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Commission des affaires étrangères

Mercredi 29 septembre 2010

Séance de 10 h 30

Compte rendu n° 92

Présidence de M. Axel Poniatowski, Président

– Audition de M. Pascal Lamy, directeur général de l’OMC

Audition de M. Pascal Lamy, directeur général de l’OMC

La séance est ouverte à dix heures trente.

M. le président Axel Poniatowski. Monsieur le directeur général de l’Organisation mondiale du commerce, je vous remercie d’avoir de nouveau répondu à notre invitation. Vous êtes intervenu devant la Commission des affaires étrangères, il y a près de quatre ans, en décembre 2006. À cette époque, les négociations engagées dans le cadre du cycle de Doha ouvert en 2001 venaient d’achopper sur la question des subventions et des tarifs agricoles, l’OMC ne parvenant pas à concilier les positions respectives de l’Europe, des États-Unis, du Japon et du Brésil, pour ne citer que ses principaux acteurs. Depuis lors, la situation ne semble pas avoir substantiellement évolué, même si les discussions se poursuivent à des niveaux techniques ou dans un cadre régional ou bilatéral. C’est à se demander si chacun ne trouve pas un intérêt, depuis près de dix ans, au maintien du statu quo. Selon vous, quelles sont, sur un plan politique, les perspectives ou les chances de parvenir à un accord acceptable par tous ? Est-ce un objectif raisonnable, susceptible d’être atteint dans les prochains mois ?

L’agriculture n’est cependant pas le seul sujet de préoccupation pour l’OMC. La crise économique et financière mondiale a considérablement perturbé le niveau des échanges, en même temps qu’elle a menacé les politiques d’aide au développement et dégradé la situation des pays les plus pauvres. Dans ce contexte bouleversé, dans lequel nous avons besoin de croissance et de régulation pour surmonter la crise, quel peut être le rôle de l’OMC ? Peut-elle contribuer à la réalisation, parmi les huit Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), de celui qui concerne la construction d’un partenariat mondial pour le développement, fondé sur la mise en place d’un système commercial et financier ouvert ?

Que peut-elle faire, de façon plus spécifique, dans l’architecture des organisations internationales ? Comment concevez-vous votre rôle par rapport aux autres instances productrices de normes, comme l’Organisation internationale du travail (OIT) ou le Fonds monétaire international (FMI) ?

Enfin, quelle appréciation portez-vous sur le fonctionnement de la Commission de Bruxelles ? Celle-ci n’a-t-elle pas une conception de son rôle un peu restrictive, pour ne pas dire minimaliste, au détriment de l’économie européenne, notamment dans le domaine industriel, comme peut le laisser penser ce qui s’est passé récemment dans le domaine aéronautique ?

M. Pascal Lamy, directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). C’est toujours un plaisir pour moi de m’exprimer devant vous, et de répondre à vos questions.

L’OMC a pour but de promouvoir une ouverture multilatérale et régulée de l’échange commercial international. Elle exerce sa mission dans un cadre institutionnel précis, pour partie conforme au système international classique : comme dans toutes les organisations internationales, la part du législatif est très développée et celle de l’exécutif, réduite. Les législateurs sont les membres de l’organisation, également chargés d’une fonction exécutive de surveillance et de mise en œuvre. Ce qui distingue l’OMC des autres organisations internationales est sa fonction judiciaire, le mécanisme de règlement des différends s’imposant à ses membres ; cette exception donne à l’Organisation une autorité singulière et donc parfois difficile à accepter.

Notre mission d’ouverture a été fortement marquée par la crise économique qui s’est déclenchée en 2008. Auparavant, l’OMC se consacrait essentiellement au cycle de Doha, c’est-à-dire à un front offensif : il s’agissait de mener à bien, après celles qui se sont succédé entre 1947 et 1994, la neuvième édition du code de commerce international ; mais, en faisant resurgir la menace protectionniste, la crise a ouvert un front défensif, qui a pris une importance considérable.

Le front défensif a tenu bon, jusqu'à présent. Comme je l’ai indiqué lundi dernier lors de l’Assemblée générale des Nations unies, dans le débat sur les Objectifs du millénaire, le commerce international, après une baisse vertigineuse de 12 % en volume en 2009, devrait connaitre un rebond impressionnant de 13,5 % en 2010. Cette courbe en « V » s’explique par le fait que le commerce n’est jamais que la courroie de transmission entre la demande et l’offre : quand la demande s’effondre, l’offre s’effondre et le commerce international aussi ; quand la demande reprend, l’offre reprend, ainsi que le commerce international – à la condition essentielle qu’il soit resté ouvert. Tel a été le cas, même si l’on pouvait craindre qu’une réaction protectionniste ne vienne aggraver la situation, ce qui s’était produit lors des crises précédentes.

Dans l’ensemble, le commerce international est aussi ouvert qu’avant la crise. Cela résulte non seulement de l’existence de disciplines internationales très solides, qui contraignent les États, mais aussi du fait que j’ai activé dès la fin de 2008 un mécanisme de surveillance sans précédent – initiative que les membres de l’Organisation ont accepté sans grande discussion, et que le G20 a soutenu. Par ailleurs, l’économie mondiale étant beaucoup plus intégrée que par le passé, il est clair que si les uns commencent à freiner leurs importations, leurs voisins feront de même, autrement dit feront chuter les exportations des premiers : ce raisonnement de bon sens, qui peut mener à la sagesse, progresse dans les esprits.

L’augmentation en volume du commerce international prévue, soit 13,5 % pour 2010, se décompose en une hausse de 11 % pour les pays développés et une hausse de 17 % pour les pays en développement. De fait, les moteurs de la croissance mondiale se situent aujourd’hui dans les pays émergents, dont la croissance dépend plus du commerce international que celle des pays riches. Reste à expliquer pourquoi, quand la production mondiale baisse de 2 %, le commerce mondial diminue de 12 %, alors qu’avec un taux de croissance mondial de 3 %, il augmente de 13,5 %. L’effet multiplicateur tient à ce que la manière dont on mesure le commerce international n’a pas évolué depuis cinquante ans, alors même que la nature de ce commerce a profondément changé. Ainsi, il y a vingt ou trente ans, quand une voiture dont le prix était de 100 était exportée vers un autre pays, le compteur du commerce international enregistrait 100 ; aujourd’hui, pour une voiture de valeur 100 fabriquée dans cinq pays différents, qui ajoutent chacun 20 % de la valeur, le compteur du commerce international enregistre successivement, à chaque passage de frontière, 20, 40, 60, 80 et 100, soit 300 au total. La multiplication de ces chaînes de production globales devrait nous conduire à mesurer le commerce international en termes de valeur ajoutée, comme on le fait pour le PNB. Nous aborderons ce sujet le 15 octobre avec vos collègues du Sénat, à l’initiative de M. Jean Arthuis et de moi-même.

Il y a de bonnes raisons de penser que ce front défensif va rester stable. Cependant des pressions protectionnistes continueront de s’exercer sur les décideurs politiques tant que le chômage sera élevé – et comme il semble malheureusement devoir le rester un certain temps. Il importe donc de demeurer vigilant.

Quant au front offensif, il continue à avancer, mais lentement, puisque les troupes attendent du « QG interarmes » un signal clair qui n’arrive pas. Le général américain hésite, le général européen est très discret et le général chinois très prudent. Seuls l’Indien et le Brésilien se montrent impatients.

Sur le fond, 80 % des objectifs de la "campagne" ont d’ores et déjà été atteints. Il s’agit là d’une moyenne ; on est parfois au-delà : ainsi, la négociation agricole est largement avancée, aussi bien en matière de subventions que pour la réduction des droits de douane agricoles. À l’inverse, il reste beaucoup à faire, par exemple, dans le domaine très complexe des subventions à la pêche ou en matière d'ouverture de marchés de services.. Il reste également des questions techniques sur les procédures douanières, ainsi que sur les biens et services environnementaux. Mais certains ajustements ne pourront intervenir qu’au dernier moment. Dans le dossier agricole, il ne reste pratiquement plus que la question des subventions au coton (américaines et dans une moindre mesure européennes) ; il faut également travailler encore sur la réduction des droits de douane industriels, notamment parce que les Américains demandent davantage de concessions aux pays émergents. Techniquement, il est possible d’aboutir, et les travaux se poursuivent à Genève ; mais il manque un signal politique. À Toronto, la discussion entre les chefs d’État et de gouvernement du G20 a été très substantielle. Un nouveau débat aura lieu sans doute avant la mi-novembre, au G20 de Séoul. Peut-être le « QG » se décidera-t-il à lancer le signal de conclusion, mais ce n’est pas certain. Un grand facteur d’incertitude tient à ce que les négociations commerciales américaines sont entre les mains du Congrès, lequel délègue au coup par coup à l’exécutif la capacité de négocier.

Sur le plan politique, il faut souligner que si, en 2001, les discussions ont été lancées par les Européens et les Américains, les représentants des pays en développement manifestant des réticences, la situation est exactement inverse aujourd’hui : ce sont les pays en développement qui poussent à une conclusion rapide des négociations. En effet les accords qui ont été trouvés – les 80 % que j’évoquais – correspondent approximativement à ce qu’ils réclamaient, c’est-à-dire un rééquilibrage des règles du commerce mondial, dont ils considéraient, à mon avis à juste titre, qu’elles créaient pour eux des injustices ou des handicaps. La discussion de la semaine dernière à New York sur les Objectifs du millénaire l’a confirmé : la plupart des chefs d’État ou de gouvernement des pays en développement ont placé le sujet de l’ouverture et de la régulation du commerce international en tête des mesures susceptibles de lutter contre la pauvreté, bien avant les revendications plus classiques en matière d’aide du développement. Je suis d’ailleurs intervenu, après MM. Ban Ki-moon, Zoellick et Strauss-Kahn, en centrant mon propos sur la contribution de l’OMC au développement et à la réduction de la pauvreté.

M. André Schneider. Parmi les généraux que vous avez cités, il n’y avait pas le général russe… La Russie est la dernière grande puissance économique du monde à ne pas faire partie de l’OMC, bien que son Premier ministre, M. Vladimir Poutine, ait déclaré plusieurs fois son intention d’y adhérer en 2011. Qu’en est-il de cette éventualité ? Les Russes sont-ils prêts à alléger leur protectionnisme ?

M. Jean-Claude Guibal. Sur le plan théorique, y a-t-il des limites à la libération des échanges, au regard de l’objectif poursuivi de réduction de la pauvreté ?

Sur le plan pratique, puisque vous avez parlé d’un front défensif, que penseriez-vous de la mise en place, au niveau européen, d’une préférence communautaire ou, au niveau français, d’une « TVA sociale », et plus généralement d’une politique de réindustrialisation ou de relocalisation en France ?

Enfin, dans le système d’échanges intégrés que vous avez décrit, quel est le rôle du couple sino-américain ? Que pensez-vous de l’utilisation ou de la manipulation des changes, en particulier de la part de la Chine pour le yuan ?

M. Jean-Pierre Dufau. Dans votre discours à New York comme aujourd’hui, vous avez fait preuve d’un optimisme raisonné. « Bon élève, peut mieux faire », dites-vous en substance. Mais pourriez-vous expliciter la deuxième partie de cette appréciation ? Chacun convient que le cycle de Doha n’a pas abouti, mais peut-on véritablement s’en plaindre ?

Par ailleurs, le lien est-il si évident entre le commerce international des pays émergents et les Objectifs du millénaire que sont l’éradication de la pauvreté et le développement ? La situation est, pour le moins, très variable d’une région à l’autre ; les accords de partenariat économique conclus avec l’Afrique sont loin d’aller dans le bon sens. Envisagez-vous, sinon une remise en cause, du moins une refondation des règles de l’OMC, afin qu’elles permettent véritablement d’atteindre les Objectifs du millénaire ?

M. Michel Terrot. La question que je voulais poser rejoint celle de M. Guibal : elle portait sur l’idée de mettre en place une « TVA sociale » aux frontières de l’Union européenne.

M. François Asensi. Vous aviez déclaré que le cycle de Doha pouvait rapporter un double dividende : non seulement il s’intégrerait dans le plan de relance de l’économie mondiale, mais il constituerait un plan de réformes structurelles. Ce deuxième aspect me paraît correspondre à la politique défendue par le FMI, à savoir la réduction du rôle des États, le démantèlement des régulations collectives et la suppression des protections sociales – qui ont pourtant permis, notamment en France, d’amortir la crise. Quel bilan faites-vous de plusieurs décennies de politique néolibérale dans le domaine du commerce international, surtout dans le secteur financier ?

M. Pascal Lamy. L’insertion de l’OMC dans le système international est une question complexe. Ce système, que l’on peut qualifier de westphalien car ses bases remontent à 1648, repose sur la souveraineté de 192 États, lesquels sont autant de molécules qui s’agrègent – ou se désagrègent – selon leurs volontés et seulement dans des domaines spécifiques. Ainsi, il n’y a pas de gouvernement mondial, mais il existe en quelque sorte un ministère mondial du travail – l’OIT –, un ministère mondial de la santé – l’OMS –, un ministère mondial des télécommunications, du commerce ou de la culture. Tout cela constitue une sorte d’archipel. La théorie westphalienne, à laquelle les pays membres sont très attachés, est qu’ils produisent eux-mêmes la cohérence nécessaire entre ce que font les différentes organisations internationales et ce qu’ils font au sein de chacune d’elles. Pour les théoriciens du système international, il n’y a donc pas de problème : les États souverains étant par définition cohérents, la cohérence de leur action s’étend, par transitivité, à ce qu’ils font dans les organisations internationales. Mais la théorie est démentie par la pratique, ce qui signifie soit qu’il faut changer de pratique, soit que cette théorie n’est pas la bonne – et je privilégie la seconde hypothèse. Certes, ma conviction n’est pas très largement partagée, ne serait-ce que parce que beaucoup de pays, y compris parmi les plus petits et les plus pauvres, sont très attachés à la notion de souveraineté, dans laquelle ils voient le moyen de peser sur la vie internationale.

Cela dit, il existe des ponts entre les îles de l’archipel. Les dirigeants des organisations internationales se réunissent régulièrement, notamment dans le cadre du Chief Executives Board des Nations unies, pour essayer de produire de la cohérence dans la limite des mandats donnés par leurs membres. Et la semaine dernière, au sommet sur les Objectifs du millénaire, le Secrétaire général des Nations unies, le président de la Banque mondiale, le directeur général du FMI et moi-même avons tenté de faire passer un message cohérent. Par ailleurs, en ce qui concerne l’OMC, nous avons, depuis mon arrivée en 2005, beaucoup développé nos liens avec d’autres organisations : nous travaillons avec l’OIT et avons publié des travaux communs ; nous avons publié l’année dernière avec le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUD) un rapport intitulé « Commerce et changement climatique » ; l’an prochain, nous publierons avec la FAO un travail montrant pourquoi l’Afrique est devenue, en quarante ans, importateur net en matière alimentaire. Des ponts existent donc, mais la base théorique est fragile.

Je suis désormais mal placé pour porter des jugements sur la Commission de Bruxelles et apprécier ce qu’elle fait pour promouvoir la compétitivité européenne, tant sur le plan offensif que sur le plan défensif. C’est un sujet complexe, les membres de l’Union n’ayant pas toujours les mêmes intérêts. À mon sens, il s’agit pour l’essentiel d’une affaire franco-allemande : si la France et l’Allemagne s’accordaient sur le parcours d’insertion de l’économie européenne dans l’économie internationale pendant les prochaines décennies, la vision de l’Union européenne serait plus nette. Faute d’un tel accord, si difficile à conclure qu’il soit, la Commission aura du mal à agir.

Monsieur Schneider, la négociation sur l’adhésion de la Russie à l’OMC entre dans sa dix-septième année, ce qui prouve que la lenteur n’est pas spécifique aux négociations multilatérales. Tandis que les négociations techniques se poursuivent, une impulsion politique forte a été récemment donnée par les Américains et les Européens. Bien entendu, les autres membres de l’OMC doivent aussi donner leur avis. Du côté russe, l’énergie politique existe, même si toutes les déclarations ne sont pas convergentes. L’accélération que nous connaissons depuis quelques mois est sans précédent depuis l’accord de 2004 entre l’Union européenne et la Russie. En outre, les Américains et les Russes devraient annoncer dans les jours qui viennent la fin de leur propre négociation bilatérale, de sorte que l’on se concentrera désormais sur les sujets systémiques.

Monsieur Guibal, en me demandant s’il existait des limites à la libéralisation des échanges, vous avez suggéré une hypothèse qui n’est pas la mienne. La fonction de l’OMC n’est pas de libéraliser intégralement les échanges, mais de les ouvrir progressivement, selon des règles permettant de prendre en considération les valeurs et les politiques qui pourraient pâtir d’une telle ouverture. Il ne faut pas présenter l’OMC comme un rouleau compresseur destiné à écraser toute forme de protection. Au contraire, ses textes fondateurs affirment que l’ouverture des échanges est au service du développement, du bien-être social, du plein-emploi et du développement durable. C’est même l’une des rares instances internationales à faire de ce dernier le principe général de son action. Les règles de l’OMC permettent ainsi de restreindre les échanges au nom de préoccupations autres que commerciales, notamment la santé ou l’environnement. Ainsi, quand l’Union européenne a cessé d’importer de l’amiante du Canada, l’OMC, saisie par le Canada, a donné raison à l’Union, parce que l’amiante est un produit nocif. En matière environnementale comme dans le domaine sanitaire et phytosanitaire, les accords techniques prévoient la possibilité de restrictions aux échanges, à condition que soit écarté tout soupçon protectionniste. Par ailleurs, les règles de l’OMC ménagent la possibilité d’un « traitement spécial et différencié » donnant aux pays en développement une plus grande marge de manœuvre. Ainsi, après Doha, le maximum des droits de douane agricoles sera en moyenne de 8 % pour les pays industriels, de 30 % à 40 % pour les pays émergents et de 70 % à 80 % pour les pays les moins avancés. Pour les produits manufacturés, le plafond est, pour les pays développés, de 1 % ou 2 % en moyenne. L’OMC traite donc de manière spécifique le secteur agricole, ainsi que, au sein de celui-ci, les pays en développement, lesquels font eux-mêmes l’objet d’une distinction entre pays émergents et pays moins avancés. C’est dire la flexibilité du système.

J’ai passé quinze ans de ma vie professionnelle à Bruxelles sans réussir à comprendre ce qu’on entendait exactement par « préférence communautaire », notion qui n’est définie dans aucun des traités qui régissent l’Union européenne. S’il s’agit du droit pour l’Union de se protéger de la concurrence extérieure par des droits de douane ou des subventions, ce droit lui est reconnu dès lors qu’il s’exerce dans le cadre des règles multilatérales.

La TVA sociale est une affaire européenne ; elle ne relève pas de l’OMC. Si les pays européens trouvaient un jour un accord à ce sujet, dont les prémices existent dans certains pays de l’Union, je ne vois pas pourquoi l’OMC s’en préoccuperait. Elle n’intervient en matière de fiscalité que lorsque celle-ci entraîne une discrimination ou un avantage comparatif pour les exportateurs d’un pays. Ce fut le cas dans le contentieux sur la taxation des sociétés qui a opposé l’Union européenne aux États-Unis.

Dans l’archipel que j’ai décrit, la question des changes concerne l’îlot FMI, non l’îlot OMC – même s’il y a possibilité de quelques ponts, que nul n’a encore eu la hardiesse d’emprunter.

Monsieur Dufau, vous avez fort bien retenu la conclusion de mon intervention aux Nations unies la semaine dernière : il y a très clairement un lien entre ouverture des échanges, croissance des pays en développement et réduction de la pauvreté. Certes la relation entre ces éléments ne fonctionne pas en permanence, mais les pays en développement qui se sont le plus complètement et le plus vite ouverts au commerce international ont obtenu de meilleurs résultats que les autres. L’ouverture des échanges crée de la croissance parce qu’elle est source d’efficience. Si la croissance ne se traduit pas toujours par une réduction de la pauvreté, la responsabilité en incombe aux politiques intérieures des États, notamment sociales ou fiscales, qui ne sont pas du ressort de l’OMC.

La faible place de l’Afrique dans le commerce international s’explique très largement par la faible intégration des marchés africains et la persistance de relations héritées du modèle colonial : le commerce africain est Nord-Sud beaucoup plus que Sud-Sud – même si la situation est en train d’évoluer. Enfin, l’insertion dans le commerce international suppose des infrastructures ; des pays comme la Chine, la Corée et, dans une certaine mesure, le Brésil et l’Inde les possèdent, mais elles manquent toujours aux pays africains.

Cela dit, tant l’amélioration de la qualité de la gouvernance que l’évolution des règles du commerce international sont sources de progrès. La conclusion du cycle de Doha apportera beaucoup aux pays en développement. Elle va notamment mettre fin à l’escalade tarifaire, vieux procédé colonial consistant à mettre des droits de douane nuls sur les matières premières et, au fur et à mesure de la transformation de celles-ci, à faire croître ces droits. Ce système, utilisé pendant des décennies par les pays riches, a handicapé le développement de nombre de pays du Sud, notamment dans le domaine agricole, et s’agissant des filières à valeur ajoutée. Sa disparition interviendra, donc, à la conclusion de ce cycle de même que lors du cycle précédent, à la demande des pays en développement, un gros travail avait été fait sur le textile et l’habillement.

Monsieur Asensi, ne classez pas trop vite l’OMC dans un fatras néolibéral aux côtés du FMI – qui, d’ailleurs, ne mérite peut-être plus non plus ce qualificatif. Depuis 2005, le FMI et la Banque mondiale ont renoncé à intégrer des conditionnalités commerciales dans leurs plans d’ajustements structurels. Il n’a pas été facile d’arriver à ce résultat, mais nous y sommes parvenus. Il n’est pas exact de parler de néolibéralisme à propos de l’OMC, dont le principal métier est la régulation, dans le cadre de l’ouverture des échanges – laquelle ne veut pas dire dérégulation. Dans un marché ouvert, les opérateurs sont traités comme les opérateurs nationaux ; mais, pourvu que cette condition soit remplie, rien n’interdit aux États de réguler. Ainsi, alors même que les États-Unis et le Canada sont parfaitement ouverts aux échanges de services financiers, on a constaté en 2008 que le système financier des États-Unis a explosé, alors que celui du Canada a résisté, signe que la régulation n’était pas la même de part et d’autre de la frontière. Quand un pays ouvre son marché, il s’engage auprès de l’OMC non à s’abstenir de toute régulation, mais à ne pas en pratiquer une qui opérerait une discrimination entre les opérateurs étrangers et les opérateurs nationaux. Il faut bien distinguer, donc, d’une part l’ouverture des échanges, d’autre part la nécessité de réguler ou de déréguler en matière prudentielle, en matière de santé, d’environnement, voire en matière sociale.

M. Michel Destot. Si l’on admet que, dans les années à venir, l’augmentation du commerce international continuera de soutenir les échanges internationaux, que peuvent espérer la France et l’Union européenne en matière d’emploi ? Comment expliquez-vous que la forte progression du commerce international ne se traduise pas, chez nous, par une baisse du chômage ?

S’agissant de la régulation, notamment dans les domaines social et écologique, existe-t-il une police en matière de gouvernance internationale ? Il ne suffit pas que les pays du Nord et du Sud définissent de bons critères de développement durable et solidaire : il faut encore qu’ils puissent les faire appliquer.

Mme Martine Aurillac. Vous avez évoqué les tentations protectionnistes qui naissent en temps de crise et la relative sagesse des États malgré le chômage persistant. Pensez-vous que la construction européenne soit vraiment compatible avec l’OMC ?

M. Hervé Gaymard. Dans la revue des troupes à laquelle vous avez procédé tout à l’heure, vous avez parlé du général indien. Comment expliquez-vous que sa résistance se soit muée en impatience ?

Les sujets qui étaient au cœur de la conférence de Singapour sont-ils encore d’actualité ?

M. Lionnel Luca. Quand vous avez évoqué la réduction de la pauvreté, vous ne vous êtes guère appesanti sur l’Afrique, où coexistent des situations très variées. Pourriez-vous nous apporter quelques précisions ?

Quelle est l’action de l’OMC en matière d’énergie, secteur qui semble parfois lui échapper ?

M. Jacques Myard. Quand on vous écoute, monsieur le directeur général, l’OMC paraît assez sympathique, mais des questions demeurent. J’entends bien que vous prônez une ouverture accompagnée de régulation, mais lorsqu’un pays connaît un taux de croissance de 10 %, cette ouverture ne se produit-elle pas naturellement ? J’ai du mal à comprendre le prurit d’ouverture qui anime certains, car l’ouverture est extrêmement déstabilisatrice. Si la Chine ne connaissait pas une croissance de 10 %, elle serait incapable d’intégrer à son économie industrielle 12 millions de travailleurs. Autant dire qu’elle risquerait un chaos social si elle interrompait la fuite en avant.

Concernant le problème des termes de l’échange, vous êtes resté assez évasif sur le sujet des relations avec le FMI et du système monétaire international. L’asymétrie actuelle du commerce international est patente, notamment parce que les Occidentaux ont eu le tort d’admettre la Chine dans l’OMC sans lui demander, en contrepartie, de laisser flotter sa monnaie. Avec la Chine et l’Inde, les pays européens jouent gagnant-perdant, en subissant une forte désindustrialisation. Quid de la notion de politique industrielle dans le développement des échanges internationaux ?

M. Pascal Lamy. Monsieur Destot, le moteur de la mondialisation économique, laquelle progresse chaque jour, est la technologie. Ce qui a un effet majeur sur le niveau de l’emploi, ce n’est pas l’ouverture des échanges, qui, si elle supprime des emplois, en crée d’autres, conformément aux théories de Ricardo et de Schumpeter. Les pays qui savent transférer les emplois, de secteurs ou de qualifications vers d’autres, réussissent parfaitement dans l’échange international. En la matière, c’est la qualité des politiques nationales de formation et d’innovation qui est discriminante. Le problème de compétitivité de la France et de l’Union européenne, qui est celui de l’emploi – puisqu’on ne crée d’emplois que si l’on est compétitif –, tient à la gestion de la frontière technologique.

L’Europe est au cœur d’un triangle des Bermudes. C’est le seul continent dont la population va diminuer dans les décennies qui viennent. C’est aussi la partie du monde où les systèmes sociaux sont les plus développés et les plus onéreux. C’est, enfin, l’endroit où le potentiel de croissance est le plus faible. Si les Européens continuent à résister pour des raisons culturelles et politiques à l’immigration, qui est la solution, et s’ils ne procèdent pas aux réformes de structure susceptibles d’augmenter de 1,5 % à 3 % leur potentiel de croissance, ils ne pourront plus payer leurs systèmes sociaux. Les gouvernements européens ont le choix entre convaincre l’opinion publique que l’immigration est une bonne chose, entreprendre des réformes de structure toujours pénibles, ou rogner dans les systèmes de protection sociale : politiquement, la situation est à l’évidence très inconfortable ! C’est là qu’intervient la dimension européenne : les États européens ne s’en sortiront que s’ils parviennent à mener ensemble les réformes qui s’imposent y compris en exploitant le potentiel considérable d'approfondissement du marché intérieur. Mais je le répète : le problème de l’emploi relève pour l’essentiel de la gestion des qualifications et de l’investissement dans celles-ci.

M. Jacques Myard. Pour investir, il faut avoir des marges !

M. Pascal Lamy. Il faut commencer par ne pas être trop endetté. Pour avoir oublié le sage enseignement de la Bible sur les années de vaches grasses et les années de vaches maigres, nous nous retrouvons avec un endettement considérable en temps de crise.

La prise en compte des critères sociaux et écologiques s’inscrit dans l’architecture du système international. Dans sa mission d’ouverture des échanges, l’OMC reconnaît pleinement les standards internationaux et les disciplines en matière environnementale ou sociale. Ainsi, sur les 250 accords environnementaux existants, certains sont purement commerciaux, comme celui sur le commerce des espèces protégées – ce qui ne nous pose aucun problème. Reste que ces standards internationaux n’existent pas toujours et que les disciplines sont parfois difficiles à construire, comme on l’a vu au sommet de Copenhague, lequel a d’ailleurs permis de faire un pas en avant même s’il a été présenté en Europe comme un échec. Dès qu’il existera une discipline internationale sérieuse en matière d’émissions de gaz carbonique, à laquelle souscriront les États souverains membres de l’OMC, je suis persuadé que l’articulation avec les disciplines du commerce multilatéral s’opérera.

En matière sociale, les pays en développement ont toujours considéré qu’il serait trop dangereux politiquement pour eux d’établir un pont explicite entre les standards de base de l’OIT et les règles de l’OMC. Néanmoins les États qui appartiennent aux deux organisations se sont engagés à respecter les standards de l’OIT. C’est actuellement à cette dernière, et non à l’OMC, qu’il incombe de s’en assurer. Elle possède d’ailleurs ses propres mécanismes de mise en œuvre ; mais contrairement à l’OMC, elle ne dispose pas d’une structure de règlement des différends, ses membres n’étant jamais parvenus à un accord à ce sujet : il faut croire que, à leurs yeux, le bon fonctionnement du système commercial international est plus essentiel au capitalisme de marché que le contrôle du respect des normes sociales internationales.

Madame Aurillac, la construction européenne est évidemment compatible avec l’OMC, qui en est d’une certaine manière l’enfant : à la différence du GATT, l’OMC constitue une organisation internationale à part entière, avec un mécanisme de règlements des différends ; elle ressemble, de ce point de vue, à l’Union européenne, dont elle se distingue par une ambition beaucoup moins grande en matière d’intégration économique. Ce que les Européens peuvent faire entre eux, ils n’ont aucun mal à le faire à l’OMC. En général, ils mènent à bien leurs propres réformes, qu’ils consolident ensuite à l’OMC. Je ne vois donc pas d’opposition mais, même si elle ne fonctionne pas toujours, une synergie entre les deux organisations.

Monsieur Gaymard, ce sont les élections qui ont changé la donne en Inde. Le Premier ministre indien M. Manmohan Singh ne disposait avant 2008 que d’une marge de manœuvre limitée. Ce n’est plus le cas, le succès électoral du Parti du Congrès le dispensant de rechercher systématiquement l’appui de son extrême gauche parlementaire.

Autres sujets dits "de Singapour", certains visaient à intégrer dans la négociation du cycle de Doha les règles multilatérales en matière d’investissements, de transparence des achats publics, de facilitation des échanges. Ce dernier bloc demeure dans l’agenda de Doha. La conclusion de cette négociation représenterait un immense progrès. Elle assurerait le « nettoyage à grande eau » de nombreuses procédures douanières, ce qui serait fondamental pour bien des petites et moyennes entreprises – qui ne disposent pas des mêmes moyens que les multinationales pour comprendre les procédures ou payer des intermédiaires. Si les règles multilatérales en matière d’investissement et de transparence des achats publics ne figurent pas dans le paquet final, elles pourront être inscrites à l’ordre du jour après Doha. Pendant ce temps, à l’OMC, un accord plurilatéral concernant les achats publics est en voie de réfection. Tous les membres n’y prendront pas part, mais la Chine négocie pour y accéder. Quand on sait que le volume annuel concerné représenterait le quart des marchés publics chinois, soit 150 milliards de dollars sur un total de 600, on comprend qu’il suscite beaucoup d’intérêt.

Monsieur Luca, la situation de l’Afrique n’a plus rien à voir avec la perception que l’on pouvait en avoir il y a encore dix ans. C’est un continent en pleine expansion démographique, qui a accompli des progrès considérables en matière de gouvernance, notamment économique. L’intégration régionale, condition sine qua non d’un développement équilibré, est en route, un peu plus, il est vrai, à l’est du continent qu’à l’ouest, et plutôt en Afrique australe qu’en Afrique centrale. Dans dix ans, l’Afrique sera un continent démographiquement et économiquement puissant. Le commerce Sud-Sud, entre la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Argentine et l’Afrique, qui a pris son essor depuis cinq ou six ans, va se poursuivre. L’Afrique va ainsi se trouver immergée dans une économie internationale Sud-Sud, après un siècle de rapports économiques exclusivement Nord-Sud issus du modèle colonial. Cette transformation, certes productrice de turbulences, est en marche. Tout n’est pas fait, notamment en matière de formation brute de capital fixe : il faut, à présent, réaliser d’autres infrastructures que celles à rendement rapide comme la téléphonie mobile – qui a révolutionné la vie économique et sociale en Afrique et qui montre que, dès lors qu’une infrastructure est disponible, elle profite immédiatement à la vie économique. En somme, et pour inverser ce que disait jadis René Dumont, désormais l’Afrique est bien partie.

Les principes généraux de l’OMC – non-discrimination, ouverture, traitement national – s’appliquent à l’énergie, mais il est vrai que dans la "législation secondaire", autrement dit dans les règles précises applicables aux différents secteurs, il y a peu de choses sur l’énergie. Cela tient tout d’abord au fait que les politiques énergétiques sont plus "souverains" que d'autres. D’autre part, certains producteurs importants d’énergie, comme l’Arabie saoudite, n’ont intégré que récemment l’OMC, et d’autres, comme la Russie, l’Algérie et la Libye, n’en font toujours pas partie. Je pense néanmoins que l’OMC pourrait préciser ses disciplines en matière d’énergie, mais il n’y a pas pour l’instant de mandat de négociation sur le sujet. J’ai présenté à Shanghai en juillet dernier le volumineux document de recherche annuel de l’OMC, qui fait le point sur le commerce des matières premières. J’ai abordé ce sujet très actuel il y a quinze jours dans le cadre de la conférence mondiale des énergéticiens, qui s’est tenue à Montréal et qui a abouti à un certain nombre de propositions.

Monsieur Myard, voilà vingt-cinq ans que vous me reprochez un prurit d’ouverture, mais à mon sens il produit de meilleurs effets qu’un prurit de fermeture. Quand on doit s’engager dans une direction stratégique, il importe de choisir la bonne, quitte à opérer ensuite des aménagements tactiques.

Libre à vous de considérer la croissance chinoise comme une fuite en avant, mais il me semble qu’une croissance annuelle de 10 % depuis trente ans est une assez belle performance. Si l’effet était si déstabilisant, la Chine ne persévérerait sans doute pas dans cette voie... Je ne nie pas l’existence de tensions régionales, ethniques, environnementales ou sociales, mais M. Deng Xiaoping, que j’avais rencontré longuement en 1986, lors du premier voyage du Président de la Commission dans l’Empire du milieu, avait fort bien identifié les facteurs de développement – parmi lesquels l’ouverture. C’est la raison pour laquelle, après quinze ans de négociation, la Chine a fini par rentrer à l’OMC. Pour se développer, elle avait besoin de nos disciplines et d’une assurance contre le protectionnisme. L’exemple chinois ne me semble donc pas aller à l’encontre du lien dont je parlais entre l’ouverture des échanges et la croissance.

M. Jacques Myard. Et la monnaie ?

M. Pascal Lamy. La question de l’incidence des variations monétaires sur les flux commerciaux est très complexe et controversée parmi les économistes. Je me range volontiers à l’analyse de M. Strauss-Kahn, qui juge la monnaie chinoise sous-évaluée. Quant aux conséquences à court, moyen et long terme de cette situation en matière commerciale, c’est une question très débattue. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas un sujet sur lequel l’OMC a eu à se prononcer.

Enfin, les règles de l’OMC n’interdisent aucunement à ses membres de mener une politique industrielle, de recherche, d’aménagement du territoire, d’environnement, de qualification ou d’innovation. Certains y réussissent parfaitement. Si d’autres rencontrent moins de succès, la faute ne vient pas de ces règles.

M. Jean-Paul Dupré. En 2025 ou en 2030, quels seront la place et le poids économique et financier de l’Europe ? Le glissement d’une partie importante de l’activité économique, notamment industrielle, vers l’Asie, l’Amérique du Sud et l’Afrique risque-t-il de remettre en cause nos équilibres sociaux ?

M. Jean-Paul Lecoq. Dans ma circonscription, qui est la plus industrielle de France, je vois chaque semaine des emplois disparaître et des usines être délocalisées au Maroc, en Afrique noire ou en Europe de l’Est. À mon sens, les règles internationales contribuent à cette situation, qui provient aussi de ce que les investisseurs occidentaux escomptent désormais des taux de profit à deux chiffres. Je déplore l’absence de régulation de l’OMC ou du FMI dans ce domaine.

Vous avez fait allusion à la facture carbone. Quelle est votre analyse de l’avenir du commerce international et du « surcoût » que représente le transport des marchandises ? La prise en compte de ce surcoût ne pourrait-elle conduire à rapprocher des consommateurs les usines et les emplois ?

M. Jean-Louis Christ.  Les règles de l’OMC me paraissent assez déshumanisées. Elles permettent que les produits agricoles fassent l’objet de spéculations constantes qui exposent, en Afrique, l’agriculture vivrière à la concurrence des produits européens ou américains, ce qui aggrave les risques alimentaires. Lors des émeutes de la faim, la bourse de Chicago a spéculé de manière indécente sur les produits agricoles. Ceux-ci ne peuvent-ils pas faire l’objet d’une qualification qui leur permettrait d’échapper aux règles de l’OMC ? Actuellement, celles-ci les placent en effet sur le même plan que les produits industriels ou les marchandises. Si j’ai la faiblesse de penser que les élus ont encore du cœur, je me demande quelle place tient la conscience humaine dans les règles de l’OMC, particulièrement dans ce domaine.

M. Jean-Michel Ferrand. Ne pensez-vous pas que la réduction de la pauvreté devrait obligatoirement être liée à une harmonisation de la protection sociale et de la fiscalité ? Vous avez déploré le manque de leviers d’action à la disposition de l’OMC. Une forte pression de l’Organisation sur les pays membres ne serait-elle pas la bienvenue ? À défaut, on aurait l’impression que l’OMC ne construit rien d’autre qu’une zone de libre-échange.

M. Pascal Lamy. En 2025 ou 2030, le poids de l’Europe, comme celui des États-Unis, dans l’économie mondiale, aura manifestement diminué, ce qui ne se traduira pas nécessairement par des pertes d’emplois. Les chiffres montrent d’ailleurs bien que si en Europe, depuis cinq ou dix ans, des emplois disparaissent dans l’industrie, où la productivité augmente, il s’en crée dans les services. Le problème de l’emploi ne relève donc pas de la stratégie générale, mais de la gestion fine.

L’Europe dispose d’avantages comparatifs. Au demeurant, tout ne se résume pas aux importations et exportations : le commerce international avec le reste du monde représente environ 15 % du PNB de l’Europe, alors qu’il constitue 40 % à 50 % de celui de la Chine. L’Europe a une masse suffisante pour que l’essentiel de son développement soit d’origine interne. La France réalise les deux tiers de ses échanges à l’intérieur de l’Union, ce qui signifie que pour elle la compétitivité et l’emploi dépendent avant tout de son positionnement sur le marché européen, y compris en matière agricole. Le fait que l’Allemagne soit devenue en 2009 le premier exportateur agroalimentaire de l’Union devrait faire réfléchir les Français – car ce n’est pas à cause de ses avantages naturels. Notre pays doit revoir l’ensemble de sa chaîne de production et de distribution, tout comme ses standards de qualité, plutôt que de poser les problèmes en termes d’ouverture ou de fermeture.

La division internationale du travail a, je le répète, pour moteur principal la technologie, et non l’ouverture des échanges. Deux chocs technologiques, l’invention du conteneur et celle d’Internet, ont bouleversé la donne. On n’évitera pas que les emplois peu qualifiés, notamment en matière manufacturière, se délocalisent vers les pays en développement. C’est un peu moins vrai dans les services, encore que beaucoup d’entre eux puissent désormais être rendus à distance.

La question de la facture carbone du commerce international est très controversée. 90 % du commerce international s’effectue par mer ; or la facture carbone du transport maritime est négligeable – même si ce mode de transport émet d’autres gaz à effet de serre. Ce n’est donc pas un sujet majeur. Il y a bien des cas, même, où le commerce international diminue l’empreinte carbone, si l’on envisage l’ensemble de la chaîne, depuis le producteur jusqu’au consommateur qui va acheter son produit en 4x4 au supermarché. Il y a quelques années, on a calculé que l’empreinte carbone des fleurs du Kenya qui sont exportées par avion de Nairobi vers Amsterdam est inférieure de 70 % à celle des fleurs cultivées aux Pays-Bas. De même, l’empreinte carbone du mouton néo-zélandais consommé à Londres est inférieure à celle du mouton anglais. L’idée que, du fait de l’importance des transports, le commerce international est nécessairement nuisible à l’environnement, doit donc être relativisée. Dans le cas de l’Arabie saoudite, qui a décidé il y a quelques années qu’elle renoncerait en 2016 à la production de céréales, qui consomme trop d’eau, le commerce international contribue à une meilleure allocation des ressources naturelles. Je reconnais que, aussi longtemps que le prix du carbone n’intègre pas ces externalités, certains mécanismes de marché peuvent être faussés. Mais, dès lors que ce prix se situerait à un juste niveau, le commerce international prendrait davantage en compte la contrainte climatique.

Monsieur Christ, je ne partage pas votre avis sur les crises alimentaires. Manquant de temps pour vous répondre, je vous renvoie à la discussion que j’ai eue dimanche matin, à Lyon, dans le cadre du forum organisé par Libération, avec Luc Lamprière, directeur général d’Oxfam France. Pour beaucoup de pays en développement qui connaissent des besoins en matière alimentaire, l’ouverture de l’échange international constitue une bouée de sauvetage. C’est d’ailleurs pourquoi ils ont demandé, dans le cycle de Doha, que l’agriculture soit au premier rang dans les négociations sur le rééquilibrage des règles du commerce international. On peut protéger de bien des manières l’agriculture vivrière, qui, dans les pays en développement, est loin d’être ouverte à tous les vents de la concurrence. Les plafonds tarifaires des pays africains à l'OMC sont compris entre 70 % à 90 %. S’ils n’y recourent pas, c’est principalement pour des raisons qui tiennent aux relations entre les populations rurales et urbaines. La sécurité alimentaire des uns peut signifier l’insécurité alimentaire des autres, et la souveraineté alimentaire des uns, la dépendance alimentaire des autres. Le sujet est vaste, mais il est possible de concilier l’ouverture des échanges et la prise en compte de spécificités agricoles. Quand le cycle de Doha aura été conclu, les produits agricoles seront, selon les pays, deux, trois, voire quatre fois mieux protégés que les produits industriels. Européens et Américains pourront continuer à verser 50 à 70 milliards de dollars par an à leurs agriculteurs, mais selon des modalités qui seront moins perturbatrices pour les échanges – les subventions à l’exportation disparaîtront.

Si, au niveau européen, les États ont pu entrer dans un processus d’harmonisation, parce que leur intégration économique est profonde, ce ne serait pas possible actuellement au niveau mondial. Comment harmoniser les règles qui s’appliquent au Bengladesh et au Canada ? Ce n’est pas le projet que l’humanité se donne aujourd’hui, d’autant que la différence de salaire minimum entre ces deux États crée pour le premier une opportunité de développement semblable à celle qu’a connue la Chine.

J’ajoute que ces pays sont d’énormes importateurs. Le commerce extérieur allemand hors d'Europe est fortement orienté sur la Chine, le Brésil, l’Inde et l’Indonésie. C’est parce qu’elle a su se positionner par rapport à la Chine, qui absorbe une grande quantité de biens d’équipement et de machines, que l’Allemagne, dont les exportations avaient été durement frappées en 2009, a obtenu d’aussi bons résultats en 2010. Le Brésil, ainsi que d’autres, surfe lui aussi sur la vague des importations chinoises.

En matière sociale, un processus permet d’établir progressivement des normes minimales au sein de l’OIT. Dans le domaine fiscal, en revanche, il y a peu de résultats, en dehors des efforts consentis au G20. Cela tient à l’équation de base : il faut que les molécules souveraines du système westphalien acceptent de délivrer des mandats de négociation. À mon sens, elles devraient le faire en matière de fiscalité, et aussi en matière de migrations, domaine dans lequel la gouvernance internationale fait défaut. Plusieurs fois avant 2008, j’avais signalé qu’il existait un grand vide en matière de régulation financière ; j’espère que les leçons de la crise vont conduire à le combler. Le défaut de régulation ne résultait cependant pas d’un oubli, mais de l’absence d’accord sur la nécessité ou les modalités d’une décision. On en revient toujours là : tout dépend de la volonté de coopération des État nations souverains, qui est au cœur du métier de l’OMC.

M. le président Axel Poniatowski. Monsieur le directeur général, il me reste à vous remercier pour cette audition particulièrement intéressante.

La séance est levée à douze heures quinze.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 29 septembre 2010 à 10 h 30

Présents. - M. François Asensi, Mme Martine Aurillac, M. Patrick Balkany, M. Jacques Bascou, M. Christian Bataille, M. Claude Birraux, M. Jean-Michel Boucheron, Mme Chantal Bourragué, M. Jean-Christophe Cambadélis, M. Jean-Louis Christ, M. Dino Cinieri, M. Gilles Cocquempot, M. Pierre Cohen, M. Alain Cousin, M. Michel Destot, M. Tony Dreyfus, M. Jean-Pierre Dufau, M. Jean-Paul Dupré, M. Jean-Michel Ferrand, M. Alain Ferry, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Jean Glavany, M. Jean Grenet, M. Jean-Claude Guibal, Mme Élisabeth Guigou, M. Jean-Jacques Guillet, M. Serge Janquin, M. Didier Julia, M. Jean-Pierre Kucheida, M. Patrick Labaune, M. Jean-Paul Lecoq, M. François Loncle, M. Lionnel Luca, Mme Henriette Martinez, M. Gérard Menuel, M. Jean-Claude Mignon, M. Jacques Myard, M. Jean-Marc Nesme, M. Axel Poniatowski, M. Éric Raoult, M. Jean-Luc Reitzer, M. François Rochebloine, M. Jean-Marc Roubaud, Mme Odile Saugues, M. André Schneider, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Jean-Paul Bacquet, M. Roland Blum, M. Loïc Bouvard, M. Hervé de Charette, M. Michel Delebarre, M. Paul Giacobbi, M. Robert Lecou, M. Didier Mathus, M. Alain Néri, M. Jacques Remiller, M. Rudy Salles, M. André Santini