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Commission d’enquête sur la manière dont a été programmée, expliquée et gérée la campagne de vaccination de la grippe A(H1N1)

Mercredi 26 mai 2010

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n° 32

Présidence de M. Jean-Christophe LAGARDE, Président

– Audition conjointe de M. Thierry Blanchon, responsable adjoint du Réseau Sentinelles à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale et de M. Jean-Marie Cohen, coordinateur national des Groupes régionaux d’observation de la grippe

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR LA MANIÈRE DONT A ÉTÉ PROGRAMMÉE, EXPLIQUÉE ET GÉRÉE
LA CAMPAGNE DE VACCINATION CONTRE LA GRIPPE A(H1N1)

Mercredi 26 mai 2010

La séance est ouverte à seize heures vingt.

(Présidence de M. Jean-Christophe Lagarde, président de la Commission d’enquête)

La Commission d’enquête sur la manière dont a été programmée, expliquée et gérée la campagne de vaccination contre la grippe A(H1N1) entend MM. Thierry Blanchon, responsable adjoint du réseau Sentinelles à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et Jean-Marie Cohen, coordinateur national des groupes régionaux d’observation de la grippe (GROG).

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Nous accueillons M. Thierry Blanchon, responsable adjoint du réseau Sentinelles à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale et Jean-Marie Cohen, coordinateur national des groupes régionaux d’observation de la grippe.

M. Thierry Blanchon et M. Jean-Marie Cohen prêtent, chacun, serment.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Nous souhaitons aborder avec vous, messieurs, la question de la collecte d’informations relatives à la pandémie grippale. De nombreuses questions se posent, d’autant que certains ont émis des doutes sur la réalité même de la pandémie, des confusions ayant eu lieu entre grippe et état grippal. Vous pourrez également nous donner votre sentiment sur l’organisation de la campagne de vaccination elle-même.

Je vous propose de nous exposer brièvement comment vos structures respectives ont travaillé dans le cadre de cette pandémie – ou de cette épidémie.

M. Jean-Marie Cohen, coordinateur national des groupes régionaux d’observation de la grippe. Je vous ai apporté quelques documents dont j’ai pensé qu’ils pourraient vous être utiles. Tout d’abord, trois exemplaires de tous les « bulletins GROG » que nous avons édités depuis le début de l’alerte relative à la « grippe mexicaine ». Ensuite, tous les bulletins hebdomadaires produits par Chorum, structure très proche des groupes régionaux d’observation de la grippe, à l’intention des mutualistes et diffusés chacun à environ un million d’exemplaires. Enfin, une fiche provisoire, car nous ne disposons pas encore de sa version définitive, détaillant comment nous gérons les liens d’intérêts. Sachez que nous disposons de quantité de documents, informations et données chiffrées sur le nombre d’arrêts de travail prescrits, le nombre de consultations pour grippe, le volume de médicaments vendus, notamment de Tamiflu… Nous pouvons, si vous le souhaitez et en fonction de vos besoins, vous les faire parvenir sous quarante-huit heures.

Je le dis d’emblée, ma position est intenable. En effet, je suis proche de l’Institut de veille sanitaire qui finance 75 % d’une moitié de mon salaire. J’ai été et je suis toujours un conseiller direct de madame Roselyne Bachelot-Narquin qui m’a convié à quasiment tous les dîners d’experts qu’elle a organisés – je venais à sa demande, sans toutefois aucun mandat officiel. Je suis par ailleurs l’un des fondateurs de la revue Prescrire, revue indépendante à l’intention des médecins et pharmaciens, qui présente la particularité de ne comporter aucune publicité pharmaceutique. Au cours de la pandémie, cette revue a tenu un discours qui n’était pas le mien. Si sur certains sujets, son attitude est remarquable, sur d’autres, sa posture est, je n’hésite pas à le dire, stupide.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. En l’espèce, quel était votre point de désaccord ?

M. Jean-Marie Cohen. Pour les responsables de la revue, tout médicament nouveau est a priori mauvais.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Même un vaccin ?

M. Jean-Marie Cohen. Oui, il arrive que Prescrire critique vivement un vaccin. Dans le cas de la grippe, son discours a été plutôt « soft » car très vite, elle n’a plus eu d’arguments majeurs à opposer. Mais elle est, d’une manière générale, très critique vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique.

Vous devez savoir que dans les groupes régionaux d’observation de la grippe, nous dialoguons avec tous les acteurs de la santé qui le souhaitent et donnons des avis à tous ceux qui nous sollicitent, aussi bien à des associations de militants anti-vaccination qu’à des laboratoires pharmaceutiques ou des caisses d’assurance maladie, mais ne sommes jamais rémunérés à titre personnel. C’est une règle très stricte de notre fonctionnement.

M. Thierry Blanchon. Le réseau Sentinelles est une unité mixte de recherche en santé publique, placée sous tutelle conjointe de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale et de l’université Paris VI Pierre et Marie Curie. Nous assurons une veille sanitaire notamment autour de la grippe, avec 1 300 médecins généralistes qui, de manière continue depuis 1984, surveillent les syndromes grippaux : cela permet de connaître parmi ces syndromes, la part de ceux imputables à la grippe véritable ainsi que le nombre de consultations pour grippe chez les généralistes. Nous travaillons en étroite liaison avec les groupes régionaux d’observation de la grippe bien entendu, l’Institut de veille sanitaire et les deux centres nationaux de référence de Paris et de Lyon. Pendant toute la pandémie l’année dernière, nous avons organisé des conférences téléphoniques hebdomadaires au cours desquelles nous décidions ensemble du message à délivrer. Le début de l’épidémie a ainsi été annoncé le 7 septembre et sa fin le 29 décembre 2009, en accord avec les groupes régionaux d’observation de la grippe, l’Institut de veille sanitaire et les centres de référence.

Nous sommes en train de mettre en place avec les groupes régionaux d’observation de la grippe et l’Institut de veille sanitaire un réseau unifié dans le but d’être plus efficace et d’aider les décideurs. Les médecins de Sentinelles et des groupes régionaux d’observation de la grippe surveillent désormais la grippe sur la base d’une même définition des syndromes grippaux, ce qui permet de disposer de données plus fines, qui ont d’ailleurs été utilisées pendant la pandémie.

Au-delà de ces aspects de surveillance sanitaire, notre réseau mène également une activité de recherche sur les vaccins contre la grippe et sur l’efficacité vaccinale. Des tests d’immunogénicité sont réalisés avant que les vaccins ne soient mis sur le marché mais comme par définition, le vaccin est préparé avant que la souche ne circule, des études sont nécessaires, notamment au niveau européen.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Les méthodes de collecte des informations par les groupes régionaux d’observation de la grippe et le réseau Sentinelles, assez différentes au départ, se sont donc rapprochées ?

M. Thierry Blanchon. Les deux réseaux travaillent en lien étroit avec l’Institut de veille sanitaire. La surveillance qu’ils exerçaient était complémentaire, mais assez différente, ce qui compliquait les messages à diffuser. Depuis janvier 2008, nous avons commencé de travailler à leur rapprochement en recherchant comment opérer ensemble une surveillance efficace des différentes épidémies à partir de définitions identiques. Il faut savoir que la définition du syndrome grippal n’est pas la même partout en Europe. L’important est de se fonder sur les mêmes indicateurs d’une année sur l’autre afin de pouvoir établir des comparaisons valides. Depuis début septembre 2009, le réseau Sentinelles et les groupes régionaux d’observation de la grippe retiennent les symptômes suivants : fièvre d’apparition brutale, supérieure à 39°C, accompagnée de myalgies et de signes respiratoires. Nous avions jusque là des données nationales très fiables et pertinentes. Des données régionales de même qualité étaient nécessaires, que l’unification des deux réseaux a permis d’obtenir, notamment durant la pandémie, tout simplement parce que nous pouvions nous appuyer sur un plus grand nombre de médecins. Ces données ont été publiées dans le bulletin Grippe hebdomadaire de l’Institut de veille sanitaire.

M. Jean-Marie Cohen. Dans les bulletins que je vous ai remis, figurent deux indicateurs : l’occurrence de grippes cliniques, forme très particulière de grippe ou d’infections ressemblant à la grippe et donnant une fièvre très élevée, et l’occurrence d’infections respiratoires aiguës donnant de la fièvre, mais pas nécessairement supérieure à 39°C. Les grippes cliniques représentent environ la moitié des infections respiratoires aiguës.

L’atout supplémentaire des groupes régionaux d’observation de la grippe par rapport au réseau Sentinelles est qu’ils ne sont pas constitués exclusivement de généralistes : ils associent également des médecins du travail, des pharmaciens, des infirmières, des entreprises vigies, l’armée… Pour établir les données, les médecins effectuent des prélèvements rhinopharyngés chez les sujets supposés grippés. Ces confirmations virologiques sont essentielles dans la surveillance d’une grippe pandémique car elles permettent de distinguer entre les vraies et les fausses grippes et de suivre très précisément les différents virus de la grippe. C’est grâce à cette analyse virologique fine pratiquée par les deux centres nationaux de référence, l’Institut Pasteur à Paris et les Hospices civils de Lyon, qu’on a pu suivre littéralement à la trace le virus H1N1 et le différencier d’autres virus, grippaux et non-grippaux. En septembre-octobre, il circulait encore peu, représentant moins de 10 % des cas de syndromes grippaux, alors que les rhinovirus, virus respiratoires saisonniers sans danger, étaient très nombreux. C’est la combinaison d’une surveillance clinique élargie, grâce à notre collaboration avec le réseau Sentinelles, et de ces analyses virologiques qui a permis à tout instant de savoir à peu près où on en était.

Les analyses ne sont pas simples pour la période 2009-2010 car il semble que le virus H1N1 ait donné chez certains sujets des formes de grippe avec très peu de fièvre, voire pas de fièvre du tout. Nous n’en sommes pas encore sûrs, les données étant encore en cours d’analyse. En novembre-décembre, beaucoup de gens ont eu mal à la tête et ont été très fatigués sans pour autant être fébriles ni tousser : nous nous demandons toujours s’ils ont eu ou non une forme inhabituelle de grippe, qui n’a pas rendu nécessaire de consultation médicale ni d’arrêt maladie. Ils se sont souvent contentés de demander un conseil à leur pharmacien, quand ils ne sont pas soignés eux-mêmes avec les médicaments de leur armoire à pharmacie. Bien qu’anormalement fatigués, ils ne se sont pas inquiétés, n’imputant pas leurs symptômes à la grippe. Et comme il s’agissait d’une forme clinique de grippe qui n’entrait dans le cadre ni des définitions traditionnelles ni des nouvelles alors élaborées, il est possible que certains cas de grippe véritable n’aient pas été recensés – ce qui n’est pas grave en soi, dans la mesure où la maladie est restée bénigne chez ces sujets. Mais lorsqu’on débat du nombre de cas, il importe de savoir qu’un certain nombre a pu passer inaperçu.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Ce sont là de pures supputations, dans un sens comme dans l’autre d’ailleurs, sur lesquelles on ne peut donc fonder un quelconque raisonnement. L’une des questions clés est de savoir combien de personnes seraient aujourd’hui immunisées contre la grippe H1N1 parce qu’elles l’auraient déjà contractée.

M. Jean-Marie Cohen. Il est possible qu’une partie de la population ait été ainsi immunisée, sans qu’on puisse le savoir. Les enquêtes sérologiques, dont je ne sais pas encore quand les résultats seront connus, apporteront peut-être une réponse.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Combien de temps faut-il pour connaître les résultats d’une enquête sérologique ?

M. Jean-Marie Cohen. Un certain temps (Sourires). Mais il est sûr qu’ils seront disponibles avant septembre prochain.

M. Jean-Pierre Door, rapporteur. Avez-vous une idée du pourcentage de prélèvements rhinopharyngés effectués sur des sujets grippés, à fins de diagnostic, notamment au cours des semaines 48-49 ?

M. le président Jean-Christophe Lagarde. On faisait effectuer des prélèvements par les médecins sur quasiment tous les patients suspectés de grippe durant l’été, puis du jour au lendemain, on a expliqué à l’automne que ce n’était plus possible car il y avait trop de cas. Votre réseau de surveillance a certainement, lui, continué de faire des prélèvements. Mais à partir de quand, selon vous, ne se justifiaient-ils plus ?

M. Jean-Marie Cohen. Au moment du pic de l’épidémie, en décembre, plus de 60 % étaient positifs. Plus de dix mille ont été réalisés la saison dernière contre cinq mille environ d’habitude au sein des groupes régionaux d’observation de la grippe. Il était bien évidemment impossible aux médecins du réseau d’effectuer un prélèvement chez tous leurs patients, pour des raisons à la fois de coût et de charge de travail induite en aval dans les laboratoires de virologie. Nous avons mis au point en 1984 une méthode statistique de surveillance, devenue depuis un standard mondial, consistant à demander à diverses vigies de dénombrer le nombre de sujets apparemment grippés et d’effectuer des prélèvements sur un échantillon de patients. Cette méthode, à la fois très sensible et fiable, permettant de détecter les cas de grippe même lorsqu’ils sont peu nombreux, facilite le suivi au plus près de toutes les épidémies, fortes ou faibles.

Mais il se trouve qu’en raison de la médiatisation de la pandémie entre avril et juin dernier, nous avons dû stopper les prélèvements afin de ne pas déclencher une grève à La Poste ! En effet, les postiers avaient peur que ces prélèvements, qu’ils auraient dû acheminer, ne contiennent du virus H1N1, qu’ils percevaient comme redoutable, mortel… Nous avons discuté avec La Poste ainsi qu’avec la direction générale de l’aviation civile, nombre de prélèvements étant acheminés par voie aérienne, afin de mettre au point un protocole d’envoi avec des emballages étanches, parfaitement sûrs pour les personnels amenés à les manipuler. Cela a pris deux mois et demi et il a fallu plusieurs interventions ministérielles pour aboutir. Nous n’avons pu recommencer à effectuer des prélèvements qu’à la mi-juillet.

Pourquoi les pouvoirs publics ont-ils décidé du jour au lendemain que ces prélèvements n’avaient plus lieu d’être, alors qu’ils avaient été jusque là systématiques chez tous les sujets grippés, et à partir de quand ce virage à 180 ° était-il pertinent ? C’est une tout autre question que celle de la surveillance épidémiologique, liée à une stratégie de confinement des patients contaminés. Le socle du plan de lutte français contre la pandémie, comme dans beaucoup d’autres pays, était qu’il fallait gagner du temps. Pour ce faire, dans une première phase où les cas sont rares, il faut isoler les malades le plus vite possible, effectuer le prélèvement nécessaire pour confirmer qu’ils sont bien atteints de la grippe pandémique, et les maintenir confinés tant qu’ils sont contagieux. Cela a été fait dans une perspective très hospitalo-centrée. Nous avions dit à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques il y a deux ans que dans la gestion d’une pandémie, le problème principal serait celui de la communication. Nous avions souligné qu’il serait difficile de faire comprendre à nos concitoyens, ainsi d’ailleurs qu’au corps médical, que pendant quelques semaines, tout malade présumé grippé devrait être isolé à l’hôpital, soigné par des personnels équipés de masques, gants et combinaisons, puis que du jour au lendemain, les malades pourraient être traités en ville. Et en effet, ce message a eu du mal à passer, d’autant que les médecins hospitaliers, au départ heureux de faire la preuve de leur rôle clé en situation de crise sanitaire – quelques-uns d’entre eux se sont abondamment exprimés sur les ondes et ont même fait de la surenchère – ont très vite été ennuyés, avec leurs lits d’isolement et de réanimation encombrés de patients atteints simplement d’une grippe et n’allant pas si mal que cela. Dès juin, lors d’une réunion avec la ministre, certains médecins hospitaliers – je pense notamment aux professeurs Pierre Carli et François Bricaire – ont fait valoir qu’il n’était pas justifié de bloquer des lits dans leur service pour des malades dont la vie n’était pas en danger et qui avaient seulement besoin d’être isolés, au risque que des malades très graves ne puissent plus être hospitalisés faute de place. C’est alors qu’ils ont préconisé un basculement du dispositif vers la médecine de ville et demandé qu’on n’hospitalise plus systématiquement les patients suspectés de grippe. Ce basculement ne s’est toutefois opéré que fin juillet.

Pourquoi ce décalage, que l’on a retrouvé de manière récurrente durant toute la pandémie ? Entre le moment où, sur le terrain, on sentait que des adaptations étaient nécessaires et celui où les décisions prises étaient effectivement mises en œuvre, il s’est à chaque fois écoulé un délai de trois semaines. Je ne pense pas que ce soit la faute des responsables politiques mais plutôt de l’organisation alors en place. Le circuit court qui permettait que des décisions soient prises très rapidement entre le ministre de l’intérieur, le cabinet du Président de la République et le ministre de la santé, garantissait efficacité et réactivité, mais présentait l’inconvénient suivant : l’administration, au travers notamment des agences sanitaires gouvernementales, se sentait quelque peu exclue, si bien que lorsqu’elle était sollicitée pour entrer de nouveau en jeu, le délai nécessaire était d’environ trois semaines, ce qui a eu des conséquences extrêmement dommageables, notamment auprès des médecins de ville.

M. le rapporteur. Quels services administratifs visez-vous en particulier ?

M. Jean-Marie Cohen. Les directions départementales et régionales de l’action sanitaire et sociale, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, les préfectures…

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Si les décisions avaient été prises, non pas directement par les ministres en cellule de crise, mais par les administrations centrales, n’auraient-elles pas mis autant de temps à redescendre vers les échelons territoriaux ?

M. Jean-Marie Cohen. Peut-être, je n’en sais rien.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Chacun des ministres était responsable d’une administration centrale.

M. Jean-Marie Cohen. Ce qui s’est passé durant les trois premières semaines de juillet, avec cet écart entre la décision prise en haut et la réalité vécue sur le terrain, a amené les médecins de ville à penser qu’on se moquait d’eux. Pendant ces trois semaines, alors qu’ils estimaient qu’ils devaient avoir la main, ils ont pensé qu’on la leur avait refusée au moment même où on leur promettait qu’ils l’auraient un jour !

Mme Catherine Lemorton. Un mot, monsieur Jean-Marie Cohen, concernant la revue Prescrire. Ses responsables ne sont pas hostiles a priori à tout nouveau médicament, ils ne font que dénoncer le fait que beaucoup de prétendues nouveautés pharmaceutiques n’en sont pas.

Pour ce qui est de l’isolement des malades pratiqué au tout début de la pandémie, j’ai vécu le problème de près, habitant à quatre kilomètres seulement du collège où le professeur Marchou du centre hospitalier universitaire de Toulouse-Purpan s’est mis en colère pour demander qu’il soit mis fin à l’hospitalisation systématique des enfants atteints de grippe A, qui se portaient très bien et avaient tendance à prendre l’hôpital pour une joyeuse colonie de vacances.

Quand avez-vous considéré, dans le réseau Sentinelles et dans les groupes régionaux d’observation de la grippe, que la grippe H1N1 était assez contagieuse – je ne dirais pas très contagieuse, car le cas du collège évoqué ci-dessus est emblématique avec six enfants touchés seulement – mais pas dangereuse ? Quand, de par les retours de terrain, en avez-vous eu, en conscience, la certitude ?

Pour ce qui est des personnes finalement immunisées contre cette grippe, pour l’avoir contractée sans le savoir, des experts ont très tôt abordé le sujet. Le professeur Antoine Flahaut notamment nous avait dit dès octobre, lors d’une audition organisée par mon groupe politique, que l’on pouvait estimer entre 35 % et 40 % le nombre de personnes qui n’auraient pas de symptômes assez nets pour consulter mais seraient néanmoins immunisées. Les résultats des études sérologiques seront très intéressants.

Quand avez-vous senti, si tel a été le cas, qu’il était nécessaire d’associer les médecins libéraux ? Et à votre avis quand aurait-il fallu le faire pour que la campagne de vaccination ne soit pas un échec ? Heureusement que cette grippe n’était pas grave. Sinon, les dégâts auraient pu être considérables. Je vous pose ces questions dans le seul objectif de tirer les leçons de cet épisode, afin de faire mieux lors d’une prochaine pandémie plus grave.

M. Thierry Blanchon. Dans le réseau Sentinelles, dès le début août, nous avons noté un nombre de consultations pour syndrome grippal inhabituel pour la saison, sans que l’on ait encore dépassé le seuil épidémique. Celui-ci l’a été en septembre – ce seuil, cyclique, haut en hiver, est assez bas en fin d’été – alors même que le pourcentage de prélèvements positifs n’oscillait qu’entre 5 % et 10 %.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Que signifie exactement que « le seuil épidémique est dépassé » ? Cela veut-il dire que l’épidémie débute ou qu’on se situe déjà au-delà ? J’ai du mal à comprendre cette notion de seuil.

M. Thierry Blanchon. Nous utilisons en France depuis 1984 la méthode mathématique dite de Serfling permettant de déterminer par modélisation, parmi tous les syndromes grippaux, ceux dus au virus de la grippe et ceux dus à d’autres virus donnant des symptômes cliniques assez proches. Seul le virus de la grippe peut entraîner un très grand nombre simultané de cas de syndromes grippaux à un moment donné. Le seuil épidémique est fonction, je le disais, de la période de l’année, haut en hiver, plus bas en été. Dès lors qu’il est dépassé, l’épidémie a débuté ; dès lors que le nombre de cas repasse en-dessous, elle est terminée. En 2009, alors même qu’on était encore sous ledit seuil épidémique, le nombre de consultations pour syndrome grippal était plus élevé que d’habitude, preuve d’une circulation déjà importante du virus.

S’agissant des études sérologiques, je comprends bien ce qu’a pu vous dire le professeur Antoine Flahault, qui dirigeait le réseau Sentinelles il y a encore quelques années. Nous n’aurons que dans quelques mois les résultats de l’étude, copilotée par l’Institut de veille sanitaire, qui permettra de quantifier précisément le nombre de personnes qui ont vraiment eu la grippe H1N1 l’année dernière. Le professeur Antoine Flahault ne vous donnait que des estimations.

Pour ce qui est de l’implication des médecins, je ne pourrais parler que de ceux du réseau Sentinelles, soit 2 % seulement des praticiens libéraux. Nous avons eu le sentiment, et ce tout au long de la pandémie, qu’ils ne recevaient pas l’information adéquate et ne pouvaient donc pas la relayer auprès de leurs patients. Pour susciter l’adhésion à la campagne de vaccination, ce sont eux les premiers qu’il aurait fallu convaincre de son utilité. Or, en septembre-octobre, ils étaient tout sauf convaincus, ayant même pour certains d’entre eux alimenté la polémique qui s’est alors fait jour.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Comment sont-ils informés habituellement dans ce genre de circonstances ?

M. Thierry Blanchon. La messagerie « DGS Urgent » leur permet de recevoir automatiquement un courriel en cas de problèmes sanitaires urgents, à la condition qu’ils soient abonnés, mais les informations de « DGS Urgent » ne sont pas assez fréquemment actualisées : la dernière concernant la grippe y remonte aujourd’hui à la mi-avril ! De fait, les médecins sont informés par les médias généralistes, des médias spécialisés, les différents réseaux dont ils peuvent être membres ou dans le cadre de leur formation continue. En l’espèce, nous avons vraiment eu le sentiment dans le réseau Sentinelles de jouer le rôle d’interface pour les tenir informés.

Mme Catherine Lemorton. Les instances ordinales, de médecins comme de pharmaciens, ont multiplié leurs bulletins.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Quel est le canal traditionnel d’information des médecins sur la grippe, notamment saisonnière, ou d’ailleurs sur toute autre question sanitaire ?

M. Thierry Blanchon. Aujourd’hui, il n’en existe pas qui soit vraiment fiable et efficace. À chaque praticien de se débrouiller comme il le peut pour s’informer des dernières recommandations ! Les informations données par le biais de la messagerie « DGS Urgent », en laquelle les médecins ont confiance même si tout n’y est pas parfaitement actualisé, sont insuffisamment expliquées. Or, pour convaincre le corps médical, il ne suffit pas de l’informer que telle recommandation en remplace une autre, encore faut-il lui dire pourquoi. Il aurait été bon d’expliquer aux médecins pourquoi on était passé du jour au lendemain de l’hospitalisation systématique de tout malade suspecté de grippe à une gestion des malades en ville. La difficulté d’accès à l’information, conjuguée à ce manque d’explications, a largement contribué à l’échec de la campagne de vaccination.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Le Quotidien du médecin est-il un bon vecteur d’information, couramment utilisé par les médecins ?

M. Thierry Blanchon. Oui et non. C’est une bonne publication, assez lue, pas nécessairement d’ailleurs par les médecins libéraux, mais qui demeure journalistique. Les médecins auraient besoin de recevoir en temps réel une information officielle expliquant les tenants et les aboutissants de telle ou telle nouvelle recommandation.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Cela ne devrait théoriquement pas poser de difficulté, dans la mesure où tous les cabinets sont désormais informatisés.

M. Thierry Blanchon. Presque tous.

M. Jean-Marie Cohen. Lors du colloque organisé en novembre dernier par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, la sénatrice Marie-Christine Blandin avait souligné à juste titre que des informations, prétendument livrées par les experts en avant-première et de manière confidentielle, se retrouvaient le lendemain même dans tous les médias ! C’est dire que chacun a en fait disposé des informations en même temps. Toute la différence a résidé dans leur interprétation. La grippe, comme d’ordinaire, a joué un rôle de révélateur et mis en évidence le fossé culturel considérable qui existe entre les soignants, les chercheurs et les autorités. C’est là un vrai problème de société, que les politiques doivent prendre à bras-le-corps, car il est de nature à obérer l’équilibre des comptes de la sécurité sociale et compromettre notre système de soins. Par effet de billard, il n’est pas neutre non plus sur nos problèmes économiques, ni sur le niveau d’endettement de notre pays.

Tout au long de la pandémie, les médecins ont dit qu’ils « n’étaient pas au courant », alors même que le ministère ne cessait de mettre en ligne des informations dédiées aux professionnels, sans compter qu’il avait organisé de 2006 à 2008 le plus important programme national de formation jamais conçu à l’intention du corps médical. Ce programme, qui a fait l’objet d’une évaluation, avait donné des résultats encourageants mais il aurait fallu « en repasser une couche ». Or d’une part, l’État n’avait plus d’argent, d’autre part, il n’en a pas eu le temps avant l’arrivée de la pandémie.

Je confirme que dans les groupes régionaux d’observation de la grippe, où les médecins sont pourtant spécifiquement sensibilisés au sujet de la grippe, comme leurs confrères du réseau Sentinelles, ils déploraient de n’être pas informés et que tout leur soit caché, alors même que les autorités avaient fait un effort colossal d’information et de transparence, dans tous les médias. Le tri dans cet afflux d’informations, auquel il fallait déjà avoir accès, était, hélas, long à faire.

Quand avons-nous compris que la grippe A était « assez contagieuse mais pas très grave », me demandez-vous ? Personnellement, je n’ai pas vécu les choses ainsi. La transmission massive et très rapide du virus H1N1, observée en avril-mai au Mexique, en Californie et au Texas, dans des régions où la température extérieure était très élevée alors que la grippe traditionnelle se propage plutôt en saison froide, n’était pas rassurante du tout. En juin, nous étions très inquiets.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. À partir de quand ne l’avez-vous plus été ?

M. Jean-Marie Cohen. Au moment même où constatant que l’épidémie n’était pas très grave dans les établissements scolaires ou les colonies de vacances, on aurait pu commencer d’être rassuré, sont apparus les premiers cas de « poumons grippaux » chez des personnes bien portantes qui, atteintes d’une grippe en apparence banale, développaient quelques jours plus tard un syndrome de détresse respiratoire aiguë, exigeant leur hospitalisation en réanimation pour des semaines. Les médecins n’étaient pas débordés, l’épidémie n’explosait pas, mais des personnes sans facteur de risque particulier présentaient des formes graves, ce qui n’était pas rassurant. Personnellement, jusqu’à Noël, je n’ai pas dormi. Ce n’est qu’ensuite que j’ai été quelque peu rassuré, en espérant néanmoins que ne sévisse pas une deuxième vague, comme lors de la grippe espagnole de 1918. Tout au long de l’épisode, ont alterné informations rassurantes et inquiétantes. Je n’ai, pour ma part, jamais été tranquille.

M. le rapporteur. Il y avait, à mon sens, deux canaux d’information pour les médecins. Tout d’abord, le site www.pandemie.gouv.fr, mis en place par le ministère à leur intention et qu’ils pouvaient consulter quotidiennement, si leur cabinet était informatisé. Ensuite, je le sais pour avoir été vice-président d’une union régionale de médecins libéraux, c’est le rôle de ces instances que de transmettre à l’ensemble des médecins, syndiqués ou non, toutes les informations de sécurité sanitaire. Or, j’ai l’impression que ce canal n’a pas bien fonctionné. Qu’en pensez-vous ? C’est un point important dans la mesure où la loi relative à l’hôpital, aux patients, à la santé et aux territoires a transformé les unions régionales de médecins libéraux en unions régionales de professions de santé, élargies à l’ensemble des professions de santé, médicales et paramédicales.

Par ailleurs, quel est votre sentiment sur l’utilisation du terme de pandémie, et non d’épidémie, alors qu’à compter d’avril 2009, le critère de sévérité qui figurait jusqu’alors dans le règlement sanitaire international a été revu au profit du critère d’extension géographique ? Ne faudrait-il pas revoir la terminologie, de même que les divers stades de pandémie ?

M. Jean-Marie Cohen. Dans les groupes régionaux d’observation de la grippe, nous avions préparé depuis plusieurs années, un plan de communication en direction des unions régionales de médecins libéraux. Nous avons demandé à l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé de financer d’urgence la mise en place d’une plate-forme informatique, Pegasus Bridge, afin que nous puissions transmettre en temps réel aux unions régionales toutes les informations nous parvenant. L’information n’a très bien circulé qu’au moment où la rumeur a enflé autour de syndromes de Guillain-Barré potentiellement induits par la vaccination. Nous avons alors envoyé à toutes les unions via cette plate-forme, deux pages résumant la littérature sur le sujet et cela a été parfaitement relayé. Mais pour le reste, j’en conviens avec vous, le relais que devaient être les unions régionales n’a pas fonctionné et celles-ci, à l’exception d’une ou deux, n’ont pas fait leur travail, alors même qu’elles disposent d’un budget important, financé par une contribution obligatoire des praticiens.

M. le rapporteur. Pensez-vous que les unions régionales de médecins libéraux pourraient à l’avenir, dans le cas d’autres pandémies, être un bon canal d’information, maintenant qu’elles ont été transformées en URPS, élargies à l’ensemble des professions de santé ?

M. Jean-Marie Cohen. Créer des unions régionales de professions de santé est une bonne idée, les médecins étant moins maladroits lorsqu’ils sont associés à d’autres professionnels de santé, comme pharmaciens et infirmières, que lorsqu’ils sont seuls.

Cela étant, demeure un problème particulier à la grippe. C’est une maladie extrêmement compliquée et lorsqu’on n’en est pas spécialiste, on a tendance à répercuter les informations reçues en les simplifiant et donc en les déformant. On l’a constaté même avec les grands experts hospitaliers qui ont simplifié à l’excès une information très pointue, contribuant à propager des vues tronquées qui ont poussé à la faute. Pour qu’à l’avenir les unions régionales de professions de santé puissent jouer efficacement leur rôle de relais d’information s’agissant de la grippe, il faudra y associer des personnes spécifiquement compétentes sur le sujet. On avait déjà noté de tels dysfonctionnements lors de l’épisode du SRAS, le syndrome respiratoire aigu sévère.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Plutôt que de s’appuyer sur des instances qui, bien que censées être financées pour cela, n’effectuent visiblement pas correctement leur travail, pourquoi le ministère de la santé ou la direction régionale de la santé ne pourraient-ils pas adresser directement à tous les médecins, un courriel, ou un courrier aux quelques-uns qui seraient demeurés absolument rétifs à l’informatique, contenant une information neutre et fiable, sans risque qu’elle ait été déformée ? Qu’est-ce qui l’empêcherait sur le plan technique ou sur le plan financier ?

M. Jean-Marie Cohen. Il faut tenir compte de ce que j’appelle le « syndrome de Tchernobyl ». Dans n’importe quel contexte de crise fortement médiatisée, on ne croit plus les autorités en France, réputées mentir. Pour que la communication officielle soit crue, elle doit être cautionnée par des instances extérieures. Cette analyse est peut-être un peu excessive, mais elle n’est pas loin de la réalité.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Si les médecins ne consultent même plus les informations officielles car ils n’ont pas confiance, que peut-on faire ?

M. Thierry Blanchon. Les unions régionales de médecins libéraux ont-elles joué leur rôle ? Je suis incapable de répondre. Je suis sûr en revanche que si nous en réunissions les responsables, ils nous diraient qu’ils ont organisé quantité de réunions d’informations, et c’est vrai. Mon sentiment est que les unions régionales n’avaient pas la compétence pour faire la synthèse des informations glanées sur les sites officiels et la diffuser en temps réel, comme il le faudrait en cas de pandémie. Le Comité de lutte contre la grippe réunit les meilleurs experts de France sur le sujet : c’est à eux qu’il revient de valider un message court, diffusé à chaque nouvelle recommandation – sur laquelle ils sont de toute façon consultés. Quitte à ce que nous, dans nos réseaux, renforcions cette information, issue du ministère et validée par le Comité, afin d’éviter le « syndrome de Tchernobyl ». Je trouve moi aussi invraisemblable que l’on ne dispose pas d’une liste des adresses électroniques de l’ensemble des médecins et des pharmaciens afin d’adresser à tous très rapidement une information sanitaire, quand c’est nécessaire.

Mme Catherine Lemorton. On pourrait parfaitement trouver un moyen d’informer quasiment en temps réel l’ensemble des médecins. Lorsqu’un lot de médicaments doit être retiré du marché, l’information est immédiatement transmise par l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé aux 23 000 pharmacies de France et le lot récupéré en moins de trente-six heures.

M. Thierry Blanchon. Tout à fait. Sans oublier d’expliquer pourquoi on est conduit à donner telle nouvelle recommandation ni de préciser qu’elle a été validée par le Comité de lutte contre la grippe.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Peut-on dire que si le maximum a été fait pour informer le public de façon transparente, il n’y a pas eu d’explications complémentaires particulières à l’intention des médecins ? Il y a eu en tout cas un sérieux problème de communication. A-t-on estimé que puisque le grand public disposait des informations dans Le Figaro, Le Monde, Libération et tous autres médias, les médecins n’avaient qu’à s’y informer eux aussi ? C’est en tout cas le sentiment que j’ai eu lorsqu’un pédiatre m’a interrogé parce que j’étais maire, pour en savoir plus sur cette grippe !

M. Thierry Blanchon. Des patients demandaient à leur médecin ce qu’il pensait de la nouvelle recommandation annoncée au journal télévisé de la veille ou du jour, dont l’intéressé n’était même pas informé ! Ce n’est pas la même chose que de s’adresser au grand public ou à des professionnels de santé. Les unions régionales de médecins libéraux peuvent éventuellement relayer l’information, comme tout médecin le fait vis-à-vis de ses patients, mais ce n’est pas à elles de la créer.

M. Jean-Marie Cohen. Les médecins et les pharmaciens des groupes régionaux d’observation de la grippe nous ont dit qu’à partir de juillet, tous leurs clients les interrogeaient sur la grippe et qu’ils étaient dans l’incapacité de leur répondre, ne disposant pas d’autres informations que celles des médias, n’étant pas allés en chercher ailleurs et n’ayant de toute façon pas le recul nécessaire pour mieux analyser le phénomène.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. S’ils ne sont pas allés chercher davantage d’informations, est-ce parce qu’ils se sont sentis exclus ?

M. Jean-Marie Cohen. Il faut être conscient qu’au centre national de coordination des groupes régionaux d’observation de la grippe, où nous sommes pourtant très proches des sources, quatre personnes travaillaient à plein temps pour faire la synthèse de toutes les informations disponibles, l’une de ces personnes employant tout son temps à rechercher ces informations.

Mme Catherine Lemorton. N’avez-vous pas le sentiment, avec un peu de recul, que le dispositif a été rigide et a eu du mal à s’adapter ? Vous nous avez dit, monsieur, ne pas avoir dormi jusqu’à Noël, je comprends ce que vous avez voulu dire, mais beaucoup de vos confrères ont parfaitement dormi durant tout l’épisode – j’en ai côtoyés beaucoup. On disposait quand même des retours d’expérience de l’hémisphère Sud, notamment des départements et territoires d’outre-mer, où l’on avait bien perçu que l’épidémie n’était pas aussi grave que prévu.

Estimez-vous que les vaccins, avec ou sans adjuvant, ont été livrés avec retard ?

Ne croyez-vous pas que l’on a commis une erreur au départ en voulant vacciner un maximum de personnes ? N’aurait-il pas été plus judicieux de se demander d’abord quel pourcentage de personnes vaccinées il fallait atteindre pour protéger la majeure partie de la population ? De l’objectif initial, démesuré, a découlé toute l’organisation ultérieure. Il était irréaliste de penser pouvoir vacciner deux fois 47 millions de personnes à trois semaines d’intervalle, car on partait au départ de l’hypothèse de deux injections, et ce, tout en écartant de l’opération les médecins et les infirmiers libéraux. Cela, je l’ai dit dès juillet 2009. Les experts peuvent-ils dire quel pourcentage de la population doit être vacciné pour protéger l’ensemble ?

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Avez-vous observé, messieurs, que la vaccination ait, à un moment quelconque, influé sur le pic de la pandémie ?

M. Thierry Blanchon. Pour ce qui est du retour d’expérience de l’hémisphère Sud, beaucoup d’articles ont été publiés, un colloque a été organisé dès septembre par l’Institut de veille sanitaire. Le problème est que l’on n’a jamais pu écarter totalement l’hypothèse de la dangerosité de cette pandémie avec des cas particulièrement graves, difficiles à pronostiquer. Nous avons très vite compris dans les groupes régionaux d’observation de la grippe et le réseau Sentinelles que l’épidémie était modérée, ce qui ne signifie pas que cette grippe n’était pas grave. Le nombre de patients hospitalisés, en réanimation ou en service de maladies infectieuses, et dont les prélèvements étaient positifs, était important, sans que l’on puisse toutefois faire de comparaisons avec les années précédentes puisqu’il n’existait pas antérieurement de dispositif hospitalier pérenne de surveillance du nombre de patients hospitalisés pour grippe, ni d’organisation systématique de prélèvements. Cela n’a été mis en place qu’à l’occasion de cette pandémie, pour laquelle il y avait obligation de déclaration. Le nombre de prélèvements effectués a été bien supérieur à ce qu’il est d’habitude, ce qui rend hasardeuse toute comparaison. Nous sommes incapables, encore aujourd’hui, de dire s’il y a eu ou non davantage de cas graves de grippe ayant exigé une hospitalisation que les autres années. Il nous est également très difficile de dire à partir de quel moment on a su que cela n’était pas si grave que cela – si cela a jamais été le cas. Le même biais vaut pour la mortalité. On entend encore dire dans les médias que la grippe H1N1 a été beaucoup moins meurtrière que la grippe saisonnière, ce qui n’a aucun sens car on ne dispose d’aucun élément de comparaison. Cette grippe a été à l’origine directe de la mort de quelque 400 personnes, ce qui est très supérieur à la mortalité directe observée d’habitude. De ce seul fait, personne ne pouvait assurer que nous n’avions pas affaire à une grippe grave. Cela étant, le virus de la grippe était aussi plus systématiquement recherché, ce qui a pu biaiser les données.

Pour ce qui est des vaccins, nous n’avons pas le sentiment qu’ils ont été livrés avec retard par rapport à ce qui avait été annoncé par les pouvoirs publics, même s’ils l’ont été trop tard par rapport à la vague épidémique qui avait démarré en septembre et avait déjà fortement grossi fin octobre, quand la vaccination a commencé.

Celle-ci a-t-elle cassé le pic épidémique ? Très sincèrement, non, car on n’a pas réussi à obtenir assez tôt une couverture vaccinale suffisante.

Enfin, quel pourcentage et quelles catégories de la population faut-il vacciner pour escompter une protection de l’ensemble ? La réponse à cette question relève du Comité de lutte contre la grippe qui compte parmi ses membres des épidémiologistes, des statisticiens, des mathématiciens, capables de modéliser les épidémies. Ces experts, notamment monsieur Fabrice Carrat, membre du Comité et qui fait partie de la même unité de l’institut national de la santé et de la recherche médicale que nous, s’apprêtent à adapter les paramètres des modèles en fonction des connaissances acquises sur la pandémie. C’est en améliorant encore les modèles disponibles qu’on parviendra à déterminer qui il faut vacciner et à quel moment pour « casser » l’épidémie. Pour le reste, je partage votre avis qu’il était aberrant de penser vacciner 47 millions de personnes par deux injections à trois semaines d’intervalle, alors que la pandémie était déjà bien installée quand les vaccins ont été livrés et que les médecins et infirmiers libéraux avaient été exclus de l’opération.

M. Jean-Marie Cohen. Le groupe régional d’observation de la grippe de La Réunion nous avait informés que le système de soins de l’île n’avait pas été débordé par la grippe H1N1 et que le virus était « comme celui du chikungunya, mais en moins fort », ce qui était rassurant.

Nous étions également en contact quotidien avec le centre de Melbourne en Australie, d’où les informations qui nous parvenaient étaient mitigées. Nos homologues nous avaient fait savoir que le pays était confronté, avec le virus H1N1, à la plus forte épidémie de grippe depuis dix ans, laquelle se conjuguait avec la grippe saisonnière, sachant qu’au début, celle-ci l’emportait, avant que la tendance ne s’inverse. Ils nous avaient également indiqué que l’épidémie avait causé des morts chez des enfants et des adultes jeunes en bonne santé. Il est difficile de dire si notre dispositif a été trop rigide, car nous recevions des informations, les unes rassurantes, les autres inquiétantes.

Les vaccins sont-ils arrivés avec retard ? Le fait même que vous posiez cette question est la preuve qu’un travail remarquable a été réalisé cette fois-ci, car lors de toutes les pandémies précédentes, le vaccin n’a jamais été au point qu’un an après la première vague. C’est la première fois que l’on dispose d’un vaccin plus tôt. Certes, on en a peut-être fait un peu trop et le dispositif a-t-il été surdimensionné. Il n’empêche que cela a permis de se poser les bonnes questions et d’obtenir des vaccins beaucoup plus vite que d’habitude. Disposer d’un vaccin aussi tôt, au décours de la première vague pandémique, est un privilège dont tous ne pouvaient bénéficier. Le Gouvernement était dès lors confronté à un double écueil dans sa communication : soit il disait qu’il n’y aurait pas de vaccin pour tous, au risque de provoquer une panique, voire des attaques de pharmacies et de centres de vaccination, soit il taisait que c’était un privilège et personne ne s’alarmait. Il n’a pas réussi à surmonter cette contradiction.

Pouvait-on raisonnablement espérer réussir à vacciner 47 millions de personnes d’un coup ? Entendant évoquer ce projet à la radio, ma première réaction a été de dire que c’était fou. Lorsque j’ai demandé à l’équipe de madame Roselyne Bachelot-Narquin pourquoi les praticiens libéraux, qui tous les ans vaccinent en un mois dix à douze millions de nos concitoyens contre la grippe saisonnière, avaient été exclus de l’opération, on m’a expliqué que l’obstacle majeur résidait dans la gestion des groupes prioritaires. Les femmes enceintes constituaient un groupe prioritaire, mais un médecin de ville n’en voit pas plus de dix par semaine en consultation. Comment dès lors assurer la vaccination de tout ce groupe ? Cette épidémie a mis en évidence que la médecine de ville n’est pas organisée dans notre pays pour mener une campagne de vaccination de masse en urgence. L’un des objectifs que je fixe aux groupes régionaux d’observation de la grippe est de pousser les représentants des professionnels de santé libéraux à mettre en place sous deux ans un dispositif leur permettant d’y pourvoir.

La vaccination a-t-elle eu une incidence sur la vague pandémique ? Clairement non.

Était-il absurde de nourrir le dessein de vacciner tout le monde ? Sur un plan médical, ce n’était pas cohérent mais sur un plan politique, c’était la seule solution possible. Les pouvoirs publics ne pouvaient pas dire que le vaccin serait réservé à certaines catégories de population.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. On a bien dit qu’il y aurait des publics prioritaires. Cela étant, vous êtes le premier, parmi toutes les personnes que nous avons auditionnées jusqu’à présent, à nous dire que la ministre vous a expliqué que les médecins libéraux n’avaient pas été associés en raison des difficultés qu’aurait posées la gestion des groupes prioritaires, ce qui est tout de même une explication plus satisfaisante que celles entendues jusqu’à présent, comme le fait que les médecins n’avaient pas de frigidaire ou autres arguments tout aussi fantaisistes !

M. Jean-Marie Cohen. Ce n’est pas la ministre qui me l’a dit, mais son directeur de cabinet.

Mme Catherine Lemorton. Lorsque la ministre a résilié les contrats de commande de vaccins le 12 janvier dernier, le ministère n’avait aucune idée de l’état d’avancement de la vaccination chez les publics prioritaires.

M. Jean-Louis Touraine. Première question, à laquelle j’associe notre collègue Gérard Bapt : comment expliquez-vous le retard, non pas dans la fabrication des vaccins par les laboratoires, mais dans leur dispensation à la population ? La définition des groupes à risques a pris du temps, sans que ces groupes soient d’ailleurs au final davantage vaccinés, et a été très diversement perçue. Les personnels de santé, notamment hospitaliers, faisaient partie des publics prioritaires alors qu’ils ont été assez réticents à se faire vacciner, pour des raisons diverses, l’une étant que ne se sentant associés en rien, ils ne voyaient pas la raison d’être vaccinés en urgence. Cela a abouti pendant un temps à un stockage de vaccins non utilisés qui a contribué à retarder la vaccination du reste de la population, et partant sa protection, sachant qu’il faut au moins deux semaines pour obtenir une réponse immunitaire.

Seconde question : pouvez-vous évaluer l’incidence qu’aura la gestion, pour le moins imparfaite, de cette campagne de vaccination sur les campagnes ultérieures, contre la grippe saisonnière par exemple ? Les professionnels de santé seront-ils aussi enthousiastes que d’habitude pour y participer ? La population ne sera-t-elle pas plus réticente ? Si tel devait être le cas, il faudrait engager de nouvelles dépenses de communication pour restaurer l’image de la vaccination, acte de santé publique, à la fois parmi les professionnels de santé et dans la population générale. Il me semble – ce n’est toutefois là que mon sentiment – que cette image a été altérée. Si l’an prochain le taux de vaccination contre la grippe saisonnière diminue de 20 %, que fera-t-on pour redonner confiance à la population ?

M. Guy Lefrand. Si les médecins libéraux n’ont pas été initialement associés à la campagne de vaccination, c’est qu’ils n’auraient pas compté assez de membres de groupes prioritaires dans leur patientèle, vous aurait-on dit. Cela ne me paraît pas un argument suffisant. La décision n’était-elle pas liée également au conditionnement multi-doses des vaccins ?

Il est agréable, tant l’industrie pharmaceutique a été critiquée, de vous entendre souligner que pour la première fois, un vaccin a été disponible durant la première vague d’une pandémie. Peut-on espérer encore des progrès et avoir dans le futur des vaccins encore plus rapidement ?

M. Jean-Marie Cohen. Les réticences des médecins et des infirmières à se faire vacciner tiennent largement au fait que le vaccin contre la grippe A(H1N1) a été présenté comme très différent des vaccins contre la grippe saisonnière. Toutes les femmes susceptibles d’être enceintes se sont par exemple dit qu’elles devaient absolument éviter un vaccin adjuvanté. Le flou de l’information, autour notamment des adjuvants, a freiné considérablement la campagne. J’éprouve pour ma part une certaine rancune à l’égard de confrères qui ont, peut-être en toute bonne foi, raconté n’importe quoi sur les adjuvants. Il n’empêche que cela a singulièrement compliqué la tâche de ceux qui voulaient faire bien, en toute honnêteté.

M. Guy Lefrand. Est-ce la complexité même des protocoles qui a empêché que les libéraux soient associés ?

M. Jean-Marie Cohen. Si les libéraux ont été écartés, c’est qu’il fallait à la fois gérer des vaccins conditionnés en boîtes de dix, jongler entre vaccins adjuvantés et non adjuvantés selon les publics, et suivre des directives concernant les publics prioritaires, qui changeaient quasiment d’une semaine sur l’autre en fonction de l’évolution des connaissances et de la livraison, plus ou moins rapide, des vaccins.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Les médecins de ville n’auraient pas été capables de gérer cela dans leur cabinet quand des infirmières, et même des élèves infirmières, le faisaient dans les centres de vaccination ?

M. Jean-Marie Cohen. Le problème n’était pas de procéder à l’injection, mais de gérer l’ensemble des vaccins disponibles, les uns sans adjuvant, les autres avec, chacun s’adressant à un public prioritaire précis.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Si les médecins et les infirmières de notre pays n’en sont pas capables, il y a de quoi s’inquiéter pour notre système de santé !

M. Jean-Marie Cohen. Devant toutes les directives qu’ils ont reçues, les centres de vaccination eux-mêmes parfois ne comprenaient plus ce qu’ils devaient faire.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. C’est encore un autre sujet. Nous regarderons avec les préfets, lorsque nous les auditionnerons, s’il y a eu des dysfonctionnements.

M. Thierry Blanchon. Alors que le vaccin contre la grippe pandémique et celui contre la grippe saisonnière sont très proches, le public les a perçus comme très différents. Je ne pense pas qu’il y aura d’incidence sur la vaccination contre la grippe saisonnière à l’automne prochain, même s’il faudra sans doute apporter des précisions. Le problème dans cette campagne de vaccination a vraiment été le manque d’explications. On se dit maintenant, avec le recul, que la bombe aurait pu être désamorcée assez facilement en donnant aux professionnels de santé toutes les explications nécessaires dès le 21 octobre, lorsqu’on leur a ouvert la vaccination, en les assurant notamment que les vaccins avaient fait l’objet d’une procédure rigoureuse de validation avant leur mise sur le marché, de façon qu’ils soient convaincus à la fois de leur non-dangerosité et de leur utilité, et puissent convaincre leurs patients. Je suis sûr que dans ces conditions ils se seraient fait vacciner et que cela aurait enclenché une tout autre dynamique. En effet, en novembre, lorsque la population a vu que les professionnels ne s’étaient pas fait vacciner en nombre – le phénomène ayant été largement relayé par les médias – elle a été peu encline à le faire elle-même.

M. Jean-Louis Touraine. Il y a eu une perte de confiance dans la vaccination, y compris les vaccinations infantiles, qu’on constate tous les jours sur le terrain et contre laquelle il va falloir se battre. Il existait dans notre pays un courant de pensée réfractaire à la vaccination, jusqu’alors assez marginal. On lui a, hélas, offert une opportunité de se faire entendre. Beaucoup de gens n’avaient aucune opinion particulière sur la vaccination en général. Ils y recouraient parce qu’on leur disait qu’il le fallait. Maintenant qu’ils ont entendu l’inverse, je ne suis pas sûr qu’ils ne deviendront pas hostiles à la vaccination.

M. le rapporteur. On a constaté cette même réaction de l’opinion publique dans tous les pays.

M. Thierry Blanchon. L’agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, qui a assuré un suivi rigoureux des effets secondaires du vaccin pandémique, a pu apporter la preuve qu’il n’en avait pas induit davantage que le vaccin saisonnier. Je ne dis pas qu’un effort particulier de communication ne sera pas nécessaire, mais peut-être pas aussi important que vous le dites.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Lorsqu’on livre une information massive à la population – et on ne peut pas s’en dispenser si on veut éviter le « syndrome de Tchernobyl »–, il faut s’attendre à ce genre de réactions car elle ne possède pas les compétences pour analyser cette information dans le détail et la moduler comme il serait nécessaire. Elle ne s’y intéresse d’ailleurs souvent pas. Et sa réaction ne peut qu’être exacerbée lorsque l’information est inquiétante et que les médecins, qui seraient les seuls à même de la rassurer, ne savent eux-mêmes pas répondre.

Dans la perspective d’une prochaine pandémie, il faut réfléchir aux moyens, sans rien lui cacher, de ne pas effrayer la population et permettre que des relais fonctionnent, notamment auprès des professionnels de santé, afin que la sérénité l’emporte et qu’on évite les dérapages qui ont eu lieu dans cette campagne. Que les personnels de La Poste aient à un moment refusé de transporter les prélèvements effectués par les médecins, comme vous nous l’avez appris, montre bien que l’on était dans le fantasme le plus total ! C’est la preuve que l’on n’a pas su communiquer efficacement.

M. Jean-Marie Cohen. Un ouvrage est sorti il y a deux ans, intitulé La grande menace, sur la couverture duquel l’éditeur avait apposé un bandeau « 500 000 morts ». Dans la seconde édition, le bandeau a disparu. Ce chiffre était totalement fantaisiste.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Un éditeur, pour gagner de l’argent, cherche à accrocher les lecteurs. Lors de cette pandémie, ce sont des médecins eux-mêmes qui ont parlé de dizaines de milliers de morts…

M. Jean-Louis Touraine. L’affaire qui a entouré le vaccin contre l’hépatite B a eu un effet catastrophique sur l’opinion au sujet des vaccins.

M. le président Jean-Christophe Lagarde. Nous faisons confiance au rapporteur de cette commission d’enquête pour formuler des propositions qui permettent de faire mieux les fois prochaines.

Il me reste, messieurs, à vous remercier.

La séance est levée à dix-huit heures.