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Commission des affaires étrangères

Mercredi 12 janvier 2011

Séance de 10 h 00

Compte rendu n° 26

Présidence de  M. Axel Poniatowski, président

– Compte-rendu de la mission d’observation électorale de M. Christian Ménard au Kosovo 2

– Table ronde sur l’avenir du Kosovo, en présence de M. Jacques Rupnik, directeur de recherches à Sciences-Po, M. Jean-Arnault Dérens, rédacteur en chef du Courrier des Balkans et M. Philippe Lefort, directeur de l’Europe continentale au ministère des affaires étrangères et européennes 4

– Informations relatives à la commission 13

Compte rendu de la mission d’observation électorale de M. Christian Ménard au Kosovo

La séance est ouverte à dix heures.

M. le président Axel Poniatowski. En mars 2010, deux députés qui avaient participé à une mission d’observation des élections législatives en Irak étaient venus nous en parler et l’intérêt de cette réunion nous avait décidé à renouveler cet exercice la prochaine fois que des collègues participeraient à ce type de mission.

Je suis donc particulièrement heureux d’accueillir M. Christian Ménard, membre de la commission de la défense et des forces armées et président du groupe d’études à vocation internationale sur le Kosovo, qui s’est rendu au Kosovo pour observer le scrutin législatif du 12 décembre dernier.

Cette élection parlementaire était la première depuis l’indépendance du pays, proclamée le 17 février 2008. Et je crois, cher collègue, que la présence d’observateurs était particulièrement nécessaire puisque, suite à leurs rapports et à des plaintes déposées par différents partis, le scrutin a été annulé dans cinq municipalités. Un nouveau scrutin a d’ailleurs eu lieu dimanche dernier dans ces municipalités. Nous allons donc écouter vos observations avec beaucoup d’intérêt.

Je vous rappelle que le bureau de la commission a souhaité que nous approfondissions la question du Kosovo en organisant une table ronde sur le sujet, qui se tiendra à l’issue de la présentation de M. Ménard.

M. Christian Ménard. Je remercie la commission pour son invitation à rendre compte de la mission d’observation que j’ai conduite au Kosovo, avec notre collègue sénatrice Marie-Thérèse Bruguière. Il faut souligner que seuls neuf parlementaires originaires de pays européens figuraient parmi les observateurs de ce scrutin : sept membres du Parlement européen et nous deux, seuls parlementaires nationaux. Des questions de délai d’organisation de l’élection anticipée et la non-reconnaissance du Kosovo par de nombreux Etats membres de l’OSCE avaient empêché celle-ci de jouer le rôle de surveillance qu’elle remplit souvent en pareil cas. Je rappelle que 73 Etats ont à ce jour reconnu le Kosovo, dont 22 membres de l’Union européenne.

Le parlement kosovar est constitué de 120 membres, dont vingt représentent les minorités. A l’issue des élections de novembre 2007, les principaux partis ayant des élus au parlement étaient le PDK (Parti démocratique du Kosovo) qui détenait 37 sièges, la LDK (Ligue démocratique du Kosovo) avec 25 sièges, et l’ARK (Alliance pour un nouveau Kosovo) avec 13 sièges. M. Fatmir Sedju avait été élu président du Kosovo en 2006, après le décès de M. Ibrahim Rugova, puis réélu en 2008. Le gouvernement reposait sur une coalition entre le PDK et la LDK. C’est à la suite d’une plainte déposée par 32 députés devant la Cour constitutionnelle que le président a été amené à démissionner : le cumul de ses fonctions de président et de chef de la LDK avait en effet été jugé contraire à la Constitution. Un désaccord est alors apparu entre les deux partenaires de la coalition sur la durée du mandat de celui qui serait désigné pour lui succéder : devait-il s’achever en 2013, à l’instar du terme normal du mandat de M. Sedju, ou en 2015, à l’issue de la durée d’un mandat présidentiel complet ? La LDK a décidé de quitter la coalition et l’ARK a déposé une motion de censure contre le gouvernement. Elle a été adoptée par 66 voix et le parlement a été dissous. Une commission électorale centrale (CEC) a été mise en place, dont nous avons rencontré la présidente, Mme Valdete Daka, une magistrate, membre de la Cour constitutionnelle. Elle a été chargée de l’organisation du scrutin.

L’inscription sur les listes électorales étant automatique, 1,6 million de Kosovars étaient appelés aux urnes, sur 2,1 millions d’habitants dans le pays. Le nombre d’électeurs inclut en effet les membres de la diaspora. Ces derniers n’ont pas beaucoup voté car ils n’avaient que quinze jours pour demander à bénéficier de la possibilité de voter par correspondance. Dans le pays, les électeurs pouvaient voter sur simple présentation d’une pièce d’identité, même périmée. Il était possible de voter hors de son bureau de vote, ce qui a certainement constitué une source de fraude.

L’élection s’est effectuée à la proportionnelle, le territoire kosovar constituant une circonscription unique. Les électeurs étaient appelés à choisir un parti puis, s’ils le souhaitaient, à désigner cinq de ses candidats, le tout par l’intermédiaire de numéros à cocher. 30 % des sièges sont réservés à des femmes si bien que des hommes ayant obtenu davantage de voix peuvent être écartés de manière à ce que le nombre de femmes nécessaire soit atteint.

2 280 bureaux de vote avaient été organisés dans l’ensemble du pays. Devant l’impossibilité de les installer dans des lieux publics au nord de l’Ibar, 14 bureaux de vote mobiles, installés dans des camionnettes, et 8 bureaux fixes, installés dans des lieux privés, avaient été mis en place. Mais le nombre d’électeurs a été très faible dans cette zone à forte majorité serbe. Si les autorités de Belgrade avaient appelé les Serbes du Kosovo à boycotter le scrutin, huit partis serbes ont accepté d’y participer, contre un seul en 2007. Du côté des albano-kosovars, toutes les grandes formations politiques sont favorables à l’intégration européenne, à l’exception du Mouvement pour l’autodétermination, récemment créé, qui prône le départ des forces internationales et le rattachement à l’Albanie.

A l’exception du mitraillage d’un bureau de la KFOR inoccupé dans le Nord du pays, à Zubin Potok, et d’un assassinat sans motivation politique, la campagne puis le scrutin se sont déroulés dans des conditions correctes du point de vue de la sécurité. Au niveau national, la participation s’est établie à 47,8 %. Elle a été très basse dans le Nord : entre 1,5 % et 6,27 % selon les municipalités, mais remarquablement élevée dans les enclaves serbes : 41 % à Gracanica, 48 % à Stepce, 50 % à Partes, 50,32 % à Novo Brdo. 171 plaintes ont été déposées à l’issue du scrutin.

A la mi-journée, la mission d’observation avait le sentiment que le scrutin se déroulait sans problème ; je me suis d’ailleurs exprimé en ce sens dans les médias locaux. Mais nous sommes ensuite allés à Skenderaj, fief électoral du Premier ministre sortant, où nous avons constaté des fraudes à grande échelle. Ainsi, dans certains bureaux, le nombre de votants dépassait celui des inscrits ; le numéro des députés à élire était noté sur des papiers disposés dans les isoloirs ; des pannes d’électricité suspectes ont été constatées ; pendant le dépouillement, des bureaux étaient fermés aux observateurs ; dans d’autres, les scrutateurs cochaient eux-mêmes des cases sur les bulletins… Des fraudes du même type ont aussi été observées dans d’autres municipalités, conduisant la CEC à annuler le scrutin dans cinq d’entre elles. Des nouvelles élections se sont tenues le 9 janvier, et une autre aura lieu le 26 janvier suite à l’annulation du scrutin à Mitrovica-Sud par la Cour constitutionnelle.

Selon les résultats proclamés le 13 décembre par la CEC, le PDK avait obtenu 33,6 % des voix, la LDK 23,5 %, le Mouvement pour l’autodétermination 12,2 %, l’AAK (Alliance pour l’avenir du Kosovo) 10,8 %, l’ARK 6,5 % et les autres partis 13,4 %. Après le nouveau scrutin du 9 janvier, le PDK devrait perdre de l’ordre de 2 à 3 points. Cela ne change pas fondamentalement les données du problème : le parti arrivé en tête devra former une coalition, vraisemblablement avec l’ARK et des partis représentant les minorités. L’exercice du pouvoir sera certainement difficile, dans un contexte rendu encore plus délicat par les accusations relatives à l’implication du Premier ministre sortant dans un trafic d’organes.

Table ronde sur l’avenir du Kosovo, en présence de M. Jacques Rupnik, directeur de recherches à Sciences-Po, M. Jean-Arnault Dérens, rédacteur en chef du Courrier des Balkans et M. Philippe Lefort, directeur de l’Europe continentale au ministère des affaires étrangères et européennes

M. le président Axel Poniatowski. Si la jeune démocratie kosovare est pour le moins perfectible, chacun sait que la démocratie ne s’apprend pas en un jour, d’autant que le Kosovo a encore bien d’autres défis à relever. Souhaitons que la vigilance de la communauté internationale contribue à accélérer le processus en cours. S’agissant de la situation intérieure du Kosovo, j’invite M. Jean-Arnault Dérens à nous faire part de son analyse du contexte politique et de l’éventuelle naissance d’une coalition gouvernementale, puis M. Jacques Rupnik nous présentera l’état des relations entre le Kosovo et ses voisins, et M. Philippe Lefort celui des relations entre le Kosovo et l’Union européenne.

M. Jean-Arnault Dérens, Le processus électoral, qui a été émaillé de nombreux problèmes, n’est pas encore achevé : un nouveau scrutin a dû être organisé dimanche dernier dans cinq communes et, le lendemain, la Cour constitutionnelle a annulé les résultats proclamés à Mitrovica, où l’on votera de nouveau le 23 janvier. En l’état, aucun parti ne dispose d’une majorité. Lors du scrutin de dimanche dernier, le PDK de M. Thaçi a perdu environ 30 000 voix, compte tenu du fait que le taux de participation dans les fiefs du Premier ministre sortant est passé de 95 % lors du premier scrutin à 60 % lors du second – un taux somme toute plus réaliste. Ce nouveau résultat a entraîné une diminution de deux points du score national du PDK, qui aurait ainsi recueilli 32 % des voix environ – loin du seuil majoritaire.

Cela étant, M. Thaçi semble se considérer Premier ministre de droit divin, en quelque sorte : il annonçait avant même les élections qu’il formerait le prochain gouvernement, mais nul ne sait encore avec qui. Il est vrai qu’il peut compter sur le soutien des députés du Parti libéral indépendant, un parti serbe qui a gagné les élections dans les enclaves serbes au prix d’une fraude et d’une corruption encore plus graves qu’ailleurs au Kosovo – même si le scrutin n’y sera pas contesté. Ce groupe de huit ou neuf députés, non négligeable pour un Parlement qui en compte 120, participera donc au gouvernement de M. Thaçi. Celui-ci peut également compter sur les six ou sept députés de l’AKR, l’Alliance pour un nouveau Kosovo dirigée par M. Behgjet Pacolli, le sulfureux homme d’affaires kosovaro-suisse. Même ainsi, toutefois, le compte n’y est pas. Dès lors, c’est l’AAK, l’Alliance pour l’avenir du Kosovo, qui se trouve en position de faiseur de rois. Elle fera pencher la balance du pouvoir entre le PDK et la LDK, tous deux susceptibles de diriger une coalition, ou provoquera un blocage institutionnel. Rappelons que l’AAK est toujours dirigée par M. Ramush Haradinaj depuis une cellule de la prison de Scheveningen, puisqu’il doit être jugé en appel pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité par le Tribunal pénal international, après avoir été acquitté en première instance suite à la disparition suspecte de nombreux témoins. C’est donc peut-être au parloir de ce pénitencier que se décidera la composition du prochain gouvernement kosovar !

A ce jour, la plupart des diplomates occidentaux en poste à Priština prônent la constitution d’une coalition PDK-AAK, la plus susceptible de garantir la paix et la stabilité dans le pays, et ce en vertu d’un raisonnement bien connu selon lequel il vaut mieux que les bandits soient au gouvernement plutôt qu’armés dans la rue. Précisément : un tel accord de coalition serait essentiellement mafieux, puisqu’il consisterait en un partage du territoire et des secteurs d’activités criminelles. En effet, le PDK contrôle la distribution des carburants et de l’héroïne, l’AAK celle des cigarettes et de la cocaïne, et chacun dispose de sa propre sphère d’influence géographique.

En tout état de cause, le gouvernement ne sera pas formé rapidement. Tout d’abord, un dernier scrutin aura lieu le 23 janvier. Ensuite, plusieurs partis, dont la LDK, estiment que cette farce électorale à rebondissements a assez duré, et qu’il est temps d’organiser de nouvelles élections à l’échelle nationale. Dans la meilleure des hypothèses, le gouvernement ne sera pas formé avant le printemps, et il sera en position de grande faiblesse, puisqu’il ne disposera que d’une majorité très étroite dans un contexte politique instable. Cet état de fait retardera d’autant l’ouverture des négociations avec Belgrade, dont personne ne veut au Kosovo.

De surcroît, la situation intérieure au Kosovo est désormais déterminée par le rapport de M. Dick Marty, qui accuse le Premier ministre Hashim Thaçi d’avoir personnellement organisé, entre 1998 et 2001, un trafic d’organes de prisonniers détenus par la guérilla de l’UČK. Si l’on ne saurait se prononcer sur la validité de ces allégations, certains faits sont toutefois clairement connus, et l’étaient déjà lors de l’instauration du protectorat international : les forces serbes, régulières ou non, ont enlevé des centaines de personnes, mais c’est aussi le cas – quoiqu’en nombre moins important – de la guérilla de l’UČK. Or, ces personnes, des Serbes pour l’essentiel, mais aussi des Roms, des membres d’autres minorités du Kosovo et des Albanais soupçonnés de collaboration avec le régime serbe, ont toutes disparu. Plus de dix ans après les faits, tout porte à croire qu’elles sont mortes. Nul ne sait pourtant où sont les corps. Hélas, depuis l’instauration du protectorat, aucune volonté n’a été exprimée d’enquêter sur ces disparitions pourtant parfaitement connues, comme l’a souligné Mme Carla Del Ponte.

De même, chacun connaît l’implication de nombreux dirigeants politiques du Kosovo, et non pas seulement ceux du PDK, dans un éventail d’activités criminelles. Jusqu’ici, les autorités internationales chargées du protectorat ont toujours agi en fonction des critères de paix et de stabilité, préférant traiter avec les brigands pour pacifier la situation plutôt que de l’envenimer, dans l’espoir de faire de ces disciples d’Al Capone les promoteurs d’une nouvelle démocratie. A ce jour, les résultats ne sont pas concluants. Précisons toutefois que le Kosovo est peuplé pour l’essentiel d’honnêtes gens, pris en otage par des réseaux criminels – coupables ou non de trafic d’organes ; souhaitons qu’une enquête indépendante et internationale puisse l’établir.

Dans un tel contexte, le rapport de M. Marty, que le Conseil de l’Europe devrait adopter le 25 janvier prochain, a fait l’effet d’une bombe. Le Premier ministre, Hashim Thaçi, et son parti sont extrêmement nerveux, d’où le climat dangereux qu’entretient aujourd’hui le SHIK, le service d’information du Kosovo, qui est en réalité la police politique du PDK, opérationnelle partout en dépit de sa dissolution voici quatre ans. Plusieurs diplomates occidentaux en poste à Priština refusent même les conversations téléphoniques par crainte d’avoir été mis sur écoute par le SHIK. Cette nervosité du clan du Premier ministre, dont les citoyens sont les premiers à souffrir, ouvre la porte à toutes sortes d’exactions : la semaine dernière, des membres de la famille du ministre des transports – lequel, bien qu’acquitté par le TPI suite à la disparition opportune de témoins, demeure lui-même sous le coup d’une enquête d’Eulex pour corruption et activités criminelles – ont été assassinés à Malishevë par d’anciens membres du PDK. Si ce règlement de comptes sanglant est vraisemblablement d’ordre personnel, il n’aurait pas pu avoir lieu voici quelques mois, lorsque M. Thaçi contrôlait encore bien la situation, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

Dans ces conditions délétères, certains intellectuels kosovars et albanais, naturellement minoritaires, estiment que le rapport de M. Marty offre une chance unique au Kosovo d’établir enfin les responsabilités des uns et des autres, notamment de M. Thaçi, concernant un éventuel trafic d’organes. C’est à cette seule condition que l’on libèrera le peuple du Kosovo du poids écrasant de la culpabilité collective. Une immense responsabilité incombe donc aux instances internationales habilitées à mener l’enquête, qui est vitale pour l’avenir du Kosovo, à court et à long terme. Enfin, cette enquête est susceptible de mettre en cause certains responsables des autorités internationales chargées du protectorat. Il va de soi que les dirigeants de la MINUK, par exemple, ne pouvaient pas ignorer qu’ils traitaient avec des brigands. Ce choix peut se justifier, mais il devient grave dès lors que les brigands en question ont pu commettre l’un des principaux crimes contre l’humanité de l’ensemble des guerres yougoslaves, avec le massacre de Srebrenica.

Le Kosovo, aujourd’hui dans une situation des plus incertaines, se trouve donc à un tournant de son histoire, mais peut-être prendra-t-il la meilleure des voies – une voie dans laquelle le jugement des coupables d’enlèvements, de crimes et de trafics en tous genres libèrerait la société kosovare, prise en otage par les réseaux mafieux avec la complicité de longue date de nombreux acteurs de la communauté internationale.

M. Jacques Rupnik. L’indépendance du Kosovo est le dernier maillon de la chaîne que représente la dissolution de l’ancienne Yougoslavie. Le Kosovo comme ses voisins font donc face à des problèmes communs. Ce sont des « Etats inachevés », selon le mot de M. Veton Surroi, intellectuel kosovar qui a fondé Koha Ditore, le principal quotidien du pays. Le Kosovo est inachevé dans la mesure où il demeure sous supervision internationale, via la MINUK et Eulex, et parce qu’il poursuit sa quête de reconnaissance : 73 Etats ont déjà reconnu sa souveraineté, dont la Macédoine, le Monténégro et l’Albanie, mais ni la Grèce ni la Serbie ne l’ont encore fait. De même, la Bosnie-Herzégovine est un Etat inachevé, puisque sa Constitution est en suspens, et pour cause : les constitutions rédigées dans ces pays avaient pour objectif de réaliser la paix, et non d’établir un système de gouvernance démocratique. La Constitution bosniaque issue des accords de Dayton vise à instaurer la paix par la séparation de deux entités, l’une serbe et l’autre croato-musulmane, qui coexistent au moyen d’un millefeuille institutionnel d’une complexité inouïe. Le blocage actuel en est la conséquence. Comme dans Une lettre perdue, pièce de l’auteur roumain Ion Caragiale, deux positions s’affrontent : celle de M. Silajdžić, qui souhaite réunifier les deux entités tout en conservant la Constitution, et celle de M. Dodik, pour qui la séparation doit être maintenue et la Constitution révisée. La Serbie elle-même, ne reconnaissant pas la souveraineté du Kosovo et, de ce fait, étant incertaine de ses propres frontières, est un Etat inachevé, comme l’est la Macédoine, qui continue de lutter pour faire reconnaître son nom – condition de son entrée dans l’OTAN et dans l’Union européenne.

Dans un tel contexte régional, l’indépendance du Kosovo est-elle un facteur de stabilité ou le contraire ? Il n’est pas évident qu’elle aggrave l’instabilité. Les voisins les plus vulnérables que sont le Monténégro et la Macédoine ont d’ailleurs été les premiers à reconnaître l’indépendance du Kosovo. En revanche, la relation avec la Serbie demeure problématique, et le Kosovo est susceptible d’être invoqué comme précédent par les Serbes de Bosnie qui revendiquent l’indépendance de la Republika Srpska – une posture purement rhétorique et sans avenir concret. A preuve, M. Dodik a étayé ses aspirations indépendantistes avec l’exemple du Monténégro comme avec celui du Kosovo, appuyant l’indépendance du premier, refusant celle du second et invoquant dans les deux cas un précédent justifiant la souveraineté de son entité. Ajoutons enfin que l’histoire est riche de gangsters et de terroristes devenus dirigeants politiques, qu’il s’agisse de Gerry Adams en Irlande ou de Menahem Begin en Israël. One man’s terrorist is another man’s freedom fighter : le terroriste des uns est le libérateur des autres, disent les Anglais. L’essentiel consiste à savoir comment, après le conflit, intégrer les factions violentes au processus politique. Ainsi, en Macédoine, la guérilla lancée en 2000 sur le modèle de l’UČK par M. Ahmeti a rapidement été désamorcée par la communauté internationale, M. Ahmeti participant ensuite avec le parti socialiste à un gouvernement de coalition – surnommé Guns’n Roses – qui, s’agissant de la relation avec la Grèce et l’Europe, a donné de bien meilleurs résultats que le gouvernement nationaliste albanais, par exemple, beaucoup plus intransigeant.

Venons-en pour conclure à la relation entre le Kosovo et la Serbie. M. Milošević avait d’abord imposé une sorte d’apartheid au Kosovo. M. Kostunica a ensuite choisi le statu quo, prétendant que le Kosovo était serbe tout en envisageant en coulisses des hypothèses de partage territorial. La phase actuelle est la plus prometteuse : suite à la décision de la Cour internationale de justice selon laquelle l’indépendance du Kosovo n’est pas contraire au droit international, M. Tadić, le président serbe le plus pro-européen, a, tout en conservant la même position de principe, adopté une attitude pragmatique à l’égard du Kosovo, proposant notamment aux Nations unies une résolution commune avec l’Union européenne visant à ouvrir des négociations directes entre Belgrade et Priština. Cette démarche réaliste, potentiellement risquée au plan électoral, s’explique principalement par la nécessité pour la Serbie d’entretenir des relations apaisées avec l’ensemble de ses voisins dans la perspective de rejoindre l’Union européenne. Cette ambition européenne de la Serbie explique les gestes de réconciliation avec la Croatie d’abord, la Bosnie ensuite et, enfin, avec le Kosovo. Et certains milieux nationalistes en Serbie exploitent déjà le rapport Marty pour torpiller cette démarche.

M. Philippe Lefort. La France a reconnu l’indépendance du Kosovo dès le lendemain de sa proclamation. Cet acte fondateur de notre politique à l’égard de ce pays est l’aboutissement de longues années de réflexion et de débat. La France a fait le pari qu’un Kosovo indépendant – davantage qu’un Kosovo sous tutelle internationale – est un gage de stabilité régionale, étant entendu que l’option d’un retour du territoire sous souveraineté effective serbe était, compte tenu de la situation créée par le conflit, exclue. L’évolution récente de la situation nous donne raison, et nous partageons cette conviction avec la grande majorité de nos partenaires de l’Union européenne. Trois indicateurs nous permettent de le mesurer.

- Les élections. Nous souscrivons entièrement aux observations de M. Ménard. Ajoutons que les Serbes ont participé au scrutin dans une proportion plus importante encore que lors des élections municipales. Ainsi, le pari d’un Kosovo indépendant plus respectueux de ses minorités est en passe d’être remporté.

- Le transfert progressif des responsabilités des internationaux aux pouvoirs publics kosovars. La MINUK ne dispose plus aujourd’hui que d’une présence résiduelle, et 90 % des objectifs du plan Ahtisaari ont été atteints. Les autorités internationales n’ont pas vocation à rester éternellement au Kosovo, et leurs pouvoirs doivent être progressivement transférés aux autorités nationales élues. Le Kosovo est un Etat en construction ; si des problèmes demeurent, comme l’ont montré les élections, la tendance actuelle est néanmoins encourageante. L’OTAN a pris acte de l’amélioration de la situation en matière de sécurité, et a désormais adopté une posture de dissuasion.

C’est au Kosovo que l’Union européenne conduit la mission la plus importante de son histoire. Eulex concerne les domaines de la justice, de la police et des douanes. La France figure parmi les principaux contributeurs, avec notamment 190 membres du personnel sur le terrain. Elle dispose donc d’une réelle visibilité de la situation au Kosovo. A cet égard, il est tout à fait inexact de prétendre que le Kosovo est un Etat criminel. Les statistiques criminelles montrent le contraire. En dépit des difficultés qu’elle connaît, la société kosovare se rapproche peu à peu des normes européennes. Le Kosovo a une vocation européenne, comme l’a confirmé le Conseil Affaires générales du 14 décembre dernier. A terme, le Kosovo bénéficiera de l’exemption de l’obligation de visa dès lors que les conditions – que la France a souhaité strictes – seront remplies.

- Le dialogue naissant entre Belgrade et Priština est un autre élément d’espoir. Suite à l’avis de la Cour internationale de Justice, à l’adoption de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies – acceptée par les Serbes et les Kosovars – et à la désignation de négociateurs par les deux parties, le dialogue est en train de s’ouvrir. Il portera dans un premier temps sur un certain nombre de problèmes concrets et sensibles, tel que celui des personnes disparues. La France souhaite la réconciliation des deux pays, l’un et l’autre ayant vocation, à terme, à intégrer l’Union européenne.

Je conclurai en évoquant le rapport Marty. Le 14 décembre dernier, M. Dick Marty, parlementaire suisse et membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, a diffusé un rapport qui, se fondant sur des déclarations de l’ancienne procureur auprès du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, comporte des allégations concernant des crimes de guerre, notamment des trafics d’organes qu’auraient perpétrés l’Armée de libération du Kosovo pendant et après le conflit serbo-kosovar. Ces accusations sont graves et appellent à la prudence. Elles doivent être clarifiées et nécessitent des investigations supplémentaires. A ce stade, M. Marty n’ayant pas recueilli d’autres éléments que des témoignages, anonymes et indirects pour la plupart, les éléments contenus dans son rapport ne peuvent pas être considérés comme des preuves.

En outre, ledit rapport établit un lien entre une affaire criminelle de droit commun parvenue à maturité à la mi-décembre, qui concerne un trafic d’organes découvert par la police kosovare et Eulex, et des événements qui se seraient produits au cours du conflit de 1999. En l’état actuel des choses, ce lien n’est pas établi. Il est indispensable de faire toute la lumière sur ce point. La mission Eulex est chargée d’enquêter sur le sujet. Nous soutenons son action, ainsi que celle des magistrats kosovars qui travaillent sur ces accusations. Les autorités du Kosovo se sont engagées à coopérer pleinement à ces investigations, et nous comptons sur elles pour qu’elles tiennent cet engagement.

L’héritage des guerres yougoslaves du siècle dernier est lourd. Pour éviter qu’elles ne se reproduisent, il est indispensable de faire la lumière sur toutes les exactions qui ont pu être commises alors. Il est indispensable que les faits soient établis et que les victimes soient reconnues, pour casser le cycle des violences et établir une paix définitives. Les guerres yougoslaves du XXème siècle se sont nourries du décalage entre mémoires familiales et mémoire officielle, qui a conduit à la naissance de mythes meurtriers. Enfin, il est impératif de ne pas gêner le travail de mémoire en faisant un usage politique de ces affaires difficiles, tant pour les Serbes que pour les Kosovars. Les responsables politiques doivent, sur ce point, faire preuve de courage et d’abnégation, et nous devons les y aider, mais en évitant à tout prix d’instrumentaliser de telles affaires. 

M. Jean-Michel Ferrand. Je voudrais revenir sur les propos de M. Lefort. Je rappelle tout d’abord que les observateurs ont reconnu et mis en évidence des carences qui placent ces élections loin des critères internationaux. Quant au rapport Marty, c’est une bombe. Si ce qu’il dit est vrai, on ne voit pas comment les personnes impliquées vont pouvoir continuer à diriger ce pays ; si c’est faux, il faut lever toutes les ambiguïtés. Quant au fait de ne pas instrumentaliser politiquement la situation, ça me semble difficile ! Nous faisons preuve vis-à-vis du Kosovo d’un angélisme étonnant qu’on n’a pas eu vis-à-vis des Serbes. Nous étions très réservés sur l’empressement à reconnaître l’indépendance du Kosovo ; les faits nous donnent raison, cet Etat n’est pas viable et je suis indigné.

M. Jean-Pierre Kucheida. Je suis choqué par les propos de M. Lefort. Ce territoire n’est pas viable, il suffit de voir la géographie. Il est enclavé, dans les montagnes, n’a pas de voies de communication, sur un territoire équivalent à deux départements français avec 2 millions d’habitants. On a l’impression que l’on a fait aujourd’hui la part belle aux Albanais, qu’il y a, au sein du ministère français des affaires étrangères, un courant politique qui s’est substitué au courant proserbe antérieur. On a aujourd’hui un peu oublié la minorité serbe qui disparaît progressivement. J’ai aussi été choqué par la mise en cause du rapport Marty ! Ce n’est pas un raconteur d’histoires ! Le Kosovo est un pays particulièrement mafieux, des milliers de gens disparaissent et le discours officiel est choquant.

M. Jean-Paul Dupré. Sur l’observation des élections, on a parlé de calme et de violences modérées, mais pourquoi y avait-il si peu d’observateurs provenant de pays européens ? Je voudrais demander à M. Rupnik quel type d’administration est envisageable pour ce pays dans ces circonstances.

M. François Loncle. Quand on se souvient de l’enthousiasme avec lequel nous avions accueilli l’indépendance du Kosovo !... Nous n’avions pas tort d’exprimer alors nos réticences ! Quant à l’élection, j’ai moi aussi participé à une mission d’observation autrefois et j’ai de gros doutes sur l’intérêt que cela représente : nous ne sommes sur place que peu de temps, sans rien connaître de la campagne électorale et, sur le terrain, les risques de manipulation sont réels. Je trouve aussi déplorable la dérive actuelle : nous donnons désormais notre accord sur le résultat d’élections alors que nous savons que des fraudes massives ont eu lieu et cela n’a plus de sens. Je partage enfin l’indignation de Jean-Pierre Kucheida et je suis scandalisé par les propos de M. Lefort. On sait désormais que le rapport Marty sera étouffé. Les délégués de la France au Conseil de l’Europe veilleront au suivi à y apporter et à ce qu’il y ait une enquête internationale. Il est incroyable que le ministère des affaires étrangères soit sur cette ligne.

M. François Rochebloine. Je suis d’accord avec François Loncle sur les missions d’observation d’élections, auxquelles j’ai participé à plusieurs reprises ; on se demande vraiment à quoi cela sert, quand on sait ce qui se passe avant et après la consultation et l’on a effectivement des questions à se poser. En l’espèce, pourquoi l’OSCE était-elle présente et pas le Conseil de l’Europe ? Par qui notre collègue Ménard était-il mandaté ?

M. Jean-Pierre Dufau. M. Lefort a demandé de ne pas instrumentaliser les choses, mais je ferai remarquer que cela est au contraire toujours le cas : quand on se souvient de la chute du Mur de Berlin, on voit que ce principe a toujours été vérifié. Au Kosovo, la situation actuelle est des plus préoccupantes et les responsabilités sont partagées : il faudra mettre en lumière celle de la MINUK  et celle d’Eulex. Á quoi cette dernière opération sert-elle ? Elle apparaît bien discrète ! La Serbie ne bénéficie-t-elle pas, par comparaison, de ce qui se passe au Kosovo ?

M. Michel Terrot. Les témoignages sur les brimades dont sont victimes les minorités serbes se comptent par milliers. Que font la France et la communauté internationale au vu des ces informations ? Pour la première fois depuis l’Antiquité, nous allons bientôt avoir une terre européenne sans chrétiens, sans que cela semble émouvoir quiconque. Entend-on réagir ?

M. Jacques Myard. L’indépendance du Kosovo est une faute dont on supportera les conséquences pendant des décennies. Tout cela aboutira inévitablement à la Grande Albanie. A M. Lefort, je dirai que lorsqu’on écoute les spécialistes des trafics en tout genre et qu’on l’entend exprimer l’idée que la population est en otage, on a quelque difficulté à le suivre.

M. Christian Ménard. Je crois qu’il y a eu peu d’observateurs car il n’y avait pas consensus entre l’OSCE et le Conseil de l’Europe. Quand aux doutes qui ont été exprimés, c’est vrai qu’il y a avait peu de parlementaires, mais il y avait néanmoins beaucoup d’observateurs : 840 étrangers au total, essentiellement des membres d’ONG, et 32 000 Kosovars. Il y avait plus de 2000 bureaux de vote et dans chacun, un observateur de chaque parti politique. Cela étant, nous avons constaté une grande passivité des observateurs, y compris de la part des représentants des partis politiques. Enfin, j’ai été désigné observateur par la présidence de l’Assemblée à laquelle le ministère des affaires étrangères français avait transmis une demande émanant des autorités kosovares.

M. Philippe Lefort. Il y avait effectivement une demande des autorités kosovares pour ces missions d’observation, à laquelle l’OSCE n’a pas répondu car certains de ses Etats membres ne reconnaissent pas le Kosovo. Cela étant, compte tenu de l’importance de la présence internationale sur le terrain, le Kosovo est l’un des pays au monde les plus observés.

Quant au rapport Marty, je recommande d’éviter d’en faire une lecture émotionnelle, même si tout ce qui se rapporte au Kosovo a souvent cette dimension. Un principe de droit fondamental doit être rappelé, celui de la présomption d’innocence. Il s’applique aussi aux responsables politiques kosovars mis en cause par ce rapport. Le rapport fait état de témoignages, pour la plupart anonymes, et mentionne des affaires pour lesquelles la MINUK, le TPIY et l’Eulex ont déjà enquêté sans donner de suite judiciaire. Nous considérons donc que, pour le moment, aucune preuve n’a été apportée. S’agissant de trafics d’organes allégués dont auraient été victimes des prisonniers de guerre serbes sur le territoire albanais en 1999, le ministère n’a pas d’information particulière, mais les conditions matérielles qui étaient celles de l’époque dans cette région nous conduisent à les considérer comme peu plausibles.

En ce qui concerne les Serbes, ce qui a été dit n’est pas exact : ils reviennent au Kosovo en ce moment. Cela conduit du reste à une certaine augmentation des actes de violences interethniques relevés, mais il faut savoir qu’Eulex comptabilise tout les actes, quels que soient leur gravité, y compris les graffiti et les tirs festifs. Il y a aussi des statistiques qui montrent que la délinquance et la criminalité baissent au Kosovo depuis l’indépendance.

Il n’est pas fondé de reprocher au ministère un choix en faveur des Albanais et au détriment des Serbes. Nos relations avec la Serbie sont excellentes. Il n’y a pas de mouvement irrédentiste en Albanie pour l’annexion du Kosovo, ou de zones albanophones de Serbie ou de Macédoine. L’évolution de l’Albanie aussi est très positive, même s’il reste une certaine instabilité sur le plan politique. C’est un pays en pleine croissance économique et un marché intéressant pour nos entreprises. Il faut sortir des caricatures et des clichés sur la région. Nous avons les moyens de savoir ce qui se passe au Kosovo et comment cette société évolue. Il y a 4000 policiers étrangers sur le terrain, qui ont formé à leurs méthodes autant de policiers kosovars. Nous avons aussi formé les magistrats.

M. Jean-Arnault Dérens. M. Lefort a globalement raison : ça va aujourd’hui globalement mieux au Kosovo qu’il y a quelques années. Cela étant, le statu quo ne peut être considéré comme satisfaisant. On ne peut évidement pas se réjouir de ces élections, qui ont été entachées de fraudes massives, d’achats de votes.

Le rapport Marty n’est pas une enquête criminelle et n’avait pas à fournir de preuve à ce stade ; elles seront sans doute dévoilées plus tard. J’ajoute que le 26 janvier, un autre rapport sera présenté au Conseil de l’Europe sur la protection des témoins au Kosovo et selon les échos que j’en ai eus, il est accablant. La « transparence » du Kosovo est réellement problématique, et Eulex et la communauté internationale ne sont en fait pas capables d’agir sur cette situation.

M. Jacques Rupnik. Ce qu’il y a de troublant autour du rapport Marty, c’est qu’il n’apporte pas de preuves et se contente d’allégations. Je suis étonné que Carla del Ponte, dont le livre est à l’origine du travail de M. Marty, n’a rien fait sur cette question lorsqu’elle était procureur du Tribunal Pénal pour l’ex-Yougoslavie. Elle n’a évoqué ce sujet que brièvement dans ses mémoires. On ne sait rien pour le moment, qui ait été vérifié ; le rapport se fie à des allégations souvent entendues à Belgrade , reprises par des journalistes, mais qui mériteraient d’abord une véritable enquête.

Cela étant, s’il n’y a pas de preuve, il y a en revanche un calendrier : on peut se demander pourquoi ce rapport a été publié le lendemain des élections et pas avant. Il sert d’une part à délégitimer les vainqueurs des élections mais aussi à torpiller les futures négociations avec Belgrade où personne n’ira évidemment négocier avec ceux qui ont peut-être du sang sur les mains.

Enfin, sur la question de la Grande Albanie, il faut avoir conscience que quasiment personne dans la classe politique ne la souhaite. Une partie de l’opinion publique kosovare serait sans doute favorable, car le Kosovo n’est pas encore un Etat, et ce pourrait apparaître comme la meilleure option pour adhérer à l’Europe. Mais les élites kosovares ne le souhaitent en aucune manière : elles se considèrent comme le Piémont de la nation albanaise et n’ont aucune envie d’être sous les ordres de Tirana. Elles préfèrent « leur » Etat kosovar sans fusion avec l’Albanie. En d’autres termes, le fait d’avoir un Kosovo indépendant désamorce plutôt le risque et la perspective d’une Grande Albanie.

Quelles sont les alternatives ? Un retour dans le giron de la Serbie ? Personne n’y songe même en Serbie : une reconquête exigerait une nouvelle guerre et ce n’est pas possible. Un protectorat comme celui en place depuis 1999 ? Mais s’il se perpétue sans transfert de pouvoirs au profit du peuple, c’est du néocolonialisme et il faut alors le dire. Une partition ? Certains Serbes l’envisagent, avec un échange de territoires à la clef. L’Union européenne refuse ce type de solution qui revient à soutenir l’idée d’une partition ethnique, sachant aussi que cela entraînerait des problèmes pour d’autres, la Macédoine, notamment. En d’autres termes, on est aujourd’hui dans la moins mauvaise des options avec Eulex qui aide à la construction d’un Etat de droit au Kosovo. Car pour construire un Etat de droit il faut savoir l’Etat que l’on construit.

M. Rudy Salles. Je siège avec M. Marty à l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et je puis vous assurer qu’il n’est pas homme à porter des accusations infondées. Je souhaiterais que soit précisé un point. On a évoqué, à la fois, le boycott des élections par les populations serbes et la participation élevée dans les zones de peuplement serbe du Kosovo. Qu’est-ce à dire ?

M. Philippe Meunier. Je souhaite apporter trois précisions. D’abord, ce n’est pas parce que certains souhaitent dépecer la Serbie que celle-ci n’existe pas dans ses frontières naturelles. De plus, on ne peut comparer la résistance irlandaise aux gangs criminels kosovars. L’Irlande n’a jamais été à la tête d’un trafic de drogue ou de tout autre trafic que ce soit. Enfin, on ne peut que s’étonner de l’aveuglement de notre ministère des affaires étrangères qui s’imagine pouvoir compter sur les autorités kosovares pour enquêter sur les accusations de trafic d’organes. Je voudrais également poser une question : quelles sont les mesures prises par les autorités kosovares depuis l’indépendance pour assurer la sécurité des minorités serbes et du patrimoine de l’église orthodoxe ?

Mme Marie-Louise Fort. Quelle est la situation économique du Kosovo et surtout le niveau de vie de la population de ce pays aux frontières de la Grèce ?

M. Alain Néri. J’entends que l’on s’inquiète de l’économie souterraine, mais cela ne devrait pas nous étonner ! Comment voulez-vous que ces Etats qui n’ont pas de ressources naturelles et une taille très insuffisante puissent se développer autrement qu’avec une économie de type mafieux ? Comment voulez-vous entretenir un appareil d’Etat digne de ce nom sans ressources ? Il ne peut y avoir d’indépendance réelle sans indépendance financière !

Nous avons été de véritables pousses-au-crime en laissant se former ces micro-Etats qui ne vivent que d’activités délictueuses. Les souhaits de la communauté internationale sont insuffisants, et ne couvre qu’à peine un laissez-faire que l’on pourrait qualifier de criminel.

M. Axel Poniatowski, président de la commission. Et pourtant, cela ne fait que commencer.

M. Alain Néri. Et c’est très inquiétant !

M. Axel Poniatowski, président de la commission. Oui, mais nous n’y pouvons pas grand-chose. Prenez l’exemple du Sud-Soudan, qui va devenir indépendant.

Mme Geneviève Colot. Je reviens d’un voyage d’étude en Albanie en tant que présidente du groupe d’amitié, et je n’y ai pas entendu parler de l’idée d’annexer le Kosovo, car l’Albanie a déjà de nombreux problèmes intérieurs à régler. Par contre, l’Albanie souhaite jouer un rôle stabilisateur dans la région. Constatez-vous cette influence sur le terrain ?

M. Jacques Myard. Ça commence toujours ainsi !

M. Lionnel Luca. Quels moyens internationaux permettraient de faire évoluer le Kosovo ? La situation que vous décrivez est effarante : y a-t-il une volonté internationale pour faire changer ce pays ?

M. Christian Ménard. Il est vrai qu’il y a eu des appels au boycott en Serbie, mais il y a en réalité un double langage. En effet, certains serbes du Kosovo, en particulier ceux qui vivent dans les enclaves, savent qu’ils ne sont plus réellement soutenus par la Serbie, donc ils choisissent de participer à la vie politique de leur pays.

Je voudrais apporter un point de vue de médecin sur le rapport Marty, sans prendre position sur les affirmations qu’il contient. La mise en place d’un trafic d’organes est très complexe, car elle nécessite de tenir compte de la compatibilité entre donneur et receveur, de prendre des décisions très rapides et de disposer de toute une logistique. Si l’Europe veut conduire une enquête criminelle sur une telle question, elle pourra très facilement le faire.

M. Philippe Lefort. Il existe de nombreux Etats de petite taille tout à fait viables, comme Singapour ou le Luxembourg.

M. Alain Néri. Si c’est le modèle à suivre, il faut le dire : ce sont les plates-formes de trafics !

M. Philippe Lefort. Nous ne sommes pas dans une logique de fragmentation. Notre objectif et notre intérêt sont que le Kosovo soit un Etat viable et responsable, dans une péninsule balkanique prospère et recomposée. Nous souhaitons que le Kosovo devienne un pays banal et sans histoire, que la région se rapproche progressivement de l’Europe et que nous, Européens, puissions consacrer nos ressources et nos énergies à relever les défis cruciaux pour notre avenir : l’environnement, la gouvernance économique mondiale et la régulation financière internationale, les relations avec les grands émergents.

M. Jean-Arnault Dérens. Il faut arrêter de se faire peur avec des mots comme « grande Albanie ». Les Albanais vivant hors d’Albanie sont attachés à leur Etat d’accueil et n’en veulent donc pas. Par contre, la question des relations entre les communautés albanaise à travers les Balkans est réelle. La question nationale devra être résolue, mais il n’est pas dit que la solution soit stato-territoriale.

Concernant le rapport Marty, je rappelle que Mme Del Ponte apporte des éléments dans le chapitre entier, une quarantaine de pages, qu’elle consacre à la question du trafic d’organes. Elle indique qu’elle n’a pas réussi à mener son enquête jusqu’à son terme parce qu’elle n’a reçu aucune coopération, et même a été bloquée par de nombreux responsables internationaux, citant même deux personnes nommément, le directeur de la MINUK de l’époque, Bernard Kouchner, et le commandant en chef de la KFOR, le général français Marcel Valentin. Il y a donc des responsabilités françaises potentielles dans cette question, ce que je trouve relativement inquiétant.

Pour moi, la question majeure pour le Kosovo est que les élections ouvrent une période de crise, exacerbée par le rapport de M. Marty sur le trafic d’organes et celui portant sur la protection des témoins dans ce pays. Or, nous préférons nous aveugler face à ce risque très net de retour de la violence, ce qui est très dangereux.

M. Jacques Rupnik. Il est effectivement probable que l’avenir du Kosovo soit agité. Toutefois, je voudrais rappeler que la proclamation de l’indépendance n’a finalement pas donné lieu au bain de sang ou à l’instabilité que beaucoup craignaient.

L’indépendance du Kosovo ne peut nuire à la Serbie que si l’on a de la situation une vision de très court terme. A long terme, la Serbie souhaite assainir sa vie politique interne et apaiser ses relations avec ses voisins. Même si la Serbie a les moyens de dynamiter la situation du Kosovo en instrumentalisant la minorité serbe du Nord de Mitrovica, elle ne le fera pas car elle a compris que ce n’était pas un bon moyen de se rapprocher de l’Europe.

Selon moi, l’Europe et la France sont à un carrefour. On a longtemps dit que l’Union européenne était un moyen de dépasser le cadre de l’Etat Nation en favorisant un partage des souverainetés, et, dans le même temps, elle a soutenu la création de nombreux Etats nouveaux dans les Balkans. La seule solution est de mener à bien ce processus tout en permettant une intégration conditionnée dans l’Union européenne, unique moyen de sortir du protectorat. Si nous abandonnons l’idée d’un toit européen commun pour la région, nous irons inévitablement vers l’instabilité régionale et des violences qui sont toujours à craindre.

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Informations relatives à la commission

Au cours de sa séance du mercredi 12 janvier 2011, la commission des affaires étrangères a nommé :

La séance est levée à onze heures cinquante.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 12 janvier 2011 à 10 heures

Présents. - Mme Nicole Ameline, Mme Sylvie Andrieux, Mme Martine Aurillac, M. Jean-Paul Bacquet, M. Jacques Bascou, M. Christian Bataille, M. Jean-Louis Bianco, M. Claude Birraux, M. Roland Blum, M. Loïc Bouvard, M. Jean-Louis Christ, M. Dino Cinieri, M. Philippe Cochet, M. Pierre Cohen, Mme Geneviève Colot, M. Alain Cousin, M. Michel Destot, M. Tony Dreyfus, M. Jean-Pierre Dufau, M. Jean-Paul Dupré, M. Jean-Michel Ferrand, M. Alain Ferry, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Paul Giacobbi, M. Jean Glavany, M. Gaëtan Gorce, M. Jean Grenet, M. Jean-Claude Guibal, Mme Élisabeth Guigou, M. Jean-Jacques Guillet, M. Serge Janquin, M. Didier Julia, M. Jean-Pierre Kucheida, M. Patrick Labaune, M. Jean-Paul Lecoq, M. Robert Lecou, M. François Loncle, M. Lionnel Luca, M. Gilbert Mathon, M. Jean-Claude Mignon, M. Renaud Muselier, M. Jacques Myard, M. Alain Néri, M. Jean-Marc Nesme, M. Axel Poniatowski, M. Éric Raoult, M. Jean-Luc Reitzer, M. François Rochebloine, M. Jean-Marc Roubaud, M. Rudy Salles, Mme Odile Saugues, M. André Schneider, M. Michel Terrot, M. Gérard Voisin

Excusés. - M. Alain Bocquet, M. Jean-Michel Boucheron, Mme Chantal Bourragué, M. Gilles Cocquempot, M. Michel Delebarre, Mme Françoise de Salvador, M. Michel Vauzelle

Assistaient également à la réunion. - M. Michel Ménard, M. Philippe Meunier, M. Jean-Claude Viollet, M. Philippe Vitel