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Commission des affaires étrangères

Mercredi 28 octobre 2009

Séance de 11 h 00

Compte rendu n° 11

Présidence de M. Axel Poniatowski, Président

– Examen du rapport d’information de MM. Jean-Jacques Guillet et Tony Dreyfus sur les relations entre l’Union européenne et la Russie en matière d’énergie

Rapport d’information de MM. Jean-Jacques Guillet et Tony Dreyfus sur les relations entre l’Union européenne et la Russie en matière d’énergie

La séance est ouverte à onze heures.

La commission des affaires étrangères examine le rapport d’information sur les relations entre l’Union européenne et la Russie en matière d’énergie, présenté par MM. Jean-Jacques Guillet et Tony Dreyfus.

M. Jean-Jacques Guillet, Rapporteur. Le titre de ce rapport d’information pose la question : faut-il avoir peur de la Russie ? C’est en effet un problème lancinant depuis 2006 que celui de la sécurité énergétique européenne. Notre rapport s’inscrit d’ailleurs dans le droit fil de celui qu’en décembre 2006, j’avais eu l’honneur de présenter sur la géopolitique de l’énergie, intitulé La guerre de l’énergie n’est pas une fatalité. Ce rapport, auquel un certain nombre d’entre vous ont participé en tant que membres de la mission d’information voulue par le Président Édouard Balladur et que présidait Paul Quilès, contenait des développements sur la Russie que je ne renierais pas aujourd’hui. Il détaillait notamment les ressorts de l’interdépendance qui caractérise la relation entre la Russie, comme fournisseur d’hydrocarbures, et ses clients – européens au premier chef. Le gaz russe représente 33 % des approvisionnements de l’Union européenne, mais cette moyenne cache de grandes disparités puisque le ratio n’est que de 20 % pour la France et qu’il atteint en revanche 100 % pour certains États membres d’Europe centrale. Au demeurant, 80 % des exportations de gaz russe sont effectuées vers l’Europe ; les Russes sont donc proportionnellement plus dépendants de leurs clients européens que l’inverse. Tout en conservant une distance lucide, le rapport de 2006 se refusait à tout catastrophisme à propos de l’utilisation par la Russie de « l’arme énergétique » et insistait sur la fiabilité de ce fournisseur.

Tel était donc le point de départ du rapport d’information qui nous a été confié, à Tony Dreyfus et à moi-même. Mais dans ce laps de temps écoulé entre la décision de créer notre « binôme d’information » et aujourd’hui, quelques événements se sont produits. Du reste, notre mission avait elle-même un objet bien particulier. En effet, nos travaux ont porté sur la question de l’énergie dans le contexte russe, mais à propos des relations que la Russie entretient avec l’Union européenne et non pas de façon bilatérale avec tel ou tel État membre. Il s’agit donc d’un angle d’approche singulier, pour la Russie et peut-être plus encore pour l’Union qui peine à comprendre ce grand voisin. Cette dichotomie prend toute son importance à propos de l’énergie : il n’est guère surprenant que l’Union européenne actuelle, qui privilégie en cette matière la réalisation d’un grand marché concurrentiel, ait des relations difficiles avec la Russie ; en revanche, les États membres pris individuellement n’ont pas les mêmes préoccupations et les relations bilatérales nouées par la Russie avec la France, l’Allemagne ou l’Italie sont par conséquent bien plus fructueuses.

L’autre élément ayant créé un contexte particulier est évidemment la crise proprement historique survenue entre décembre 2008 et janvier 2009, alors que la mission entamait ses auditions. L’interruption des livraisons de gaz russe au plus froid de l’hiver, frappant des millions de nos concitoyens européens, principalement à l’Est, a une nouvelle fois fait craindre l’Europe pour sa sécurité énergétique. Je note au passage que les pays ayant le plus souffert entretenaient pourtant de bonnes relations avec la Russie, qu’il s’agisse de la Serbie, de la Bosnie-Herzégovine, de la Bulgarie et, à un degré moindre, de la Slovaquie. On peut y voir une illustration de ce que j’appellerais l’irrationalité du pouvoir russe. Les pays d’Europe occidentale ont nettement moins pâti de la crise, ce qui s’explique notamment par leurs capacités de stockages relativement importantes.

La crainte nourrie par l’Europe pour sa sécurité énergétique est ancienne : pour s’en tenir au dernier demi-siècle, on se rappelle la crise de Suez en 1956 – qui a eu des conséquences en matière énergétique –, celle de 1973 et bien sûr 1979 avec la révolution islamique en Iran. C’est d’ailleurs le doute sur la fiabilité des fournisseurs du Moyen-Orient qui amena les pays d’Europe occidentale à contracter avec la Russie soviétique pour une énergie qui pouvait partiellement se substituer au pétrole : le gaz naturel. Ce sont également des raisons géopolitiques qui conduisirent à choisir le tracé ukrainien, plutôt que celui, plus direct, par la Biélorussie, la Pologne et l’Allemagne de l’Est. L’évitement de la RDA était d’ailleurs une demande expresse des Allemands de l’Ouest qui craignaient que leurs voisins de l’Est bénéficient d’un important moyen de pression. Une malice dont l’histoire est coutumière fait qu’aujourd’hui, c’est la fiabilité du fournisseur russe et celle des voies de transit ukrainiennes qui sont mises en doute. Notre rapport précise que la même question ne manquera pas de se poser à propos des futurs gazoducs devant approvisionner l’Europe : faire de la Turquie une voie de passage privilégiée n’est peut-être pas très sage pour l’avenir. C’est là une difficulté inhérente à toute infrastructure physique de transport de gaz ; d’où l’intérêt du gaz naturel liquéfié.

L’épisode de la crise gazière russo-ukrainienne a naturellement servi de toile de fond à l’ensemble de nos auditions. Nous en avons conduit une vingtaine au total, surtout entre l’hiver et le printemps dernier. Nous nous sommes attachés à entendre des « énergéticiens » français et européens, russes également − même si cela a été plus difficile, en dépit de l’appui remarquable de notre ambassade à Moscou. La crise de janvier était certes gazière, et c’est là un aspect essentiel des relations énergétiques entre l’UE et la Russie. Cependant, nous avons aussi étudié la situation pour les autres hydrocarbures – la Russie est un important producteur de pétrole – et les autres énergies, y compris le nucléaire. Pendant que se déroulait notre mission, nous avons d’ailleurs appris le retournement d’alliance effectué par Siemens au détriment d’Areva et au profit de Rosatom. Nous n’avons pas non plus oublié le thème de l’efficacité énergétique, et ce d’autant moins qu’il nous semble qu’il y ait là un « gisement » de coopération fructueuse entre Européens et Russes.

Nous avons souhaité rencontrer les différentes administrations concernées, à la fois au ministère de l’Écologie et au quai d’Orsay, puisque ce sujet mêle les deux dimensions. Nous avons beaucoup apprécié de pouvoir échanger avec des chercheurs sur le thème de l’énergie comme sur le thème de la Russie. Enfin, nous avons fait appel à l’expertise de l’Institut français du pétrole, que dirige M. Olivier Appert, et à celle de l’ancien directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie, M. Claude Mandil, auteur d’un rapport au Premier ministre particulièrement intéressant sur la sécurité énergétique de l’Union européenne, en amont de la présidence française du Conseil. Quant aux déplacements que nous avons effectués, ils ont été ciblés et complémentaires. Je m’étais rendu à Perm, en Sibérie, l’an dernier, à l’invitation de M. Andreï Klimov, vice-président de la commission des Affaires étrangères de la Douma et président du sous-comité des relations avec l’UE, et de M. Konstantin Kossatchev, président de la commission. J’ai revu ce dernier au début de l’été à Paris, tandis que Tony Dreyfus est allé rencontrer M. Klimov, en mars dernier, à Saint-Pétersbourg, dans le cadre d’une conférence interparlementaire sur le projet de gazoduc sous-marin Nord Stream. Tony Dreyfus et moi-même nous sommes rendus conjointement à Moscou en avril, pour rencontrer, avec le soutien de notre ambassade et de notre mission économique sur place, les administrations russes concernées par le sujet, des représentants locaux des principaux énergéticiens, généralement implantés là-bas depuis l’époque de l’ouverture économique sous l’ère Eltsine, ainsi que des interlocuteurs plus atypiques mais très au fait de notre sujet d’étude et remarquablement libres dans leurs propos. Enfin, nous n’avons pas manqué de solliciter la représentation de l’Assemblée nationale à Bruxelles pour que soit organisée une série d’entretiens afin de recueillir le point de vue des différentes institutions communautaires. Nous avons pu, à cette occasion, rencontrer le commissaire européen chargé de l’énergie dans la commission « Barroso I », M. Andris Piebalgs. Il n’est pas anodin de souligner que ce dernier, de nationalité lettone, a exercé comme enseignant à l’époque soviétique.

Tony Dreyfus va à présent évoquer la crise de janvier dernier, qui a servi de pivot à notre réflexion. Il a également prévu de vous parler de la complexe relation russo-européenne et d’aborder quelques-unes de nos préconisations. Puis je me propose de reprendre la parole pour conclure.

M. Tony Dreyfus, Rapporteur. Je ne prétends pas m’exprimer sur le thème de notre rapport avec la même compétence que Jean-Jacques Guillet, qui a longuement peaufiné sa connaissance de ces questions, notamment à l’occasion d’un précédent rapport. Je partage les analyses qu’il vient de formuler et sur le dernier point qu’il a abordé, je dois dire que M. Piebalgs m’a laissé l’impression d’un commissaire européen soucieux de se protéger et s’en remettant assez largement aux grandes entreprises du secteur pour la gestion des épisodes de crise tel que celui de janvier dernier. Cela étant, à l’heure où les tensions vont croissant ailleurs dans le monde, en particulier en Afghanistan et au Pakistan, il est probable que les tensions entre les pays de l’Est de l’Europe et la Russie aillent plutôt en s’amenuisant.

Alors que nous en sommes déjà à nous poser la question : « aurons-nous du gaz russe cet hiver ? », je voudrais rappeler ce très fâcheux précédent et les leçons douloureuses qu’il a permis de tirer. Précédée par une série d’alertes sérieuses entre 2005 et 2008, l’interruption totale du transit gazier à travers l’Ukraine entre le 7 et le 20 janvier a été qualifiée, par des observateurs avertis, de « pire crise énergétique de l’histoire de l’Union européenne ». La lumière complète reste à faire sur cet épisode aux ressorts politico-économiques complexes, et l’Europe est sans doute une victime collatérale dans cette histoire. La partie russe a déclaré que l’Ukraine n’avait pas honoré les droits de transit qu’elle devait. Je crois pour ma part que la situation n’est pas près de s’arranger, ne serait-ce qu’en raison des velléités d’élargissement de l’OTAN dans la région.

Le dénouement immédiat de la crise, fin janvier, par un accord politique soudain entre les deux premiers ministres, Mme Ioulia Timochenko et M. Vladimir Poutine, ainsi que sa traduction industrielle et financière entre Gazprom et Naftogaz, les compagnies nationales russe et ukrainienne, sont officiellement connus. La disparition, à cette occasion, de la société intermédiaire de droit suisse créée pour résoudre une crise précédente, RosUkrEnergo, laisse planer quelques doutes sur les dessous de l’affaire. Quelle est donc la fiabilité de l’accord Timochenko-Poutine ? Nous exposons dans le rapport les raisons de croire qu’il est plutôt fragile.

Face à la crise et au tout début de la présidence tchèque du Conseil, l’Union européenne, touchée à des degrés très variables, a réagi en ordre dispersé. Certes, dans l’urgence, une solidarité européenne s’est improvisée, et il faut saluer les quelques livraisons supplémentaires ou les inversions de flux gaziers qui ont pu être organisées à titre de secours. Mais l’impréparation était totale et l’on a même pu assister, ici où là, à des réactions nationales où l’égoïsme le disputait à l’irresponsabilité. Quant à la réponse des institutions communautaires dans l’urgence, elle n’a pas été inexistante mais elle n’a pas non plus été coordonnée, et pour tout dire, elle a beaucoup déçu. Nous devons à la vérité de dire qu’en la circonstance, le sang-froid et le savoir-faire étaient du côté des grands groupes gaziers ; c’est pourquoi nous préconisons la création d’une « force de réaction rapide » européenne mobilisable en cas d’interruption des flux gaziers à destination d’États membres de l’Union.

Parmi les autres recommandations que nous formulons dans notre rapport pour le très court terme, je veux mentionner celle consistant à parfaire les mécanismes de solidarité en matière de stockages stratégiques de pétrole par l’application généralisée des standards de l’Agence internationale de l’énergie, et j’observe avec satisfaction que ce sujet est en bonne voie à Bruxelles. En matière de stockages gaziers, nous suggérons de faire jouer le principe de subsidiarité en impliquant davantage les régulateurs européens des marchés nationaux de l’énergie dans la définition et la mise en œuvre de mécanismes de gestion des stocks locaux. Nous recommandons également l’accélération de la mise en place de l’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie à l’échelle européenne, et le déploiement de moyens supplémentaires pour les interconnexions électriques et gazières dans l’Union.

Je vous renvoie, pour les autres recommandations, institutionnelles notamment, au rapport écrit et je conclurai en exprimant mon sentiment personnel. En marge des déplacements que nous avons effectués dans le cadre de cette mission d’information, je me suis rendu une nouvelle fois à Moscou en avril, à l’occasion de la réunion de la Grande commission parlementaire France-Russie, pour sa première réunion au niveau des Présidents d’assemblée – le Président Bernard Accoyer et son homologue de la Douma d’État, M. Boris Gryzlov. En effet, l’un des thèmes abordés était celui de l’énergie. De ces différents contacts noués en Russie, je retiens que lorsque la parole émanait de personnes extérieures à la bureaucratie d’État, plus proches du secteur privé, elle était nettement plus intéressante car moins pesante. Quant à l’expression publique de parlementaires du pourtour de la Baltique qui étaient présents à la conférence de Saint-Pétersbourg sur le projet Nord Stream, elle m’a laissé l’impression d’une désunion confinant à la faiblesse. Si je devais qualifier d’un mot les chances pour l’Europe actuelle de peser, unie, face à la Russie dans le domaine de l’énergie, je dirais : scepticisme.

M. Jean-Jacques Guillet, Rapporteur. J’en viens donc aux suggestions contenues dans le rapport qui permettraient, selon nous, de dépasser les crispations actuelles entre l’Union européenne et la Russie et de favoriser entre elles des relations mutuellement plus fructueuses dans le domaine de l’énergie. Cela passe avant tout par la construction d’une réelle politique européenne de l’énergie. Le sujet est un véritable serpent de mer : la construction européenne s’est fondée initialement sur une coopération dans le domaine du charbon, puis dans celui de l’acier, puis dans celui du commerce à l’instigation des Allemands, tandis que les Français promouvaient plutôt le Traité Euratom. Même si ce dernier a peu servi, il demeure utile. Il est donc paradoxal que l’Europe ait laissé si longtemps en jachère la politique de l’énergie.

Nous disposerons bientôt du cadre nouveau que ne va pas manquer de fournir l’entrée en vigueur, désormais proche, du Traité de Lisbonne. Celui-ci crée une nouvelle base juridique au service d’une politique européenne de l’énergie, un domaine qui figure désormais au rang des compétences partagées entre l’Union européenne et les États membres. Par rapport à la rédaction qui figurait dans la Constitution européenne, le nouveau traité fait désormais référence à l’« esprit de solidarité entre les États membres » en matière énergétique. Or nous avons plutôt eu, jusqu’à présent, des exemples d’individualisme, de la part de l’Allemagne traitant directement avec la Russie, de la part de l’Italie soutenant le projet de gazoduc South Stream en concurrence frontale avec le projet Nabucco… À cette absence de solidarité vis-à-vis de l’extérieur s’ajoute, à l’intérieur de l’Union, un manque de solidarité qu’a crûment révélé la crise de janvier dernier, s’agissant de l’absence de mutualisation des stockages, par exemple. Il faut donc saluer le principe de solidarité promu par le nouveau traité.

Mais faire vivre la politique de l’énergie inscrite dans le Traité de Lisbonne ne se fera pas sans de grands énergéticiens européens. C’est pourquoi nous proposons de faire établir par le prochain commissaire européen chargé de l’énergie, dès son entrée en fonctions, des lignes directrices pour la durée de son mandat, qui s’appuient sur ce que nous appelons trois principes d’apaisement : à l’égard des grands groupes énergétiques, entre institutions communautaires compétentes et vis-à-vis des partenaires extérieurs.

On sait qu’il y a eu des conflits larvés entre la Commission et GDF, E.ON, ENI ou EDF à propos de la séparation patrimoniale entre activités de production, de transport et de distribution d’énergie. Si l’on allait au bout de cette logique, un groupe comme GDF Suez en serait réduit à une simple activité de trader sur le marché de l’énergie ! Par ailleurs, si l’on devait vendre des réseaux de transport entiers, dans le gaz par exemple, qui pourrait s’en porter acquéreur, sinon Gazprom ? D’où la mise au point par la Commission d’une « clause anti-Gazprom » irritante à l’égard de la Russie et parfaitement inutile. Un autre exemple d’incompréhension interne à l’Union est la négociation d’un accord sur la rénovation des infrastructures ukrainiennes de transit gazier par la commissaire en charge des relations extérieures sans que les énergéticiens en soient informés.

Il faut donc « enterrer la hache de guerre » entre la Commission européenne – sa direction générale de la concurrence en particulier – et les grands énergéticiens européens. La politique européenne de l’énergie ne se fera pas sans ces grands groupes. Dès lors, le compromis trouvé à l’occasion du vote au Parlement européen, fin avril, sur le « troisième paquet énergie », un compromis obtenu grâce à l’opiniâtreté du Conseil – c’est-à-dire des gouvernements des États membres – ne doit pas être vu comme une simple solution d’attente.

Une fois cette mise en ordre interne effectuée, pour apaiser les relations UE-Russie, nous préconisons en premier lieu de mobiliser le réseau des missions économiques, ou de leurs équivalents européens, afin d’encourager la prospection du « marché de l’efficacité énergétique » en Russie. Le gaspillage est tel à l’heure actuelle qu’il y a là, dans le contexte des négociations de Copenhague, un véritable filon. À l’échelon communautaire, il faudrait d’ailleurs envisager la création d’un programme ad hoc permettant de créer un cadre juridique et financier rassurant au bénéfice des PME désireuses de conquérir des parts de marché dans ce secteur.

Deuxièmement, à propos des choix à effectuer, dans la « géopolitique des tubes », entre les gazoducs Nord Stream, South Stream, Nabucco et l’Interconnexion Turquie-Grèce-Italie, il faut faire confiance aux grands énergéticiens européens pour apprécier la rentabilité des différents projets et tempérer de ce fait les visées trop exclusivement géopolitiques des gouvernements des États membres et de la Russie. Cela évitera de disperser les moyens communautaires alloués aux projets en cours ou à venir. J’ai d’ailleurs à titre personnel quelques réserves sur le projet Nabucco, qui n’est viable que si l’on y fait circuler du gaz iranien, ce qui pour l’heure est inenvisageable. Ce gazoduc serait alimenté par du gaz venant de la Caspienne, donc d’Azerbaïdjan et surtout du Turkménistan ; or la Russie a préempté – fort cher d’ailleurs – l’essentiel du gaz turkmène exporté.

Troisièmement, nous préconisons d’accompagner de manière beaucoup plus ambitieuse qu’aujourd’hui les investissements permettant le recours au GNL, en palliant là où cela est nécessaire le manque d’initiative privée par le recours à des cofinancements européens. Les gains en termes de sécurité énergétique comme la pression concurrentielle à la baisse sur le prix du gaz feront de ces cofinancements des investissements rapidement rentables. Les Russes aussi essaient d’ailleurs, non sans mal, de développer le GNL. Il existe aujourd’hui, depuis quelques mois, un unique port méthanier en Russie, sur l’île de Sakhaline, et encore a-t-il été construit par un consortium alliant des entreprises japonaises et la firme Shell. Un autre projet existe, encore très hypothétique à mon avis, à proximité du gisement de Chtokman.

Enfin, développer le nucléaire comme chapitre spécifique de négociations avec la Russie est tout à fait souhaitable, au besoin en créant dans un premier temps une forme de « coopération renforcée de politique extérieure » sur ce thème, afin que les États membres qui le souhaitent puissent se retirer des débats sur ce sujet précis. Voilà qui m’amène à évoquer la déclaration de Corfou de 1994 sur l’importation en Europe de matières fissiles, sujet sensible pour la partie russe. Cette déclaration est obsolète ; il y a là un malentendu à lever, de même qu’il y a un malentendu à lever concernant le Traité sur la Charte de l’énergie. En effet, si nous acceptons des dérogations à l’application de ce Traité pour la Norvège, il n’y a pas de raison pour que nous refusions tout traitement particulier de la Russie. Tels sont deux exemples de l’attitude constructive que l’Europe pourrait, avec profit, adopter vis-à-vis de ce grand voisin dans le domaine de l’énergie.

M. le Président Axel Poniatowski. Je vous remercie pour cet exposé extrêmement intéressant et qui nous invite à aller lire votre rapport dans le détail. Je souhaiterai vous poser deux questions concernant les deux principales propositions que je retiens de votre présentation. Tout d’abord, concernant l’augmentation des capacités de stockage européenne de gaz : dans quel proportion cela est-il envisageable ? Pouvez-vous nous indiquer quels pays européens pourraient les accueillir ? Pourriez-vous nous dire également quelles sont les capacités actuelles ? D’autre part, vous nous avez donné votre point de vue sur la nécessité pour l’Europe de diversifier son approvisionnement du gaz en misant sur le GNL. S’agit-il d’une proposition de diversification géographique ou d’une diversification de nature d’énergie ?

M. Jacques Myard Mes remarques et mes questions rejoignent celles du Président. Il est évident qu’il faut diversifier au maximum. Je suis très frappé de faire le constat suivant : si, en effet, la Russie est, à terme, un partenaire incontournable qui d’ailleurs, réciproquement, ne pourra se passer des Occidentaux, à court terme, des crises venant des anciennes républiques soviétiques – Ukraine Géorgie, etc. – peuvent agacer « le vieil ours soviétique » et pour des raisons tactiques, troubler au quotidien le jeu. La recommandation de l’OTAN de disposer de stocks stratégiques à trois mois était dans ce contexte tout à fait justifiée. Il est clair que si aujourd’hui, l’énergie est une « arme » entre les mains du Kremlin, cela a des limites : les Russes ne peuvent se passer de la technologie, française ou allemande, pour le développement de leur pays et ce indépendamment de la question du flanc sud où, là encore, l’alliance se fera naturellement.

Mme Geneviève Colot. J’aurais souhaité avoir des précisions sur la stratégie nucléaire en Russie et sur les demandes qui pourraient être formulées par la Russie envers des groupes énergétiques européens, par exemple pour la construction de centrales nucléaires sur leur sol.

M. Claude Birraux. Ma question rejoint celle de ma collègue et porte sur le nucléaire. Areva et Siemens ont annoncé leur divorce à l’horizon de quatre ans. Officiellement, la demande de Siemens consistait à augmenter sa participation dans Areva alors que sur le sol allemand les perspectives de construction nucléaire étaient de plus en plus réduites. Cette séparation me paraît une grave erreur car quand on est dans une entreprise commune, il n’est pas anormal de voir l’un des partenaires nouer des alliances sur la partie non nucléaire, c’est-à-dire sur les turbines des centrales. Faire sortir Siemens est une erreur. Il faut partout nouer des partenariats, faire travailler des sous-traitants locaux. C’est un mauvais procès qui a été fait à Siemens. Je souhaiterais savoir si l’accord entre Siemens et Rosatom a été signé. Ma deuxième question concerne les réacteurs de quatrième génération. M. Jacques Chirac avait fixé comme échéance 2018 pour la réalisation d’un pilote de cette « génération 4 ». La question va aujourd’hui se poser : peut-on le faire tout seul ou faut-il envisager une coopération et dans ce cas, avec qui ? quelle participation russe, le cas échéant ?

M. Philippe Cochet. Il y a une très belle formule dans votre rapport : « la politique change plus vite que la géologie ». Je souhaiterais vous interroger sur le partenaire chinois. On voit bien, à la lecture de votre rapport, que c’est un partenaire qui a besoin d’augmenter par tous les moyens ses approvisionnements. Quels sont les arguments de l’Europe vis-à-vis de la Chine ? Un point important à ce titre me semble être celui de la construction de méthaniers, pour conserver un certain niveau de production navale en Europe.

M. Christian Bataille. Deux questions de dimension plutôt nationale qu’européenne. Je n’ai pas lu votre rapport dans le détail et la réponse à ma première question y figure sans doute. Vous avez évoqué le taux de dépendance de l’Europe par rapport au gaz russe, de l’ordre de 30 à 33 %, la France n’en étant dépendante qu’à hauteur de 20 %, ce qui est un taux raisonnable. Ce taux est certainement plus élevé pour l’Allemagne. Pourriez-vous me le préciser ? Si ce taux doit augmenter, jusqu’où le peut-il ? À mon sens, l’accord russo-allemand pour les réacteurs nucléaires s’explique sans doute par la dépendance que l’Allemagne aura à l’égard du gaz russe mais également par la dépendance qu’auront les Russes à l’égard de la technologie nucléaire allemande alors que Rosatom ou ses semblables ont pris beaucoup de retard en matière de développement nucléaire. Cet accord a été une surprise et une mauvaise chose pour Areva en particulier et pour l’industrie nucléaire française en général. La France peut-elle revenir dans la course par rapport au partenariat russo-allemand ? Areva a un catalogue plutôt réduit, spécialisé sur les gros formats type EPR et a besoin de complément technologique chez d’autres partenaires. Sinon, les Français devront rechercher des partenariats au-delà des mers, avec les États-Unis ou le Japon. Il y a d’ailleurs déjà un partenariat qui s’est mis en place avec Mitsubishi. Peut-être est-ce ce partenariat qu’il faudra développer parce qu’Areva ne peut pas rester sans rien faire face à cet accord russo-allemand.

M. Jean-Jacques Guillet, rapporteur. Il est difficile de répondre à la question relative aux pays dans lesquels le gaz pourrait être stocké. La donnée importante est celle de la qualité des sols, dans la mesure où le stockage peut être réalisé en zone schisteuse ou en zone saline, les premières étant plus nombreuses en Europe que les secondes que l’on trouve néanmoins dans quelques régions françaises et allemandes. La véritable question est celle de la solidarité entre Etats européens. Comme cela existe pour le stockage stratégique de pétrole, il faut mettre en place un régulateur capable de déclencher un système d’alerte qui assure la mise à disposition de gaz stocké au profit des pays qui en ont besoin, indépendamment du lieu du stockage. Le stockage virtuel est une autre voie intéressante. Il est mis en place pour l’électricité par l’intermédiaire de contrats industriels qui prévoient la possibilité d’interrompre l’alimentation de certaines activités pour redéployer l’électricité vers d’autres clients. Cette solution peut s’appliquer à relativement grande échelle.

Le développement du GNL ne répond pas seulement à des problèmes géographiques, mais aussi à des besoins de marchés. Le GNL étant transporté par voie maritime, il est toujours possible de changer la destination d’un méthanier pour satisfaire l’évolution de la demande. C’est donc surtout un gain en termes de souplesse et de plus grande indépendance vis-à-vis des conditions géopolitiques.

Il est évident que l’Union européenne doit nouer un partenariat avec la Russie. Nous devons avoir conscience que les Russes sont faibles, à la fois de par leur position géographique et à cause du très mauvais état de leurs infrastructures. Ils éprouvent aussi une forme de crainte face à la puissance chinoise. Finalement, la Russie a plus besoin de l’Union européenne qu’elle n’en donne l’impression.

Pour ce qui est du secteur nucléaire en Russie, il faut souligner la qualité des technologies nucléaires russes qui est reconnue partout dans le monde. Mais la Russie a besoin de l’expertise française en matière de sûreté nucléaire et, d’une manière plus générale, de certaines technologies européennes. C’est ce qui a justifié l’accord récemment signé entre Siemens et Rosatom. La sortie de Siemens du capital d’Areva pose un certain nombre de problèmes sur lesquels la discussion est encore en cours. Le développement des centrales de quatrième génération exige une coopération internationale qui peut éventuellement être nouée entre la France, le Japon et les Etats-Unis au détriment de la Russie, mais qui peut aussi s’organiser entre la France, la Russie et l’Allemagne par exemple. D’autres pays, comme l’Inde, sont aussi demandeurs d’une telle coopération.

Les Russes veulent diversifier leur clientèle et signent régulièrement de nouveaux contrats, notamment avec les Chinois, mais ces contrats ne peuvent pas être honorés faute d’un niveau de production suffisant.

Pour ce qui est de la dépendance allemande vis-à-vis du gaz russe, elle s’établit à 40 %.

M. Tony Dreyfus. Les responsabilités dans la rupture entre Siemens et Areva sont certainement partagées, mais il ne fait aucun doute que le groupe allemand était favorable à la séparation. Le souhait des Russes de coopérer davantage avec la France en matière énergétique ne se limite pas au secteur du nucléaire et pourrait avoir des traductions dans celui de l’électricité.

La commission autorise la publication du rapport d’information.

La séance est levée à douze heures trente.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 28 octobre 2009 à 11 h 15

Présents. - Mme Martine Aurillac, M. Jacques Bascou, M. Christian Bataille, M. Claude Birraux, M. Loïc Bouvard, M. Hervé de Charette, M. Philippe Cochet, Mme Geneviève Colot, M. Tony Dreyfus, M. Jean-Michel Ferrand, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Gaëtan Gorce, M. Jean Grenet, M. Jean-Jacques Guillet, M. Jean-Paul Lecoq, M. Lionnel Luca, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, M. Éric Raoult, M. Jean-Luc Reitzer, M. Jean Roatta, M. Jean-Marc Roubaud, M. André Schneider, M. Michel Terrot

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Jean-Michel Boucheron, Mme Chantal Bourragué, M. Jean-Pierre Dufau, M. Serge Janquin, M. Didier Julia, M. François Loncle, Mme Henriette Martinez