nucléaire nord-coréen, prévu par la résolution n° 1718. Il faut aussi tenter de contenir la prolifération qui a pour origine la Corée du Nord. Il est enfin essentiel de disposer d’un processus politique, de façon à apaiser la tension dans la péninsule, qui inquiète fortement le Japon.
Mme Valérie Niquet, directrice du Centre Asie à l'Institut français des relations internationale (IFRI). Les objectifs définis peuvent apparaître comme insuffisants aux yeux du Japon, voire de la Corée du Sud : la principale crainte du Japon est celle de la conclusion d’une sorte d’accord entre les Etats-Unis, la Chine et peut-être aussi la Corée du Sud, selon lequel la nucléarisation de fait de la Corée du Nord finirait par être acceptée en échange d’un engagement à limiter la prolifération. Cet accord est aujourd’hui très peu probable. Cependant le Japon aurait du mal à accepter de vivre sous la menace du feu nucléaire.
Après les tirs de missiles du mois d’avril, l’ONU avait une nouvelle fois exigé de la Corée du Nord, dans une déclaration, l’abandon de son programme nucléaire et l’arrêt de tout essai balistique. Une demande de renforcement des sanctions déjà mises en œuvre avait été formulée. La question est celle de la portée réelle de ces sanctions. Malgré la modération de la première résolution, la Corée du Nord a annoncé la relance de son programme nucléaire, expulsé les inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), et rejeté tous les accords qu’elle avait précédemment signés. Elle a enfin procédé à cet essai du 25 mai qu’elle revendique comme nucléaire et que la communauté internationale considère comme tel.
Face à ce comportement, la position de la Chine reste ambiguë, en dépit de déclarations sévères. Elle reste très proche du régime nord-coréen. Un accord de sécurité militaire lie toujours les deux pays. Cette année, devait avoir lieu la commémoration du soixantième anniversaire des relations diplomatiques entre la Chine et la Corée du Nord ; à cette occasion une visite des dirigeants nord-coréens à Pékin était envisagée.
La Chine a aussi du mal à franchir le pas vers des condamnations plus efficaces. Lors du premier tir de missile, la Chine – comme la Russie – avait accepté de signer la déclaration du Conseil de sécurité, qui le dénonçait sévèrement. Cependant cette déclaration n’était pas contraignante et ne comportait pas de nouvelles sanctions. En même temps la Chine avait refusé que ce tir soit clairement qualifié d’essai balistique. Elle avait également refusé l’adoption de sanctions supplémentaires. Surtout, elle continue à prôner la modération envers la Corée du Nord et à mettre quasiment sur le même plan ce pays d’une part, les Etats-Unis et leurs alliés de l’autre.
Depuis le dernier essai nucléaire, la Chine a annoncé qu’elle allait cesser de recevoir des dignitaires nord-coréens. En même temps une déclaration d’un porte-parole du ministère des affaires étrangères russe publiée hier dans la presse expose que si la Russie et la Chine condamnent fermement l’essai nucléaire, elles comprennent les inquiétudes légitimes de la Corée du Nord, qui se sent menacée. Pékin persiste donc à défendre une ligne d’équilibre entre les Etats-Unis et la Corée du Nord.
Les intérêts de la Chine en Corée du Nord sont importants et croissants. La Chine est le premier partenaire commercial du pays, avec des échanges commerciaux en 2008 atteignant 3 milliards de dollars, qui ont augmenté de plus de 40 % l’an dernier, faisant passer la Chine devant la Corée du Sud. Elle y a multiplié les investissements dans des secteurs-clés tels que ceux de l’énergie et des matières premières. De ce fait, l’hypothèse d’une réunification entre le Sud et le Nord sur la base de l’économie est aujourd’hui plutôt en recul. Les Chinois attachent de l’importance à ce partenariat économique. Le premier ministre chinois a rappelé qu’il fallait renforcer dans tous les domaines la coopération économique entre la Chine et la Corée du Nord. En même temps, l’agence de presse Xinhua a rappelé que jamais la Chine n’avait aidé la Corée du Nord dans son programme nucléaire civil.
Il est aussi idéologiquement très difficile pour Pékin d’abandonner un « pays frère », quelles que soient les difficultés dont il peut être la cause. La Chine ne veut pas non plus être évincée d’un processus de solution, quel qu’il soit, en Corée du Nord. Pour autant, Pékin a semble-t-il beaucoup de mal à y imposer un clan plus raisonnable, plus favorable à l’ouverture.
Lors d’une réunion à Berlin, des experts chinois ont aussi fait valoir que, en Asie du Nord-Est, la principale préoccupation de la Chine restait le rôle des Etats-Unis dans une situation qu’ils continuent à qualifier de « guerre froide » – maintien des alliances bilatérales des Etats-Unis avec le Japon et la Corée du Sud, poursuite de leurs ventes d’armes à Taïwan –et qu’en comparaison l’accès à la puissance nucléaire de la Corée du Nord était une affaire secondaire.
Les Chinois, notamment les milieux militaires, exposent aussi qu’on peut comprendre la volonté de la Corée du Nord de se doter d’une capacité de dissuasion lui permettant de préserver le régime et le pays de menaces extérieures. Selon certains experts chinois, le véritable objectif de la Corée du Nord ne serait plus de négocier en vue d’une aide économique ou d’une reconnaissance des Etats-Unis mais bien, sur le modèle indien, d’être reconnue par ceux-ci comme une puissance nucléaire, même non officielle.
L’ensemble de ces éléments amène à s’interroger sur les limites des intérêts communs que les Occidentaux peuvent aujourd’hui avoir avec la Chine sur la question de la Corée du Nord, ainsi que sur l’intérêt de poursuivre des négociations approfondies. Les Etats-Unis ont fait des offres de reprise d’un dialogue direct avec Pyongyang. Elles sont jusqu’ici restées sans réponse. La Corée du Nord refuse pour le moment le dialogue à six. L’organisation d’un dialogue à cinq, ouvert à la Corée du Nord est donc évoquée. La Chine ne veut pas en être exclue : le dialogue a six avait été présenté comme l’un des grands succès de sa diplomatie. La Chine apparaît aussi comme l’une des grandes puissances de l’Asie du Nord-Est, disposant de vraies clés : outre les échanges économiques, la Chine est le principal, voire le seul, fournisseur de pétrole de la Corée du Nord. Ce pétrole est indispensable à l’armée nord-coréenne. La Chine dispose donc de moyens de pression considérables. Il n’est pas certain qu’elle soit aujourd’hui prête à les utiliser. Enfin, en cas de crise très grave en Corée du Nord, les Etats-Unis aimeraient entamer un dialogue avec la Chine en vue d’une gestion en commun de celle-ci. A ce jour, la Chine reste très réticente.
Le Japon est quant à lui farouchement hostile à tout arrangement qui aboutirait à une reconnaissance du fait nucléaire nord-coréen. Il se sent aujourd’hui directement menacé. Avoir déjà été frappé du feu nucléaire est un élément essentiel de la conscience japonaise. Le Japon reste aussi totalement dépendant de son alliance avec les Etats-Unis. L’administration Obama et la communauté internationale doivent s’efforcer de rassurer le Japon. Le consensus politique au Japon est total : le Parlement japonais a adopté une déclaration très ferme. De plus, en cas d’accord avec la Corée du Nord, le financement japonais sera essentiel.
Au cas où le Japon se sentirait mal écouté, un sentiment de frustration et d’impuissance pourrait se développer. La Chine prend même en compte un risque de prolifération nucléaire au Japon. Il est limité. Certes le Japon est un pays du seuil nucléaire et l’admet. Cependant des contraintes très fortes gênent le franchissement de ce seuil, même si, au sein du parti libéral-démocrate (PLD) actuellement au pouvoir, certains souhaitent que le Japon puisse se donner une capacité de première frappe, de façon à pouvoir frapper le territoire nord-coréen avant d’être frappé lui-même.
Le Japon renforce néanmoins ses capacités militaires à faire face à la menace militaire coréenne. Il poursuit activement le développement du système antimissile auquel il est associé. Ce renforcement s’opère dans le cadre de l’alliance avec les Etats-Unis. Le Japon a besoin d’une communauté absolue d’intérêt et d’estimation des menaces avec ceux-ci. Les Etats-Unis ont réaffirmé la garantie du parapluie nucléaire. Cependant certains analystes japonais craignent que le discours du président Obama sur le désarmement nucléaire ne pèse à terme sur la garantie de sécurité accordée au Japon.
(Mme Martine Aurillac, vice-présidente, remplace le président Axel Poniatowski)
M. Jacques Myard. Monsieur Bouchez, l’OTICE a détecté des radionucléides. De plus, réunir un kilotonne d’explosifs classiques demande une logistique considérable. Même si je comprends la prudence du scientifique que vous êtes, il me paraît tout à fait exclu que l’explosion ne soit pas nucléaire.
Les Coréens du Nord ont clairement annoncé aux Américains qu’ils ne voulaient pas que leur pays subisse le sort de l’Irak. La bombe nucléaire sanctuarise un Etat. A jouer les redresseurs de torts, les Etats-Unis, comme d’autres pays, ont provoqué des raidissements. La seule question qui compte désormais est celle du degré de rationalité du régime nord-coréen.
Le deuxième risque, évoqué par madame Niquet, est que le Japon, pays du seuil nucléaire, franchisse celui-ci s’il se sent en trop grand danger.
Les enjeux réels sont donc la survie du régime nord-coréen, grâce à la sanctuarisation de la Corée du Nord, et le risque de prolifération au Japon. Je rappelle que la zone comprend aussi le Pakistan, l’Inde, la Chine, ainsi que la flotte américaine, qui dispose d’une force de frappe nucléaire. Faute d’aboutir, sinon à une totale éradication, au moins à un certain désarmement nucléaire, d’autres Etats risquent d’accéder au seuil nucléaire.
M. Martin Briens. La Corée du Nord a entamé son programme militaire dans les années 1980, donc bien avant l’administration Bush. La première crise nucléaire avec cet Etat, en 1993 et 1994, correspondait au temps du nouvel ordre mondial, du désarmement, d’un nouvel espoir en l’ONU.
En revanche, vous avez raison d’attirer l’attention sur l’angoisse du régime pour sa survie. En 1989 la Corée du Nord a vu s’effondrer tout son univers : les « pays frères », qui ont disparu du jour au lendemain, étaient leurs partenaires commerciaux. En 1992, lorsque la Chine a reconnu la Corée du Sud et a demandé aux Coréens du Nord de payer désormais leurs importations non plus sous forme de troc mais de devises fortes, le choc idéologique et économique a été plus profond encore.
Le régime nord-coréen est-il rationnel ? Depuis vingt ans, la Corée du Nord a réussi à survivre dans un environnement absolument hostile, et à maximiser sa faiblesse et son pouvoir de nuisance. Selon nous, le régime est rationnel et veut se perpétuer. Pour autant qu’on le connaisse, il est dirigé par une petite élite, qui vit très confortablement, voyage à l’étranger, accède à tous les biens de luxe occidentaux, et n’a pas envie de subir le sort des élites communistes à la suite des révolutions de 1989. De plus, si la Corée du Nord se réforme, elle perdra sa différence avec la Corée du Sud et donc sa légitimité. Les dirigeants du régime ont donc intérêt à ce que celui-ci ne change pas, et à créer de temps à autre des tensions internationales.
Il faut en effet être très attentif au Japon. Il y a un mois, dans un discours sur le désarmement, le ministre japonais des affaires étrangères a pour la première fois parlé de dissuasion. Même s’il s’agissait de dissuasion élargie, c’est-à-dire du parapluie nucléaire américain, cette déclaration montre que les Japonais sont inquiets à la fois de la politique de la Corée du Nord et des conséquences qu’aurait sur leur sécurité une évolution de la politique nucléaire américaine.
Vous avez aussi raison de souligner qu’en Asie, la Guerre froide n’est pas terminée. Il n’y a pas été mis en place de système de sécurité collective. Les difficultés y restent entières, l’essai nucléaire du 25 mai nous l’a rappelé avec éclat.
M. Jacques Bouchez. En réponse aux propos de monsieur Myard, je voudrais préciser que l’OTICE avait affirmé avoir détecté des radionucléides après l’événement de 2006. En revanche, à ma connaissance, il n’y a pas eu à ce jour de détection de radionucléides à la suite de l’événement du 25 mai. En 2006, les radionucléides avaient été détectés assez longtemps après l’explosion, à partir d’une station située au Canada ; au sein de la communauté scientifique, l’interprétation de cette mesure est restée discutée.
De plus, des explosions au moyen de 2 000 tonnes d’explosifs conventionnels ont déjà été réalisées, notamment aux Etats-Unis pour tester des réseaux de détection.
Enfin, quel que soit mon sentiment personnel, dans mon rôle technique, je dois m’en tenir aux éléments dont je dispose.
M. Martin Briens. L’ensemble des membres du Conseil de sécurité, y compris la Chine et la Russie, peu suspectes d’excès de fermeté à l’égard de la Corée du Nord, ont qualifié l’essai de nucléaire. C’est l’hypothèse sur laquelle la communauté internationale fonde sa réaction.
Mme Valérie Niquet. Les Chinois sont habituellement très prudents. Lors du dernier tir de missile, ils ont insisté sur les raisons qui poussaient à accepter la version nord-coréenne d’un lancement de satellite.
Des analyses récemment publiées en Chine mettent en avant le fait que la Corée du Nord voulant être une puissance nucléaire, il n’y a aucun moyen de négocier sur ce point. Les Chinois s’attendaient à un autre essai, mais pas aussi rapidement. L’espace d’un mois entre les deux essais signifierait que les préparatifs pour le second essai étaient en cours depuis plusieurs mois. Il aurait eu lieu si vite pour afficher une capacité d’escalade, le régime voulant être reconnu et respecté comme une puissance nucléaire.
La rationalité du régime nord-coréen est celle d’un tout petit groupe, qui lutte pour sa propre survie. Cette situation rend toute évolution très difficile. En Chine, la réforme est passée par l’effondrement du groupe radical de la « Bande des Quatre » – à laquelle pourrait être assimilé aujourd’hui le clan de Kim Jong-Il –, et l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping. Les membres du clan aujourd’hui au pouvoir en Corée du Nord ne veulent pas de l’arrivée au pouvoir d’un dirigeant plus ouvert qui mettrait en danger leur propre survie et celle de leur famille.
M. Patrick Labaune. N’assiste-t-on pas à la renaissance du débat sur les armes de destruction massive en Irak ?
M. Jacques Bouchez. Non. Je dis simplement qu’aujourd’hui, nous ne disposons pas, d’un point de vue purement technique, des éléments qui nous permettent de conclure définitivement. Chacun peut cependant avoir sa conviction.
M. Patrick Labaune. Le régime nord-coréen possède-t-il vraiment l’arme nucléaire ? Ne cherche-t-il pas plutôt à le faire croire ?
Qui détient vraiment le pouvoir en Corée du Nord ? Madame Niquet nous dit que c’est la famille Kim et l’armée. Quelles sont donc les relations entre l’armée et cette famille ? Jusqu’à quand cette alliance va-t-elle durer ?
M. Michel Terrot. Quel est l’équipement de l’armée et de l’aviation nord-coréennes en armes conventionnelles ? L’effort militaire nord-coréen est-il allé crescendo depuis quatre ou cinq ans ? Au contraire, est-il resté chaque année à peu près identique ?
M. François Loncle. Comment peut-on expliquer le contraste entre le déferlement, pendant une décennie, d’actions américaines et occidentales au Proche-Orient et au Moyen-Orient au motif du risque militaire et nucléaire, et la passivité à l’égard de la Corée du Nord ?
Mme Valérie Niquet. L’un des obstacles principaux à un changement de régime imposé de l’extérieur, à l’exemple de l’Irak, est la Chine, absolument défavorable à une intervention américaine. Jusqu’à aujourd’hui, le régime nord-coréen a été protégé par cette position chinoise. Toute solution en péninsule coréenne, même par la force, passera sans doute par une négociation avec la Chine sur l’équilibre de la péninsule après le changement. La Chine maintien des contacts discrets avec les Etats-Unis, où la question d’une éventuelle action commune en cas d’effondrement du régime nord-coréen est abordée.
L’armée est, avec la famille Kim, le secteur de la société nord-coréenne qui reçoit le plus d’argent. L’aide économique et humanitaire extérieure est du reste pour l’essentiel détournée à son profit. Pour cette raison certaines organisations internationales ont cessé d’intervenir en Corée du Nord. Les interrogations sont fortes sur l’état et les capacités de fonctionnement des équipements conventionnels de l’armée nord-coréenne, notamment des armements massés à la frontière avec la Corée du Sud. Cependant Séoul est proche de la frontière de la Corée du Nord. Une intervention éventuelle sur le territoire nord-coréen, par exemple contre les installations nucléaires, pourrait donc entraîner des tirs d’artillerie conventionnelle massifs sur Séoul. Cette menace est dissuasive.
M. Martin Briens. Il n’y a pas eu inaction envers la Corée du Nord. Toutes les actions possibles ont été menées. Le dialogue, et notamment les pourparlers à six, a produit quelques résultats. Cependant la Corée du Nord n’a jamais semblé prête à prendre des mesures irréversibles. Elle n’a jamais décidé d’engager l’abandon de son programme nucléaire. Ce programme est l’assurance-vie du régime. Celui-ci essaie peut-être aussi de tirer de cet éventuel abandon un prix plus élevé. Des sanctions ont été prises, soit dans le cadre de la résolution des Nations unies, soit de façon unilatérale. Enfin, des opérations sont menées ; des cargaisons de missiles nord-coréens à destination de pays étrangers ont été saisies. Nous disposons de preuves matérielles de l’activité de prolifération externe du régime nord-coréen.
Pourquoi ces actions n’aboutissent-elles pas ? C’est le paradoxe chinois. La Chine est l’Etat qui détient le plus fort levier d’action sur la Corée du Nord. Celle-ci est alimentée en essence par pipeline depuis le territoire chinois. Mais ce levier est trop puissant pour que la Chine prenne le risque de l’utiliser. En coupant le pipeline, elle tuerait le régime nord-coréen. Or, il existe dans la région un accord tacite pour que la Corée du Nord ne s’effondre pas. Alors que le sort du peuple nord-coréen et la nature du régime sont bien connus, chacun – Chine, Etats-Unis, Russie, Corée du Sud, Japon même – craint les conséquences d’un effondrement, en termes de réfugiés, d’économie, de sécurité. Cette peur du chaos, dont le régime joue, empêche d’exercer les pressions qui le feraient céder. L’action, réelle, ne peut aller aussi loin que nécessaire.
L’armée nord-coréenne est extraordinairement nombreuse : deux à trois millions d’hommes en armes. C’est la colonne vertébrale du régime. Le poste le plus important de Kim Jong-Il – qui n’est pas chef de l’Etat – n’est pas celui de secrétaire général du Parti, mais de président de la Commission de la défense nationale ; c’est cette institution qui gouverne la Corée du Nord. Cette armée est cependant différenciée. Les forces spéciales, qui bénéficient de l’essentiel des ressources, sont très développées. En revanche, si la liste des matériels de l’armée conventionnelle régulière est très impressionnante, les pilotes, pour ne parler que d’eux, ne volent que 10 heures par an, sur des MIG hors d’âge. Cette situation explique aussi pourquoi les Coréens du Nord attachent tant d’importance à leurs armes de destruction massive.
Quoique chef de l’armée, Kim Jong-Il doit sans cesse donner des gages à celle-ci, notamment à ses hauts dirigeants. Une révolution de palais peut un jour se produire en Corée du Nord, aboutissant à la chute de Kim Jong-Il et de ses proches.
Entre l’Irak et la Corée du Nord, la différence est grande : l’Irak affirmait ne pas disposer d’armes de destruction massive. La Corée du Nord affirme qu’elle veut s’en équiper !
Quant à la nature de l’essai du 25 mai, les Coréens du Nord ont affirmé avoir procédé à un essai nucléaire. Les Chinois pensent aussi que cet essai est nucléaire. Il présente toutes les caractéristiques d’un essai nucléaire. La seule pièce encore manquante est la confirmation par les radionucléides.
M. Christian Bataille. Madame Niquet, le Japon est un pays de haute technologie nucléaire civile ; il a accès, à travers son usine de retraitement de Rokkasho-Mura, au plutonium civil. Qu’est-ce qui sépare la technologie japonaise de la maîtrise du plutonium et de la technologie militaires ? J’ai le sentiment que cette maîtrise est à portée de la main.
Pourriez-vous nous apporter des précisions sur le positionnement de la Russie envers un éventuel conflit avec la Corée du Nord ?
M. Dominique Souchet. Pourriez-vous, monsieur Briens, nous apporter des précisions sur le rôle de la Corée du Nord comme facteur de prolifération, notamment en Asie et au Moyen-Orient ? La dissémination est-elle vraiment un objectif politique recherché par le régime ? Si oui, quelle est l’ampleur de cette action, est-elle efficace et présente-t-elle un réel danger ?
M. Didier Mathus. Ma première question porte sur le doute scientifique. De façon générale, il nous a été dit que la Corée du Nord détenait l’arme nucléaire. En même temps, les scientifiques nous disent que rien ne le prouve aujourd’hui. De ce fait, il n’est pas possible de s’empêcher de faire le parallèle avec les armes de destruction massives en Irak. L’argument selon lequel l’affirmation serait sûre parce que le Conseil de sécurité est unanime est assez peu convaincant. Je suis étonné que le doute soit aussi peu pris en compte.
Les dirigeants du régime nord-coréen seraient à peu près identifiés : la famille Kim et l’armée. Quel est leur effectif ? Combien de personnes, de familles ? Quelle est leur part dans la société ? Peut-on sociologiquement caractériser la façon dont s’organise la classe dirigeante autour de la famille Kim ?
M. Jacques Bouchez. Chacun dans cette affaire doit être dans son rôle. Du strict point de vue de la détection et de la caractérisation scientifiques de l’événement du 25 mai, aujourd’hui, il manque une petite pierre à l’édifice, la détection de radionucléides. Cela dit, la Corée du Nord est suivie aussi pour d’autres activités que des essais nucléaires, notamment la mise en œuvre de réacteurs nucléaires capables de fabriquer du plutonium. Lorsqu’on prend en compte l’ensemble des éléments du programme, le niveau de suspicion augmente très fortement. Si la détection scientifique ne me permet pas de déclarer définitivement que l’essai réalisé est de nature nucléaire, beaucoup d’éléments contribuent à renforcer cette interprétation.
Mme Valérie Niquet. Pour le Japon, le franchissement du seuil nucléaire n’est pas si simple. Une forte contrainte constitutionnelle s’y oppose. Le nucléaire au Japon fait aussi l’objet d’un véritable tabou. Si le Japon était abandonné par les Etats-Unis face à une puissance nucléaire nord-coréenne non maîtrisée et une Chine extrêmement agressive, la réflexion se ferait sans doute de plus en plus aiguë. Pour l’instant, le Japon continue de considérer qu’il est beaucoup moins coûteux pour lui, en termes intérieurs et extérieurs, de rester sous la garantie du parapluie nucléaire américain. L’essentiel pour ce pays aujourd’hui n’est pas sa transformation en puissance nucléaire mais bien le maintien d’un système de garantie stratégique qui le protège d’une possible frappe, en particulier nord-coréenne.
D’aucuns, notamment en Chine, peuvent considérer que la menace nucléaire japonaise est supérieure à la menace nord-coréenne. Pour moi cependant, le souci en Asie du Nord-Est est la Corée du Nord et les éventuels soutiens extérieurs qu’elle reçoit, et non pas une éventuelle menace nucléaire japonaise.
La position de la Russie envers la Corée du Nord est, pour des raisons de positionnement global envers les Etats-Unis, traditionnellement proche de celle de la Chine. Les dirigeants russes seraient peut-être plus ouverts à une vigilance accrue envers la Corée du Nord. Cependant, c’est la Chine et non la Russie qui dispose du plus grand nombre de clés pour faire pression sur le régime nord-coréen.
M. Martin Briens. Plusieurs cas flagrants de prolifération imputables à la Corée du Nord peuvent être cités. L’épine dorsale de la force de missiles iranienne, le Shahab-3, a pour base le Nodong nord-coréen. Quant à cet équipement détruit par l’armée israélienne dans le désert syrien le 6 septembre 2007, il ressemble à s’y méprendre au réacteur de Yongbyon, qui produit du plutonium militaire en Corée du Nord… Lorsqu’il en existait encore, les missiles libyens aussi étaient des missiles nord-coréens. D’autres coopérations, qu’il n’est pas possible de citer ici, sont connues.
La Corée du Nord revendique du reste cette politique. Le régime nord-coréen recherche des sources de financement par tous les moyens possibles et imaginables. La prolifération s’inscrit dans ce processus. Cette réalité est préoccupante. C’est pour cette raison qu’on été développées les initiatives PSI (proliferation security initiatives ou initiatives de sécurité contre la prolifération) qui visent, dans les conditions prévues par le droit international, à intercepter les cargaisons de produits dont le transfert est interdit par la résolution n° 1718 du Conseil de sécurité.
Les classes dirigeantes du Corée du Nord ne sont pas très connues. On sait néanmoins qu’après une période de disgrâce l’étoile montante du régime est le beau-frère de Kim Jong-Il, Jang Song-taek. On sait aussi que Kim Jong-Il, âgé de 63 ou 64 ans, a été victime l’été dernier de sérieux ennuis de santé, et qu’il peut disparaître du jour au lendemain. Mais le régime est une affaire de famille. On connaît trois fils à Kim Jong-Il.
M. Jean Grenet. Selon vous, la Corée du Nord pourrait disposer très prochainement de missiles intercontinentaux, destinés à emporter ses ogives nucléaires. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur ce point préoccupant ?
M. Martin Briens. Le 5 avril dernier, la Corée du Nord a testé un engin, qu’elle a prétendu être une fusée spatiale et qui est en réalité un missile à très longue portée que nous appelons Taepodong-2. Le tir a atteint 3 200 kilomètres. Il a finalement échoué, mais après une ou deux séparations d’étages. Deux technologies-clés sont nécessaires pour atteindre la longue portée : celle de la séparation d’étage et celle du corps de rentrée. Nous constatons donc que la Corée du Nord essaie de se doter des technologies nécessaires à la mise au point d’un missile intercontinental et qu’elle a réussi l’étape de la séparation d’étage. Les Iraniens ont utilisé la même technologie de séparation d’étages pour mettre sur orbite un satellite en février dernier. Compte tenu de ce que nous savons des coopérations entre les deux pays, il est assez préoccupant de constater qu’ils progressent parallèlement.
En revanche nous ne détiendrons jamais la preuve définitive que la Corée du Nord dispose d’un équipement nucléaire suffisamment petit pour être capable de résister à la rentrée dans l’atmosphère. Mais l’intérêt des Japonais ou des Coréens du Sud est de prendre l’affaire très au sérieux.
Mme Martine Aurillac, présidente. Au contraire de ses partenaires européens, la France n’a pas établi de relations diplomatiques avec la Corée du Nord. Quelles en sont les raisons historiques ? N’est-ce pas une lacune réelle ? A-t-on envisagé établir des relations ?
M. Martin Briens. Oui, des tentatives ont eu lieu. En 2000 la Corée du Sud a lancé un politique dite d’ensoleillement (sunshine policy). Certains pays de l’Union européenne, l’Allemagne – c’était l’héritage de l’Allemagne de l’Est – ou les pays scandinaves, disposaient déjà de relations diplomatiques avec la Corée du Nord. Lors du sommet de l’ASEM (Asia-Europe Meeting ou Dialogue Asie-Europe) de septembre 2000 d’autres pays européens, au premier rang desquels le Royaume-Uni, ont brusquement décidé de leur emboîter le pas. Aujourd’hui, la France est le dernier pays en Europe – mais non pas dans le monde, puisque le Japon ou les Etats-Unis sont dans le même cas – à ne pas disposer de relations diplomatiques avec la Corée du Nord.
La Corée du Nord a longtemps demandé à la France de nouer de telles relations. Mais la Corée du Sud nous a engagé à ne pas nous hâter. La question aujourd’hui est celle du moment où ces relations pourraient être établies, sachant que la Corée du Nord cherchera à tirer un profit, sur les plans intérieur et international, de ce changement. Dans la perspective de cet établissement, nous avions à l’esprit trois dossiers principaux : les relations avec la Corée du Sud, les droits de l’Homme et la prolifération. Mais aujourd’hui, qu’est-ce qui justifierait que nous changions de position ? Du reste, il faut préciser que la délégation diplomatique nord-coréenne auprès de l’UNESCO fait office de représentation diplomatique auprès de la France.
Mme Martine Aurillac, présidente. Merci à nos invités pour ces éclairages très intéressants.
La séance est levée à douze heures vingt-cinq
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