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Commission des affaires étrangères

Mardi 8 février 2011

Séance de 17 h 00

Compte rendu n° 35

Présidence de  M. Axel Poniatowski, président

– Audition de son Exc. M. Ally Coulibaly, ambassadeur de Côte d’Ivoire en France (ouverte à la presse)

Audition de son Exc. M. Ally Coulibaly, ambassadeur de Côte d’Ivoire en France

La séance est ouverte à dix-sept heures.

M. le président Axel Poniatowski. Nous recevons aujourd’hui M. Ally Coulibaly, ambassadeur de Côte d’Ivoire en France, accompagné notamment de M. Adama Toungara, ministre des mines du nouveau gouvernement de ce pays. Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation quelques semaines après votre accréditation par le gouvernement français. Nous vous recevons aujourd’hui parce que vous avez été désigné par M. Alassane Ouattara, le président légitime de la Côte d’Ivoire, et parce que la crise que traverse votre pays, dont nous sommes très proches, nous préoccupe beaucoup.

Depuis 2003, la Côte d’Ivoire est engagée dans un processus de sortie de crise lent et chaotique, qui devait déboucher sur des élections libres et transparentes. Le président Gbagbo a prorogé son mandat à plusieurs reprises, faute d’estimer les conditions réunies pour le déroulement de l’élection présidentielle. La consultation a finalement été organisée en octobre et novembre 2010. Les nombreux observateurs internationaux ont estimé qu’elle s’était déroulée dans un climat « globalement satisfaisant et démocratique ». Les résultats provisoires, communiqués par le président de la commission électorale indépendante, étaient de 54,10 % des suffrages en faveur de M. Alassane Ouattara. Dans ces conditions, on ne pouvait admettre la décision du Conseil constitutionnel d’annuler près de 600 000 votes et de placer M. Laurent Gbagbo en tête du scrutin.

Devant ce déni de démocratie, la communauté internationale s’est immédiatement mobilisée. Les pays de l’Union européenne, de l’Union africaine, de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest – CEDEAO –, les Nations Unies ont condamné unanimement le président sortant. Des sanctions ont été prises, et des tentatives de médiation sont à l’œuvre.

Sur le terrain, cependant, la situation reste vive. Des affrontements meurtriers ont eu lieu : plus de 50 000 personnes ont fui, notamment vers le Liberia ou vers l’intérieur du pays. L’ONU a augmenté le nombre de ses casques bleus. L’aide humanitaire a été accrue. Vous nous direz ce qu’il en est précisément.

Aujourd’hui, deux camps armés se font face, et les volontés africaines semblent tiédir, ou tout au moins ne plus être aussi unanimes, donnant le sentiment que la stratégie de l’usure jouée par M. Laurent Gbagbo est en train de payer. L’Union africaine a mandaté un groupe de haut niveau, comprenant cinq chefs d’État, pour proposer une solution aux deux parties. La situation est donc des plus complexes, et votre analyse sur ces différents sujets nous sera précieuse. À ce stade, cependant, la véritable question qui se pose est surtout celle de l’avenir même de la Côte d’Ivoire : sur quelles bases la réconciliation de la communauté ivoirienne peut-elle se faire et votre pays repartir de l’avant ?

M. Ally Coulibaly, ambassadeur de Côte d’Ivoire en France. Je suis particulièrement heureux de répondre à votre invitation. C’est un honneur, mais aussi pour moi une émotion particulière, car j’ai effectué une partie de mes études supérieures en France et parce que la France est une grande nation, dépositaire d’un idéal humaniste. Une nation dont la voix est écoutée, une nation avec laquelle la Côte d’Ivoire a partie liée depuis des siècles.

Je voudrais vous dire la fierté que j’éprouve d’avoir été choisi par le président de la République de Côte d’Ivoire pour reconstruire avec la France, au nom de notre communauté de destin, une nouvelle relation, décomplexée, débarrassée de tous les malentendus entretenus artificiellement par un homme, Laurent Gbagbo, qui s’est acharné à détruire les liens séculaires tissés par les peuples français et ivoirien. L’ambition qui anime le président de la République de Côte d’Ivoire est claire : renforcer les liens que nous entretenons dans un nouvel esprit de tolérance et de solidarité, faire émerger un nouveau partenariat empreint de confiance et de respect mutuel, faire avancer les principes de démocratie, d’État de droit, de solidarité.

Pour le président de la République de Côte d’Ivoire, la qualité des relations entre la France et notre pays est capitale. Aussi a-t-il été meurtri de voir, en 2004, 8 000 Français vivant en bonne intelligence avec les Ivoiriens obligés de quitter précipitamment la Côte d’Ivoire pour échapper à la vindicte d’une horde de soi-disant patriotes, manipulés et aveuglés par la haine du Blanc. Croyez-moi, notre souhait le plus vif est que les intérêts et les conditions de vie de vos compatriotes vivant chez nous, au nombre de 15 000, cessent d’être perturbés comme cela a été le cas ces dernières années, et que la fin de cette crise permette non seulement la reprise des relations les plus étroites, mais aussi le développement dans tous les domaines. Avec M. Alassane Ouattara, dont on connaît l’attachement à l’État de droit, les hommes d’affaires français bénéficieront d’un environnement sécurisé, démocratique et transparent. Dans le domaine de la coopération entre nos deux pays comme dans d’autres secteurs, il se veut le continuateur de la politique du président Félix Houphouët-Boigny, dont il a été le premier ministre de 1993 à 1999.

Le président Houphouët-Boigny aimait passionnément la France. Celui que nous appelons affectueusement le « père de la nation », homme d’exception comme l’était le général de Gaulle, a été député en 1946, ici, au Palais Bourbon. Une loi porte son nom, la loi sur la suppression du travail forcé dans les territoires d’outre-mer. Il a également été ministre dans différents gouvernements français de 1957 à 1959.

De même, le président Alassane Ouattara éprouve des sentiments très forts pour la France. Il s’honore d’ailleurs d’entretenir des relations fraternelles avec des Français de tous bords politiques. Ce qui le séduit le plus, c’est la tradition d’hospitalité et d’accueil qui caractérise si bien votre grand pays. Un fait restera à jamais gravé dans sa mémoire : c’était en septembre 2002, lors de la tentative de coup d’État d’une partie de l’armée ivoirienne. Alors qu’il était pourchassé par les forces loyales à Laurent Gbagbo, qui cherchait à l’éliminer physiquement après avoir assassiné le général Robert Guéï, Alassane Ouattara a été accueilli et protégé par la France. S’il est en vie aujourd’hui, il le doit à votre pays.

Quant à moi, me retrouver parmi les représentants du peuple français me procure un réel plaisir. J’ai été moi-même député à l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire de 1995 à 1999. Et je suis heureux de venir vous éclairer autant que je le pourrai sur la situation de mon pays.

La France n’a eu de cesse de témoigner sa solidarité à la Côte d’Ivoire, afin de lui permettre de retrouver les voies de la réconciliation et d’une paix durable. Elle a favorisé un dialogue constructif entre tous les protagonistes de la crise ivoirienne grâce à la table ronde de Marcoussis, qui a jeté les bases de la réconciliation nationale, et déployé un dispositif militaire sous mandat de l’ONUCI, la force Licorne. Cette force, la France peut en être fière : non seulement elle participe au maintien de la paix aux côtés des autres soldats des Nations Unies, mais elle pallie chaque jour les carences d’un État devenu évanescent depuis une dizaine d’années en restaurant des écoles primaires, en approvisionnant des centres de santé en médicaments et en soignant des malades. Je veux ici saluer la mémoire des soldats français tombés pour la cause de la paix en novembre 2004, lors du bombardement par les forces loyales à Laurent Gbagbo du camp de l’armée française à Bouaké.

Au nom du président Ouattara, je voudrais rendre hommage à la France pour son action en faveur de la paix en Côte d’Ivoire et son engagement sans faille à nos côtés depuis le déclenchement de la crise ivoirienne. En prenant fermement position pour le respect de la volonté du peuple ivoirien souverain, qui a décidé librement de confier son destin à M. Alassane Ouattara à l’issue d’un scrutin ouvert, transparent et démocratique, la France, toutes tendances confondues, est fidèle à sa politique plusieurs fois réaffirmée d’encourager l’enracinement de la démocratie dans les pays africains. Qui ne se souvient du discours de François Mitterrand à La Baule sur la nécessaire démocratisation de l’Afrique ?

En adoptant cette politique, ce grand pays que nous admirons tant va dans le sens de l’histoire, comme d’ailleurs l’ensemble de la communauté internationale qui, dans une rare unanimité, a reconnu M. Ouattara comme le président élu démocratiquement par les Ivoiriens. Il y a là nul réflexe néocolonialiste, nulle volonté de s’immiscer dans les affaires intérieures de la Côte d’Ivoire, pays indépendant et souverain. La rhétorique de l’impérialisme occidental n’est que pure diversion destinée à permettre à Laurent Gbagbo, qui a usurpé le pouvoir, de s’incruster et de continuer à recruter mercenaires et miliciens. C’est donc l’honneur du président Sarkozy et de toutes les formations politiques françaises de prendre parti pour la justice et la démocratie quand ces valeurs sont menacées.

Je voudrais, au nom du président Ouattara, exprimer toute la gratitude du peuple ivoirien au président Sarkozy pour la constance de son soutien à l’ouverture démocratique en Afrique. Ce serait faire preuve de condescendance que de penser que l’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie. L’Afrique n’est pas un continent à part ; elle a l’ambition de participer à l’élan du monde. Je le dis de la façon la plus nette, la démocratie n’est pas une question de pedigree ou de race. Elle appartient à tous les peuples, parce que c’est une valeur universelle. Comme nous le démontrent les événements d’Égypte et de Tunisie, la démocratie est une aspiration commune à tous les peuples.

Je sais que la situation en Côte d’Ivoire est un véritable sujet de préoccupation pour vous. Vous avez raison : elle est si grave qu’elle ne se prête ni aux postures, ni aux caricatures. Ce qui devait être une belle espérance, le début d’une nouvelle ère de progrès et de prospérité, avec la possibilité pour les Ivoiriens de choisir leur avenir, est devenu une tragédie. Survenant après une longue crise qui a fait régresser la Côte d’Ivoire, l’élection présidentielle devait sceller la réconciliation entre les Ivoiriens, permettre à mon pays de reprendre sa marche en avant et redonner de l’espoir à une jeunesse qui désespère. Il n’en a rien été. C’est une grande déception pour tous les Ivoiriens, qui s’étaient pris à rêver d’un nouvel horizon de paix, de développement et de prospérité partagée. La Côte d’Ivoire a renoué avec ses vieux démons. Un destin implacable semble s’acharner sur elle depuis que Laurent Gbagbo, indifférent aux souffrances du peuple, a décidé de nier la réalité avec un aplomb confondant et d’usurper le pouvoir.

Mon pays vit les heures les plus noires de son existence. Chaque jour apporte son lot de souffrances à des populations déjà démunies. Un seul chiffre permet de comprendre la détresse du peuple ivoirien : 49 % des citoyens sont pauvres. Pendant ce temps, Laurent Gbagbo et ses partisans font étalage de leurs fortunes accumulées en un temps record à la tête de l’État. Toutes ces souffrances par la faute d’un homme ! Il s’est bunkerisé et impose une détention qui ne dit pas son nom à ses adversaires politiques : le président Ouattara, le premier ministre Guillaume Soro, les membres du gouvernement et l’ancien président Henri Konan Bédié restent confinés dans l’Hôtel du Golf, à Abidjan, avec d’autres responsables du Rassemblement des houphouëtistes pour le développement et la paix.

Pour nous, la cause est entendue : les élections ont eu lieu, et le président Ouattara a gagné. Il ne peut subsister aucun doute sur le résultat final. La contestation alimentée par des groupes de pression n’est qu’un déni de démocratie, gravement dommageable pour l’image de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique. Dans ces conditions, maintenir Laurent Gbagbo au pouvoir, c’est tuer, chez le peuple, toute espérance de prendre en main son destin. C’est donner au président sortant un chèque en blanc pour imposer son système totalitaire, avec tout ce que cela comporte comme violations des libertés : la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté d’aller et venir, et tout ce qui constitue l’emblème d’un pays véritablement démocratique. Maintenir Laurent Gbagbo, c’est le laisser poursuivre impunément sa politique d’exclusion, ses exactions contre les populations innocentes, ses atteintes graves aux droits de l’homme ; c’est adresser le pire message à l’Afrique et créer un précédent dangereux.

Car l’enjeu dépasse le cas de la Côte d’Ivoire, comme l’a dit fort justement le président Sarkozy. Il concerne toute l’Afrique, où se déroulent cette année dix-sept élections. Il n’y a pas de négociation possible avec Laurent Gbagbo : on ne négocie pas avec un homme qui tire sur des soldats de la paix ; un homme qui assassine des journalistes. Souvenez-vous de Jean Hélène et de Guy-André Kieffer, dont le corps n’a toujours pas été retrouvé ! On ne négocie pas avec un homme qui a du sang sur les mains, un homme qui tue son propre peuple. Le décompte macabre, aujourd’hui, fait état de 300 morts. Le peuple ivoirien a peur, parce que Laurent Gbagbo sème la terreur.

Laurent Gbagbo a passé le plus clair de son temps à diviser le peuple ivoirien, à mettre à mal la cohésion sociale, à instrumentaliser une partie de la jeunesse et à tenter, par l’esbroufe et la manipulation, d’infantiliser ses compatriotes. Cette rage de détruire qui l’anime, lui et ses partisans, risque de faire sombrer la Côte d’Ivoire dans le chaos. Laurent Gbagbo va droit dans le mur, mais il continue d’accélérer.

Ce qui est affligeant, c’est que l’homme affirme agir au nom de Dieu. Il se croit investi d’une mission divine. Il est totalement envoûté par les prêches des pasteurs de sa secte, appelée Four Square Church et basée à Atlanta, aux États-Unis. Pour lui, le choix est simple : il est entre diable et dieu.

Contrairement au chef de l’État sortant, qui a dit un jour, avec un cynisme qui fait froid dans le dos : « mille morts à droite, mille morts à gauche, j’avance », le président Alassane Ouattara est un homme profondément épris de paix. Malgré les épreuves qu’il a traversées au cours de son long combat politique contre l’exclusion, il a toujours prôné la réconciliation, le pardon et le rassemblement. La Côte d’Ivoire nouvelle que le président veut construire, c’est une nation exemplaire à tous égards. Un État fort, moderne et laïque. La laïcité, il l’a toujours défendue, parce que c’est pour lui la pierre angulaire de la République. M. Alassane Ouattara symbolise la tolérance, vertu qu’il a toujours cultivée puisqu’il a laissé ses enfants libres du choix de leur religion. S’il a remporté l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire, c’est parce que les Ivoiriens de toutes les régions l’ont choisi entre quatorze candidats. Ils considèrent qu’il est capable de faire vivre toutes les filles et tous les fils de la République ivoirienne sur le même territoire, dans le respect des différences, qu’elles soient ethniques, régionales ou confessionnelles. C’est un homme d’ouverture et de dialogue. Il a toujours affirmé et répété qu’il n’entend pas accéder au pouvoir en enjambant les cadavres d’Ivoiriens, fussent-ils du bord adverse. Il sait le poids des souffrances quotidiennes imposées à chacune et à chacun des Ivoiriens.

Que faire aujourd’hui ? C’est la question essentielle. Il faut se rendre à l’évidence : tout a été fait pour faire prévaloir une solution de raison, une solution de paix. L’usage de la force légitime demeure le seul moyen de mettre un terme définitif à la crise, aux drames et aux souffrances sans nom qu’endure notre peuple par la faute d’un assoiffé de pouvoir. Qu’on me comprenne bien : il ne s’agit aucunement d’une guerre contre l’armée ivoirienne, et encore moins contre le peuple ivoirien dont nous faisons partie, mais plutôt d’une opération destinée à rétablir l’ordre et la démocratie en Côte d’Ivoire. Rien dans notre comportement ne permet d’affirmer que nous sommes des va-t-en-guerre ! Mais s’il n’y a pas d’autre alternative pour contenir la tragédie, Laurent Gbagbo, en raison de son obstination injustifiable et incompréhensible, portera seul l’entière responsabilité d’un recours à la force.

Mesdames et messieurs les députés, vous ne pouvez rester indifférents au drame qui se joue en Côte d’Ivoire. Nous partageons tous des aspirations communes au bonheur, au bien-être et à la prospérité. Nous devons tous nous sentir concernés par ce qui se passe à des milliers de kilomètres d’ici, dans ce pays ami de la France, où on parle le français, cette langue de la liberté qui dépasse chacune et chacun d’entre nous. Qu’on ne se méprenne pas, les désordres en Afrique ont des répercussions en France et dans le monde. Car ce qui est en cause, c’est la paix en Afrique, les droits de l’homme et la démocratie en Côte d’Ivoire. Ce qui est en jeu, ce sont des valeurs, la démocratie et le droit, sans lesquelles nous ne serions plus nous-mêmes, sans lesquelles la France ne serait pas la France. C’est pourquoi vous ne devez pas laisser Laurent Gbagbo confisquer le destin du peuple ivoirien.

Malheureusement, le temps n’est pas notre allié. Chaque jour qui passe est un jour de gagné pour le dictateur. Chaque jour qui passe, ce sont 15 morts de trop en Côte d’Ivoire. Combien en faudra-t-il de plus pour que l’on se rende compte que l’homme est dangereux – pour la Côte d’Ivoire, mais aussi pour l’Afrique et pour l’humanité ?

J’espère que nous saurons bâtir, entre les hommes et les femmes, par-delà les frontières, une solidarité d’un genre nouveau, une solidarité qui transcende la nation. La culture de la France n’a jamais été le renoncement. La Côte d’Ivoire a besoin de la démocratie, la France et le monde ont besoin d’une Côte d’Ivoire démocratique. Sans la démocratie, il ne faudra plus compter avec l’Afrique.

Je vous ai parlé en ami. Et je souhaite que les propos que j’ai tenus avec gravité trouvent un écho attentif auprès de vous, les élus de la France. Encore une fois, merci, monsieur le président, de votre aimable invitation qui m’a permis de parler de la Côte d’Ivoire qui souffre, de la Côte d’Ivoire prise en otage par un homme, mais aussi de la Côte d’Ivoire qui espère. Merci à vous, représentants de la grande nation française, pour l’attention que vous avez bien voulu me prêter.

M. le président Axel Poniatowski. J’ai déjà eu l’occasion de vous faire part de notre forte préoccupation s’agissant de la situation en Côte d’Ivoire. Si je vous ai bien compris, la seule solution que vous envisagez pour la résoudre est le recours à la force. Or le gouvernement français a déjà annoncé qu’il n’interviendrait pas par la force, et l’ONU a pris la même position. Devons-nous comprendre qu’un tel recours serait le fait d’un certain nombre d’États africains, soit de l’Union africaine, soit de la CEDEAO ?

Mme Marie-Louise Fort. Vous avez noté que la démocratie a pu s’exprimer par les urnes, mais ne peut pas être appliquée. Quel est l’état d’esprit de votre population ? Envisage-t-elle une éventuelle réconciliation, et de quelle façon ? Conserve-t-elle l’espérance et la foi dans la démocratie ?

M. Jean-Paul Dupré. Compte tenu de l’enlisement du fonctionnement institutionnel et administratif de la Côte d’Ivoire, y a-t-il un danger de remise en cause de la nation et de scission du territoire ? De quels moyens dispose M. Gbagbo pour faire fonctionner son administration ?

M. Jean-Louis Christ. Je partage l’idée que l’impunité serait le pire des messages à adresser à l’Afrique. Si j’ai bien compris, les pays membres de la CEDEAO ont opté pour la stratégie de l’asphyxie financière plutôt que pour celle du recours à la force. Cependant, il semblerait que le président sortant, à travers la BCAO, la Banque centrale d’Afrique de l’Ouest, ait toujours accès à certaines ressources. Il peut également puiser dans le produit de la vente du cacao, du pétrole, les redevances portuaires et douanières, etc. Il est donc toujours en mesure de payer les salaires des fonctionnaires et de l’armée. Pensez-vous que cette stratégie d’asphyxie soit réellement payante ? La population est-elle prête à endurer de nouvelles souffrances le temps de la transition ?

M. Robert Lecou. Quelle analyse faites-vous de l’échec des médiations qui se sont succédé ? En dehors du recours à la force, que vous avez évoqué, y a-t-il un scénario de sortie de crise ? Pensez-vous que le pays pourra éviter la partition ?

Enfin, pour mieux comprendre la situation, j’aimerais savoir si, au-delà des deux hommes qui s’opposent, il existe une division de la population sur des critères religieux ou communautaires.

M. François Rochebloine. Dans quelle situation se trouvent les Français vivant en Côte d’Ivoire ?

La présence culturelle française est importante dans le pays, notamment pour ce qui concerne la scolarité. Est-ce que les lycées continuent de fonctionner, et si oui, comment font-ils ?

Mme Martine Aurillac. Ma question s’adresse à l’ambassadeur, mais aussi au spécialiste de l’audiovisuel que vous êtes : de quels moyens dispose M. Alassane Ouattara en matière de radio et de télévision ? Cela n’est pas neutre dans un conflit de ce type.

M. Ally Coulibaly. Le recours à la force n’est pas notre choix, car nous aimons tous notre pays. Mais comme je l’ai dit, tout a été tenté : il y a eu sept médiations. Or, Laurent Gbagbo ne veut pas entendre raison : il s’accroche, bien qu’il ait perdu des élections, transparentes et démocratiques. Il a usurpé le pouvoir. Ce n’est donc pas le peuple ivoirien qui demande l’usage de la force pour réaliser ses aspirations légitimes ; c’est plutôt la CEDEAO, les États africains voisins, qui l’estiment nécessaire compte tenu de l’entêtement de Laurent Gbagbo. Il ne faut pas avoir peur de la force : les pays européens n’ont-ils pas été obligés de l’utiliser au Kosovo ? Cependant, il ne s’agit pas d’une guerre contre la Côte d’Ivoire – c’est notre pays, et nous l’aimons tous –, mais plutôt d’une opération destinée à rétablir l’ordre et la démocratie, et à déloger Laurent Gbagbo. Si l’on ne fait rien, il va s’incruster. Déjà, il tente de s’imposer par la terreur. Nous n’avons donc pas d’autre moyen.

La population ivoirienne, madame Fort, est terrorisée par le dictateur. Une succession de couvre-feux a été décidée dans différents quartiers. La nuit tombée, des militaires à la solde de Laurent Gbagbo, des mercenaires et des miliciens se promènent dans les rues, enlèvent des citoyens et les exécutent sommairement : cela se passe quasiment tous les jours ! On compte d’ores et déjà près de 300 morts, et il existe de nombreux charniers à travers le pays, auxquels ni les Nations Unies, ni les organisations de défense des droits de l’homme ne peuvent accéder.

L’état d’esprit de la population est donc dominé par la peur. Elle a bien envie d’imiter l’exemple donné par l’Égypte ou la Tunisie, mais nous n’avons pas d’armée en Côte d’Ivoire – a fortiori une armée républicaine. Les Ivoiriens sont donc sûrs que, s’ils sortent, ils se feront tirer dessus. À Abobo, une commune de plus d’un million d’habitants dont le ministre Adama Toungara est le maire, de telles exactions sont commises tous les jours. Hier encore, nous avons dénombré 4 morts. Le couvre-feu continue, et je viens d’apprendre que Laurent Gbagbo a donné l’ordre d’envoyer tous les policiers à sa solde afin de mater ce qu’il appelle la révolte d’Abobo. Telles sont ses méthodes.

Laurent Gbagbo a commencé son règne dans le sang, par un coup d’État électoral, et a continué de la même façon. Après avoir été élu en 2000 dans des conditions qu’il a lui-même considérées comme calamiteuses, il est resté au pouvoir, refusant, en 2005, d’organiser de nouvelles élections. À six reprises, jusqu’en 2010, il les a reportées. Il les a finalement organisées parce qu’il pensait gagner, mais il s’est trompé et Alassane Ouattara a été élu grâce à tous les Ivoiriens : c’est une coalition de partis politiques qui l’a porté au pouvoir, non une partie du pays. Ceux qui l’ont élu sont des Ivoiriens du Sud, du Nord, de l’Est, de l’Ouest, du Centre – de partout.

Il est vrai, monsieur Dupré, que le fonctionnement administratif du pays est bloqué, ce qui entraîne une désorganisation économique totale. Laurent Gbagbo a braqué la BCAO, une institution appartenant pourtant à l’Afrique de l’Ouest et non à la Côte d’Ivoire. Il a emporté beaucoup d’argent – on parle de 50 milliards de francs CFA – et, par cet acte de vandalisme, a désorganisé tout le système. Non seulement on ne trouve pratiquement plus de liquidités dans le pays, mais tout l’hinterland – le Burkina, le Niger, le Mali – connaît des difficultés. En outre, le prix des matières premières et des produits de première nécessité a considérablement augmenté. Laurent Gbagbo est donc en train de détruire tous les liens tissés avec les pays voisins pendant de nombreuses années.

Le président Ouattara n’avait pas le choix : il a dû prendre des décisions destinées à éviter que l’ancien président ne détourne les recettes de l’État ivoirien pour acheter des armes, recruter des mercenaires et des miliciens. Nous savons que les Ivoiriens souffrent énormément de toutes ces mesures, et nous le déplorons, mais seul Laurent Gbagbo en porte la responsabilité.

M. Christ a parlé d’impunité. Celle-ci est la marque de fabrique du système imposé par Laurent Gbagbo à la Côte d’Ivoire. Souvenez-vous : dès sa prise du pouvoir en 2000, on a découvert à Yopougon un charnier contenant les corps de plus de 60 personnes – des jeunes gens exécutés pour avoir réclamé la tenue de nouvelles élections. Laurent Gbagbo n’a pas été élu, tout le monde le sait : il est arrivé par un coup d’État électoral, aidé par des forces de défense qui lui étaient acquises.

La stratégie d’asphyxie financière est-elle payante ? Je crois qu’elle porte lentement ses fruits. La lenteur est notamment imputable au fait que le gouverneur de la Banque centrale de l’Afrique de l’Ouest, qui appartient à la même tribu que Laurent Gbagbo, n’a pas cru devoir appliquer la décision prise par l’Union monétaire de confier la gestion des comptes publics à M. Alassane Ouattara. Depuis, la fermeté l’a emporté et le gouverneur a dû démissionner.

M. Lecou m’a interrogé sur une partition de la Côte d’Ivoire. Je sais que M. Poniatowski a fait état de cette hypothèse sur Radio France international, mais cette idée ne peut prospérer. La Côte d’Ivoire est une et indivisible. Il peut y avoir des tensions ça et là, mais contrairement à ce que l’on pense, l’aspiration à vivre ensemble est très forte, d’autant qu’il s’agit d’un peuple très métissé, fruit d’un brassage entre les ethnies. Les Ivoiriens ne veulent pas du tout la division du pays. Si le président Ouattara a été élu, c’est justement parce qu’il donnait des garanties en faveur d’une réconciliation et d’un rassemblement de tout le peuple ivoirien. Comme il l’a dit et répété pendant sa campagne électorale, il veut constituer un gouvernement représentatif de la diversité ivoirienne, laquelle n’est nullement un handicap, mais au contraire une force pour la Côte d’Ivoire.

Il n’y a pas de conflit entre les gens du Nord et ceux du Sud, pas plus qu’il n’y en a entre les religions. On se trompe totalement si on pense qu’il existe un conflit d’ordre religieux : cela n’a jamais existé. Le président Houphouët-Boigny a pratiqué l’œcuménisme : il a construit des mosquées et des églises. Jamais les Ivoiriens n’en viendraient aux mains pour des questions de religion. Contrairement à ce que l’on pense, le Nord n’est pas totalement musulman, beaucoup de chrétiens y vivent. Ainsi, je suis du Nord, et dans mon village, il existe une église catholique, un temple protestant, des mosquées… La première école primaire y a été implantée par les prêtres français. De même, le premier centre de santé a été fondé par des religieux. Je suis moi-même le produit d’un établissement catholique, où j’ai fait mes études secondaires de la sixième à la terminale.

Il est vrai que Laurent Gbagbo veut instrumentaliser la religion. Il a fait jeter des grenades lacrymogènes dans une mosquée à Grand-Bassam, non loin d’Abidjan, pour susciter un affrontement entre religions. Mais les Musulmans ne sont pas tombés dans le piège. Cela ne se produira jamais en Côte d’Ivoire. La volonté de vivre ensemble est très forte. La partition n’est pas la solution : on s’est déjà trop plaint des frontières tracées pendant la Conférence de Berlin en 1885 pour en créer de nouvelles aujourd’hui : cela ne résoudrait pas le problème. Le vrai problème est Laurent Gbagbo ; c’est lui, le mal. Si on extirpe le mal, le problème est totalement réglé.

M. Rochebloine me demande si les écoles françaises fonctionnent. Oui, le lycée Blaise Pascal fonctionne quand la tension n’est pas trop forte. Il a longtemps été fermé. Mais d’après ce que nous avons appris, cette fois-ci, Laurent Gbagbo prétend ne pas vouloir toucher à un seul cheveu d’un Français, contrairement à ce qu’il a fait en 2004, lorsque vos concitoyens ont subi les pires humiliations : 8 000 d’entre eux ont dû prendre alors des charters pour la France. Beaucoup ont vu leurs biens détruits, certains sont ruinés à jamais, sans que l’on se penche sur leur sort. Aujourd’hui, 15 000 Français vivent en Côte d’Ivoire.

En ce qui concerne nos moyens d’expression, madame Aurillac, la radio et la télévision de service public sont depuis longtemps caporalisées par Laurent Gbagbo : elles sont devenues le vecteur de la diffusion de la haine à travers le pays. Ces médias, qui appartiennent à tous les Ivoiriens, et qui sont financés par la redevance payée sur l’électricité, sont sous sa coupe et il en fait ce qu’il veut. Ainsi, quand il a su qu’il avait perdu les élections, son premier mouvement a été d’interrompre la diffusion des chaînes internationales en Côte d’Ivoire, et de suspendre celle des journaux, nous obligeant à prendre certaines dispositions. Une radio et une télévision émettent depuis l’Hôtel du Golf – dans des conditions difficiles, certes. Elles font un travail remarquable pour maintenir la foi et l’espérance.

M. le président Axel Poniatowski. Qu’en est-il de la ligne de cessez-le-feu ? Existe-t-elle toujours ?

M. Ally Coulibaly. Il n’y a plus de ligne de cessez-le-feu. Laurent Gbagbo lui-même, pendant l’année 2010, a fait le tour de la Côte d’Ivoire. Partout, il a dit : « la guerre est finie, vive la paix ». De même, les quatorze candidats ont circulé à travers le pays pour partir à la conquête des électeurs, sans que cela pose de problèmes fondamentaux. Même aujourd’hui, les Ivoiriens vont et viennent librement.

M. Jean-Claude Guibal. Vous avez précisé que le président Alassane Ouattara avait été élu par des Ivoiriens de l’ensemble du territoire. Que nous apprend l’analyse du corps électoral, en termes de niveau de vie ou d’appartenance à telle ou telle catégorie de la population ? Les évangélistes ont-ils joué un rôle particulier ?

Vous avez par ailleurs évoqué les risques de déstabilisation de l’Afrique que pourrait entraîner le maintien du blocage actuel. Est-ce que l’on en observe déjà des indices ?

M. Jean-Michel Boucheron. À mes yeux, cette affaire est extrêmement importante et concerne toute l’Afrique. Les défis économiques, sociaux, sécuritaires et écologiques du continent ne pourront jamais être relevés sans un passage par la démocratie. Or, nous sommes confrontés à un cas emblématique, celui d’une élection contrôlée sur le plan international – et pour avoir participé à de telles opérations, je sais que ces contrôles sont plutôt tatillons –, mais dont les résultats sont méprisés. Et cette situation est le fait de ce qu’il faut bien appeler des escadrons de la mort.

Si, d’une manière ou d’une autre, M. Gbagbo se maintient au pouvoir ou si, pire encore, survient une partition du pays, l’exemple donné serait absolument catastrophique. Nous ne pourrions plus nulle part tenir un discours en faveur de la démocratie sans que l’on nous renvoie à la situation ivoirienne.

Pour l’instant, les solutions militaires sont écartées au profit des solutions financières, le but étant que M. Gbagbo ne puisse plus payer ses fonctionnaires ni son armée. Croyez-vous que ces pressions puissent aboutir à le mettre dans une situation intenable, et si oui, dans quel délai ?

M. Jacques Remiller. Selon un journal du soir, certains fonctionnaires du pays – notamment les enseignants et les retraités – n’auraient pas été payés en janvier. Lorsque les militaires ne toucheront plus leur solde, pensez-vous qu’ils se détourneront de l’ancien président afin de faire respecter la démocratie ? Selon le même journal, l’armée aurait voté à 60 % pour le président Ouattara.

Par ailleurs, Pascal Affi N’Guessan, président du Front populaire ivoirien, le parti de Laurent Gbagbo, a menacé de retirer la Côte d’Ivoire de l’UEMOA, l’Union économique et monétaire ouest-africaine. Confirmez-vous ces propos ?

Enfin, des médiateurs africains qui se trouvaient il y a quelques jours en Côte d’Ivoire auraient estimé que, plutôt que de déloger l’ancien président de son palais à Abidjan, une solution serait d’installer le président Ouattara à Yamoussoukro.

M. Alain Néri. J’ai apprécié vos propos sur la laïcité, qui est selon moi la base de la démocratie. Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas : vous nous avez dit que chaque jour qui passait confortait le président Gbagbo – et c’est une évidence –, mais aussi que la solution envisagée était l’asphyxie économique, un processus lent. Si l’on s’engage dans ce processus, on risque donc non seulement de ne pas résoudre le problème, mais même de créer une situation inextricable.

Vous avez évoqué la situation d’Abidjan. Mais dans le Nord du pays, observe-t-on une mobilisation de la population en faveur d’Alassane Ouattara ? On n’entend pas parler d’un engagement fort de la population afin de faire respecter le résultat du scrutin : c’est difficilement compréhensible.

M. Henri Plagnol. J’ai été touché par votre rappel des liens séculaires entre nos deux pays, et sensible à vos propos sur la coexistence pacifique des religions. Mais ne voyez-vous pas dans le climat régional actuel – la Côte d’Ivoire est voisine du Mali –, le risque d’une émergence d’un islam intégriste ? On observe en effet dans le pays, comme dans d’autres pays de l’Afrique de l’Ouest, une présence wahhabite de plus en plus importante.

Par ailleurs, j’ai été frappé des divisions de la communauté ivoirienne en France : de nombreux ressortissants de Côte d’Ivoire vivant dans notre pays contestent votre légitimité. En tant qu’ambassadeur, comment réagissez-vous, dans la mesure où ce qui se passe au sein de la communauté ivoirienne de France est également déterminant pour l’avenir de votre pays ?

M. Jean-Marc Roubaud. Le président Alassane Ouattara a apparemment mis en place un réseau diplomatique international. Vous êtes son représentant en France : comment avez-vous effectué la transition avec l’ancien ambassadeur du président Gbagbo ?

M. Hervé de Charette. Tout le monde ici est de cœur avec vous et reconnaît que M. Ouattara est bien l’autorité légitime. Mais les événements qui surviennent depuis quelques semaines nous laissent de plus en plus perplexes. Et si vous pouvez d’ores et déjà compter sur nos sentiments, pour emporter notre conviction, il vous faudrait nous présenter un scénario de conquête du pouvoir réel. Nous avons compris, en effet, que la communauté internationale ne ferait pas grand-chose, non plus que la Communauté des États africains. Quant à l’Union européenne, comme d’habitude, elle se contentera de déclarations. La responsabilité repose donc désormais sur vos épaules, et nous attendons de savoir quel est votre projet.

Mme Henriette Martinez. La semaine dernière, de nombreux parlementaires africains se trouvaient à Québec pour la réunion du comité directeur de l’Assemblée parlementaire de la francophonie. Beaucoup partageaient votre analyse selon laquelle un recours à la force apparaît comme la seule solution. C’était notamment l’avis du président de l’Assemblée nationale du Burkina, Roch Marc Kaboré. L’APF a d’ailleurs voté une motion de soutien au président Ouattara.

Comment envisagez-vous cet éventuel recours à la force ? Ce que l’on pourrait appeler l’exfiltration de l’ex-président Gbagbo pourrait-elle être effectuée par les États d’Afrique de l’Ouest, dont les principaux vous soutiennent, même si certains ont pris des voies divergentes ? La communauté internationale dans son entier doit-elle s’y associer, et dans ce cas, ne craignez-vous pas de voir ce « droit d’ingérence » provoquer un bain de sang dans votre pays et aggraver le rejet des Blancs, qui existe dans une partie de la population ? Bref, comment sortir de la situation en évitant la violence généralisée ?

Enfin, lorsque le président Ouattara aura véritablement les moyens du pouvoir qui lui a été donné par ses concitoyens, quelle situation va-t-il trouver ? Les caisses sont vides, et la situation risque d’être difficile à gérer dans un pays où la misère et la mortalité augmentent, tandis que l’accès à la santé et à l’éducation est en recul. Quelle aide attendez-vous pour pouvoir sortir de cette situation ?

M. Ally Coulibaly. Oui, monsieur Guibal, Alassane Ouattara a été élu par des Ivoiriens de toutes les catégories sociales, de toutes les ethnies, de toutes les religions. Le Nord seul ne lui aurait pas permis d’accéder au pouvoir : il a fallu une alliance entre les différents partis politiques de Côte d’Ivoire qui se réclament de Félix Houphouët-Boigny, le premier président du pays. Au premier tour, l’addition des voix de tous les candidats de la mouvance houphouëtiste – 60 % du total – montrait que M. Ouattara venait en tête. Il n’est donc pas surprenant qu’il l’ait finalement emporté, dès lors qu’Henri Konan-Bédié, président du PDCI, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire, a voté pour lui conformément à un accord passé depuis 2005.

Laurent Gbagbo, par pure arrogance, n’a pas anticipé la situation. Il a dit : « on gagne ou on gagne », ne comprenant pas qu’il avait en face de lui les forces conjuguées du PDCI, du RDR – Rassemblement des républicains – d’Alassane Ouattara, de l’UDPCI – Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire – de Mabri Toikeusse et d’autres partis politiques encore. Il ne pouvait donc que perdre les élections, mais il vivait dans une bulle et pensait pouvoir acheter les consciences. Il a dépensé 100 millions d’euros pour les élections, dont 15 millions pour s’offrir les services d’une agence de communication française. Il a fait faire des sondages – neuf au total – qui l’ont donné vainqueur. Il était donc persuadé de gagner les élections, et tant mieux, car sinon il ne les aurait jamais organisées ! N’oublions pas qu’il les avait reportées à six reprises sous des prétextes divers. À l’heure où je vous parle, l’Assemblée nationale n’est pas renouvelée en Côte d’Ivoire, alors qu’elle aurait dû l’être depuis 2005. C’est une situation ubuesque !

L’objectif de Laurent Gbagbo, en se cramponnant au pouvoir, est d’obtenir un troisième mandat, un mandat « cadeau ». Mais pour quoi faire, après tout le gâchis auquel nous avons assisté : dix ans de destructions et de désolation ? Les Ivoiriens ont massivement dit « non ». Le taux de participation a atteint 84 % au premier tour de l’élection présidentielle, le 31 octobre, et 81 % le 28 novembre. Les électeurs ont donc envoyé un message clair : ils se sont prononcés pour le changement. Or, l’homme qui incarne le changement est Alassane Ouattara. Il a un vrai projet pour les Ivoiriens, pour répondre aux aspirations du peuple et aux attentes de la jeunesse ivoirienne, qui souffre et désespère. Sachant que 87 % des jeunes de 17 à 35 ans n’ont pas d’emploi en Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo a le champ libre pour les manipuler avec quelques billets de banque.

La religion n’a rien à voir dans cette affaire. Un Ivoirien est un Ivoirien. Les citoyens se sont déterminés par rapport à l’offre politique de M. Ouattara, et non par rapport à des considérations religieuses. J’ai certes évoqué la secte évangéliste à laquelle appartient Laurent Gbagbo, mais celle-ci est minoritaire. Cela ne l’empêche pas de prononcer tous les jours des prêches sataniques, de maudire ceux qui ont été élus par le peuple ivoirien, et de prétendre que Laurent Gbagbo et son épouse, le couple infernal, sont investis d’une mission divine ! La plupart d’entre nous croient en Dieu, je pense. Mais ce n’est pas Dieu qui a élu le président de la Côte d’Ivoire, ce sont les Ivoiriens !

Les propos de M. Boucheron m’ont fait énormément plaisir. Ils vont dans le sens de ce que j’ai dit tout à l’heure : la démocratie n’est pas une question de pedigree ou de race. La démocratie, c’est comme certains livres selon Voltaire, c’est le feu qu’on va prendre chez le voisin, qu’on allume chez soi avant de le communiquer à d’autres. Comme le feu, elle appartient à tous. Le président Sarkozy ne dit pas autre chose ; le président Mitterrand n’a pas dit autre chose à La Baule. L’Afrique a besoin de démocratie pour lutter contre la pauvreté. Elle est gage de paix, de sécurité, de stabilité et de développement ; c’est incontestable. Il faut donc encourager l’Afrique à aller dans le sens de l’ouverture démocratique.

Le continent a déjà connu certaines transitions exemplaires. Au Sénégal, Abdou Diouf, secrétaire général de la Francophonie, a cédé sans problème son fauteuil à Abdoulaye Wade – et le monde entier a applaudi. Très récemment, au Ghana, les élections ont donné un faible écart de voix entre Nana Addo Akufo-Addo et John Atta-Mills. Il aurait été loisible au président Kufuor de faire proclamer des résultats favorables au premier, qu’il avait adoubé. Mais ce n’a pas été le cas, et M. Atta-Mills a été élu en définitive. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le président Obama a choisi le Ghana pour faire sa première visite en Afrique : il voulait ainsi encourager la démocratie dans les pays africains. Il ne faut donc pas que se dessine aujourd’hui un recul par rapport à ce mouvement général.

En ce qui concerne la partition, j’ai déjà répondu : c’est une mauvaise solution, ce n’en est même pas une. Elle ne correspond pas à la vision des Ivoiriens, dont l’aspiration à vivre ensemble est profonde. Les Ivoiriens veulent se réconcilier, et se pardonner. Ils l’ont prouvé en élisant M. Ouattara, malgré la campagne menée contre lui par Laurent Gbagbo et sa tentative de le présenter comme le candidat de l’étranger. Alassane Ouattara est celui à qui ils veulent confier leur destin.

Laurent Gbagbo pourra-t-il tenir longtemps ? Je ne le crois pas. Les sanctions prises par l’Union européenne, les États-Unis ou la France sont en train de porter leurs fruits. Vous n’imaginez pas ce que représente, pour des gens qui ont amassé une fortune en peu de temps, le fait de ne pas pouvoir l’utiliser, de ne pas pouvoir venir en France dépenser l’argent qu’ils ont accumulé. C’est un gros problème pour eux, et ils en souffrent énormément ! Beaucoup nous demandent pourquoi leur nom se trouve sur la liste des personnes sanctionnées, ce qui montre à quel point cela les touche.

Quant à la stratégie d’asphyxie financière, si ses effets ont été retardés, c’est parce que le gouverneur de la Banque centrale n’a pas joué le jeu. Mais aujourd’hui, on ne trouve pratiquement plus de liquidités dans le pays. Dans n’importe quelle banque, vous ne parviendriez pas à toucher un chèque de 1 million de francs CFA. Il est vrai que les Ivoiriens en souffrent, et ce n’est pas ce que M. Ouattara souhaitait. Il a au contraire été élu pour donner de l’espoir aux Ivoiriens, pour mettre fin aux désordres auxquels nous avons assisté pendant des années, à la montée de la pauvreté dans un pays autrefois présenté comme la vitrine de l’Afrique de l’Ouest.

Il est vrai, monsieur Remiller, que Laurent Gbagbo ne pourra sans doute pas payer les fonctionnaires à la fin du mois. Il est certes parvenu à capter certaines recettes, mais désormais, de nombreux robinets sont fermés. Il essaie de payer les soldats, mais il préfère payer les mercenaires et les miliciens, l’armée ne lui étant pas totalement acquise. Alors que l’armée ivoirienne comprend 55 000 hommes, Laurent Gbagbo ne peut vraiment compter que sur 3 000. M. Ouattara a gagné dans toutes les casernes : il a obtenu 60 % des voix chez les militaires. La désaffection de ces derniers vis-à-vis du pouvoir est très grande, et peu d’entre eux seraient prêts à verser leur sang pour Laurent Gbagbo.

Vous avez par ailleurs évoqué les déclarations irresponsables de M. Affi N’Guessan. Il est vrai que ce dernier ne sait pas comment on crée une monnaie. J’ai avec moi un spécialiste, M. Marcel Kodjo, un ancien de la Banque centrale : il vous confirmera que cela ne se fait pas du jour au lendemain ! Sans doute, la Côte d’Ivoire représente 40 % de l’économie de la sous-région et 30 % de la masse monétaire. Et quand un pouvoir va braquer la Banque centrale, cela entraîne immanquablement la désorganisation.

Je vous confirme, monsieur Néri, que la Côte d’Ivoire a une longue tradition de laïcité. Les gens ne s’y positionnent pas par rapport à la religion, qui reste du domaine privé. La laïcité est la pierre angulaire de la République : elle crée un cadre dans lequel tout le monde peut s’exprimer.

Vous me demandez si tout le monde joue le jeu. Nous avons certes connu des difficultés pour appliquer la stratégie d’asphyxie financière, dans la mesure où Laurent Gbagbo terrorise les banquiers : certains responsables ont dû, l’arme sur la tempe, ouvrir les coffres pour qu’il puisse se servir. Il s’agit vraiment d’un État voyou.

Oui, le Nord se mobilise pour Alassane Ouattara : même si on n’en parle pas beaucoup, des manifestations sont organisées tous les jours à Bouaké ou à Korhogo. À Yamoussoukro, la capitale administrative, les jeunes ont pris la responsabilité de chasser tous les mercenaires et les miliciens que Laurent Gbagbo y avait envoyés. Il y a donc de la résistance. Les Ivoiriens prendront leurs responsabilités. Mais sortir, c’est essuyer les balles de Laurent Gbagbo, qui ont déjà fait 300 morts. Combien en faudra-t-il de plus pour qu’il se résolve à quitter le pouvoir ? Pour lui, « 1 000 morts à gauche, 1 000 morts à droite », cela ne pose aucun problème. Il a tué et continuera de tuer. Toutes les organisations de droits de l’homme ont dénoncé les exactions commises en Côte d’Ivoire. La Cour pénale internationale a été saisie par le président Ouattara, et devrait, je l’espère, mener une enquête dans les prochaines semaines pour déterminer les responsabilités de ceux qui ont poussé à la haine, qui ont armé les mercenaires et les miliciens et ont fait tant de ravages dans la population ivoirienne.

M. Plagnol m’a interrogé au sujet de l’islam. Mais bien que Laurent Gbagbo agite de temps à autre cet épouvantail, il n’y a pas de risque intégriste en Côte d’Ivoire, compte tenu de la composition des familles dans tous le pays. Les chrétiens et les musulmans vivent ensemble, et il n’existe pas d’islam radical. J’habite un quartier qui abrite à la fois la mosquée la plus importante d’Abidjan, la Mosquée de la Riviera, et une des paroisses les plus importantes. Ce que j’y vois est très réconfortant : pendant les fêtes musulmanes, le prêtre est à la mosquée, et pendant les fêtes chrétiennes, l’imam et ses compagnons sont à l’église. C’est la réalité de tous les jours.

Quant à la communauté ivoirienne de France, les mauvais perdants y ont transposé les problèmes que connaît la Côte d’Ivoire. De même que Laurent Gbagbo ne veut pas quitter le pouvoir, ici, les mauvais perdants se sont organisés pour nous empêcher de prendre possession de l’ambassade. Ce n’était pas la prise de la Bastille, mais cela n’a pas été facile : il a fallu faire venir un serrurier pour ouvrir le portail. Il s’agissait d’un acte symbolique très fort, montrant que les choses avaient bien changé. Dès lors que le gouvernement français m’avait accrédité, je devais prendre mes fonctions. Il fallait marquer le coup ce jour-là, et nous l’avons fait. Bien sûr, l’ambassadeur de Côte d’Ivoire est celui de tous les Ivoiriennes et de tous les Ivoiriens. Nous ferons ce qu’il faut pour réconcilier les uns et les autres, pour rassembler, tout comme le président Alassane Ouattara veut rassembler les Ivoiriens. Il y aura une continuité entre la politique intérieure et la politique extérieure.

Outre la France, des ambassadeurs ont été nommés dans les principaux pays européens. Ils devraient prendre leurs fonctions dès la semaine prochaine. Un ambassadeur est déjà présent auprès des Nations Unies. L’ambassadeur nommé aux États-Unis va présenter le 22 février ses lettres de créance au président Barack Obama.

M. de Charrette me demande quel est notre scénario de prise du pouvoir réel. Il est vrai que beaucoup de déclarations ont été faites, et qu’il faut désormais agir. Laurent Gbagbo cherche à gagner du temps. Il souhaite que la communauté internationale se lasse afin de pouvoir s’installer définitivement. Mais la solution militaire n’est pas écartée : la CEDEAO continue de l’envisager fortement, compte tenu de l’attitude de Laurent Gbagbo, de son autisme, de son obstination à rester au pouvoir. La Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest étudie les modalités pratiques de cette option, mais, je le répète, il ne s’agirait pas d’une guerre. J’ai entendu de nombreux soldats ivoiriens affirmer qu’ils plieraient bagage dès l’annonce de l’arrivée des troupes de la CEDEAO. Ils n’ont pas envie de mourir pour rien, parce que la cause de Laurent Gbagbo est indéfendable. Je crois donc que l’on se fait un peu peur en parlant de guerre : il s’agit d’extirper le mal, de le déloger. C’est une opération de rétablissement de l’ordre et de la démocratie.

Il n’y aura donc pas de bain de sang, madame Martinez. Il est vrai que Laurent Gbagbo emploie des mercenaires et des miliciens qui sèment la terreur dans tous les quartiers. Nous avons connu un début de génocide en Côte d’Ivoire : il y a quelque temps, des partisans de Laurent Gbagbo ont inscrit sur les portes de certaines maisons deux initiales : B pour Baoulé et D pour Dioula. Ainsi, de nombreux Ivoiriens ont été tués parce qu’ils appartenaient à l’une ou l’autre de ces ethnies, dont Laurent Gbagbo estime qu’elles ont fait son malheur. Mais le problème de Laurent Gbagbo, ce ne sont pas des personnes, ce sont les élections ! Il n’est pas plus Ivoirien ni plus Africain que Alassane Ouattara. Que l’on ne fasse pas croire que c’est la communauté internationale qui a reconnu ce dernier ; il a bien fallu, d’abord, que des Ivoiriens votent pour lui. C’est à l’issue d’un scrutin libre, transparent, démocratique que les Ivoiriens lui ont confié leur destin. La communauté internationale s’est contentée d’appeler au respect du verdict des urnes. De même, la France ne reconnaît qu’un seul président légitime.

Il est vrai que les caisses sont vides, et les difficultés économiques, réelles. M. Ouattara aura du pain sur la planche. Mais nous pensons pouvoir relever les défis qui se présentent à nous. M. Ouattara est un grand gestionnaire. Il a été Premier ministre du président Félix Houphouët-Boigny de 1990 à 1993, gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest, et directeur général adjoint du Fonds monétaire international : il sait donc ce que c’est qu’administrer un État. Nous pensons que, grâce à tous les pays amis, dont la France, la Côte d’Ivoire s’en sortira.

M. le président Axel Poniatowski. Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie d’avoir répondu aussi franchement à toutes nos questions. Nous avons parfaitement entendu votre message, et je crois donc m’exprimer au nom de tous mes collègues en souhaitant que M. Ouattara puisse entrer en fonction le plus rapidement possible. J’espère que la situation en Côte d’Ivoire pourra se débloquer très vite.

La séance est levée à dix-huit heures trente-cinq.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mardi 8 février 2011 à 17 heures

Présents. - Mme Martine Aurillac, M. Jean-Louis Bianco, M. Roland Blum, M. Jean-Michel Boucheron, Mme Chantal Bourragué, M. Hervé de Charette, M. Jean-Louis Christ, M. Pascal Clément, M. Gilles Cocquempot, M. Alain Cousin, M. Michel Destot, M. Jean-Paul Dupré, M. Alain Ferry, Mme Marie-Louise Fort, M. Jean Grenet, M. Jean-Claude Guibal, M. Robert Lecou, Mme Henriette Martinez, M. Didier Mathus, M. Jean-Claude Mignon, M. Jacques Myard, M. Alain Néri, M. Henri Plagnol, M. Axel Poniatowski, M. Jacques Remiller, M. François Rochebloine, M. Jean-Marc Roubaud, M. Rudy Salles, M. Michel Vauzelle, M. Éric Woerth

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Jacques Bascou, M. Christian Bataille, M. Alain Bocquet, M. Loïc Bouvard, M. Jean Glavany, M. Serge Janquin, M. Didier Julia, M. Jean-Pierre Kucheida, M. Pierre Lequiller, M. François Loncle, M. Lionnel Luca, M. Michel Terrot