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Commission des affaires étrangères

Mercredi 3 février 2010

Séance de 11 h 00

Compte rendu n° 39

Présidence de M. Axel Poniatowski, président

– France-République dominicaine : convention sur le transfèrement des personnes condamnées (n° 2213) –
M. Eric Raoult, rapporteur.

– Examen du rapport d’information de MM. Serge Janquin et Patrick Labaune sur la situation au Soudan et la question du Darfour

France-République dominicaine : convention sur le transfèrement des personnes condamnées

La séance est ouverte à neuf heures trente.

La commission examine, sur le rapport de M. Eric Raoult, le projet de loi autorisant l'approbation de la convention sur le transfèrement des personnes condamnées entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République dominicaine (n° 2213).

M. Eric Raoult, rapporteur. Le président de la République dominicaine, Leonel Fernández, que nous avons reçu récemment, nous avait fait part de son désir de voir se renforcer les liens et les relations entre nos deux pays. Il avait indiqué que son pays était devenu un lieu de transit pour le trafic de cocaïne, produite au Sud et consommée au Nord. J’avais fait appel à sa mansuétude, connaissant le cas de nombreux jeunes ressortissants de notre pays condamnés à de lourdes peines de prison, essentiellement pour ces motifs. Je lui avais rappelé qu’en matière de trafic de drogue, il arrivait à nos concitoyens de commettre des erreurs, dans son pays comme dans le nôtre, et que j’en avais la preuve jour après jour dans ma circonscription.

Une vingtaine de nos compatriotes, 19 exactement, sont concernés et sont détenus à Saint Domingue, dont 9 jeunes femmes. Deux jeunes filles ont été récemment graciées, Sarah Zaknoun et Céline Faye, et il faut remercier le président dominicain pour ce geste, ainsi que Alain Joyandet, ministre de la coopération, qui est allé les rechercher il y a quelques semaines. La plupart des personnes impliquées avaient moins de 25 ans au moment de leur arrestation, voire même moins de 20 ans. Elles ont toutes été condamnées pour trafic de drogue et d’autres attendent leur jugement pour les mêmes chefs d’accusation. Outre nos compatriotes, 40 citoyens dominicains sont détenus en France où ils purgent une peine de prison.

Les conditions de détention en pays étrangers sont difficiles car à la détention proprement dite s’ajoute l’isolement psychologique, dû à l’éloignement des familles et des proches. Les familles modestes ne peuvent évidemment rendre visite fréquemment aux prisonniers quand le billet d’avion revient à environ 1000 euros. Ces conditions de détention réduisent aussi considérablement la préparation de la réinsertion de nos compatriotes condamnés que la République dominicaine n’a pas les moyens de faciliter.

Il était par conséquent important de compléter les textes existant entre nos deux pays en matière de coopération judicaire par un dernier dispositif qui permette le transfèrement des détenus.

Concrètement, aux termes des dispositions de cette convention, les ressortissants de l’une des deux Parties signataires, qui ont été condamnés à une peine de prison dans l’autre pays auront, à condition qu’il leur reste au moins six mois de détention à purger, la possibilité de demander, soit à leur pays, soit aux autorités judiciaires du pays dans lequel ils sont détenus, d’être rapatriés dans leur pays pour y effectuer leur peine.

Ce droit s’applique lorsque le jugement est définitif et qu’aucune autre procédure n’est pendante dans l’Etat de condamnation. D’autres conditions s’y ajoutent : le fait que le condamné, ou ses représentants légaux, dans les cas où il ne peut lui-même le manifester, doive consentir au transfèrement. Le fait aussi que les actes incriminés qui ont justifié la condamnation soient également constitutifs d’une infraction pénale dans le pays d’exécution.

Cette procédure de transfèrement repose enfin sur l’accord des deux Etats qui peuvent toujours s’y opposer. Ainsi, l’Etat de condamnation peut refuser le transfèrement lorsqu’il considère qu’il porterait atteinte à sa souveraineté, à sa sécurité ou à son ordre public. Le transfèrement peut être également refusé si le condamné n’a pas acquitté les frais, dommages et intérêts ou amendes et autres condamnations pécuniaires qui lui ont été fixés par le juge.

Le droit au transfèrement n’est pas non plus un droit automatique. La procédure ne se met en action que lorsqu’un condamné exprime le souhait d’être transféré, ou lorsque l’un des deux Etats le demande lui-même.

L’Etat de condamnation doit alors en informer l’Etat d’exécution le plus tôt possible, dès que le jugement est devenu définitif. Un échange de toutes les informations pertinentes a lieu entre les deux parties, notamment l’exposé des faits ayant entraîné la condamnation, la nature, la durée et la date du début de la condamnation ainsi que les dispositions pénales en vigueur. En parallèle, le condamné est également informé par écrit de toute les démarches entreprises par l’Etat d’exécution ou l’Etat de condamnation ainsi que de toutes les décisions prises par l’un ou l’autre au sujet de sa demande.

Une fois transféré, le condamné continue de purger la peine qui lui a été infligée dans l’Etat de condamnation, conformément à l’ordre juridique de l’Etat d’exécution. A cet égard, il est important de souligner que l’Etat d’exécution est lié par la nature juridique et la durée de la sanction telles qu’elles résultent de la condamnation. Une adaptation de la sanction est parfois possible, voire nécessaire : si la nature ou la durée de cette sanction sont incompatibles avec la législation de l’Etat d’exécution, ou si sa législation l’exige, l’Etat d’exécution pourra, par décision judiciaire ou administrative, adapter la sanction à la peine ou à la mesure prévue par sa propre loi pour des infractions de même nature. Cette peine ou cette mesure devront correspondre autant que possible à celle infligée par la condamnation, sans l’aggraver. Un condamné transféré ne peut non plus être poursuivi ou condamné dans l’Etat d’exécution pour les mêmes faits que ceux qui ont donné lieu à un jugement dans le pays de condamnation.

Une fois le transfèrement opéré, l’exécution de la peine se poursuit conformément à la législation de l’Etat d’accueil qui n’est jamais tenu de faire exécuter une peine incompatible avec son propre droit. Chacune des Parties conserve bien sûr ses droits de grâce, d’amnistie ou de commutation de la peine conformément à sa Constitution ou ses autres règles juridiques.

Cette convention permettra d’offrir à nos ressortissants condamnés en République dominicaine de meilleures conditions de détention, en leur permettant notamment de recevoir plus facilement des visites de leurs proches. Elles leur permettra aussi de bénéficier d’une meilleure préparation de leur réinsertion, en ayant par exemple accès aux dispositifs d'accompagnement, aux mécanismes d'individualisation des peines qui sont prévus par le droit français : réductions de peine, semi-liberté, permissions de sortie, libération conditionnelle...

Cette convention permettra à nos compatriotes actuellement détenus en République dominicaine de bénéficier, par ce transfèrement, d’un meilleur environnement familial, professionnel et social et je vous recommande par conséquent d’approuver le projet de loi qui nous est soumis par le gouvernement pour en autoriser la ratification.

M. Jean-Pierre Dufau. L’intérêt de cette convention ne fait aucun doute, comme l’a justement souligné le rapporteur en mettant l’accent sur le nombre relativement important de Français dont elle permettrait d’améliorer la situation.

L’article 3 de la convention autorise à l’Etat de condamnation à refuser le transfèrement s’il considère que celui-ci porte atteinte à sa souveraineté, à sa sécurité ou à son ordre public. Il me semble qu’il existe dans cette stipulation un risque de désaccord entre les Etats, voire d’arbitraire. Existe-t-il une instance juridictionnelle susceptible de trancher les désaccords de ce type ?

L’article 6 de la convention prévoit que l’Etat requis doit informer l’Etat requérant « dans les plus brefs délais » de sa décision d’accepter ou de refuser le transfèrement. Le caractère flou de cette formule ne risque-t-il pas de poser des problèmes dans le cas où la demande serait formulée peu de temps avant la fin de la peine alors que le transfèrement n’est possible que si l’intéressé a encore au moins six mois d’emprisonnement à purger ?

Enfin, pouvez-vous me confirmer M. le Rapporteur, que chacun des Etats membres peut unilatéralement dénoncer la convention ? N’y a-t-il pas un risque qu’un gouvernement différent de celui qui est actuellement au pouvoir en République dominicaine revienne sur cette convention ?

M. Eric Raoult, rapporteur. Cette convention résulte de l’adaptation d’une convention type appliquée dans un grand nombre d’autres pays, certains d’entre eux sud-américains. Dans tous les cas, la décision d’accepter ou de refuser un transfèrement relève in fine de la souveraineté de chaque Etat partie.

Il est évident que le grand nombre de touristes français qui se rendent en République dominicaine et la situation du pays entre la Colombie et la Floride, qui en fait une plaque tournante du trafic de stupéfiants, sont à l’origine des problèmes rencontrés par un certain nombre de nos ressortissants. Le cas le plus fréquent est celui de personnes qui, trop insouciantes, acceptent de transporter des paquets qui leur sont confiés par des étrangers. Pour ce qui est des ressortissants dominicains emprisonnés en France, il s’agit principalement de personnes, notamment des transsexuels, qui se sont livrées à la prostitution.

Il semble que, avec l’élection du Président Leonel Fernández, la République dominicaine se soit résolument engagée sur le chemin de la démocratie et de la normalisation de ses relations avec les autres Etats et qu’un brutal revirement soit peu probable.

M. Philippe Cochet. M. le Rapporteur nous explique que la plupart des Français condamnés en République dominicaine le sont pour trafic de stupéfiants. La France ne devait-elle pas accompagner la conclusion de cette convention par la mise en place d’une coopération policière qui aurait pour objectif de traiter le mal à l’origine ?

M. Eric Raoult, rapporteur. Au cours de son récent déplacement en République dominicaine, le secrétaire d’Etat chargé de la coopération était notamment accompagné par des collaborateurs spécialisés dans la lutte contre la drogue. La question du niveau de compétence des avocats dominicains a aussi été un sujet de discussions.

Mme Marie-Louise Fort. Afin de prévenir de nouveaux problèmes pour les ressortissants français, notre pays ne devrait-il pas s’efforcer de mettre en garde les jeunes touristes en partance pour la République dominicaine contre les risques auxquels ils pourraient se trouver confronter ?

M. Eric Raoult, rapporteur. Un véritable tourisme de masse se développe en direction de la République dominicaine où se rendent beaucoup de jeunes gens qui partent avec de faibles sommes d’argent et sont prêts à accepter toutes les sollicitations de financement afin de pouvoir prolonger leur séjour. Le même type de problèmes se pose à Saint-Martin. Il serait effectivement pertinent que le gouvernement entreprenne des démarches en direction des agences de voyage afin que celles-ci sensibilisent les touristes français à ces questions.

Suivant les conclusions du Rapporteur, la Commission adopte sans modification le projet de loi (no 2213).

*

Examen du rapport d’information de MM. Serge Janquin et Patrick Labaune sur la situation au Soudan et la question du Darfour

M. le Président Axel Poniatowski. Nous allons maintenant examiner le rapport de nos collègues Patrick Labaune et Serge Janquin sur la situation au Soudan et la question du Darfour.

M. Patrick Labaune. Le Soudan, c’est 2,5 millions de km2, soit cinq fois la France, le dixième pays au monde par sa superficie, géographiquement situé à la charnière des mondes noir et arabe, entre désert au nord et forêt tropicale au sud. Avec 40 millions d’habitants, le Soudan est partagé entre une population musulmane au nord, animiste et chrétienne au sud. Dans ce bloc Nord désertique, arabo-musulman, on constate des modes de production différents entre agriculteurs sédentaires le long du Nil (Ja’aliyin) et les nomades de bovins ou chameliers au Kordofan, au Darfour et dans les régions de l’Est.

A ces divisions économico-sociales viennent s’ajouter les divisions ethniques (on compte 57 groupes ethniques) et tribales (quelque 570 tribus).

Mais ces clivages sociologiques ne sont que des instruments, des alibis, des outils.

A voir cette immensité géographique allant du désert à la forêt tropicale, traversée par de nombreux clivages (noir/arabe ; musulmans/chrétiens/animistes ; sédentaires/nomades) et des divisions ethniques et tribales, on comprend tout de suite que le Soudan est un pays multiple et que les éléments centrifuges dominent. Le Soudan en tant qu’Etat-nation n’existe pas. Face à un pouvoir central des périphéries existent qui tentent soit de résister aux tentatives de Khartoum de nationaliser son autorité, soit d’accaparer une parcelle de pouvoir politique ou économique, comme ce fut le cas, au Sud Soudan, du MPLS de John Garang.

Toute l’histoire politique du Soudan depuis son indépendance en 1956 va connaître une instabilité au sein du pouvoir central marquée par une succession de coups d’Etat interrompant des épisodes civils et des conflits à répétition entre ce pouvoir central et ses périphéries : avec le Sud-Soudan depuis quasiment l’indépendance en 1956 jusqu’à 1972, lors de la première guerre sudiste, puis de 1983 à 2005, la seconde guerre, en fait la plus longue guerre civile africaine, qui se terminera par la signature du Comprehensive peace agreement (CPA) ; avec le Darfour ensuite, depuis 1987-1989 années du premier conflit avec les Four et jusqu’à maintenant ; avec les populations des monts Nouba, où en 1983 un clivage ethnique transformé en conflit religieux et foncier a duré jusqu’au cessez-le-feu de janvier 2002 ; enfin, avec l’Est du Soudan où le conflit, moins violent, s’est déroulé du début des années 1990 jusqu’à l’accord d’Asmara le 19 juin 2006.

Revenons quelques instants sur ces conflits pour tenter d’en déterminer les causes.

Au sud du Kordofan, la population des monts Nouba est composée à 90% de Nouba noirs, africains – islamisés et chrétiens- et 10% de tribus Baggara, arabes, islamisés, qui ont cohabité pendant deux siècles avec des hauts et des bas mais avec une incontestable interpénétration culturelle.

C’est la question foncière qui va être au cœur du conflit. Elle est très clairement l’élément déclencheur. Dès les années 1960, les Nouba sont inexorablement dépossédés de leurs terres, confisquées au profit de l’expansion de l’agriculture mécanisée, au bénéfice non tant des Baggara que des Jellaba (riches marchands du Nord, hauts fonctionnaires centraux, officiers supérieurs, élites) expulsant les Nouba de leurs petites exploitations familiales traditionnelles. Ce sont les « lois de septembre » en d’autres termes l’imposition, par le gouvernement du général Nimeyri à partir de 1983, de la charia à des populations chrétiennes ou animistes, qui vont exacerber les antagonismes.

Les tentatives par le pouvoir central d’abolir l’administration tribale, de détruire leurs pratiques socio-culturelles ancestrales (ex : leur nudité), ou encore l’interdiction de leur langue dans les écoles expliquent en troisième lieu ce conflit qui, conjuguant l’ensemble de ces facteurs : foncier, religieux, coutumier, devient explosif dès 1985.

En effet, c’est à cette date qu’un autre acteur politique périphérique, le MPLS du Sud-Soudan, vient aider les Nouba contre le pouvoir central et intervient en territoire Nouba contre un village arabe Baggara. La spirale de la guerre est enclenchée.

En ce qui concerne le Darfour, il faut tout d’abord indiquer que les considérations religieuses ne peuvent entrer en ligne de compte pour la crise du Darfour puisque l’ensemble de la population est musulmane. Le Darfour, à l’instar des autres périphéries du Soudan, a souffert de l’accaparement par la capitale de l’ensemble des ressources au seul profit de cette dernière et d’une politique de domination absolue. Ce processus n’est pas nouveau : dès l’indépendance le pouvoir central s’est désintéressé du Darfour et n’a entrepris aucun développement économique.

Le réchauffement climatique, dont les conséquences sont très graves au Nord du Darfour, a entraîné la sécheresse et la désertification dès les années 1970, et constitue un facteur aggravant du conflit. De là surgissent des tensions entre nomades et sédentaires sur des surfaces cultivables réduites, sur fond de famines, comme en 1984-1985. Le pouvoir central, tant le général Nimeyri que Sadeq el Mahdi, se désintéresse de la région, dans ces années 1980, tant du point de vue humanitaire qu’institutionnel ou économique. A la fin des années 1980 (1987-1989), le gouvernement prend partie dans ces conflits inter-tribaux intercommunautaires en soutenant les tribus arabes nomades contre les Four, tribu africaine sédentaire pour un problème de terre.

Le contexte régional, et notamment la crise tchadienne, est aussi déterminant. Les migrations dues aux pressions environnementales, la sécheresse, ont conduit des populations tchadiennes à trouver refuge et à s’installer au Darfour aggravant la situation alimentaire et sanitaire de la région et aussi la violence. De plus, le soutien, à partir de 1982, du colonel Kadhafi à l’opposition tchadienne à Hissene Habré, réfugiée au Darfour, va introduire un nouvel élément de tension. Le gouvernement tchadien quant à lui va aider les Four qui luttent contre l’ennemi commun Zaghawa.

Les germes de l’escalade étaient ainsi semés.

Ces trois causes principales additionnées vont créer l’état de guerre au Darfour mais il ne faut pas négliger les divisions des mouvements rebelles contre Khartoum qui vont faire le jeu du pouvoir central et alimenter le conflit dans sa durée.

Dès le début de l’insurrection en 2003, deux mouvements apparaissent d’un côté le mouvement de libération du Soudan, dirigé par Abdel Wahid al-Nour, de l’ethnie des Four, soutenu par le MPLS de John Garang, de l’autre le JEM, Mouvement pour l’égalité et la justice, dirigé par Khalid Ibrahim, de l’ethnie Zaghawa, soutenu par Hassan al Turabi.

S’agissant du conflit Nord/Sud, la question de la régionalisation en constitue historiquement la première cause. Dès l’indépendance du Soudan, on assiste à un va-et-vient perpétuel et institutionnel entre les décisions décentralisatrices de Khartoum et les phases de reprise en main brutale du pouvoir central pour procéder à une recentralisation, entre fédéralisme et unitarisme, entre promesses de Khartoum et non-respect de ses différents engagements tant sur l’autonomie du Sud, sur un projet fédéral, l’arabisation de l’administration, etc.

Le second facteur de conflit est la question religieuse. La prétention de faire du Soudan une république islamiste est une constante idéologique de toutes les formations politiques du Nord et des différents dirigeants qui se sont succédés. Cette prétention islamiste a toujours joué le rôle d’un chiffon rouge vis-à-vis des sudistes en majorité chrétiens ou animistes. Ainsi la deuxième guerre entre le Nord et le Sud qui redémarre en 1983 n’est pas étrangère aux lois de septembre 1983 qui tendent à instaurer la charia sur l’ensemble du territoire soudanais.

La question des ressources pétrolières est le troisième point de discorde entre le Nord et le Sud. La production de pétrole est estimée aujourd’hui aux alentours de 500 000 barils/jour soit bientôt 1 % de la production mondiale. Mais les lieux de production sont à la frontière entre le Nord et le Sud et l’obsession primordiale du Nord a toujours été d’affaiblir politiquement le Sud pour contrôler ses ressources pétrolières de plus en plus vitales pour le développement du Nord et la survie du régime.

Le charisme, la vision d’homme d’Etat du chef sudiste, John Garang, vont être aussi un facteur de confrontation entre les deux parties. Sa vision du Soudan va s’opposer dès la reprise du conflit en 1983 à celle du Nord : il recherche une solution politique qui intéresserait le Soudan dans son ensemble. Entendons par là une solution qui prendrait en compte les différends entre le Nord et le Sud mais aussi les relations entre Khartoum et les autres périphéries, sur un modèle étatique fédéral ; il met aussi en avant la laïcité du futur Soudan pour faire face à l’islamisation proposée par les élites du Nord.

La redistribution des pouvoirs, l’instauration de la démocratie, mais aussi la répartition des richesses entre les provinces du pays seront des thèmes essentiels. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la plupart de ces demandes d’un Soudan uni, séculier, et d’une autodétermination du Sud, se traduira dans l’accord de paix de 2005 : le CPA.

En conclusion, si les rivalités sur fonds tribaux, ethniques, raciaux, religieux ou de mode de production ont joué un rôle, les racines des conflits internes au Soudan depuis l’indépendance se situent avant tout dans la relation entre le centre et ses périphéries. Autrement dit les différents gouvernements depuis cinquante ans montrent leur refus de régler les questions soulevées par les différentes périphéries du Soudan autrement que par la violence, sauf à y être contraint par la communauté internationale.

M. Serge Janquin, rapporteur. Le Soudan n’est pas un Etat, ni une nation, ni un peuple. C’est sans doute aujourd’hui l’un des pays sur lesquels les regards les plus sévères sont portés. Le fait est que le Président El Béchir est aujourd’hui le seul chef d’Etat en exercice placé sous mandat d’arrêt par la Cour pénale internationale.

Pourtant, nous ne pourrons qu’observer, pour le regretter, que la communauté internationale, et particulièrement l’ONU, bien qu’alertée n’est intervenue face aux crises soudanaises que fort tardivement, pas avant la fin des années 1990, alors que le conflit si meurtrier Nord-Sud (2,5 millions de morts) s’était installé dès les lendemains de l’indépendance, en tout cas bien avant la crise du Darfour.

Qu’est-ce qui s’est passé pour que le Soudan vienne ainsi au devant de la scène ?

En premier lieu, le Soudan, longtemps plateforme refuge du terrorisme international a voulu sortir de son isolement afin de pouvoir exploiter ses ressources pétrolières. Pour leur part, les Etats-Unis, notamment après le 11 septembre 2001, voulaient renforcer leur lutte contre l’islamisme radical, et n’étaient sûrement pas indifférents aux perspectives pétrolières.

En effet, le Soudan a longtemps été la plaque tournante du terrorisme international, inspiré au départ par Hassan al Turabi qui dominait la scène politique soudanaise et cherchait à promouvoir un panislamisme radical. Les liens Ben Laden/Al Turabi sont connus : Al-Qaïda a été aidé par les services secrets soudanais, Ben Laden a réalisé des investissements dans les infrastructures, l’agriculture, la finance soudanaise et c’est du Soudan qu’il lancera l’attentat contre le World Trade Center en 1993. Washington a soutenu les pays voisins du Soudan, a adopté une politique commerciale restrictive envers le Soudan, a financé le SPLM et le SPLA, sa branche armée, au Sud Soudan.

Prenant le pouvoir, le général El Béchir a d’abord campé sur ces positions. Puis, les préoccupations économiques liées à la gestion de l’énorme dette soudanaise, à la fin des années 1990, le conduisent à une nouvelle diplomatie, qui le fait se tourner vers les Etats-Unis pour leur donner des gages et profiter des retombées pétrolières. Cette politique s’exprime notamment par l’offre, refusée par les Etats-Unis, de remise de Ben Laden, puis de collaboration avec le FBI et la CIA en 2001, acceptée cette fois par les services secrets américains.

En même temps, Khartoum réaffirme à l’intérieur les principes de la charia et du jihad et ne dévie pas de sa route : l’islamisme est réaffirmé à l’intérieur comme à l’extérieur, la volonté de maintenir l’unité nationale s’opère par tous les moyens y compris dans le sang, mais le régime sait faire preuve de réalisme et de pragmatisme, quand la nécessité l’y oblige.

Malgré la violence des affrontements du plus long, du plus sanglant conflit de l’histoire de l’Afrique, les belligérants ont rarement cessé de discuter, de nombreux médiateurs sont intervenus, non sans intérêts ni arrières pensées. On citera les initiatives de l’InterGovernmental Authority on Development (IGAD), rejetée par le Nord parce que trop favorable aux thèses du Sud, celle du Nigeria pour un round de négociations à Abuja, mais Khartoum rejetait toujours l’autodétermination du Sud. La déclaration de principes de l’IGAD était fondée sur un Soudan démocratique et séculaire, un partage des ressources et affirmait comme une priorité pour tous la recherche de l’unité du Soudan, tout en précisant qu’à défaut d’y réussir, une période intérimaire s’ouvrirait avant un référendum d’autodétermination du Sud Soudan.

C’est ainsi que se présente la situation quand G.W. Bush nomme, le 6 septembre 2001, le sénateur Danforth, pasteur républicain, comme représentant spécial des Etats-Unis pour la paix au Soudan. Porté par une conjonction d’intérêts, religieux, conservateurs, qui se mobilisent pour le Sud Soudan chrétien et animiste, le sénateur Danforth a réussi le tour de force d’opérer une synthèse de différentes approches qui a conduit à la signature du protocole de Machakos en juillet 2002. Cinq autres accords suivront jusqu’à la signature le 9 janvier 2005 du CPA, par le premier vice-président du Soudan, Mohammed Taha, et par le président du SPLM/A, John Garang.

J’ai eu la chance d’accompagner en juin 2004 le Président de notre commission qui était à l’époque Edouard Balladur lors de la phase finale de signature du CPA au lac Naivasha au Kenya, et d’en discuter avec Mohammed Taha et John Garang. Je crois pouvoir dire que nous avons eu conscience, l’un et l’autre, du fait que ce document était d’une importance capitale pour l’avenir du Soudan, et qu’il était en même temps porteur d’une mèche lente particulièrement explosive.

En parallèle, un mouvement de rébellion éclatait au Darfour, violemment réprimé. Ce mouvement avait en réalité commencé en 2003, mais son intensité maximale a eu lieu en 2004. Depuis l’an dernier, il est considéré par les observateurs comme de « basse intensité ». Personne alors ne semblait informé ni n’en parlait : sans doute ne fallait-il pas compromettre les chances de bonne fin du processus de Machakos quitte à laisser les mains libres à Khartoum sur le Darfour.

Le principe de base qui est posé dans les accords est celui de l’unité du Soudan qui est et sera la priorité des parties. C’est dans ce cadre que pourront être traitées les doléances des peuples du Sud auxquels est néanmoins reconnu le droit à l’autodétermination par référendum, si l’option unitaire ne remporte pas leurs suffrages.

Le scénario de la partition est actuellement le plus vraisemblable. Pour garder l’unité du Soudan, il fallait la rendre attractive, donner des chances à l’unité par une réelle volonté d’appliquer toutes les dispositions de partage du CPA. Les ex-belligérants n’ont guère fait preuve de sagesse ; et la mort de John Garang dans un accident d’avion un mois après son investiture comme premier vice-président du Soudan et président du Sud-Soudan a sans doute considérablement affaibli ce dispositif déjà ambigu.

Il apparaît à vos rapporteurs que le succès du CPA passe par une pression et une mobilisation internationale résolue et de tous les instants. Or, force est de constater que les Nations unies ont fait preuve d’une longue léthargie. Jusqu’en 2004, l’Assemblée générale des Nations unies et le Conseil de sécurité n’ont pris que des résolutions de caractère humanitaire, évoquant toujours le soutien du gouvernement soudanais, lui rendant même hommage pour ses efforts. C’est la mobilisation de l’opinion publique internationale qui va bousculer les chancelleries et imposer un nouveau tempo aux institutions internationales alors même que la phase la plus intense du drame est terminée. « Save the Darfour » mobilise les Etats-Unis, Hollywood se met de la partie, la thématique du génocide a pris ainsi racine. Elle s’imposera même dans la campagne présidentielle qui va opposer G.W. Bush à John Kerry, puis dans la campagne présidentielle française de 2007.

Le département d’Etat a évoqué une fourchette de 90 000 à 180 000 morts ; en 2007, la communauté Four les a évalués à 400 000. Les études les plus rigoureuses paraissent être celles de l’université de Louvain : elles font état, entre septembre 2003 et janvier 2005 de 110 000 morts au-delà de la mortalité habituelle dans ces régions, dont 35 000 par violences, les autres décès étant dus aux maladies, à la sous nutrition, elles-mêmes conséquences de l’insécurité.

Successivement, la majorité républicaine du Congrès, Colin Powell, le Président Bush, Condoleeza Rice développaient la thèse du génocide. Beaucoup se sont posé la question du développement de ce thème comme dérivatif médiatique de l’enlisement américain en Irak, toile de fond sur laquelle se déroulait la mobilisation médiatique sur cette affaire, assurément dramatique au Darfour. Aujourd’hui, ni Hillary Clinton ni Barack Obama n’ont contesté la qualification « génocide ».

Vos rapporteurs consacrent de longs développements aux qualifications de crime de guerre, crime contre l’humanité, génocide, par référence aux définitions juridiques du Traité de Rome qui a institué la Cour pénale internationale, et par référence aux conventions de Genève de 1949. La Cour pénale n’a pour le moment retenu que les deux premiers chefs d’accusation et l’on est en attente de la décision qui sera rendue incessamment sur appel du procureur Ocampo quant à la reconnaissance du crime de génocide, qui suppose l’intention de détruire un groupe national, ethnique, racial, religieux. Quoiqu’il en soit, ce thème est essentiel en ce qu’il a marqué l’irruption du judiciaire dans la responsabilité politique des Etats.

Les médiations internationales de paix piétinent. Aussi bien le JEM de Khalil Ibrahim que le SLM/A de AbdelWahid al-Nour ont refusé de signer le premier accord de paix négocié. En août 2008, un médiateur conjoint Nations unies-Union africaine, Djibril Bassolé, a été nommé, appuyé par la diplomatie du Qatar. C’est ce qu’on appelle le processus de Doha. C’est pendant cette période de recherche lente, difficile, entravée, des conditions de retour à la paix que surgit au premier plan l’inculpation d’Omar el Béchir, d’où le questionnement de beaucoup d’interlocuteurs de vos rapporteurs sur les rapports entre prévalence de la justice et/ou prévalence de la paix.

Deux mois après la remise du rapport Cassese, la résolution 1593 du 31 mars 2005 du Conseil de sécurité défère au procureur de la Cour pénale internationale la situation au Darfour depuis le 1er juillet 2002. L’enquête du procureur Luis Moreno Ocampo se traduira par l’inculpation de plusieurs responsables soudanais dont le plus important est Omar El-Bechir, président du Soudan, chef du parti du Congrès national, chef des armées.

L’inculpation d’Omar el Béchir a déclenché une véritable tempête dans les chancelleries et au Soudan même, chez les observateurs, parmi les ONG. Pour vos rapporteurs, il n’est pas question de remettre en cause la légitimité d’une justice internationale fondée sur le traité de Rome, mais certaines interrogations sont légitimes et méritent d’être discutées, en particulier sur l’opportunité des poursuites dans le cadre de la recherche politique d’un processus de paix ô combien difficile.

D’abord la réaction du Soudan est celle de l’affrontement et de la fuite en avant. Le gouvernement par exemple a menacé de réactiver les soutiens du Soudan au fondamentalisme islamique. Ceci n’est pas indifférent, à l’heure où on constate la vitalité des réseaux délégués d’Al Qaida dans le Maghreb islamique dans toute la bande sahélienne, depuis la Mauritanie et le Mali jusqu’à la corne de l’Afrique ; il a procédé à l’expulsion de treize ONG étrangères qui délivraient plus de la moitié de l’assistance humanitaire au Darfour. Le Président Béchir a bénéficié d’une campagne de soutien sur le plan intérieur comme à l’extérieur dans de nombreuses capitales arabes. Il s’est ainsi rendu en Erythrée, en Egypte, en Libye, au sommet de la Ligue arabe à Doha où il a reçu le soutien unanime des participants. En Afrique, il a eu aussi le soutien du président du Rwanda, Paul Kagame, qui a dénoncé une manipulation des pays riches contre les pauvres. Jean Ping, président de la commission de l’Union africaine, a exprimé le sentiment de la grande majorité des pays africains et constaté que la justice internationale s’acharnait contre l’Afrique, en oubliant l’Irak, Gaza, la Colombie ou le Caucase. En revanche, la Tanzanie et le Bénin, membres du Conseil de sécurité en 2005, ont voté la résolution et Monseigneur Desmond Tutu a soutenu le processus de la Cour.

L’objectif politique d’isoler Omar El Béchir a-t-il été atteint ? Jusqu’à la fin 2009, assurément non, ni au Soudan, ni à l’étranger. La décision du procureur Ocampo a été critiquée au motif qu’elle risquait d’affaiblir la Cour pénale elle-même, incapable de faire appliquer sa décision. On a argumenté aussi sur la nécessité de ne pas occulter la dimension politique pour sortir de la crise. Djibril Bassolé insistera devant vos rapporteurs en soulignant que l’inculpation risquait d’avoir des conséquences négatives sur les négociations de paix. Récemment, Thabo Mbeki, à la tête d’un groupe de haut niveau, pour le compte de l’Union africaine, a proposé de promouvoir l’apaisement et la réconciliation par la création d’institutions auxquelles seraient associées toutes les composantes de la société soudanaise, par exemple, des commissions vérité.

En tout cas, votre rapporteur, et il s’exprime ici à titre personnel, signale une crainte et un regret : la crainte que la communauté internationale, ayant poussé les feux sur l’impératif de la justice, ne soit plus aussi active et engagée sur le terrain politique et diplomatique dans l’application des accords de paix ; le regret que ceux qui ont manifestement, par l’initiative judiciaire, cherché l’implosion du pouvoir de Khartoum, aient pris le risque d’une conflagration majeure au Soudan. Cette analyse est partagée notamment par un excellent et influent chercheur au CNRS, spécialiste du Soudan, Gérard Prunier.

Dans le droit fil des travaux du groupe de haut niveau, vos rapporteurs, pour réussir la paix au Soudan, plaident deux choses : la solution aux problèmes du Soudan sera soudanaise ou ne sera pas ; la communauté internationale doit renforcer sa présence, sa veille, son soutien au processus de paix.

Vos rapporteurs croient utile que la diplomatie française exprime son soutien résolu au groupe de haut niveau confié à Thabo Mbeki ; il paraît opportun qu’elle prenne aussi l’initiative pour que le Soudan se voie accorder les moyens nécessaires pour assurer la justice et la réconciliation nationale. S’il est encore temps…

Y a-t-il des voies pour la paix au Soudan ? Je me contenterai d’un état des lieux en plusieurs points. En ce qui concerne le Darfour, il y a un foisonnement des groupes rebelles. Un rapprochement du JEM – qui ne représente que 8% de la population du Darfour – et de Khartoum n’est pas à exclure ; il pourrait conduire AbdelWahid al-Nour (Four) à se rapprocher du SPLM sudiste. Le colonel Kadhafi, de son côté, cherche à opérer un rapprochement de factions dissidentes sous sa houlette. Au Sud, une guérilla meurtrière est menée par la LRA (armée révolutionnaire du Seigneur) stationnée en Ouganda et soutenue par Khartoum. Apparemment, l’émissaire du Président Obama, le général Scott Gration, cherche surtout à neutraliser le Darfour pour mieux se consacrer aux échéances de 2011 au Sud. L’Union africaine, ayant missionné Thabo Mbeki, semble surtout chercher à ne pas perdre la main, mais elle n’a pas les moyens d’une intervention efficace. L’Union européenne, enfin, n’est pas absente sur le terrain de l’aide humanitaire et de la sécurité (elle contribue à hauteur de 600 millions d’euros aux opérations de sécurité) mais ne fait pas de propositions diplomatiques. Elle ne s’est exprimée sur le Soudan que lorsque la France en a assuré la présidence. Peut-être l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne lui donnera-t-elle plus de visibilité ?

La France pourrait jouer un rôle dans la solution des conflits au Darfour et plus généralement au Soudan. Sa place, dans l’échiquier, a été contestée par John Garang puis par Khartoum, mais sa position au Tchad et en République centrafricaine lui permet de peser sur la stabilisation et la sécurité des zones frontières. C’est essentiel. Elle a déjà pris l’initiative de l’EUFOR et soutenu la Minurcat II. La France ne pourra efficacement intervenir que si elle donne des signes manifestes de son impartialité entre N’Djamena et Khartoum qui craint les forces françaises au Tchad et à Djibouti. Par ses initiatives au Conseil de sécurité, elle peut être un acteur clef de la stabilisation de la région. Elle devra sans doute clarifier sa position vis-à-vis de Abdelwahid al Nour accueilli dans notre pays, et le convaincre de sortir de sa stratégie d’isolement.

L’avenir du Soudan se joue dans les mois qui viennent avec l’élection nationale d’avril 2010 et le référendum de janvier 2011. Un CPA ambigu, une communauté internationale brouillonne et peu réactive, du temps perdu pour la préparation des élections, des listes électorales sans doute contestables, le règlement de la question de la zone intermédiaire d’Abyei non achevé malgré la décision de la cour d’arbitrage. Avec le rapport alarmiste que viennent de nous faire parvenir dix grandes ONG qui réclament un engagement fort des Nations unies, tout laisse à penser aujourd’hui que, dans un scrutin qui sera inévitablement contesté, le Sud choisira l’indépendance, ce que Khartoum n’acceptera jamais. La reprise de la guerre Nord-Sud se profile à l’horizon, les luttes ethniques au Sud risquent de reprendre de plus belle, le Darfour, et bientôt sûrement le Kordofan seront aspirés par la tourmente. Le risque est grand de voir se constituer deux Etats faillis au Nord et au Sud.

Le Tchad, l’Egypte, la Libye resteraient-ils inertes devant l’embrasement général du Soudan ? On peut en douter. Le rapport des ONG est clair : « On risque d’assister à une escalade de la violence à défaut de l’implication urgente de la communauté internationale ». Autrement dit, les Nations unies sont aujourd’hui devant la question éthique de leur responsabilité. Il faut que la France prenne une initiative au Conseil de sécurité des Nations Unies pour obliger les parties à ne pas en découdre. Vous aurez compris que notre jugement est extrêmement pessimiste.

M. le Président Axel Poniatowski. Sur la question clé de la partition, sur laquelle vous avez concentré une partie de votre propos, vous dîtes qu’elle est probable voire inévitable mais vous ne portez pas d’appréciation. La partition du Soudan vous paraît-elle souhaitable ? Je trouve que l’objet même des rapports de notre commission est précisément de manifester une opinion sur ce genre de questions, comme cela avait été le cas lors du rapport d’information de nos collègues Jean-Michel Ferrand et Jean-Pierre Dufau sur le Kosovo.

M. Michel Terrot. Ma question principale concerne l’opinion qu’ont les rapporteurs sur la décision de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye au sujet de la délimitation de la frontière entre le Nord et le Sud Soudan. Ma seconde question, subsidiaire, concerne Total. Cette entreprise possède une concession dans la zone Sud, mais ne l’exploite pas actuellement. Est-ce dû à l’insécurité régnant dans la région, ou bien la compagnie Total attend-elle l’indépendance du Sud pour négocier avec les nouvelles autorités ?

M. Lionnel Luca. Je voudrais insister sur certains points qui m’ont paru insuffisamment développés. Sur l’islamisme, vous semblez défendre l’idée que le fondamentalisme est un paravent utilisé pour habiller une politique nationaliste et centralisatrice classique. Pourtant, certains signes de l’influence islamiste au Soudan me paraissent très clairs : Al Qaida y est présent depuis longtemps et tout récemment, une journaliste a été condamnée pour tenue vestimentaire immorale. En un mot, l’islamisme au Soudan est-il seulement un affichage ?

Par ailleurs, quel rôle la Chine a-t-elle décidé de jouer au Soudan ? Elle apparaît, dans ses prises de position, très proche du gouvernement de Khartoum…

M. Renaud Muselier. J’ai pu effectuer, dans le cadre de mes fonctions ministérielles, un déplacement d’une semaine au Soudan en hiver 2003, au lendemain des accords de sécurité entre le Nord et le Sud et à la veille du vote par le Conseil de sécurité des Nations unies de sa résolution 1564. J’ai eu la chance de rencontrer John Garang, puis je suis allé au Darfour où j’ai pu constater l’usage des doubles discours, du double langage, qui laissaient présager de la suite des événements.

Le rapprochement entre MM. Béchir et Garang doit être replacé dans le contexte de l’affrontement Nord – Sud, qui a causé 2,5 millions de morts. Il est clair qu’il y a eu une volonté de réconciliation, mais entre deux personnes qui ne pouvaient pas s’entendre. Il était évident que l’un des deux devait disparaître, et j’avais pronostiqué celle de John Garang dès mon retour.

L’apaisement entre le Nord et le Sud a provoqué le désastre du Darfour. Quand j’y suis allé, j’ai constaté que la totalité des villages avait été rasée, que tous les hommes avaient été assassinés, ne laissant que les femmes, les enfants et les vieillards, cantonnés dans les camps de peur de devoir affronter la répression féroce des miliciens janjawid envoyés par Khartoum. La question se posait dès lors de savoir si nous étions en présence d’un génocide.

Diplomatiquement, les Etats-Unis étaient présents au Sud par l’intermédiaire d’USAID auprès de M. Garang, la Chine était omniprésente pour récupérer un pétrole principalement situé au centre du pays, d’où il est difficile à exporter car se pose la question logistique de l’emplacement des oléoducs, et une pression islamique très forte était exercée sur les populations du Darfour afin de déstabiliser notre influence au Tchad en renversant le rapport de forces tchadien de l’Ouest vers l’Est.

En réalité, le Soudan est un pays éminemment stratégique, divisé à l’intérieur, soumis à des pressions politiques énormes liées à des intérêts stratégiques et religieux, où les institutions multilatérales, qui pourraient pourtant y défendre une vision propre, ne pèsent plus assez. Je ne puis donc accepter, comme le rapport semble l’indiquer, que l’on tolère que des puissances extérieures se livrent à un dépeçage du Soudan.

Le multilatéral doit reprendre la main et faire respecter les conventions internationales, eu égard aux millions de morts que cette situation a déjà causé. Le président Béchir a un comportement inacceptable au regard des principes démocratiques et des droits de l’homme.

M. Robert Lecou. Si la diplomatie des Etats doit rechercher l’efficacité, la diplomatie parlementaire peut apporter un autre éclairage, ce que permet le rapport. Pouvons-nous rester en-dehors de la situation au Soudan ? Non, de toute évidence : l’ampleur des massacres, et les risques de contagion notamment par l’influence d’Al Qaida dans les zones proches comme au Mali, sont deux raisons largement suffisantes pour intervenir. Quels pays peuvent intervenir avec le plus d’efficacité ? Quel rôle les Nations Unies peuvent-elles jouer dans la zone ? Faut-il privilégier le multilatéralisme pour encadrer une intervention qui s’avèrera nécessaire ?

Mme Martine Aurillac. Je veux plaider vigoureusement pour un suivi de cette mission car, si la France n’a pas été absente, compte tenu des échéances politiques et judiciaires à venir, une intervention internationale à laquelle elle participerait me paraît nécessaire.

Mme Chantal Bourragué. Combien de populations déplacées reste-t-il ? Combien de réfugiés vivent encore dans les camps ? Combien de réfugiés se trouvent encore au Tchad ou dans d’autres pays ?

M. Jean-Claude Guibal. Je voudrais poser plusieurs questions. La première est d’ordre général. Quelle est votre appréciation sur l’intervention de la justice internationale et son éventuelle instrumentalisation par la politique ? Comment jugez-vous l’intervention de la Cour pénale internationale et l’influence politique de ses décisions ?

Mes autres questions seront plus précises. Quel est le rôle de la Chine dans la crise soudanaise ? Quel est le rôle de l’Arabie Saoudite ? On parle beaucoup d’islamisme, voire de wahhabisme au Soudan, pourtant le royaume saoudien semble complètement absent du dialogue politique régional. Enfin, quelle part les conflits autour de l’accès à l’eau représentent-ils parmi les causes de l’instabilité régionale ?

M. Dino Cinieri. Quelle est la situation sociale, et économique, au Sud Soudan ? De plus, le président du Sud Soudan, Salva Kiir, a-t-il une réelle autorité sur la région ? Enfin, peut-on espérer enrayer le risque de famine, croissant au Soudan ?

M. Jean-Michel Ferrand. Je souhaiterais connaître l’état des relations entre l’Ethiopie chrétienne et le Soudan. De plus, je voudrais faire remarquer, concernant la décision de la Cour pénale internationale, que vous avez cité beaucoup de témoignages incitant à ne pas poursuivre les actions engagées, afin de ne pas réveiller la menace Al Qaida, et laisser les acteurs locaux régler leurs conflits entre eux, cette solution dût-elle provoquer un nouveau bain de sang.

Toutefois, vous semblez opposés à la partition, ce qui rejoint ma position sur le Kosovo, à la différence près qu’au Soudan, nous sommes intervenus précisément pour préparer cette partition. Cette différence se retrouve dans votre jugement sur le traitement du président Béchir par la CPI, si on le compare à celui appliqué à Slobodan Milosevic.

M. Jacques Myard. Les Anglais sont coupables, au Soudan comme ailleurs, de n’avoir jamais su créer un Etat viable avant de quitter le territoire. J’estime que c’est sur ce problème, qui se pose dans toute l’Afrique, que la France devrait intervenir, par exemple en envoyant nos officiers auprès des Etats africains au lieu de peupler les bureaux de l’OTAN. Il faut élever le débat dans cette commission des affaires étrangères. La France doit retrouver une politique africaine, et se doter des outils pour recréer et stabiliser des Etats dans ce continent. La menace pour notre sécurité est liée à l’influence d’Al Qaida en Afrique, et pas en Afghanistan.

Après cette introduction, je souhaite poser une question. Quel est le lien entre la Somalie, dont on connaît la faiblesse des structures étatiques, et les conflits au Soudan ?

M. Serge Janquin, Rapporteur. Beaucoup de réponses aux questions posées figurent dans le rapport écrit. Sur le thème de l’unité politique du Soudan, nous sommes convaincus que son maintien aurait été préférable mais d’ores et déjà nous pouvons affirmer que la partition se fera. Ce sera le regrettable échec d’une coexistence noire et blanche dans un même pays, qui aurait représenté un symbole important pour l’Union africaine. Cependant cette unité doit demeurer l’objectif de long terme. Une administration transitoire sous contrôle international serait susceptible d’y œuvrer mais cela aurait nécessité une réelle implication de la communauté internationale au cours des six dernières années ; il faut déplorer cette défaillance – même si la responsabilité de Khartoum est immense.

Que peut faire la France ? Son implication la plus utile devrait consister à pacifier les frontières avec le Tchad et avec la République centrafricaine. C’est notre intérêt comme celui de ces deux pays et du Soudan lui-même. Tchad et Soudan sont devenus des frères ennemis qui lancent régulièrement des offensives l’un contre l’autre. Il faut sécuriser une frontière qui est aujourd’hui une passoire. De même, la République centrafricaine est victime de l’instabilité que provoque la présence de rebelles dans ses régions frontalières, ce qui compromet tout progrès démocratique dans le pays, alors que les élections approchent.

La question du Darfour est venue « faire écran » aux yeux de la communauté internationale quand la mise en œuvre du CPA aurait dû constituer la première des priorités.

Dans la relation avec l’Égypte, la répartition des eaux du Nil est un sujet essentiel. Si ce pays a hâté à ce point la conclusion d’un accord avec le Soudan, c’était avant tout pour éviter qu’un État tiers ne revendique sa part de la ressource.

À l’évidence, la partition du Soudan entre Nord et Sud donnera naissance à deux États faillis, non viables : au Sud du fait de l’insécurité constante et de la dramatique pénurie alimentaire ; au Nord par défaut de recettes pétrolières. C’est donc bien l’unité qu’il faudrait préserver ; elle est malheureusement tout près de disparaître.

M. Patrick Labaune, Rapporteur. La décision rendue à La Haye fin juillet 2009 a représenté un habile arbitrage entre Nord et Sud : le Nord y gagnait la majorité des ressources tandis que le Sud, lésé économiquement, voyait son organisation ethnique mieux prise en compte.

Total dispose d’une zone de prospection immense dans la partie orientale du Sud Soudan, aujourd’hui inexploitée car, comme nous l’a indiqué le représentant de la compagnie sur place, il n’est pas envisageable de prospecter dans un tel climat d’instabilité – le Sud est encore plus instable que le Darfour – et d’autre part, chacun attend le référendum de 2011 et la sécession qui s’ensuivra inéluctablement.

La grande majorité des habitants du Nord Soudan sont des musulmans pratiquants. Pourtant nous avons pu observer à Khartoum – contrairement à l’abaissement manifeste des femmes dont nous avons été les témoins à Doha – une relative décontraction vestimentaire féminine. Personnellement, j’estime que l’islam est largement utilisé au Soudan comme prétexte, dans un but politique, pour conforter ou reconquérir le pouvoir. Maints exemples montrent que les élites du pouvoir central instrumentalisent l’islam en ce sens. Ainsi, M. Hassan Al-Tourabi a beau être l’idéologue du conflit de 1989, même lui utilise l’islam comme un prétexte.

M. Serge Janquin, Rapporteur. C’est une posture tactique destinée pour lui à se venger de ses fils spirituels actuellement au pouvoir.

M. Patrick Labaune, Rapporteur. L’implication de la Chine est réelle au Soudan, mais exclusivement commerciale et non politique. Il est d’ailleurs frappant de voir à quel point le commerce tient lieu d’idéologie en Chine désormais.

M. Serge Janquin, Rapporteur. Khartoum refuse catégoriquement toute implication du Conseil de sécurité des Nations unies dans les affaires du Soudan mais n’est pas hostile à l’implication de ses membres permanents, s’ils agissent hors du cadre onusien. Il y a là une piste à explorer pour apaiser les tensions locales.

M. Patrick Labaune, Rapporteur. Les relations franco-soudanaises sont exécrables. M. Hubert Védrine a eu l’occasion de nous le confirmer. Dans ce contexte, c’est l’effet de levier de son influence au Tchad que la France aurait intérêt à faire jouer.

M. Serge Janquin, Rapporteur. J’ajoute que Khartoum craint beaucoup l’implication directe des troupes françaises présentes au Tchad et à Djibouti.

M. Patrick Labaune, Rapporteur. En réponse à l’intervention de Mme Martine Aurillac, je suggérerais la création d’un groupe d’études à vocation internationale sur le Sud Soudan, pour anticiper la sécession et le suivi de cette question.

Les camps de réfugiés – nous en avons visité un aux portes du Darfour – regroupent 300 000 personnes au Tchad et plusieurs centaines de milliers au Soudan. Il faut reconnaître que la situation s’y améliore, même si un responsable de l’ONU a qualifié devant nous la situation de « calme mais imprévisible ». Les réfugiés trouvent dans ces camps protection, nourriture, soins et éducation ; partir, ce serait pour eux perdre tout cela. Le principal problème rencontré est l’oisiveté de ceux qui vivent dans les camps.

M. Serge Janquin, Rapporteur. On assiste ainsi à un phénomène d’enkystement urbain : des bidonvilles se forment car la situation est pire encore hors des camps. Pourtant, lorsque nous visitons ces camps, on nous interpelle : que font les grandes puissances pour permettre le retour des réfugiés à leurs terres et à leurs troupeaux ?

M. Patrick Labaune, Rapporteur. À la question posée sur le rôle joué par l’Arabie saoudite, je répondrai qu’il est inexistant, en dépit de la proximité géographique de ce pays. L’Éthiopie a certes joué un rôle important pendant la guerre civile mais aujourd’hui elle n’est plus impliquée au Soudan. Quant à la Somalie, elle n’a aucun lien avec le Soudan.

M. Serge Janquin, Rapporteur. Je voudrais insister sur la question emblématique du Nil. Historiquement, il a été un trait d’union au sein de la région, mais aussi un vecteur de domination venue des îles britanniques ou incarnée par Bonaparte. Ce couloir a toujours été très disputé, comme l’a illustré le désastre de Fachoda. Avant leur départ, les Britanniques ont proposé un accord de partage des eaux du Nil ; la question était toutefois plus complexe car s’y mêlait une problématique religieuse impliquant également l’Érythrée et l’Éthiopie. Chacun a ses raisons pour contester le partage qui a été fait. Il reste que la donnée majeure aujourd’hui est le refus de l’Égypte de voir une autre Partie que le Soudan revendiquer une implication dans le partage. Quant à l’autre ressource qu’est le pétrole, son exploitation est en train de dégrader fortement l’environnement au Sud Soudan.

M. Patrick Labaune, Rapporteur. Le Sud se caractérise par ses vastes dimensions et la multiplicité des tribus qui le peuplent. L’instabilité qui y règne est due, premièrement, aux menées du pouvoir de Juba, deuxièmement, aux rivalités traditionnelles entre tribus sur la propriété foncière, et enfin à la politique du « diviser pour mieux régner » utilisée par Khartoum.

Le pouvoir de tel ou tel des anciens résistants du Sud Soudan contre le pouvoir du Nord existe mais il est toujours fluctuant. Ces hommes ne jouissent pas d’une grande popularité. À cela s’ajoutent les multiples divisions entre pouvoir politique et « pouvoir pétrolier », le tout privant le futur État du Sud de viabilité.

Notre collègue Jacques Myard a raison de dire qu’il n’y a pas d’État nation au Soudan, et raison de plaider pour que nous portions un intérêt renouvelé à l’Afrique. D’une façon générale, nous n’écoutons pas assez les intellectuels qui allient une réflexion de qualité sur telle ou telle région du monde et une profonde connaissance des réalités de terrain, indispensable complément de l’analyse géopolitique.

La commission autorise la publication du rapport d’information.

M. le Président Axel Poniatowski. Je vous propose, mes chers collègues de reporter à l’ordre du jour de notre prochaine séance du 10 février la communication de notre collègue Jean-Claude Mignon sur l’avenir du Conseil de l’Europe.

La séance est levée à onze heures vingt.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 3 février 2010 à 9 h 30

Présents. - Mme Sylvie Andrieux, M. François Asensi, Mme Martine Aurillac, M. Jean-Paul Bacquet, M. Christian Bataille, M. Claude Birraux, M. Roland Blum, M. Jean-Michel Boucheron, Mme Chantal Bourragué, M. Jean-Christophe Cambadélis, M. Jean-Louis Christ, M. Dino Cinieri, M. Philippe Cochet, M. Gilles Cocquempot, M. Pierre Cohen, Mme Geneviève Colot, M. Alain Cousin, M. Jean-Pierre Dufau, M. Jean-Michel Ferrand, M. Alain Ferry, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Paul Giacobbi, M. Gaëtan Gorce, M. Jean-Claude Guibal, Mme Élisabeth Guigou, M. Jean-Jacques Guillet, M. Serge Janquin, M. Patrick Labaune, M. Jean-Paul Lecoq, M. Robert Lecou, M. François Loncle, M. Lionnel Luca, M. Didier Mathus, M. Jean-Claude Mignon, M. Renaud Muselier, M. Jacques Myard, M. Alain Néri, M. Jean-Marc Nesme, M. Henri Plagnol, M. Axel Poniatowski, M. Éric Raoult, M. Jean-Luc Reitzer, M. Jacques Remiller, M. Jean Roatta, M. François Rochebloine, M. Jean-Marc Roubaud, M. Rudy Salles, M. André Santini, Mme Odile Saugues, M. Michel Terrot, M. Gérard Voisin

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Jacques Bascou, M. Loïc Bouvard, M. Hervé de Charette, M. Didier Julia, M. Jean-Pierre Kucheida, Mme Henriette Martinez, M. André Schneider, M. Michel Vauzelle