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Commission d’enquête sur la manière dont a été programmée, expliquée et gérée la campagne de vaccination de la grippe A (H1N1)

Mardi 13 avril 2010

Séance de 15 heures 

Compte rendu n° 12

Présidence de M. Jean-Christophe LAGARDE, Président

– Audition conjointe de M. Didier Tabuteau, conseiller d’État, directeur général de la Fondation d’épargne pour la solidarité et directeur de la chaire Santé de l’Institut d’études politiques de Paris et de M. Claude Le Pen, professeur de sciences économiques à l’université de Paris-Dauphine

COMMISSION D’ENQUÊTE SUR LA MANIÈRE DONT A ÉTÉ
PROGRAMMÉE, EXPLIQUÉE ET GÉRÉE LA CAMPAGNE
DE VACCINATION DE LA GRIPPE A (H1N1)

Mardi 13 avril 2010

La séance est ouverte à quinze heures.

(Présidence de M. Jean-Christophe Lagarde, président de la commission d’enquête.)

La Commission d’enquête sur la manière dont a été programmée, expliquée et gérée la campagne de vaccination contre la grippe A (H1N1) entend M. Didier Tabuteau, conseiller d’État, directeur général de la Fondation Caisses d’épargne pour la solidarité et directeur de la chaire Santé de l’Institut d’études politiques de Paris et M. Claude Le Pen, professeur de sciences économiques à l’université de Paris-Dauphine.

M. Didier Tabuteau et M. Claude Le Pen prêtent successivement serment.

M. Didier Tabuteau, conseiller d’État, directeur général de la Fondation Caisses d’épargne pour la solidarité et directeur de la chaire Santé de l’Institut d’études politiques de Paris. En revoyant, à la lumière de l’intitulé de la commission d’enquête, le « film » de la campagne de vaccination contre la grippe A (H1N1), je me suis posé six questions – auxquelles je ne sais d’ailleurs pas toujours répondre – sur la manière dont on aurait pu gérer cette situation et dont on pourrait à l’avenir gérer une situation similaire, car je suis persuadé que, depuis une dizaine d’années, nous sommes entrés dans une ère où de tels événements se reproduiront.

La première question, à laquelle j’apporterai le moins de réflexions personnelles, est celle de la légitimité de l’alerte. Bien que n’étant pas en mesure de juger d’un point de vue scientifique des données, notamment épidémiologiques, dont on disposait au départ – je ne suis spécialiste que des politiques publiques de santé –, je considère qu’il est important de se livrer à une analyse rétrospective. Or, ayant suivi l’évolution de l’épidémie par la presse, j’ai constaté qu’ont perduré jusqu’en octobre 2009, bien que de plus en plus contradictoires, des signaux indiquant une épidémie grave. Le débat actuel montre que la diffusion des données par l’Organisation mondiale de la santé, l’OMS, aux instances sanitaires nationales a suscité un questionnement inédit sur la manière d’élaborer une procédure permettant un examen partagé des données épidémiologiques et de santé publique. Je formulerai à la fin de mon exposé une proposition sur ce point.

La deuxième question qui se pose est celle de la proportionnalité de la réaction. En effet, le principe de précaution est d’abord un principe de proportionnalité : la riposte doit être adaptée au risque tel qu’il est apprécié à l’instant où l’on doit se prononcer – ce qui est, bien évidemment, très difficile. Or, nous manquons de moyens permettant d’évaluer le risque. Ainsi, il est toujours difficile d’apprécier le rapport coût/résultats, par exemple, de dispositifs de santé publique visant à prendre en charge des cas de méningite, ou même celui d’une campagne de vaccination saisonnière. Si nous disposons d’un travail assez bien documenté sur le cancer, qui remonte à plusieurs années et auquel il me semble d’ailleurs que M. Claude Le Pen a participé, nous manquons, dans l’affaire qui nous occupe, d’éléments de référence quant aux coûts médicaux directs – les vaccins – et aux coûts évités, comme les arrêts de travail ou les pertes de production.

La troisième question consiste à se demander quels étaient les objectifs de la politique de santé publique définis au début de l’épidémie et à mesure que s’imposait la conviction qu’un vaccin serait disponible. De fait, pour apprécier les résultats d’une politique, il faut d’abord en définir les objectifs. S’agissait-il de vacciner toute la population – et, dans ce cas, pourquoi la vaccination n’a-t-elle pas été rendue obligatoire ? De vacciner une part suffisante de la population pour endiguer l’épidémie, sachant qu’au-delà d’un certain seuil d’immunisation peut jouer un effet de protection collective ? De vacciner tous les volontaires ? Ou s’agissait-il, enfin, de vacciner tous les volontaires des groupes à risques ? Il m’a semblé que l’objectif était de vacciner tous les volontaires, toutes les personnes souhaitant être vaccinées. En effet, la vaccination n’a pas été rendue obligatoire et, même si l’on a défini des ordres de priorité, le dispositif consistait à permettre à chacun de recevoir un bon de vaccination.

La quatrième question est alors de savoir quels ont été les résultats au regard de l’objectif. S’il s’agissait de vacciner toute la population, le taux de réussite serait évidemment très bas mais, même dans l’hypothèse où l’objectif était de vacciner toutes les personnes volontaires, je sais par des retours qualitatifs, à défaut de données quantitatives, que tous ceux qui souhaitaient être vaccinés n’ont pas pu l’être avant le mois de décembre, à un moment où l’épidémie était pleinement présente sur le territoire national. Il s’agit, dans ce cas, d’un échec, alors même que la quantité de doses vaccinales disponibles aurait permis d’atteindre le résultat visé.

Par ailleurs, cette opération de santé publique a ravivé les tensions entre médecins et pouvoirs publics, séparés par un malentendu historique qui remonte à la création des officiers de santé par la Révolution française, voilà plus de deux siècles. Depuis une vingtaine d’années, des initiatives ont été prises pour tenter un rapprochement. La construction du programme de vaccination n’a cependant pas permis de surmonter l’opposition et, de ce point de vue encore, il ne s’agit donc pas d’un succès.

On a enfin pu observer des tensions entre les services de l’État et les services de santé publique. Certaines notes de service ont pu provoquer au sein des premiers des réactions liées à la difficulté de les mettre en œuvre. En vue de la préparation d’une autre échéance, et en particulier au moment où se mettent en place les agences régionales de santé, il importe de remédier à cette situation.

La cinquième question porte sur le mode d’organisation. Dans l’élaboration du programme de vaccination – et quel qu’ait été le bien-fondé de celui-ci –, on a oublié que notre système de santé avait beaucoup évolué depuis la fin du xixe siècle et le début du xxsiècle et que ce système était désormais très dense, très bien structuré et capable de prendre en charge la population. Le choix d’un système administratif face à une épidémie dont le déroulement a suivi, à quelques jours près, la projection qui en avait été faite, s’est révélé dommageable. Les médecins et les pharmaciens, vecteurs naturels de l’information sanitaire, se sont trouvés, à tout le moins, en décalage par rapport aux politiques publiques. Si, dès les mois de juin ou juillet, lorsque le processus de vaccination de masse a été envisagé, on avait associé à l’élaboration du plan les professionnels de santé, par l’intermédiaire de leurs organisations professionnelles, syndicales ou ordinales, l’approche générale et les effets des programmes de vaccination auraient certainement été très différents.

Je conclurai en évoquant quelques éléments de réflexion – ou de doute – quant à la manière dont devrait être construit un système analogue si un nouveau défi du même ordre se présentait.

Le premier point, sur lequel je ne reviendrai pas, porte sur la place à y ménager pour les professionnels de santé et pour les associations de patients.

J’observe, en deuxième lieu, que la parole des institutions de santé publique s’est très peu fait entendre. Nous disposons en France, depuis les événements terribles des années 1980, d’un système de santé publique et de sécurité sanitaire très développé, qui rassemble une grande expertise et d’importantes capacités de réaction. Si, depuis le mois d’avril, des instances telles que l’Institut de veille sanitaire, le Haut comité de santé publique ou l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé avaient été officiellement saisies et si leurs avis avaient été rendus publics et discutés par l’ensemble des parties prenantes, au moyen par exemple d’auditions publiques – ou « hearings » – telles que les permet le code de la santé publique, le dispositif aurait certainement été beaucoup plus efficace et aurait bénéficié d’une plus grande crédibilité.

Ma troisième réflexion porte sur les modes de communication. Sur les risques liés à la grippe et au vaccin, cette communication a été d’une ampleur impressionnante : pour la première fois, on a assisté à une pharmacovigilance en temps réel. Il faut cependant que cette communication intervienne dans un cadre général permettant de mettre en perspective tous les éléments. C’est là un point sur lequel nous avons peu d’expérience et sans doute beaucoup de progrès à faire.

Enfin, une timidité excessive a prévalu en matière de déontologie de l’action publique, s’agissant notamment des conflits d’intérêts et de la publication de certaines données. Or, dans ce domaine qui prête aux réactions émotionnelles, le moindre élément de suspicion peut être très lourd de conséquences. C’est ainsi que des polémiques se sont fait jour à propos de liens d’intérêt que pouvaient avoir les experts, en France ou à l’étranger, avec des laboratoires pharmaceutiques. Dès le départ, la suspicion a pesé sur un programme de vaccination qui, par ailleurs, n’était pas porté par les professionnels de santé. De ce fait, la gestion de la vaccination a été un rendez-vous véritablement manqué avec la santé publique, alors même qu’un rapprochement s’était ébauché, notamment avec la création de la médecine générale de premier recours par la loi du 21 juillet 2009. À l’issue de cette épidémie, heureusement beaucoup moins grave que ce qui avait pu être annoncé au départ, la confiance a plutôt régressé sur ces sujets.

M. Claude Le Pen, professeur de sciences économiques à l’université de Paris-Dauphine. Je pourrais souscrire à la quasi-totalité des propos de M. Tabuteau, à l’exception d’un point sur lequel je reviendrai. J’insisterai pour ma part sur cinq éléments.

Le premier est le paradoxe d’une surpréparation aboutissant à un échec. À la différence en effet de crises sanitaires antérieures, comme celle de la canicule qui a surpris les pouvoirs publics, il y avait ici un excès de préparation. Mais être très préparé ne prémunit pas contre les effets d’une politique inadaptée. La France, qui l’était fortement à un risque de virus du type H5N1, a transposé ce plan à une attaque du virus H1N1, pensant que le scénario qui s’était déroulé au Mexique était le scénario catastrophe annoncé, dans lequel s’associaient la létalité d’un virus aviaire classique et la transmissibilité du virus H1N1 traditionnel. D’où une réponse massive qui s’est soldée, de façon inédite, par au moins un demi-échec.

En deuxième lieu, dès avant l’été jusqu’en novembre, l’action des pouvoirs publics a été commandée par la peur d’une pénurie de vaccins, du fait de l’incertitude quant aux doses à administrer et aux process de fabrication, ainsi que des difficultés que rencontraient les laboratoires pour obtenir les autorisations de mise sur le marché. Lors du pic épidémique, au début de décembre 2009, il y a eu une véritable angoisse de ne pouvoir satisfaire la demande en cas de ruée de la population. La négociation avec les laboratoires était, au début du moins, très centrée sur les délais de livraison et sur les capacités de production – question qui avait d’ailleurs été soulevée déjà dans le cadre de la préparation à une grippe H5N1. À cela s’ajoutait le fait que la France est l’un des très rares États à s’être engagés à fournir des vaccins à d’autres pays… Cette peur de la pénurie a été très réelle jusqu’au retournement brutal de situation intervenu vers le 20 ou 25 décembre 2009, moment où l’on a constaté la pléthore.

Le troisième point, sur lequel je suis en léger désaccord avec Didier Tabuteau, porte sur le principe de précaution. La réponse a été excessive par crainte d’une réponse insuffisante. L’application du principe de précaution, inscrit dans la Constitution, pose un énorme problème. En effet, si la loi du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement dite « loi Barnier » dispose que « l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves », comment proportionner une réponse à un risque inconnu ? C’est précisément ce qui conduit à la disproportion, par crainte de ne pas faire assez. La même question se pose pour le « coût acceptable ». Le texte est certes pédagogique, mais il est inapplicable.

Le quatrième point, que me suggère l’étude de l’histoire des épidémies, est qu’il est constant que l’épidémie, maladie du peuple, est une maladie plus politique que sanitaire. Les opinions publiques y ont toujours réagi d’une manière politique. Permettez-moi de vous lire à ce propos un texte cité dans un ouvrage de François Delaporte sur le choléra à Paris en 1832 : « Beaucoup de personnes en France n’avaient vu dans cette maladie qu’une direction donnée aux esprits par le gouvernement afin de détourner l’attention des affaires publiques ». Lorsque le choléra a commencé à tuer, on a dit que « le prétendu fléau n’était que l’exécution d’un projet d’extermination conçu par le gouvernement » après les Trois Glorieuses de 1830, dans un climat social tendu. Ce phénomène n’est pas propre à la France : « À l’apparition de cette maladie, le peuple de Revel, semblable à celui de toutes les cités russes, reste persuadé qu’il est empoisonné. Sa défiance devient extrême. Il refuse les secours de l’art, refuse jusqu’aux aliments qu’on lui distribue, éprouve une aversion insurmontable pour les hôpitaux et commence à méconnaître les voix puissantes de l’autorité. » L’épidémie suscite le doute. Dans un contexte politique tendu, on recourt à des métaphores militaires : la maladie est assimilée à une invasion et le virus à un ennemi, auxquels l’individu oppose des « défenses » immunitaires.

Je crois pouvoir faire l’hypothèse que ces épisodes de santé publique sont d’autant plus mal vécus que la société est clivée politiquement. C’est peut-être la raison pour laquelle la réaction a été très différente dans les pays nordiques, notamment en Suède, où 80 % de la population a été vaccinée. Faute d’une confiance suffisante entre les pouvoirs publics et l’opinion publique, une suspicion malsaine a joué. Je ne crois pas, bien sûr, qu’il y ait eu de complot de la part des opposants aux vaccins ou de sombres capitalistes, mais je pense que des messages inquiétants ont réveillé un fonds de représentations populaires qui remonte à 150 ans. A ainsi joué une coupure entre les élites et la masse, entre la parole des experts et le vécu des gens. Ce vécu s’exprime dans les réponses à une enquête d’opinion citées par l’un des experts auditionnés par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques : lorsqu’on demandait aux personnes interrogées si elles pensaient qu’elles contracteraient la grippe, puis, au cas où elles la contracteraient, si elles pensaient que ce serait grave, elles répondaient deux fois « non ». Le discours alarmiste est apparu en contradiction avec cet état de l’opinion publique et a semblé procéder d’une volonté sournoise d’exercer un inacceptable « contrôle des corps », selon l’expression de Michel Foucault. La résistance n’est pas liée à une mauvaise appréhension des risques ou à l’ignorance, mais elle est une sorte de sursaut face aux tentatives d’imposer une solution que l’on ne comprend pas. Cette réaction négative ne doit pas nécessairement être appréciée en termes négatifs.

Mon cinquième point a trait à la place des professionnels de santé. Si l’on rejouait aujourd’hui la pièce, je pense qu’on le ferait pratiquement dans les mêmes termes – on passerait les mêmes commandes et formulerait les mêmes hypothèses sur la couverture de la population. En revanche, on n’écarterait sans doute pas du dispositif l’extraordinaire potentiel que constituent les 55 000 médecins libéraux, les 60 000 infirmières, les 3 000 hôpitaux et les 22 000 officines de ce pays. Ces professionnels ont très mal ressenti leur exclusion et émis des anticorps davantage du fait de cette exclusion que de la politique sanitaire proprement dite, et c’est dans cette absence d’implication que réside, selon moi, la faiblesse de l’organisation choisie.

Cette défiance vis-à-vis des médecins tient à plusieurs raisons. Sans doute la crainte d’une pénurie a-t-elle joué, incitant à concentrer plutôt les vaccinations en certains lieux. On a également trouvé des arguments techniques, liés à l’impossibilité de fractionner les flacons de dix doses – mais, au point où on en était, on aurait fort bien pu le faire, quitte à en perdre quelques-unes. Sans doute considérait-on que la santé publique est, au fond, une politique régalienne, relevant de la responsabilité de l’État – des préfets plutôt que des professionnels de santé. D’où une organisation très militaire, hiérarchique – « top-down », dans le vocabulaire des consultants –, où l’autorité est une autorité d’ordre avant d’être une autorité de santé. L’ordre l’a emporté sur la santé, et il est à craindre que ce doive être encore le cas. On redoute l’anarchie et la prise d’assaut des pharmacies – le plan H5N1 prévoit d’ailleurs une protection policière des pharmacies en cas de pandémie.

Le dernier point, que l’on pourrait numéroter 5 bis, porte sur la crise de légitimité. L’État s’est dépouillé de sa légitimité au profit d’agences, de telle sorte que l’on ne sait pas où réside aujourd’hui la légitimité en matière de santé publique : appartient-elle à la Haute Autorité de santé, à l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, à l’Institut national du cancer, à l’Institut de veille sanitaire ou au ministère ? Qui a le droit de parler ? Est-ce la ministre, qui a créé toutes ces agences spécialisées ? Les Français voient mal où est le pouvoir réel et d’où vient l’analyse des questions de santé qui les concernent.

M. Jean-Pierre Door, rapporteur. Les deux exposés que nous venons d’entendre sont remarquables. Les gens ayant tendance à croire que ce qu’ils lisent dans la presse ou sur internet est la vérité, ils ont pris pour argent comptant les campagnes menées sur ces supports, où les termes mêmes de « virus » et de « pandémie » ont été galvaudés.

Il me semblerait utile d’essayer d’identifier, à partir des interventions de M. Tabuteau et de M. Le Pen, des pistes pour l’élaboration d’un nouveau plan, plus adapté à une nouvelle pandémie et exempt des dysfonctionnements que nous avons connus.

M. Didier Tabuteau. Il existe entre M. Claude Le Pen et moi-même, en dehors de l’interprétation du principe de précaution, un deuxième point de divergence. En effet, la présence de l’épidémie n’est pas constante depuis le xixe siècle : ce que nous vivons à cet égard depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, c’est une résurgence. Dans la deuxième moitié du xxe siècle, des épidémies dramatiques ont frappé le monde et la France, notamment en 1957-1958 et 1967-1968, en étant ignorées du grand public. Nous ne sommes donc pas confrontés à une réitération des épidémies qui, comme le choléra de 1832, scandaient le temps politique, mais à leur réapparition au terme de près d’un demi-siècle pendant lequel les pays riches, notamment européens, ont pu croire que le progrès médical avait permis de les surmonter. La conjonction du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), qui a donné lieu à la première intervention de l’OMS dans les politiques publiques des pays développés, de la menace du virus H5N1, qui présentait un taux de létalité très élevé, et du bioterrorisme qui a suivi le 11 septembre 2001, a ressuscité cette peur des épidémies dans des pays qui s’en croyaient protégés. C’est là que se situe le point de rupture et c’est alors qu’a été défini un plan de lutte contre la pandémie. Et ce phénomène ne peut que s’accentuer compte tenu des moyens dont nous disposons pour assurer la surveillance des virus. De fait, nous avons pu suivre en direct le franchissement des frontières par le SRAS et par les virus H5N1 et H1N1.

J’en reviens à ma proposition. Il faut réfléchir sur la manière dont est proférée la parole de santé publique dans un monde où l’information sur la santé est multiple et où la santé elle-même est un sujet majeur de préoccupation pour la population. À l’exception du cas catastrophique d’une épidémie imprévue qui se développerait en quelques jours, appelant une organisation administrative et militaire, les pouvoirs publics doivent avoir la capacité de produire du débat susceptible d’être repris par la société. Ainsi, des auditions publiques menées par les instances de santé existantes – des « hearings » à la française, qu’avait d’ailleurs prévues la loi de 2002 –, permettraient au public de s’approprier ce débat par tous les moyens de communication et le structureraient. Faute de débat contradictoire avec les partenaires socio-professionnels et associatifs sur ces questions, il sera impossible de gérer une pandémie ou une épidémie de ce type dans un système de santé organisée comme il l’est actuellement.

M. Claude Le Pen. Je partage l’opinion de M. Tabuteau sur ce dernier point. Pour ce qui est en revanche de la controverse académique consistant à savoir si l’on avait oublié les épidémies ou si elles réapparaissent en faisant ressortir un vieux fonds culturel, j’observe que la question se posait déjà en 1830 : on professait alors que la France était réfractaire aux agents pathogènes et que notre pays moderne ne pouvait pas souffrir d’une maladie du Moyen Âge. L’idée que la pathologie est toujours du passé et que la modernité nous en protège est un thème récurrent, du moins dans la période moderne. Les grandes maladies infectieuses relèvent d’un monde sous-développé, qui se caractérise par l’ignorance, l’insalubrité et la misère – association mise en lumière notamment par Louis Chevalier. La situation que nous évoquons aujourd’hui n’est certes pas la réplique d’une situation antérieure, mais il existe une constante : on oublie toujours la pathologie, qui revient toujours – comme la crise économique.

L’élaboration des politiques publiques devrait tenir compte de la dimension sociale et des représentations de la population, sans se limiter à une vision médicale et technocratique. S’il n’est pas plus foisonnant que par le passé, ce fonds s’exprime davantage : on ne pense pas plus qu’autrefois, mais on publie ses pensées sur Twitter ou sur le Net – y compris les plus inavouables, car la parole y est libre. Chacun de nous est un journal et la publication de la pensée privée change les termes d’une communication maîtrisée par des professionnels ou par des agences de communication. On ne peut plus commander la population comme on la commandait lorsque la parole légitime était unique et passait par un canal lui aussi unique.

Mme Marisol Touraine. Je tiens à remercier les deux intervenants pour leurs exposés très intéressants.

À vous écouter, il semble qu’une grande partie de l’échec viendrait de l’incapacité d’assigner des objectifs précis à la campagne de vaccination. Si les pouvoirs publics avaient mieux précisé l’objectif recherché, peut-être la suite aurait-elle été moins chaotique. Vous avez bien montré qu’il y avait maldonne dès le départ, quand on s’est arrêté au scénario d’une épidémie combinant la létalité du H5N1 et la contagiosité du H1N1. Cependant, ce scénario était disqualifié dès avant l’été. Pensez-vous que les pouvoirs publics ont eu le sentiment de ne pas pouvoir changer de discours politique ? Comment doit-on gérer l’évolution d’une crise ? N’aurait-il pas été possible d’expliquer que l’appréciation de la situation avait changé et que la politique devait changer en conséquence ?

Ma deuxième question porte sur la capacité à tenir un discours légitime dans une démocratie d’information. M. Houssin nous a expliqué la semaine dernière qu’internet était la cause de la crise, du fait de la diffusion d’informations erronées, mais son existence n’en est pas moins une donnée de fait. Pensez-vous que, dans une telle crise, la mise en réseau des acteurs « traditionnels » – instances ordinales, associations de médecins et associations de patients – suffit ? Est-ce la légitimité de la parole publique qui est en cause, ou celle de la parole des experts ? Si les instances ordinales avaient été impliquées, la communication et la conviction auraient-elles été meilleures ?

Enfin, je m’interroge sur l’idée selon laquelle une société clivée politiquement accorderait une moindre autorité à la parole publique. En France, une forte tradition étatique a peut-être nui à la démocratie au quotidien cependant que les pays du Nord, très démocratiques, connaissent d’importants débats. Notre pays ne paie-t-il pas aujourd’hui le fait de se vouloir de moins en moins étatiste sans s’être doté d’instances de débat public dignes d’une démocratie de l’âge de l’information ?

M. Claude Le Pen. Je ne suis pas loin de le penser.

Les commandes de vaccin révèlent une stratégie réfléchie – même si l’on ne s’est pas donné les moyens de la mettre en œuvre. La commande de 94 millions de doses de vaccin s’explique en effet par le calcul suivant : sur 60 millions de personnes, on a considéré que 20 % ne se feraient pas vacciner ; il restait alors environ 45 millions de personnes à vacciner, à raison de deux doses par personne. Pour être cohérent et écouler toutes ces doses, il aurait néanmoins fallu s’y prendre autrement : on ne vaccine pas 45 millions de personnes en les convoquant dans des gymnases le samedi après-midi.

Il y a eu, en fait, deux stratégies : l’une de vaccination de masse, pour les commandes, et l’autre de vaccination élitiste, centrée sur les groupes à risque et non cohérente avec la première – je n’ai, pour ma part, reçu mon bon de vaccination qu’en février, comme certains d’entre vous sans doute. Soit on a commandé trop de doses pour le modèle de vaccination retenu, soit on n’a pas retenu le bon modèle de vaccination pour le nombre de doses commandées.

Par ailleurs, je tiens à insister sur le fait qu’il faudra impliquer à l’avenir les professionnels, par l’intermédiaire de leurs institutions, de leurs organisations, de l’ordre des médecins et des organisations syndicales. Lors de la préparation du plan H5N1, j’ai été frappé par les excellents commentaires des syndicats de pharmaciens et de médecins au sortir de la petite cellule de crise réunie pour l’occasion. Malgré quelques divergences, les travaux avançaient bien. Or, lors du passage à l’exécution, les professionnels ont été éliminés. C’est là encore une forme de contradiction.

Quant à changer de politique en cours de route, c’est très difficile. La tentation d’un gouvernement est de rester droit dans ses bottes, de peur de troubler davantage l’opinion publique en changeant de politique.

M. Didier Tabuteau. Pour ce qui est de la légitimité de l’État, il ne faut pas oublier que, si la France est un pays colbertiste, doté d’un État fort, ce n’est pas vrai dans le domaine de la santé, où la compétence a été communale et l’intervention de l’État très modeste aux xviiie et xixe siècles, à l’exception de certains cas d’épidémie. L’État n’a commencé à acquérir une légitimité en ce domaine que dans les années 1990, après le drame du sang contaminé et la crise de la vache folle.

Par ailleurs, il me semble que la sécurité sanitaire et les crises de la fin du xxe siècle nous ont appris que la réévaluation permanente des décisions était une nécessité et que cette capacité de se remettre en cause à mesure qu’évoluent les connaissances était la meilleure manière d’appliquer l’obligation de précaution que j’évoquais tout à l’heure.

M. Jean Mallot. Je reviendrai sur le cinquième point évoqué par M. Claude Le Pen. Au printemps 2009, la question de la pandémie était essentiellement abordée par le Gouvernement et par la presse sous l’angle de ses conséquences économiques : sans trains ni métros, et avec des entreprises paralysées, le pays allait s’arrêter. Vous avez par ailleurs relevé que l’État s’était dépouillé de sa légitimité au profit des agences – et nous travaillons par ailleurs, dans le cadre d’autres missions d’information, sur les autorités administratives indépendantes. Pensez-vous qu’il faille remettre en cause cette situation pour rendre à l’État du pouvoir – et, si c’est le cas, comment ? À défaut, ne pourrait-on faire en sorte que l’État conserve une légitimité réelle ?

M. Claude Le Pen. Les agences ont été créées parce qu’on pensait que l’État n’avait pas les capacités d’expertise nécessaires ou manquait de moyens matériels. On a donc créé des zones d’expertise indépendante, pour préserver la décision publique de toute suspicion, notamment du soupçon d’être inspirée par des experts choisis. Il s’agissait là d’un modèle de « démembrement » démocratique, destiné à bien séparer ce qui relève de la science et ce qui relève du choix public. Mais, dans cette logique, il faut laisser les agences aller jusqu’au bout, et créer par exemple une agence chargée de la sécurité face aux pandémies, qui donne les directives. La ministre ne doit pas interférer dans l’élaboration par ces agences de leurs recommandations, ni même peut-être dans leur financement, se contentant de contrôler leur bon fonctionnement, de veiller à leur coordination et à être garante de leur sérieux et de leur scientificité. La situation actuelle est un entre-deux. Cela étant, le mouvement engagé ne paraît pas réversible et je ne pense pas qu’il soit question de reconstituer avenue de Ségur le ministère d’antan.

Pour la plupart d’entre elles, ces agences ne fonctionnent pas trop mal. On a cependant pu déplorer parfois l’absence d’une agence spécifiquement consacrée au traitement des catastrophes sanitaires, qui aurait permis un meilleur fonctionnement. Aujourd’hui, il y a à la fois trop d’agences et pas assez. On ne sait plus si la légitimité politique réside dans la technique – établir un plan et décider – ou dans la communication en direction des Français, dans le choix principiel entre une vaccination générale et une vaccination élitiste.

M. Philippe Vitel. J’interpréterai sous un autre angle les questions de M. Mallot. L’une des conclusions de la commission d’enquête sur la canicule a été que les structures, qui étaient alors moins nombreuses qu’aujourd’hui, n’avaient pas su travailler d’une manière transversale. La transversalité a-t-elle gagné à leur multiplication ? Certaines structures ont-elles failli ? La remontée d’informations vers le sommet de la pyramide – le bureau du ministre – s’est-elle faite correctement ?

M. Claude Le Pen. Ces agences communiquent peu entre elles, sauf lorsqu’on invite leurs directeurs à un colloque !

M. Didier Tabuteau. Je vois les choses un peu différemment. Avant la création des agences, on ne pouvait pas prononcer les mots de « santé publique » au ministère de la santé, qui ne possédait aucune expertise permettant de faire face à quelque problème que ce soit. En cas de difficulté, un conseiller constituait un groupe de travail informel en réunissant quelques médecins de sa connaissance. Les agences ont apporté à ceux qui doivent prendre des décisions sur des sujets difficiles une expertise et une capacité sans aucune mesure avec ce dont on disposait auparavant. De quelques centaines de cadres administratifs, on est passé à plus de 10 000 personnes travaillant exclusivement pour la santé publique et produisant de l’expertise et des connaissances. C’est un autre monde.

Les agences ont été créées comme des « bras armés » permettant à l’État de connaître la situation et de réagir au mieux. C’est la raison pour laquelle elles ont été conçues, non comme de grandes structures administratives employant un personnel nombreux, mais comme des unités ne comptant jamais plus de 1 000 personnes, disposant d’une forte réactivité et en relation étroite avec les réseaux scientifiques nationaux et mondiaux de manière à faire remonter rapidement l’information pour donner au ministre tous les éléments nécessaires à la prise de décision. En effet, en dehors de très rares délégations de compétences, ces agences, parce que créées par réaction à une période où l’État n’exerçait pas assez de responsabilités, ont pour mission de permettre au ministre d’assumer sa responsabilité incessible en matière de santé publique.

C’est d’ailleurs ainsi que les choses fonctionnent aux États-Unis, pays pourtant peu suspect de colbertisme : le secrétaire d’État à la santé détermine sa politique en s’appuyant sur l’expertise fournie par le Center for Disease Control and Prevention (CDC), par la Food and Drug Administration (FDA), par les National Institutes for Health (NIH) et par d’autres agences encore.

Sous réserve d’éventuels dysfonctionnements dont je ne suis pas informé, je suis persuadé que, constitué surtout depuis les années 1998-2002 où l’on a commencé à avoir une perception plus aiguë des risques de santé publique, ce dispositif d’agences assistant le ministre et fortement intégrées dans les circuits administratifs comme dans les réseaux d’expertise est nécessaire pour faire face aux urgences.

M. Patrice Debray. Médecin généraliste, j’ai eu, dès le début, le sentiment que l’on réagissait à l’épidémie comme si l’on était en face du virus H5N1, alors qu’il s’agissait du H1N1, de sorte que la réponse a été inadaptée et surdimensionnée. Ensuite, il était en effet très difficile de revenir en arrière. Disposait-on ou non des éléments qui auraient permis de gérer le risque de façon plus adéquate ?

Je continue d’exercer, dans le cadre d’une maison médicale pluridisciplinaire regroupant six généralistes. Nous avons été associés aux discussions initiales sur la façon de gérer cette crise sanitaire mais je dois humblement reconnaître que nous avons manifesté des réticences en ce qui concerne notre participation à la campagne de vaccination : nous ne disposions pas de vaccins unidoses, ce qui nous aurait obligés à regrouper les rendez-vous, et, surtout, nous ne savions pas grand-chose des éventuelles réactions post-vaccinales ; or nous avions le souvenir d’avoir dû interrompre la vaccination contre l’hépatite B parce qu’on redoutait qu’elle ne contribue à l’apparition de scléroses en plaques. Prétendre que l’on a écarté les médecins libéraux de cette campagne n’est donc que la moitié de la vérité : nous n’étions pas très enthousiastes !

M. Claude Le Pen. Je n’ai pas d’éléments en ce qui concerne votre premier point. Ce que je puis dire, c’est qu’à l’époque, on a rappelé que le virus responsable de l’épidémie de grippe espagnole de 1919 était un virus H1N1. Le souvenir de ce précédent, les nouvelles venant du Mexique et le fait que l’agent de transmission était l’oiseau, tout cela a joué en faveur d’un scénario pessimiste. D’autre part, on était mal informé de ce qui se passait dans l’hémisphère Sud – les informations venant d’Australie étaient très contradictoires – alors que cela aurait dû constituer un test en vraie grandeur.

M. le Président Jean-Christophe Lagarde. Mais on savait ce qu’il en était dans nos territoires d’outre-mer…

M. Claude Le Pen. Certes, et les premiers doutes sur la létalité de l’épidémie ont surgi quand on a constaté qu’il n’y avait pas eu autant de décès qu’on le redoutait dans l’hémisphère Sud. On n’en est pas moins resté au scénario catastrophiste pour un certain temps encore.

Point qui n’a pas été souvent signalé : on a produit en France, dans le même temps, le vaccin contre la grippe H1N1 et le vaccin interpandémique classique, la CNAM envoyant pour ce dernier des bons aux patients de plus de soixante-cinq ans et à certains patients en affections de longue durée. D’où une certaine confusion dans l’esprit de nos compatriotes. À un moment, on a même dit et écrit que le vaccin interpandémique, qui bénéficie d’une certaine confiance, pouvait peut-être protéger « un peu » de la grippe H1N1.

M. Jean-Paul Bacquet. Un « on-dit », précisément !

M. Claude Le Pen. Tout a été dit, et le contraire de tout, ce qui explique le trouble de l’opinion.

Quant aux accidents postvaccinaux, ils ont fait l’objet d’un suivi exemplaire. L’apparition de la moindre rougeur était rapportée au journal télévisé ! Mais on n’a pas constaté d’accident grave, y compris du fait des adjuvants, chez les centaines de milliers de personnes vaccinées.

M. le Président Jean-Christophe Lagarde. Sur ce point, tout le monde est d’accord.

M. Didier Tabuteau. C’est bien parce que les médecins et autres professionnels de santé ont eu des réticences à s’engager dans la campagne de vaccination que je parle d’une occasion manquée. On avait là une chance de les mobiliser pour une importante action de santé publique, mais cela supposait de ne pas attendre septembre ou octobre pour les solliciter : il fallait les associer à la préparation de la circulaire du 21 août et, plus largement, à l’élaboration de la stratégie. Leurs réticences auraient alors été moindres.

M. Jean-Marie Le Guen. Je suis un peu étonné d’entendre mettre en cause les agences. Si je ne m’abuse, de toutes les crises sanitaires de ces vingt dernières années, celle-ci est sans doute celle où elles sont le moins intervenues. Sa gestion a en effet été intégralement prise en charge par l’administration : pour partie par le ministère de la santé, avec un directeur général de la santé cumulant cette fonction avec celle de délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire (DILGA), et pour partie par le SGDN et par le ministre de l’intérieur, omniprésents ! Certes, l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) est une agence – mais une agence de moyens, et encore… Quant à l’INVS, son rôle a été relativement modeste et, au demeurant, il n’est pas compétent pour tous les risques, ce qu’on peut regretter.

Que cette crise de santé publique ait été gérée par le cœur du cœur de l’appareil d’État, voilà déjà qui fait question.

Au surplus, cette intervention a été celle d’un État puissant comme jamais, échappant à tout contrôle du Parlement. Il a en effet décidé d’engager des centaines de millions d’euros sans en référer au Parlement et il a fait de même pour la définition de la stratégie de vaccination. Il a en outre réquisitionné des internes, désorganisant notre appareil de soins, et a révoqué ad nutum des responsables d’administrations sanitaires et sociales. Chaque jour, des conférences de presse se tenaient au ministère de la santé, animées par la ministre elle-même, entourée de tous les responsables de l’administration. Dans ces conditions, je m’étonne qu’on s’interroge sur le point de savoir si l’État avait les moyens d’agir.

Je m’étonne également que vous prétendiez, monsieur Le Pen, que cet État pouvait difficilement faire marche arrière. Pourquoi alors avoir écrit tant d’excellents articles dans les journaux, tout au long de la crise ? Vous exposiez dans Le Figaro tout ce que l’État aurait dû faire : quelle conception avez-vous donc des politiques pour penser qu’ils ne pouvaient comprendre vos arguments et modifier leur approche ?

Nous discutons beaucoup de la stratégie de vaccination et des achats de vaccin, mais il y a un élément qui est peu pris en considération : c’est qu’il était impossible aux laboratoires de livrer les vaccins en temps et en heure. Si le désir de se faire vacciner s’était maintenu au niveau où il était les premiers jours, on se serait heurté à une pénurie massive. Les 90 millions de doses ne seraient jamais arrivées à temps pour satisfaire la demande ! Quelles tensions n’aurions-nous pas eu à affronter si l’épidémie n’avait pas été bénigne ! Dès lors, à supposer que les Français aient été tous volontaires pour se faire vacciner, convenait-il de leur laisser croire qu’il y aurait un vaccin pour chacun ? De leur répéter que le vaccin était le principal rempart contre l’épidémie ?

M. Didier Tabuteau. La question du rôle des agences de santé publique me paraît à moi aussi importante – il faudrait d’ailleurs y ajouter celle du rôle du Haut Comité pour la santé publique, qui aurait dû être majeur dans la définition de la stratégie vaccinale et thérapeutique. J’ai essayé, sans y réussir, de dresser un historique des saisines officielles de ces instances. Mon sentiment est qu’elles ont été beaucoup moins présentes que pendant la crise de la vache folle, par exemple. Or leur intervention aurait eu le mérite de faire pièce à la constitution, ici et là, de groupes de travail informels. La saisine officielle permet de s’appuyer sur des agences préétablies, ayant une compétence précise et reconnue et des règles de fonctionnement claires, rodées pour répondre dans de bonnes conditions aux questions posées mais aussi rassemblant, à côté des experts du sujet, des spécialistes de méthodologie ou d’épidémiologie, des sociologues ou des représentants d’associations de patients. Il me semble donc qu’une des leçons à tirer de cette crise devrait être la nécessité d’élaborer une procédure de gestion de crise de façon à utiliser toutes ces institutions de façon optimale et « audible » : loin d’affaiblir le rôle de l’État, cela ne peut que le conforter.

M. Claude Le Pen. Nous n’attaquons pas les agences ni ne mettons en cause leur existence. Simplement nous observons qu’elles ont été créées en fonction des circonstances, d’où le besoin de les coordonner et de combler certaines lacunes, et nous posons la question de la répartition de la légitimité entre l’État et ses « bras armés » : qui commande ? Pourquoi l’État a-t-il agi sans elles – le cerveau sans ses bras – ? Il en est résulté un trouble auquel, pensons-nous, on peut parer en organisant mieux leur action commune, ce qui peut aller jusqu’à changer le modèle d’État dans ce domaine de la santé qui a, en France, une spécificité pour des raisons historiques : si l’État doit agir à travers ses agences, il doit leur conférer une certaine légitimité, leur permettant d’émettre des recommandations sans aucune interférence de sa part – et nous n’en sommes pas tout à fait là.

Quant à la possibilité ou non de changer de politique… Je ne suis qu’un modeste publiciste qui écrit dans les journaux qui veulent bien l’accueillir, et je suis persuadé que les politiques font ce qu’ils peuvent. La sociologie des organisations – ou, plus largement, de la décision car le problème n’est pas propre à la politique – montre que, plus une organisation est grande, moins les politiques sont flexibles. On peut les ajuster, mais il est très difficile d’en changer en cours de route : c’est considéré comme un aveu d’échec. Les décideurs tendent à aller au bout de leurs convictions, considérant qu’ils ont charge d’âmes et que leur trouble se communiquerait à leurs troupes. Ils doivent faire semblant d’avoir raison et, s’ils ont des doutes, les cacher. Que ce soit regrettable, j’en conviens, et de même je vous accorde volontiers qu’en l’espèce, il eût fallu changer la politique suivie. Quant à savoir ce qu’il en sera à l’avenir…

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Quelle est votre réponse, s’agissant de la légitimité de l’alerte, au niveau national et au niveau international ? Par ailleurs, M. Debray a rappelé qu’on avait opposé au virus H1N1 une réponse conçue pour le H5N1, ce qui pose non seulement la question de l’adaptation des politiques, mais aussi celle des conceptions du profane en matière médicale. Nous avons grandi dans la certitude que les antibiotiques, la cortisone, etc. soigneraient tous nos maux et nous nous comportons comme si la grippe était une maladie bénigne. Cette mauvaise perception des risques et des incertitudes médicales n’a-t-elle pas joué un rôle négatif ?

Par ailleurs, puisque vous avez insisté sur le caractère proportionné que doit avoir la réaction, comment évaluer cette proportionnalité ?

L’administration de la santé a invoqué un argument de responsabilité médicale, en cas d’accidents postvaccinaux : n’y avait-il pas d’autre moyen de couvrir ce risque d’assurance que de regrouper les médecins en les réquisitionnant ?

Enfin, vous avez relevé qu’on a produit en même temps le vaccin contre la grippe classique et le vaccin contre le virus H1N1. Dans la mesure où, au moment où on a passé commande de ce dernier, on redoutait une pandémie fortement létale, ne pouvait-on établir un ordre de priorité ? Comment expliquez-vous qu’on ne l’ait pas fait ?

M. Claude Le Pen. Je ne l’explique pas. Je sais seulement que cela a posé problème à la firme produisant le vaccin contre le H1N1, et entraîné un certain retard dans les livraisons. Mais le virus de la grippe classique étant présent, même si c’était « à bas bruit », on n’a sans doute pas jugé opportun d’interrompre la procédure de vaccination habituelle. En outre, il en est comme de ces gros pétroliers qu’on ne peut pas arrêter en se contenant de mettre au point mort…

M. Didier Tabuteau. L’alerte était-elle légitime ou non ? J’avoue ne pas savoir répondre à cette question indéniablement majeure, faute de connaître les données dont disposaient l’OMS et les institutions de santé nationales. Mais j’attends avec beaucoup d’intérêt les travaux qui seront produits sur le sujet.

Quant à la proportionnalité de la décision, je ne suis pas choqué qu’on se soit fixé pour objectif de vacciner toutes les personnes qui le souhaitaient. C’est d’ailleurs ainsi qu’on agit pour la grippe saisonnière et cela répondait à l’attente de la population, telle qu’on pouvait la percevoir en septembre-octobre. Cette demande de protection était légitime et je rappelle qu’on y a répondu par d’autres moyens : ainsi je n’aurais garde d’oublier la campagne en faveur des mesures d’hygiène, qui a certainement servi contre d’autres maladies que la grippe H1N1.

Cela étant, même s’il faut prendre en compte une certaine proportion de refus de vaccination – que je suis incapable d’évaluer mais qui commandait peut-être de ne pas aller jusqu’à 94 millions de doses –, je le répète, la décision prise en juin-juillet ne me choque pas au regard du critère de proportionnalité, mes réserves portant plutôt sur le fait qu’on n’a pas mené la politique que cela impliquait.

Sur le problème de la responsabilité, je dois avouer mon incompréhension. J’avais cru comprendre que le vaccin ferait l’objet d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) normale. Dès lors, nous devions être dans le champ d’une responsabilité de droit commun, tant pour le producteur que pour le prescripteur. Si le produit avait été utilisé sans AMM ou hors AMM, c’est l’article L. 3131-3 du code de la santé publique qui se serait appliqué : en cas de menace sanitaire grave, « les professionnels de santé ne peuvent être tenus pour responsables des dommages résultant de la prescription ou de l’administration d’un médicament », et c’est l’État qui assume cette responsabilité. Mais, si le vaccin, comme on l’a dit, avait été évalué normalement et avait obtenu une AMM, je ne vois pas en quoi un régime dérogatoire aurait été justifié ! Certes, depuis 1976 et les cas de syndrome Guillain-Barré enregistrés aux États-Unis après une campagne de vaccination contre la grippe porcine, les entreprises pharmaceutiques entretiennent quelques inquiétudes, et on aurait à la rigueur pu prendre une mesure législative. Mais je ne suis pas sûr que cela aurait rassuré – au contraire même, on aurait sans doute accru les doutes de la population.

Mme Dominique Orliac. Vous pensez qu’à l’avenir, le seul grand changement à apporter à la gestion d’un risque pandémique consisterait à y associer les professionnels de santé. Mais, parmi les raisons pour lesquelles on ne l’a pas fait en 2009, il en est une que vous n’avez pas mentionnée et qui a pourtant été avancée : c’est le coût. Peut-on évaluer le surcoût qu’aurait eu la vaccination par ces professionnels, par rapport au dispositif choisi par le Gouvernement ?

D’autre part, monsieur Tabuteau, au moment où l’on s’attendait à une grippe fortement létale, on avait prévu de faire prendre en charge par le SAMU les patients présentant un syndrome grippal ou ayant été en contact avec un malade ; le SAMU les aurait conduits à l’hôpital où on leur aurait administré du Tamiflu. Cette mesure vous semblait-elle appropriée à un risque épidémique comme celui-là ? Cependant, par la suite, le Tamiflu a été donné sans formalité. Cette attitude fluctuante, qu’on retrouve dans l’information dispensée aux Français, ne vous semble-t-elle pas avoir eu un rôle négatif ?

M. Claude Le Pen. Les généralistes ont dit qu’on ne les avait pas mobilisés pour éviter d’avoir à les payer, mais je ne crois pas que ce soit la raison décisive, qui se trouve plutôt à mon avis dans l’organisation « militaire » de la vaccination et dans la peur d’une pénurie. Je pense d’ailleurs qu’on aurait pu négocier un tarif avec les médecins pour faire autrement qu’on a fait…

M. Jean-Paul Bacquet. L’argument de la traçabilité a également été avancé.

M. Claude Le Pen. En fait, on a multiplié les arguments, mais plus pour justifier la décision a posteriori que pour la peser a priori : conditionnement en dix doses, traçabilité, coût… La raison profonde est qu’on voulait une organisation strictement encadrée, reposant sur des gens qu’on contrôlait.

M. Didier Tabuteau. Je ne suis pas compétent pour juger des conditions de prescription du Tamiflu, mais cela ne me choque pas qu’on ait opté pour une prise en charge des premiers cas à l’hôpital, puis qu’on soit revenu sur ce choix : la gestion de l’épidémie doit être évolutive. En revanche, il me semble essentiel d’indiquer clairement au départ que les décisions sont prises pour un temps limité et qu’elles seront révisées à la lumière des nouvelles informations disponibles. À la différence de Claude Le Pen, je pense que le politique a la capacité de réviser ses décisions, d’autant que vingt ans de gestion des problèmes de sécurité sanitaire lui en ont appris la nécessité : toute décision est appelée à être revue, au bout de vingt-quatre heures ou d’un mois. Et si on lui explique clairement cela, la population est parfaitement en mesure d’admettre ces ajustements.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Merci à tous deux.

La séance est levée à seize heures trente-cinq.