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Commission d’enquête sur la manière dont a été programmée, expliquée et gérée la campagne de vaccination de la grippe A(H1N1)

Mardi 27 avril 2010

Séance de 16 heures 20

Compte rendu n° 15

Présidence de M. Jean-Christophe LAGARDE, Président

– Audition de M. le Professeur Antoine Flahault, directeur l’École des hautes études en santé publiques

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR LA MANIÈRE DONT A ÉTÉ PROGRAMMÉE, EXPLIQUÉE ET GÉRÉE
LA CAMPAGNE DE VACCINATION CONTRE LA GRIPPE A(H1N1)

Mardi 27 avril 2010

La séance est ouverte à seize heures vingt.

(Présidence de M. Jean-Christophe Lagarde, président de la commission d’enquête)

La Commission d’enquête sur la manière dont a été programmée, expliquée et gérée la campagne de vaccination contre la grippe A(H1N1) entend M. Antoine Flahault, directeur de l’École des hautes études en santé publiques.

M. Antoine Flahault prête serment.

M. Antoine Flahault, directeur de l’École des hautes études en santé publique. Je souhaite au préalable signaler que je n’ai aucun conflit d’intérêt direct, mais un conflit indirect : un membre de ma famille est salarié du LEEM – Les Entreprises du médicament –, qui représente les entreprises du secteur de l’industrie pharmaceutique en France.

L’alerte concernant la pandémie grippale a été donnée en avril 2009 depuis le Mexique. Les États-Unis et le Canada ayant très rapidement pu identifier et isoler le virus, la première question qui s’est posée a été celle de sa contagiosité. Avait-on affaire à un virus de la grippe se comportant de façon inhabituelle ? Alors que pour le SRAS, en 2003, les premiers articles scientifiques étaient parus après la fin de l’épidémie, dans le cas de la pandémie de grippe A(H1N1), les premières séries d’articles ont été publiées depuis le Mexique dans le mois qui a suivi l’alerte donnée par l’Organisation mondiale de la santé. Ils nous ont rapidement permis de calculer ce que l’on appelle le taux de reproduction de base, mesure épidémiologique du nombre de cas secondaires générés par un cas index. L’ajustement de la courbe exponentielle sur la première série venant du Mexique a montré que ce taux de reproduction était de 1,4, avec un temps de génération de trois jours entre deux cas. C’était le signe d’un virus de la grippe au comportement normal. Ainsi, dès le début du mois de mai, on était capable d’affirmer que cette maladie avait un potentiel pandémique et que son comportement était classique.

En effet, le taux de reproduction signe la souche virale. Par exemple, la rougeole a un taux de reproduction de 20, le plus élevé. Si un enfant atteint de cette maladie est mis en contact avec une classe de maternelle ou une crèche dans laquelle aucun enfant n’est vacciné – ce qui ne serait plus possible aujourd’hui –, il pourra provoquer à lui seul vingt cas secondaires. Pour la grippe, ce taux de reproduction était donc de 1,4. Cela peut sembler faible, mais c’est suffisant pour que le virus fasse assez rapidement le tour de la planète.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. De quand date cette information ?

M. Antoine Flahault. Du tout début du mois de mai 2009. Dès le 18 mai, nous avons pu envoyer les résultats de nos premiers travaux, réalisés avec une équipe comprenant des chercheurs de l’INSERM et de l’INRA. L’étude, parue le 12 août 2009 dans une revue en libre accès publiée en ligne, BMC infectious diseases, élaborait différents scénarios pour les dix-huit mois à venir.

Je rappelle que la modélisation mathématique n’est pas en soi prédictive : elle sert seulement de « planche à dessin » pour les politiques de santé publique, notamment lorsqu’il s’agit d’envisager des interventions telles que la vaccination d’une part donnée de la population. Toutefois, le scénario que nous avions jugé le plus probable s’est finalement à peu près réalisé. Écartant l’hypothèse d’une très forte couverture vaccinale à partir de septembre – il était en effet assez facile de prévoir qu’aucun vaccin ne serait disponible à cette date –, nous avions suggéré qu’une demi-vague épidémique se produirait dans l’hémisphère Sud à partir de la fin du mois de juillet et s’arrêterait assez brutalement au tout début du mois d’octobre. C’est ce qui s’est produit, à ceci près que l’on ne sait pas encore s’il s’agissait vraiment d’une demi-vague. Si c’est le cas, nous pensons que l’autre moitié surviendra entre mai et septembre 2010.

L’article paru dans BMC prévoyait également qu’une vague unique se produirait dans l’hémisphère Nord, démarrant à partir de septembre-octobre 2009 et se terminant au début de l’année 2010, sans résurgence au printemps et en été. Nous n’avions pas poussé plus loin nos simulations, en ébauchant par exemple un scénario pour l’hiver prochain.

Répondant à la presse, notamment dans des articles du Monde et de Libération, nous avions évoqué au tout début du mois de mai 2009 trois modèles possibles pour l’épidémie. Le premier était celui d’une pandémie de type SRAS, qui disparaîtrait spontanément sans réapparaître au cours de l’hiver 2009-2010. Nous n’y croyions pas vraiment, car le SRAS est une maladie très bruyante. Cette pneumopathie atypique conduit très souvent à l’hospitalisation, parfois en réanimation, et aucun cas asymptomatique n’a été identifié à ce jour. Il fut donc relativement facile à l’époque de stopper les malades sur le tarmac des aéroports et d’empêcher l’éclosion de foyers secondaires – avec quelques exceptions, comme à Toronto. Il n’y a donc pas eu de pandémie avec le SRAS, au contraire du scénario qui s’est produit avec la grippe H1N1.

Le deuxième modèle, celui d’une pandémie incontrôlée, a été très souvent évoqué. C’est celui d’une pandémie prenant une allure catastrophique, comparable à celle de 1918 – le virus H1N1 a en effet une parenté avec celui de la grippe espagnole. Nous n’y croyions pas vraiment non plus, car nous ne sommes plus en 1918 : nous disposons aujourd’hui de traitements antiviraux, mais aussi d’antibiotiques contre les complications de la grippe, de systèmes de réanimation, etc. En outre, en 1918, la notion de virologie était absente des connaissances scientifiques. Nous ne pensions donc pas que le monde développé pourrait connaître ce type de scénario.

Nous évoquions finalement un troisième modèle, celui d’une « pandémie des temps modernes », qui s’apparenterait davantage à celles de 1957 et 1968, les deux dernières pandémies de l’époque moderne.

À la fin du mois d’août 2009, une question demeurait pendante dans la communauté scientifique, probablement la plus difficile à résoudre quand une épidémie survient, celle de la virulence : quelle mortalité attribuer à cette maladie ? Une telle question est très complexe s’agissant de la grippe. Ainsi, en ce qui concerne la grippe saisonnière, on évoque 6 000 décès en France chaque année, et 36 000 aux États-Unis. Or, cette mortalité en excès n’est pas vue par les médecins, dont les certificats de mortalité ne font connaître que 600 décès par an pour cette maladie, soit le dixième du chiffre estimé par les épidémiologistes. On observe le même phénomène en Grande-Bretagne, en Australie, aux États-Unis : une mortalité en excès très importante – de l’ordre de 1 cas pour 1 000 affections dues à la grippe saisonnière –, mais que les médecins ne voient pas.

Par ailleurs, la mortalité peut prendre trois aspects. Elle peut d’abord être directe, ce qui est rarissime dans le cas de la grippe saisonnière. En France, les bases de données du PMSI – Programme de médicalisation des systèmes d’information – montrent que dans les cinq dernières années, on n’a observé que cinq à six cas par an de syndrome de détresse respiratoire aiguë dû à la grippe saisonnière, et entre un et trois décès par an. Mais à la fin du mois d’août 2009, l’expérience de l’hémisphère Sud n’était pas du tout celle-ci : la mortalité directe y était de l’ordre de 1 pour 10 000, c’est-à-dire cent fois supérieure à celle qui est observée d’habitude avec la grippe saisonnière. C’est ce qui nous a fait écrire dans PLoS Currents : Influenza que la virulence vraiment attribuable à la mortalité directe semblait élevée avec cette grippe pandémique. Quant à la mortalité indirecte, il est trop tôt pour se prononcer. En France, au lieu d’avoir un à trois décès par le syndrome de détresse respiratoire aiguë, on a connu environ 300 décès – soit cent fois ce à quoi on se serait attendu avec une grippe saisonnière –, et environ 1 200 hospitalisations pour syndrome de détresse respiratoire aiguë, à comparer aux 5 hospitalisations causées chaque année par la grippe saisonnière. Le visage pris par cette grippe H1N1 pandémique était donc particulier.

Cette différence entre mortalité directe et indirecte nous a semblé particulièrement difficile à faire passer dans les médias. Nous avons donc publié un livre chez Plon, avec Jean-Yves Nau, et ouvert un blog – qui est d’ailleurs toujours en activité –, afin de tenter d’expliquer au public ces concepts compliqués.

Autre concept important à comprendre, celui de létalité, qui désigne la proportion des malades qui décèdent à l’hôpital. Une étude importante parue le 4 novembre 2009 dans le Journal of the american medical association nous apprend que les enfants, s’ils sont souvent atteints par le virus H1N1, en meurent beaucoup moins que les jeunes adultes et les adultes âgés. Les adultes ont le même taux de létalité dans une tranche d’âge allant de 18 à plus de 70 ans, alors que ce taux est dix à cent fois inférieur chez les enfants et les tout petits enfants.

À partir de l’automne 2009, les résultats de recherche commencent à affluer, nous donnant d’autres éléments de connaissance. On se rend ainsi compte que la distribution d’âges des cas de H1N1 pandémique est superposable à celle des cas saisonniers de H1N1, mais assez différente de la distribution d’âges des cas saisonniers de grippe H3N2 – c’est-à-dire la grippe de Hongkong, alors que la grippe saisonnière H1N1 est une résurgence de la grippe de 1918. La grippe pandémique se comporte donc comme une grippe H1N1 normale. Mais on observe aussi que très peu de gens âgés de plus de 60 ans contractent le virus H1N1 saisonnier : c’est ce qui relève de l’expérience vécue dans l’hémisphère Sud, confirmée depuis dans l’hémisphère Nord. Ce fait est important parce qu’il signifie que la mortalité indirecte sera probablement beaucoup moins importante que celle de la grippe saisonnière, laquelle est, depuis 1968, essentiellement due au virus H3N2.

À ma connaissance, les seuls à avoir mis en évidence cette mortalité indirecte sont les CDC, centers for disease control and prevention, qui assurent la surveillance en temps réel de 122 villes nord-américaines et publient chaque semaine un bulletin à ce sujet. Dès le mois de septembre, la mortalité indirecte y avait atteint la valeur attendue pour la saison. L’excès de mortalité est assez aisé à calculer : il suffit, à un moment donné, de comparer le taux de mortalité à celui que l’on observait les années précédentes, en l’absence d’un virus H1N1 pandémique. Cette comparaison est d’autant plus facile qu’aux États-Unis il n’y a pas eu de grippe au mois de septembre depuis plus de vingt ans.

Je terminerai par un article important paru le 22 avril dans la revue Nature, et qui dresse le portrait de cette pandémie un an après son apparition. Il met en lumière des travaux effectués par Mme Viboud au National institute of health – équivalent américain de l’INSERM – et parus dans PLoS Currents : Influenza. Ils montrent qu’au États-Unis, le nombre de certificats de décès confirmés a été faible par rapport à la mortalité habituellement enregistrée au cours des saisons et des pandémies passées – même si une enquête des CDC montre une sous-estimation de la mortalité rapportée à l’Organisation mondiale de la santé. Les estimations de Mme Viboud conduisent à attribuer 44 000 décès à la grippe H1N1, un chiffre proche des 36 000 décès enregistrés en moyenne lors des épidémies de grippe saisonnière aux États-Unis. Mais plus intéressante est la tentative de Mme Viboud de chiffrer le nombre d’années de vie perdues, car ce sont plutôt des jeunes qui décèdent de la pandémie H1N1, contrairement à ce qui se passe pour la grippe saisonnière. Cet indicateur permet de prendre en compte la différence entre le décès prématuré d’une personne de quatre-vingt-quinze ans, dont l’espérance de vie n’est que de quelques mois, et celui d’une personne plus jeune. Or ce nombre d’années de vie perdues en raison de la pandémie H1N1 aux États-Unis est comparable à celui que l’on a pu calculer lors des deux dernières pandémies : plus important qu’en 1968, mais moins qu’en 1957. C’est ce qui laisse penser que nous avons connu une forme de « pandémie des temps modernes ».

Nous avons ainsi assisté, sur toute la planète, au remplacement de toutes les souches virales en circulation par la souche H1N1 pandémique. Désormais, il n’existe presque plus de virus H3N2 et H1N1 saisonniers, ce qui est une signature pandémique très claire : à chaque pandémie, la nouvelle souche remplace totalement les souches précédentes.

Comme tout le monde le prévoyait, le vaccin est arrivé trop tard pour l’hémisphère Sud. Il a été produit à temps pour l’hémisphère Nord, mais s’est révélé peu attractif, puisque dans pratiquement aucun des pays développés où il était disponible – à l’exception du Canada, de la Hongrie et de la Suède – la couverture vaccinale a été de nature à pouvoir enrayer le phénomène pandémique. Par l’immunisation acquise, les populations de ces trois pays se sont vu appliquer une forme de mesure barrière, et il sera intéressant d’observer si la même souche y circulera à nouveau l’hiver prochain.

M. Bernard Debré. Pour stopper une épidémie, quel pourcentage de la population faut-il vacciner ? Je n’ai jamais entendu, en effet, qu’il était nécessaire de vacciner tout le monde.

Par ailleurs, est-il vrai que lorsqu’un patient est atteint cliniquement par la grippe H1N1, trois à quatre autres personnes sont atteintes de façon infraclinique ? Autrement dit, si l’on calcule le nombre de patients cliniquement révélés, peut-on estimer que ceux qui ont été atteints sans qu’on le sache sont trois ou quatre fois plus nombreux, comme cela a été montré à Marseille ?

Qui a décidé qu’il fallait deux injections pour être protégé contre ce virus ? En dehors du cas H5N1, qui n’a pas donné lieu à une épidémie, il n’a jamais été nécessaire de se faire vacciner deux fois pour se protéger contre une grippe, quelle qu’elle soit.

Enfin, vous avez parlé de 300 décès dus au syndrome de détresse respiratoire aiguë, ce qui me paraît beaucoup. Il me semble que de nombreux décès concernaient des malades atteints de maladies associées très graves. Je songe, par exemple, au cas d’une jeune fille de quinze ans atteinte d’une leucémie en phase terminale : elle est morte avec le virus, et non pas du virus.

M. Antoine Flahault. La question de savoir comment stopper une épidémie est particulièrement intéressante, et il est pour le moins étonnant que nous ne puissions pas y apporter de réponse autre que théorique. La modélisation mathématique montre en effet que l’immunisation de 30 % de la population peut constituer une mesure barrière. Mais alors que les vaccins pour la grippe saisonnière existent depuis des années, on n’a jamais demandé aux firmes pharmaceutiques qui commercialisent ces produits, ni à l’État ou aux caisses d’assurance maladie, qui les remboursent, de tenter d’apporter la confirmation expérimentale de cette hypothèse, par exemple en appliquant une mesure barrière dans quelques régions de France. Grâce au réseau Sentinelles, qui permet de mesurer chaque année un pic épidémique, on pourrait voir si cette épidémiologie théorique se confirme dans la réalité. Or, à ma connaissance, elle n’a jamais été appliquée ni en France ni dans le monde. Seule exception, en vaccinant les enfants au Japon pendant des années, on a pu montrer une diminution de la mortalité chez les personnes âgées. Mais ces données sont relativement pauvres, et en outre elles ont plus de trente ans.

Quoi qu’il en soit, aucun modèle mathématique n’évoque la nécessité de vacciner la totalité de la population – du moins s’agissant de la grippe : je ne dirais pas cela pour la rougeole.

Pour répondre à votre deuxième question, il est exact que l’équipe de Xavier de Lamballerie, en collaboration avec l’École des hautes études en santé publique (EHSP), a démontré qu’il existait un grand nombre de cas asymptomatiques, peut-être trois à quatre, pour chaque cas symptomatique. C’est souvent le cas avec la grippe, et ça l’est particulièrement pour ce virus, ce qui explique la difficulté à estimer correctement la proportion de la population qui a été atteinte. On ne peut pas simplement se fier à une veille sanitaire basée sur la notification de cas : on est obligé d’effectuer des enquêtes de séroprévalence, dans la mesure du possible en temps réel, pour permettre le pilotage de la pandémie. Or, à ma connaissance, aucun pays au monde n’a mis au point un plan de ce type.

C’est l’EMEA, l’Agence européenne du médicament, au vu des « prédossiers » présentés par les laboratoires, qui a pris la décision de délivrer une autorisation de mise sur le marché prévoyant deux injections de vaccin. Les industriels ayant déjà déposé des dossiers pour le vaccin contre le virus H5N1, les dossiers relatifs au vaccin contre la souche H1N1 ont en effet été préenregistrés afin d’éviter que des problèmes de type administratif ne conduisent à ralentir le processus d’autorisation. Mais ces dossiers ont été conçus à partir d’une souche de la grippe différente de la souche H1N1 pandémique.

M. Jean-Marie Le Guen. Contrairement à ce qui s’est passé aux États-Unis, où le vaccin était unique et sans adjuvant.

M. Jean-Pierre Door, rapporteur de la commission d’enquête. Mais ce n’était pas le même !

M. Antoine Flahault. La Food and Drug Administration (FDA) a en effet choisi d’autres procédures, qui ont par ailleurs été contestées, car l’ajout d’un adjuvant a permis de proposer plus rapidement un plus grand nombre de doses. Il y a donc eu des controverses de part et d’autre de l’Atlantique. En Europe, les agences nationales du médicament ont suivi, comme elles en avaient l’obligation, les procédures européennes.

En ce qui concerne les 300 décès, à ma connaissance, nous ne sommes pas en mesure de distinguer la part de ceux qui sont dus directement au virus de la grippe. Ce que l’on peut dire, c’est que la plupart peuvent lui être imputés. Quant au syndrome de détresse respiratoire aiguë, il répond à une définition très stricte, et il est vrai qu’un certain nombre de détresses respiratoires aiguës n’étaient que des DRA et non des syndromes de détresse respiratoire aiguë. Les premières séries publiées sur le syndrome de détresse respiratoire aiguë grippal concernent d’ailleurs justement le virus H1N1 pandémique. Ce qu’elles nous apprennent est particulièrement intéressant : les facteurs de risque de syndrome de détresse respiratoire aiguë sont justement certaines maladies préexistantes que vous avez évoquées, qui n’étaient pas des facteurs attendus. Le diabète, l’obésité, l’asthme ne sont pas d’habitude des maladies entraînant le décès par grippe, mais elles augmentent désormais le risque de mortalité. Bien entendu, un certain nombre de patients jeunes mais extrêmement malades, débilités par d’autres pathologies préexistantes, sont décédés du virus H1N1. Mais ce qui est vraiment nouveau, c’est que des gens en pleine santé – 30 % du total – et des gens avec de faibles facteurs de risque aient pu également mourir.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Vous avez parlé d’un à trois morts par an de grippe saisonnière pour cinq hospitalisations, que vous avez voulu comparer aux 1 200 hospitalisations et 300 morts de grippe pandémique. Mais on retient généralement l’idée que la grippe saisonnière cause, directement ou indirectement, le décès de 3 000 personnes par an. Vous comparez donc des chiffres qui ne sont pas comparables, à moins d’en conclure que la grippe pandémique a fait beaucoup moins de victimes que la grippe saisonnière.

M. Antoine Flahault. J’ai seulement dit qu’il y avait eu entre un et trois morts par syndrome de détresse respiratoire aiguë, et cinq personnes par an placées en réanimation pour syndrome de détresse respiratoire aiguë lié à une grippe saisonnière dans les cinq dernières années. Il est donc totalement exceptionnel de mourir de la grippe dans un service de réanimation. Lorsque nous parlons de 300, 3 000 ou 6 000 décès en excès, il ne s’agit pas de personnes qui meurent de la grippe, mais dont la mort est attribuable à la grippe. Celle-ci est la goutte d’eau qui fait déborder le vase d’une maladie préexistante. Ainsi, deux mois avant son décès, le pape Jean-Paul II a été hospitalisé à Rome en pleine épidémie de grippe, et a subi une trachéotomie pour cause d’insuffisance respiratoire aiguë. Mais il est mort chez lui, quinze jours après sa sortie de l’hôpital, d’une fausse route liée à sa maladie de Parkinson. Il avait complètement guéri de la grippe, et n’est donc pas mort du virus. J’affirme donc que dans les dernières années, entre une et trois personnes, en moyenne annuelle, sont décédées du virus de la grippe saisonnière. C’est ce que démontrent les bases du PMSI, qui souffrent peut-être d’une légère sous-estimation.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Et ce sont ces un à trois morts de syndrome de détresse respiratoire aiguë que vous comparez aux 300 morts dont vous avez parlé ?

M. Antoine Flahault. Oui, comme on peut comparer les 1 200 cas d’hospitalisation en soins intensifs survenus en France pendant la pandémie aux cinq cas d’hospitalisation dus chaque année à la grippe saisonnière.

Mme Valérie Fourneyron. Lors d’une autre audition, en septembre dernier, vous aviez déjà affirmé que l’on n’avait jamais eu recours à la stratégie barrière. Ne serait-il pas temps d’envisager l’étude d’une telle stratégie contre la grippe saisonnière H1N1 ? Il semble que nous y sommes prêts.

Par ailleurs, lors de la même réunion, vous n’aviez pas jugé pertinent de lancer une campagne de vaccination de masse, estimant au contraire qu’il valait mieux cibler certaines populations à risques, qu’il s’agisse des personnels soignants ou de personnes souffrant de certaines maladies. Or ce n’est pas ce qui s’est passé. Comment analysez-vous cette divergence ?

M. Antoine Flahault. J’apprécie beaucoup cette question, car tout l’intérêt de cet exercice est probablement d’essayer de mieux faire la prochaine fois. Or, et vous avez tout à fait raison sur ce point, la prochaine fois ne signifie pas la prochaine pandémie, mais bien les prochaines grippes saisonnières.

Il existe en effet deux stratégies de vaccination contre la grippe : la stratégie de barrière, qui n’a jamais été employée nulle part, et le ciblage des populations à risques. Mais bien que systématiquement utilisée, cette dernière stratégie n’a jamais été évaluée correctement. L’équipe de Mme Viboud et de Lone Simonsen a d’ailleurs publié des travaux très controversés sur son efficacité, jugeant que l’hypothèse selon laquelle elle entraînait une diminution de la mortalité n’avait jamais été véritablement démontrée aux États-Unis. Les études épidémiologiques qui vantent les bénéfices de la vaccination chez les personnes âgées évoquent une réduction de 50 % de la mortalité chez ces personnes pendant les épidémies de grippe. Mais si c’était vrai, répond Lone Simonsen, cela devrait se voir, y compris dans les courbes de mortalité. Or ce n’est pas le cas.

L’efficacité de la stratégie de protection des personnes à risques n’est donc pas très bien démontrée. De plus, si la prochaine grippe saisonnière est due au virus H1N1, ces personnes à risques ne seront pas les mêmes que celles que l’on avait identifiées avec le virus H3N2 : ce seront des personnes beaucoup plus jeunes, situées dans des bassins de population particuliers. Cependant nous ne disposons d’aucune évaluation en ce domaine.

Pour autant, ne faudrait-il rien faire ? Mon propos n’est pas de reprocher le choix de telle ou telle stratégie : dans une situation d’incertitude, il a bien fallu prendre des décisions. Celle qui a été prise a donc consisté à proposer un vaccin à toute la population française – et non de l’imposer ; on ne peut donc pas vraiment parler de vaccination massive – et d’inciter très fortement des populations reconnues comme à risques, comme les femmes enceintes, à se faire vacciner. Mais je souscris totalement à votre proposition : il convient désormais d’évaluer cette méthode de façon rigoureuse. Donnons-nous les moyens de réaliser de véritables expérimentations afin de déterminer les stratégies les plus efficaces.

M. le rapporteur. Le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) a procédé à l’évaluation des risques en fonction d’incertitudes documentées – le type antigénique du virus, sa sévérité, la prédominance du virus pandémique sur le virus saisonnier – et de certaines inconnues parfaites : ainsi, rien n’indiquait que le virus ne muterait pas et n’aurait pas une virulence plus importante. Quel est votre avis sur ces observations, que les représentants de l’ECDC maintenaient encore récemment ? Doit-on craindre de nouvelles vagues épidémiques ? Quelles recommandations pourriez-vous formuler pour améliorer la prévention et la gestion de ces éventuelles futures crises ?

Une étude de Jean-Paul Moatti, de l’INSERM, publiée dans PLoS One le 16 avril, a tenté d’expliquer pourquoi le taux de vaccination a été si faible en France. Les deux raisons principales évoquées étaient les doutes sur la sécurité du vaccin et la crainte d’effets secondaires.

M. Jean-Marie Le Guen. Sans parler de l’absence d’adhésion du corps médical !

M. le rapporteur. Ce facteur a joué après : au départ, les médecins n’étaient pas concernés.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Comme nous l’a expliqué un sociologue, la première des raisons était le doute sur la sévérité du virus.

M. le rapporteur. Je parle, moi, de la sécurité du vaccin. Quoi qu’il en soit, cette étude de l’INSERM a pointé les inconvénients de la stratégie employée. La question se pose désormais de savoir comment on pourrait obtenir un meilleur taux de vaccination.

Par ailleurs, vous avez affirmé que les virus H3N2 et H1N1 saisonnier allaient disparaître. Or nous sommes sur le point de fabriquer un vaccin trivalent, permettant de lutter contre ces deux souches et contre le virus H1N1 pandémique. Est-ce vraiment utile ?

Enfin, nous avons évoqué la part de la population qu’il était nécessaire de vacciner. Or une disposition du règlement sanitaire international, ajoutée au moment de l’épidémie de grippe H5N1, prévoit que lorsque le stade 6 est atteint, il faut être en mesure de vacciner la totalité de la population.

M. Jean-Marie Le Guen. C’est pour cela que la France n’y est pas passée !

M. le rapporteur. En effet : nous sommes restés au stade 5A, qui laissait la possibilité d’une vaccination volontaire. Mais les vaccins ont été commandés à un moment où l’on ne connaissait pas encore la virulence du virus, et alors que l’on avait encore à l’esprit le plan de lutte contre la grippe A (H5N1). En tout état de cause, il serait peut-être nécessaire de revoir le règlement sanitaire international.

M. Antoine Flahault. En ce qui concerne l’incertitude sur les mutations du virus et la crainte des futures vagues, on peut citer un article publié dans l’American journal of public health qui montre que depuis la pandémie de 1918, la mortalité par grippe n’a cessé de décroître. Des mutations peuvent se produire lors de chaque saison, et c’est d’ailleurs pour cette raison que l’on modifie régulièrement la composition des vaccins. Parfois, la mutation est plus importante : c’est ce qui a entraîné les pandémies de 1957, 1968 et de 1977. Mais la mortalité de la grippe tend à diminuer, comme d’ailleurs celle de toutes les maladies infectieuses. Il n’est certes pas totalement impossible qu’une mutation terrifiante se produise, mais cette hypothèse me semble plutôt relever du fantasme. Faut-il craindre de futures vagues ? Oui : des vagues de grippe. Même si elle a des particularités, la pandémie que nous venons de connaître ressemble à la grippe que l’on a l’habitude de voir.

J’en viens à la question de la vaccination. J’ai le sentiment que les gens, qui ont plutôt du bon sens, n’ont pas été très convaincus par la sévérité de cette souche grippale. C’est ce qui ressort des travaux de Michel Setbon et de ceux de Jean-Paul Moatti. Face à une menace qui n’apparaissait pas extrêmement grave, les Français ne se sont pas beaucoup mobilisés. Mais je crois surtout que nous payons des années d’incurie scientifique en matière d’évaluation de la vaccination. On a beaucoup reproché au personnel médical de ne pas montrer l’exemple, mais on n’a jamais fait la preuve que la vaccination du personnel médical apportait le moindre bénéfice pour les patients, ou même pour le fonctionnement des hôpitaux ! Dans ce domaine, les seules études existantes ne concernent que les maisons de retraite, et elles sont controversées. Elles montrent que la vaccination du personnel de ces établissements a un impact plutôt positif, mais pas exceptionnel, sur la santé des pensionnaires. Avec un tel niveau de preuve, un membre du corps médical peut difficilement être convaincu de la nécessité de se vacciner.

Par ailleurs, si les vaccins se sont montrés finalement très sûrs, au début de la campagne vaccinale, l’expérience manquait à ce sujet. Ainsi, la plupart des gens, ne se sentant pas très menacés par une grippe pas très tueuse, constatant la faible conviction des personnels médicaux, et estimant que la sécurité des vaccins n’était pas totalement établie, a préféré s’abstenir.

En ce qui concerne le vaccin trivalent, c’est faire un pari que de prévoir la substitution du H1N1 à toutes les autres souches. Nous l’observons actuellement, mais rien ne permet d’affirmer que le virus H3N2 ne va pas resurgir. Il y a sans doute trop de doutes et pas assez d’expérience pour faire de ce pari une affirmation définitive. Les industriels et les experts de l’Organisation mondiale de la santé n’ont sans doute pas voulu prendre un tel risque sur le dos des populations, et ont préféré un vaccin efficace contre les trois souches H3N2, H1N1 et H1N1 pandémique.

M. Gérard Bapt. Lorsqu’une personne vaccinée rencontre le virus, peut-elle être contagieuse, ou son immunité protège-t-elle également son entourage de la contagion ? Telle est, au fond la question qui se pose à propos de la vaccination des personnels médicaux.

Je souhaite par ailleurs évoquer la communication autour de la pandémie, car il y a eu une tendance systématique à inquiéter les populations. Je ne reviens pas sur l’épisode de La Gloria : alors que certains avaient décrit des habitants ce village suffocant des suites de la grippe, il n’y a pas eu une seule mort liée à la grippe H1N1 à La Gloria. En revanche, de nombreuses personnes y sont mortes de syndrome de détresse respiratoire aiguë, à cause de la présence, dans cette province, de porcheries détenues par des sociétés américaines et laissées dans un état innommable. Mais on se rappelle de ce bateau dont on avait refusé l’accostage en raison d’un cas de grippe signalé à bord, et dans lequel on a même envoyé des scaphandriers. Dans Le Monde du 12 mai, vous avez vous-même rapproché la pandémie en cours de la grippe de Hongkong, et déclaré que « l’épidémie de grippe A pourrait tuer 30 000 personnes en France » – l’AFP en a fait un titre. Je pourrais citer de nombreuses déclarations similaires, y compris venant de responsables de l’Organisation mondiale de la santé.

Au même moment, un médecin généraliste installé près d’ici, le docteur Dupagne, correspondait avec des confrères de l’hémisphère Sud. Et il concluait dès le mois de mai qu’il ne s’agissait pas d’une grippe grave et qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Or, de telles informations finissent par se diffuser chez les généralistes.

Par ailleurs, le professeur Dab a déploré l’absence de débat et d’ouverture sur la société. Ne pensez-vous pas que le monde de la virologie reste refermé sur lui-même et que, pris dans des concepts intellectuels, il finit par développer une forme de pensée unique ? Ne faudrait-il pas tenir compte davantage de la réalité du terrain ?

M. Jean-Marie Le Guen. Avez-vous des contacts avec vos collègues du Mexique ? Il me semble en effet qu’il y a eu une forme d’incompréhension de ce qui s’y est passé. L’information a été complètement déformée, sans que je sache s’il faut l’attribuer au pays lui-même ou à des interférences d’une autre origine.

Quant à la vaccination, était-elle possible ? Était-elle souhaitable ? Je rappelle que le calendrier de livraison des vaccins rendait de toute façon impossible l’application d’une vaccination barrière. La stratégie affichée était donc dès le départ impossible, et ce modèle théorique n’aurait jamais pu être validé. Vous-même avez publié un livre à la fin du mois d’août, et avez tenu dans un article paru dans Le Monde des propos très clairs sur le sujet. Or lorsque l’on cosigne un livre, on est généralement amené à le promouvoir. Pourtant on ne vous entend plus beaucoup à partir du mois de septembre. Est-ce parce que vous n’avez pas eu l’occasion d’intervenir dans les médias, parce que vous n’avez pas voulu interférer avec une politique de santé publique gouvernementale, ou parce que l’on vous a demandé de moins vous exprimer ?

Mme Martine Faure. N’étant absolument pas médecin, je fais partie de la population « normale »…

M. Jean-Marie Le Guen. Merci pour les autres ! (Sourires).

M. le président Jean-Christophe Lagarde. L’anormalité n’est pas nécessairement une tare, cher docteur Jean-Marie Le Guen.

Mme Martine Faure. Je veux dire par là que jusqu’à présent, seuls des médecins se sont exprimés. Peut-être est-ce pure jalousie de ma part. Mais plus sérieusement, vous avez fait état, monsieur le professeur, de la difficulté de faire passer certains messages dans les médias, notamment en ce qui concerne la mortalité directe ou indirecte. Que pensez-vous de la communication institutionnelle nationale sur la vaccination ? Que préconisez-vous pour l’avenir, puisque, si j’ai bien compris, en matière de grippe, nous ne sommes pas au bout de nos peines ?

M. Antoine Flahault. M. Gérard Bapt a posé la question de l’efficacité individuelle du vaccin. C’est sans doute le domaine dans lequel existe le plus d’études. Lorsque j’évoquais un manque d’évaluations, en effet, il s’agissait de son efficacité collective. Du point de vue individuel, le vaccin contre la grippe est connu pour ne pas être très efficace, et il l’est d’autant moins que l’on est âgé. Il n’est donc pas possible d’affirmer qu’une personne vaccinée sera protégée à 100 %, ni qu’elle ne risque pas d’héberger le virus ou de contaminer d’autres personnes. Mais, à titre individuel, la vaccination réduit significativement ces risques, ainsi que le risque de développer des complications.

Je ne partage pas l’idée selon laquelle le débat n’a pas eu lieu autour des questions liées à la grippe. Il est exact que dans certaines sphères scientifiques, les opinions contredisant l’idée dominante peuvent avoir du mal à s’exprimer, mais cela n’a pas été le cas en l’espèce. J’ai trouvé au contraire remarquable que tout le monde ait eu la possibilité de s’exprimer sur ce sujet de société : les politiques sont intervenus, le débat n’a pas été capturé par les experts, et même parmi ces derniers, des opinions antagonistes ont pu être émises. C’était sain, car la culture du débat et de la contradiction, naturelle pour des députés, est parfois insuffisante dans le domaine scientifique. C’est pourquoi on a eu tort, selon moi, de vilipender à ce point la cacophonie régnant autour de la question de la grippe, car le débat a eu lieu de façon démocratique.

Vous me reprochez d’avoir annoncé 30 000 décès dès le mois de mai, mais j’ai seulement dit que cela pourrait arriver. C’était l’un des scénarios possibles, celui de 1968. Mais j’ai surtout dit cela par rapport au rapprochement fait à cette époque avec la grippe de 1918, qui a fait 20 millions de morts. Des ouvrages sont ainsi parus en France qui annonçaient 500 000 décès dans le pays. J’ai justement dit que de telles affirmations n’étaient pas raisonnables, que cela n’arriverait pas.

Je reconnais volontiers que je me suis trompé : il n’y a pas eu 30 000 morts. Mais je le répète, le décompte effectué aux États-Unis du nombre d’années de vie perdues en raison de la grippe – nous ne disposons pas encore de telles données pour la France – montre que nous avons connu un scénario peu éloigné de celui de 1968. L’affirmation selon laquelle on pourrait connaître une pandémie des temps modernes n’était donc ni catastrophiste, ni absurde. Dès lors, pourquoi ne pas le dire ? Un tel exercice n’a-t-il aucun intérêt ? Vous êtes libre d’en juger ainsi. Mais nous nous devons d’essayer d’envisager les scénarios possibles. L’Institut de veille sanitaire (InVS) a déclaré qu’il pourrait y avoir entre 6 000 et 96 000 décès : ne fallait-il retenir que l’estimation haute ? C’est une tendance générale, et pas seulement chez les journalistes. On peut d’ailleurs comprendre que les politiques en charge de la gestion du risque aient tendance à ne retenir que le haut de la fourchette. Cela ne me choque pas particulièrement.

J’en viens à cette forme de communication faisant alterner « douches chaudes » et « douches froides », et qui a été très étudiée par les spécialistes de la gestion du risque. On l’appelle en anglais reassurance arousal paradox, que l’on pourrait traduire par : « je rassure et je mobilise ». Cela revient, par exemple, à affirmer que le nuage de Tchernobyl ne passera pas au-dessus de la France – « je rassure » –, mais qu’il convient de se munir d’iode pour le cas où cela apparaîtrait nécessaire – « je mobilise ». Ce paradoxe est consubstantiel à la gestion d’une crise. Quel que soit le bord politique où vous vous situez, lorsque vous êtes aux manettes, vous devez tenir un discours destiné à éviter toute panique tout en maintenant l’attention et la vigilance. Cette dualité se retrouve à tous les stades de la communication.

Jean-Marie Le Guen juge que l’on m’a peu entendu. En tant que directeur d’une École de santé publique, j’ai le sens de mes propres responsabilités. Lorsque le débat était posé, c’est-à-dire avant que le ministère prenne la décision de vacciner telle ou telle catégorie de la population, je me suis senti autorisé à présenter mes arguments et à diffuser le plus possible les résultats de nos travaux. Une fois les décisions prises, il n’était pas dans mon tempérament de m’y opposer. Une telle attitude « militante » aurait ajouté à la confusion, ce que je ne souhaitais pas.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Vous avez indiqué que l’on pouvait prévoir un redémarrage de la pandémie cette année, entre mai et septembre, dans l’hémisphère Sud. Pourrait-elle également survenir au Nord ? Dans ce cas, et comme, à l’heure actuelle, aucune décision n’a été prise concernant l’avenir, il vous est possible de formuler quelques suggestions.

M. Antoine Flahault. La question est complexe. C’est à partir de l’expérience passée que l’on peut envisager les scénarios possibles pour l’hiver prochain. Or celle-ci montre que depuis vingt-cinq ans, nous n’avons pas connu une seule saison sans épidémie de grippe. En effet, lorsqu’un virus de la grippe rencontre une population suffisamment immunisée pour qu’une épidémie ne puisse s’y développer, il mute – pardonnez-moi cet anthropomorphisme. Cela n’implique pas nécessairement une évolution de type pandémique, mais une petite mutation se produit, qui donne à nouveau au virus un espace pour progresser. Ces virus ne pouvant se multiplier qu’à travers les cellules humaines, ils doivent en effet être la cause d’épidémies pour pouvoir survivre. Un tel principe évolutionniste signifie que nous vivrons toujours avec la grippe. En France, en particulier, la part de la population immunisée est probablement trop faible pour pouvoir faire barrière à une épidémie. En revanche, dans certains pays comme le Canada ou la Suède, où près de 60 % de la population sont vaccinés, l’immunisation sera peut-être suffisante pour empêcher la progression d’une épidémie, à moins que des mutations n’y éclosent. Toutefois, de telles mutations n’auraient rien de terrifiant. Elles sont attendues, et ce sont ces mutations qui permettent aux épidémies saisonnières de se développer dans nos différents pays.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Dans la mesure où la situation en France est différente de celle de la Suède, de la Hongrie ou du Canada, est-ce que vous recommanderiez la vaccination pour la saison prochaine, en particulier avec un vaccin trivalent ?

M. Antoine Flahault. Je le répète, nous manquons d’études suffisamment claires pour que l’on puisse recommander une politique publique de vaccination de certains groupes de population. En raison du faible niveau de preuve, les décideurs devront donc agir en situation d’incertitude. Selon moi, la logique médicale ne doit pas inciter à proposer une stratégie barrière, car nous manquons de retours d’expérience en ce domaine. Sur ce point, mon discours est le même qu’avant la pandémie. En revanche, nous disposons d’une plus grande connaissance sur la nature des groupes à risques. Par exemple, les femmes enceintes ayant atteint le deuxième trimestre de grossesse me paraissent à nouveau mériter d’être vaccinées cette année. De même, on a pu observer que les jeunes présentant des pathologies sous-jacentes comme l’asthme, le diabète, les maladies cardiaques et l’obésité morbide étaient plus exposés. Feront-ils partie des groupes à risques dont la vaccination sera recommandée lors de la prochaine campagne ? Je n’en sais rien, mais une certaine logique médicale pourrait le prévoir.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. C’est le conseil que vous donneriez pour l’utilisation, l’année prochaine, des nouveaux vaccins trivalents ?

M. Antoine Flahault. Tout à fait.

M. le rapporteur. Ce faisant, vous vous éloignez de l’option américaine consistant à lancer une stratégie nationale de vaccination contre le virus H1N1.

M. Antoine Flahault. La composition du vaccin trivalent comprend de toute façon la souche H1N1. Mais compte tenu du niveau de preuve de son efficacité, la vaccination pour tous ne me semble pas, en effet, devoir être recommandée. De toute façon, la précédente pandémie a bien montré qu’elle n’était pas applicable. Je ne vois pas pour quelle raison l’ensemble de la population deviendrait favorable à la vaccination lors d’une deuxième vague. En revanche, concentrer nos efforts sur les groupes à risques me paraît la meilleure solution.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Monsieur le professeur, je vous remercie.

La séance est levée à dix-sept heures vingt.