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Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 29 septembre 2010

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 6

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Philippe Mills, directeur général de l’Agence France Trésor.

La séance est ouverte à seize heures trente.

M. le président Henri Emmanuelli. Monsieur le directeur général, je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de notre Commission d’enquête parlementaire.

L’Agence France Trésor assure la gestion de la dette et de la trésorerie de l’État. À ce titre, elle est un acteur particulièrement important sur les marchés financiers. En 2009, elle a levé quelque 165 milliards d’euros à moyen terme et son programme pour 2010 est de l’ordre de 188 milliards. Elle gère également la charge d’intérêts avec un portefeuille de contrats d’échange de taux. Elle est en quelque sorte un établissement financier de service public et, à ce titre, suit avec attention l’évolution des marchés.

Notre commission d’enquête cherche à comprendre ce qui se passe sur les marchés financiers, en étudiant les mécanismes spéculatifs et le développement des produits dérivés, et en tachant de distinguer ce qui est utile de ce qui ne l’est pas. Dans cette perspective, nous aimerions connaître le sentiment de l’observateur averti que vous êtes.

La spéculation, au sens originel du mot, n’est pas une activité étrangère à votre mission, dans la mesure où elle peut avoir des effets équilibrants. Pouvez-vous nous en dire davantage ? Qu’est-ce qui vous paraît dangereux dans la situation actuelle ? Avez-vous observé des mouvements spéculatifs anormaux sur le marché de la dette souveraine ? Si oui, que préconisez-vous pour y remédier ?

M. Philippe Mills prête serment.

M. Philippe Mills, directeur général de l’Agence France Trésor. Le sujet est complexe, et les apparences sont parfois trompeuses.

En tant que Directeur général de l’Agence France Trésor, je suis en contact quotidien avec certains marchés financiers. À ce titre, je peux vous apporter mon éclairage sur le fonctionnement du marché de la dette souveraine et des marchés de produits dérivés qui s’y rapportent directement ; en revanche, je ne suis pas en mesure de vous apporter des éléments concernant d’autres marchés, comme ceux des matières premières, des changes ou des actions.

L’actualité récente a été émaillée d’épisodes de tension extrême sur les marchés de la dette souveraine, qui ont suscité des inquiétudes quant à certaines manœuvres spéculatives, pouvant aller jusqu’à remettre en cause la capacité des États à honorer leurs engagements financiers.

Mon propos liminaire comportera trois parties. Dans un premier temps, je décrirai les rouages de ces marchés, de manière à identifier les niches abritant de potentiels acteurs spéculatifs, au sens péjoratif du terme. Ensuite, j’analyserai les événements récents ayant suscité des rumeurs de spéculation abusive sur ces marchés. Enfin, j’évoquerai les marchés de produits dérivés liés au marché de la dette, et leur rôle dans les tensions récentes.

Le marché de la dette souveraine est structuré de manière à minorer à la fois les coûts de fonctionnement de l’État et le coût de sa dette. L’Agence France Trésor – comme les autres agences de la dette – est un petit service, qui regroupe moins de quarante personnes. Si le système réussit à fonctionner, c’est parce qu’il existe un marché intermédié de dix-neuf établissements bancaires, les « spécialistes en valeurs du Trésor » (SVT), qui ont un accès privilégié aux adjudications de titres de dettes.

M. le président Henri Emmanuelli. Ce sont vos opérateurs ?

M. Philippe Mills. En quelque sorte. Ce sont des « grossistes », qui retransmettent à chaque adjudication les ordres de leurs clients : banques centrales, investisseurs institutionnels, gérants de fonds de pension, assureurs.

Ce mécanisme d’intermédiation assure à l’Agence France Trésor une très grande sécurité de ses transactions, les SVT étant garants de la bonne exécution des opérations et devant, avant d’accepter qu’un client passe un ordre sur les titres souverains, mener les investigations nécessaires afin de s’assurer du sérieux et de la solvabilité du candidat. Si l’État devait négocier directement avec les clients finaux, le coût de gestion serait rédhibitoire.

Par ailleurs, une telle organisation permet de minorer les coûts et les risques en termes d’émission de titres et de financement de la dette. En effet, les SVT ont pour fonction d’informer en permanence l’Agence sur l’évolution des besoins des investisseurs finaux, que ce soit en termes de maturité des titres – de deux ans jusqu’à cinquante ans – ou de type de produits. Grâce à ce flux d’informations, nous pouvons adapter en continu l’offre de titres à la demande.

La politique d’émission de l’Agence est très appréciée des investisseurs, car elle est prévisible, transparente et régulière. L’Agence publie à l’avance les dates de mises sur le marché de bons du Trésor à taux fixe (BTF), de bons du Trésor à intérêt annuel (BTAN) et d’obligations assimilables du Trésor (OAT) et abonde régulièrement des souches de référence, qui représentent entre 80 et 85 % des émissions de l’Agence et constituent des références de taux très appréciées par les investisseurs. Ceux-ci sont ainsi assurés de pouvoir disposer, quand ils le souhaitent, d’un titre français de quelque maturité que ce soit, du BTF de trois mois jusqu’à l’OAT de cinquante ans. Cela garantit en outre à l’Agence une demande structurelle des investisseurs, ce qui réduit considérablement le taux auquel l’État se finance.

Par ailleurs, les SVT ont l’obligation contractuelle de concourir à la liquidité des titres français. Ils doivent donc être capables d’intervenir en permanence comme contreparties, avec des marges strictement encadrées et contrôlées par l’Agence. C’est pourquoi les titres d’État français sont considérés comme une référence en matière de liquidité, et qu’ils sont très demandés sur le marché secondaire.

De surcroît, les SVT étant présents à la fois sur le marché primaire et sur le marché secondaire, ils peuvent réaliser des arbitrages entre les deux ; de ce fait, les prix demandés aux adjudications organisées par l’État sont très proches de ceux auxquels s’échangent les titres sur le marché secondaire. Cela concourt également à réduire le taux de financement de l’État : comme on peut facilement les échanger, on ne demande pas une prime de liquidité pour les émettre.

Cette organisation intermédiée du marché primaire de la dette – qui, sans que ce soit une particularité française, est particulièrement organisé dans notre pays – permet donc de garantir que l’État bénéficie, de manière structurelle, des meilleures conditions de financement possibles. Or, son bon fonctionnement nécessite l’utilisation par les SVT de techniques financières comme la vente à découvert « à nu », qui permet de mettre sur le marché les titres de l’Agence France Trésor. C’est pourquoi il ne faut pas faire d’amalgame entre les techniques financières utilisées et les fins spéculatives de certains acteurs : ce n’est pas la technique qui fait la spéculation, mais son utilisation.

Les SVT sont des intermédiaires. L’objectif n’est pas qu’ils achètent en propre toute la dette de l’État : le volume de titres émis est beaucoup trop important. Cela consommerait une part trop importante de leurs ressources et les mettrait en danger, tout en fragilisant considérablement la sécurité des émissions de l’État, car la base d’investisseurs serait trop réduite. Leur rôle est d’assurer la sécurité et la fluidité de la mise sur le marché des titres de l’État français.

Lorsqu’un SVT reçoit un ordre d’achat, il est obligé d’effectuer une vente « à découvert » – par définition, les SVT vendent des titres qu’ils ne peuvent pas posséder, puisque ceux-ci n’ont pas été encore émis – et « à nu » – il est impossible aux SVT d’emprunter sur le marché du prêt-emprunt de titres (repurchase agreements ou Repo), dans le laps de temps qui sépare la négociation de la vente et le règlement de celle-ci, les titres qui ne seront mis sur le marché qu’à la livraison qui suit l’adjudication. Si les SVT ne disposaient pas de ce mécanisme, ils devraient de toute façon honorer leurs ordres vis-à-vis de l’État, sans quoi ils perdraient leur statut.

En outre, afin de garantir la sécurité des adjudications françaises, la charte qu’ils ont signée avec l’AFT les contraint à être présents à chaque adjudication et à acquérir un montant minimal de 2 % sur chaque ligne et sur chaque adjudication, et de 2,5 % sur l’ensemble des émissions de l’année. Ils doivent alors se couvrir en amont de la mise sur le marché des titres, en trouvant l’équivalent d’un client. Pour cela, ils vendent à découvert des titres français, soit ceux qu’ils vont réellement acheter s’il s’agit de souches existantes, soit des papiers de maturité proche.

Sans la technique de la vente à découvert à nu, la fluidité de la mise sur le marché des titres de l’État français serait donc bien moindre et l’État paierait plus cher les capitaux qu’il emprunte. Cette situation n’étant pas propre à la France, il importe que la proposition de règlement européen sur l’encadrement des ventes à découvert et des dérivés de crédits souverains, qui vise, de façon parfaitement légitime, à imposer des obligations de transparence pour les positions courtes, ne grippe pas les rouages du marché primaire. Ce constat fait l’unanimité parmi les agences de la dette des Vingt-sept, et les dispositions nationales prises sur le sujet – qu’elles soient ou non liées à la proposition de règlement européen – doivent tenir compte de cette contrainte.

J’en viens maintenant à mon deuxième point : les tensions dont a fait l’objet le marché de la dette souveraine, et le rôle joué par certains acteurs et certains instruments financiers.

Des tensions sur le marché de la dette souveraine existaient déjà à la fin de 2007 et au début de 2008, mais la situation est devenue préoccupante à partir de novembre 2009, quand les marchés ont commencé à s’intéresser à la situation budgétaire grecque.

Le facteur déclenchant fut l’annonce en novembre 2009, par le nouveau gouvernement grec, que les statistiques publiées sur les finances publiques étaient erronées, et que le déficit pour l’année 2009 serait de 12 %, au lieu des 6 % attendus. L’écart de taux de financement relatif entre la Grèce et l’Allemagne s’est alors creusé. Les appels au marché sont devenus de plus en plus difficiles pour l’État grec, les marchés ayant des incertitudes croissantes sur sa capacité à ramener son déficit à un niveau compatible avec sa situation économique. En conséquence, l’écart moyen entre le taux de financement de la Grèce et celui de l’Allemagne a connu plusieurs pics, le premier, fin janvier 2010, à près de 400 points de base, le dernier, le 7 mai 2010, à plus de 1 000 points de base.

C’est alors qu’est intervenu le plan coordonné de stabilisation financière de l’Union européenne, adopté au cours du week-end du 7 au 9 mai 2010. Les éléments de ce plan ont permis de faire bénéficier les pays « périphériques » d’une accalmie, avec une diminution régulière des écarts de taux de financement, jusqu’au moment où, le 14 juin 2010, l’agence de notation Moody’s a dégradé à nouveau la note de l’État grec, de A3 à Ba1. Compte tenu des précédentes dégradations de la note par Standard & Poor’s et Fitch, cette décision a eu pour conséquence de faire sortir les titres grecs de la catégorie des titres dits « Investment grade », c’est-à-dire des investissements de qualité, ce qui a amorcé un mouvement de vente dans les lignes de portefeuilles tenus par des gestionnaires d’actifs contraints par leurs règles de gestion et leurs dispositifs de contrôle des risques, à ne détenir que des titres de qualité maximale. Les écarts de taux entre la Grèce et la moyenne de la zone euro et entre la Grèce et l’Allemagne se sont accrus à nouveau.

M. le président Henri Emmanuelli. Jusqu’à quel niveau ?

M. Philippe Mills. Un écart de 1 000 points de base – avant une diminution progressive.

À l’heure actuelle, la situation est toujours tendue, avec une forte aversion pour le risque de la part des intervenants de marché, qu’illustrent les écarts de taux et les niveaux très faibles des taux demandés aux États considérés comme les plus sûrs ; fin août, le taux à dix ans allemand a atteint son minimum historique, à 2,11 %, suivi en septembre par le taux à dix ans français, à 2,47 %.

Cette aversion pour le risque est entretenue par les incertitudes concernant la capacité des États à mener leurs politiques de consolidation budgétaire, la santé des grandes banques – bien que certaines d’entre elles aient été balayées par la publication des tests de résistance bancaires (stress tests) –, et l’évolution de la réglementation des instruments financiers, notamment en Europe.

Dans ce contexte, les investisseurs traitent les États de manière de plus en plus différenciée. Si la Grèce est devenue un cas particulier, d’autres pays sont jugés vulnérables, comme le Portugal et l’Irlande : si ces pays réussissent leurs émissions, ils le font au prix de concessions significatives sur les taux d’adjudication, pouvant aller jusqu’à plusieurs dizaines de points de base.

Dans ce contexte, y a-t-il des mouvements pouvant être qualifiés de spéculatifs et si oui, comment peut-on les contrer ?

L’évolution des conditions de financement des États dépend d’un petit nombre de facteurs. Premièrement, le taux de court terme auxquels se financent les États est forcément supérieur au taux auquel leur banque centrale rémunère les fonds déposés par les établissements bancaires : dans la zone euro, le taux plancher est de 0,25 %, ou 25 points de base. Dans le cas contraire, les banques pourraient réaliser un arbitrage entre les titres d’État et les fonds de la banque centrale, ce qui ferait monter les taux d’État de court terme.

S’agissant des titres de plus long terme, leur taux est déterminé essentiellement par les anticipations d’évolution des taux directeurs, elles-mêmes liées aux anticipations de l’inflation, et par une prime de risque qui dépend, entre autres, de la notation de l’émetteur. Il paraît difficile que ces éléments soient sujets à spéculation, dans la mesure où ils sont structurels et s’imposent à tous les acteurs.

Le deuxième facteur est l’appréciation que porte le marché sur un émetteur – et les craintes qu’il fasse défaut. Ce facteur a pris une place nouvelle depuis la faillite de Lehman Brothers en 2008 : alors qu’auparavant, les gestionnaires de portefeuille estimaient que les obligations d’État étaient par définition un produit sans risque, certains les considèrent désormais comme des titres de crédit, dont le paiement peut être incertain, notamment lorsque l’émetteur rencontre des difficultés économiques et budgétaires, et dont la volatilité est bien trop élevée pour les normes d’investissement auxquelles ils sont contraints. Ces investisseurs doivent vendre automatiquement une partie de leurs positions sur les États jugés « à risque », sous peine de voir les épargnants réclamer une gestion plus sûre de leurs fonds ou le comité de suivi des risques exiger la réduction de leur exposition. Ces mouvements amplifient donc les mouvements de marché, sans être à proprement parler des manœuvres spéculatives : il s’agit d’une conséquence plutôt que d’une cause.

À cet égard, les notes attribuées par les agences de notation financière sont déterminantes, car elles servent fréquemment de base aux critères d’éligibilité des titres souverains dans les portefeuilles. La sécurité de ceux-ci est fonction, non seulement de la probabilité qu’un État fasse défaut, mais aussi de la volatilité estimée du titre, effet de marché indépendant de la capacité dudit État à honorer ses engagements financiers. Or, si les agences de notation doivent en théorie privilégier une vision à long terme prenant en considération les effets des cycles financiers et économiques, il s’avère qu’elles suivent assez rapidement les anticipations du marché, ce qui a un effet pro cyclique en accentuant les mouvements erratiques des marchés obligataires, au lieu de rassurer ceux-ci. Là est, à mon avis, le cœur du problème.

Dans un monde de marchés, l’accès à l’information est capital. S’il y a eu des tentatives de manipulation du marché, c’est bien plus par la diffusion d’informations erronées ou biaisées que par l’utilisation d’une technique financière particulière. Certains investisseurs peuvent tirer parti de la crédulité du marché en diffusant, après avoir pris une position, une rumeur afin de rendre cette dernière gagnante, les investisseurs « grégaires » orientant le marché dans le sens souhaité.

Ces abus font aujourd’hui l’objet d’une attention pointilleuse de la part des régulateurs. Pour les combattre, il convient d’encadrer au maximum les marchés et d’accroître la transparence et la fiabilité des données.

J’en viens maintenant à mon troisième point. Le marché de la dette est lié par des relations d’arbitrage et de couverture à des marchés d’instruments financiers, tels que les marchés de contrats d’échange de taux d’intérêts, et le marché des contrats d’échange de risque de défaut de titres, dits « CDS ». De ce fait, il existe des possibilités de spéculation et, surtout, des risques de contagion des phénomènes d’instabilité d’un marché à l’autre. C’est pourquoi ces marchés doivent être encadrés ; il convient de mettre en place une obligation de déclaration centralisée des transactions, afin que les autorités prudentielles puissent évaluer la situation, et une obligation de compensation, de manière à assurer leur stabilité. À cet égard, les propositions faites par la Commission européenne vont dans le bon sens.

Le cas du marché des CDS est particulièrement intéressant. Le paradoxe de ces instruments, c’est qu’ils sont à l’origine destinés à couvrir le risque de défaut, mais, en pratique, ils sont utilisés à d’autres fins.

Qu’est-ce qu’un CDS ? Prenons l’exemple – théorique ! – d’un risque de défaut sur l’État allemand. En signant un contrat d’une durée de cinq ans, portant sur un montant d’1 million d’euros, on s’engage à payer pendant cinq ans une prime d’assurance annuelle de quarante points de base, soit 4 000 euros. En échange, si l’État allemand échoue à honorer l’un des engagements pris sur ses titres de dettes, restructure un montant significatif de sa dette, la répudie ou la repousse à une date ultérieure sans passer par des échanges de titres sur le marché, on reçoit le montant précité à titre de dédommagement.

Les limites de ce type de produits, lorsqu’ils portent sur un État souverain, sont évidentes. D’abord, comment un établissement financier pourrait-il être en mesure de pallier, dans les cinq ans, un défaut de l’Allemagne ? Ensuite, ne faudrait-il pas imposer un plafond à l’encours notionnel des CDS, dans la mesure où le degré de risque contre lequel on s’assure risque de déséquilibrer les bilans ? Les limites que rencontrent les acteurs de marché à la constitution de positions nettes importantes sur un émetteur donné devraient être régulées, afin de s’assurer qu’elles ne fragilisent pas l’ensemble du système financier.

Ces questions prudentielles, fort délicates, relèvent de la compétence du régulateur. Néanmoins, je juge urgent d’encadrer de très près ce marché et de pousser les établissements détenteurs de ces positions à contrôler leur degré d’exposition au risque.

Venons-en à la pratique. Les CDS étant des instruments de marché, ils sont soumis à la loi de l’offre et de la demande. Des arbitrages pouvant être faits avec le marché des obligations, leurs cours suivent assez naturellement, avec des délais et des amplitudes variables, l’évolution des écarts de taux entre les pays. Les acteurs de marché les utilisent avant tout pour cette propriété et non contre un très hypothétique défaut de l’Allemagne avant 2015 !

M. le président Henri Emmanuelli. Si l’on prend l’exemple précédent, que se passe-t-il ?

M. Philippe Mills. Il faut trouver une contrepartie. Généralement, sur le marché des CDS, les intervenants majoritaires sont des banques, lesquelles interviennent par ailleurs sur le marché des obligations souveraines, qui essaie d’anticiper l’évolution des taux allemands.

M. le président Henri Emmanuelli. La valeur du coupon va donc fluctuer en fonction de l’évolution des taux ?

M. Philippe Mills. Exactement : elle variera en fonction du lien qui peut être établi entre les deux. Le problème, c’est que, si l’on ne veut pas être exposé à un risque trop important, il faut être certain qu’il existe un lien stable, ce qui n’est pas nécessairement le cas !

On s’est demandé si des positions prises sur le marché des CDS avaient été utilisées pour influer sur le prix des titres grecs. Pour l’heure, il est impossible d’établir avec certitude que le marché a été manipulé en défaveur de la Grèce – je crois d’ailleurs que cela vous a été confirmé par le président de l’Autorité des marchés financiers (AMF). En revanche, les deux marchés sont liés, d’autant plus que le marché de la dette grecque est peu liquide : les investisseurs qui détiennent de la dette grecque échangent relativement peu de titres, et le niveau des prix peut être influencé par un mouvement relativement faible. L’en-cours notionnel brut des CDS sur l’État grec est actuellement d’environ 79 milliards de dollars et l’en-cours négociable de la dette grecque de quelque 276 milliards de dollars : le rapport entre les deux montants est tel qu’un mouvement sur le marché des CDS – plus facile à déclencher qu’un mouvement sur le marché des taux lorsque des montants importants sont en jeu – influence directement le marché de la dette concernée.

Le phénomène se renforce si le marché de la dette n’est pas liquide : certains investisseurs devenant attentistes, les volumes échangés sur le marché se réduisent et l’on peut modifier encore plus rapidement les prix et les taux. Il est avéré que le marché des CDS peut alors dominer celui des titres. Dans le cas grec, même s’il n’y a pas de « smoking gun », c’est-à-dire de preuve tangible, on ne peut exclure que certains investisseurs aient tenté d’en tirer avantage, en vendant à découvert des titres d’État et en achetant massivement des CDS, de manière à rendre le marché favorable aux positions courtes, mais défavorable à l’émetteur.

Pour les pays dont la dette est très liquide, comme la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni ou les États-Unis, la situation est différente. L’en-cours notionnel brut de CDS sur l’émetteur France est de 67 milliards de dollars, pour un en-cours total de titres négociables de près de 1 600 milliards de dollars. Dans ce cas, le marché des CDS suit celui de la dette, bien plus profond et massif.

Tous ces éléments me conduisent à répéter que ces marchés doivent être encadrés et surveillés de près. En particulier, les liens entre le marché de la dette et ceux des instruments dérivés doivent faire l’objet d’une attention soutenue. Il faut veiller à ce que les régulateurs disposent de moyens suffisants pour lutter contre d’éventuelles manipulations du marché de la dette, que ce soit par des ventes à découvert de titres d’État dans un marché peu liquide ou par la manipulation de celui-ci via le marché des CDS.

M. le président Henri Emmanuelli. En d’autres termes, les CDS sur les dettes souveraines, conçus pour sécuriser la créance, sont devenus un instrument de spéculation. Comment est-ce possible ?

M. Philippe Mills. Il ne s’agit pas toujours d’une spéculation négative : certains les utilisent comme un moyen de se couvrir contre la volatilité d’un titre.

M. le président Henri Emmanuelli. Mais ce n’est pas fait pour ça !

M. Philippe Mills. En effet. Mais c’est un problème surtout pour les États fragiles, dont le ratio entre les deux marchés est équilibré, tandis que la liquidité du marché de la dette est faible.

M. le président Henri Emmanuelli. Toujours est-il que l’utilisation des CDS n’a rien à voir avec leur objectif initial ! Comment appelle-t-on cela, dans le jargon financier ? Un leurre ?

M. Philippe Mills. C’est un simple constat, partagé par l’ensemble des émetteurs souverains et des agences de la dette. Mes collègues allemands, anglais ou américains vous diraient qu’ils ne se préoccupent pas du marché des CDS.

M. le président Henri Emmanuelli. Les Grecs et les Portugais n’ont pas le choix !

M. Philippe Mills. C’est pourquoi il est nécessaire d’aller plus loin en matière de réglementation et de transparence.

Résumons. Premièrement, il convient de distinguer les techniques financières et les comportements spéculatifs. Deuxièmement, une bonne information est essentielle : tout ce qui contribuera à améliorer sa transparence et sa diffusion renforcera la lutte contre les mouvements spéculatifs. Troisièmement, le marché des produits dérivés de la dette pouvant participer à l’instabilité du système financier, les régulateurs doivent avoir les moyens de combattre d’éventuels abus. Sans casser les mécanismes de ces marchés, il convient donc de s’assurer qu’ils sont encadrés et contrôlés, et que les prix y ont une vraie signification.

M. le président Henri Emmanuelli. Dans l’hypothèse où le montant des CDS dépasserait une certaine quotité du montant global de la dette, faudrait-il prendre des mesures particulières ?

M. Philippe Mills. Le problème n’est pas tant de maintenir un certain rapport entre les deux valeurs que d’être bien informé de ce qui se passe sur ces marchés. Pour l’heure, on en est loin, puisqu’il n’y a pas de chambre de compensation et que le degré d’information est faible.

M. le président Henri Emmanuelli. De quelles informations le régulateur dispose-t-il sur le marché des CDS ?

M. Philippe Mills. Il dispose des éléments transmis par les acteurs concernés.

M. le président Henri Emmanuelli. Il n’existe pas de statistiques officielles ?

M. Philippe Mills. Non.

M. le président Henri Emmanuelli. Il s’agit par conséquent d’un marché aveugle.

M. Philippe Mills. C’est un marché qui n’est pas régulé.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Vous avez évoqué essentiellement les aspects négatifs des CDS. Peut-on imaginer de les supprimer ?

Pensez-vous que les régulateurs ont les moyens d’assumer pleinement leurs missions, eu égard aux évolutions en cours ? Les mesures actuellement en projet vont-elles dans le bon sens ? Faudrait-il remédier à d’éventuelles lacunes avant leur mise en œuvre ?

S’agissant des rumeurs, qui vous semblent si dangereuses, le président de l’AMF nous a fait part de son scepticisme concernant leur détection, l’identification de leur source et leur éventuelle sanction. Quelle est votre opinion sur le sujet ?

Quel jugement portez-vous sur les agences de notation, dont le rôle a été vivement critiqué ces derniers temps, et sur les hedge funds ?

M. Philippe Mills. Le rôle des hedge funds est de prendre des positions à court terme, donc de faire des arbitrages entre les titres ou les marchés. Leur intervention est nécessaire pour assurer la fluidité du marché, mais si elle est excessive, elle risque de générer une volatilité excessive. Il en faut un peu, mais pas trop.

Par exemple, lorsque nous avons émis l’OAT 2060, nous n’avons réservé que 3 % des titres aux hedge funds.

M. le président Henri Emmanuelli. C’est l’émetteur qui régule, en quelque sorte.

M. Philippe Mills. Pour que ce soit possible, il faut être un émetteur fiable, régulier et prévisible. On attire de ce fait des investisseurs prudents, comme les compagnies d’assurance, les fonds de pension, les banques commerciales, les banques centrales ou les gestionnaires de fonds, qui conservent généralement les titres jusqu’à leur maturité et dont les processus d’allocation sont transparents et réguliers, ce qui garantit une base d’investissement diversifiée.

Toutefois, il ne me semble pas bon de refuser de servir les hedge funds, comme l’a fait la Grèce au début de l’année : cela n’a pas été perçu de manière positive et, au final, cela a desservi l’État grec en tant qu’émetteur.

S’agissant des rumeurs, les États y sont plus ou moins sensibles. Depuis le début de la crise, les agences de la dette ont pris conscience de la nécessité d’une communication régulière et cohérente à destination des investisseurs.

Pour les petits émetteurs, un changement de situation peut être source de difficultés. Certains, comme l’Irlande, avaient très peu de contacts directs avec les investisseurs, du fait de la bonne santé de leurs finances publiques. En arrivant sur le marché, ils ont montré aux investisseurs que leur situation n’était pas très bonne. Il faut donc communiquer de manière continue.

Même s’il est impossible de circonscrire totalement une rumeur, il ne faut pas hésiter à se montrer offensif et à contester toute information erronée ou biaisée, par exemple en publiant un communiqué, avec des chiffres certifiés par une autorité indépendante.

Les agences de notation remplissent une fonction indispensable et la méthode qu’elles appliquent est éprouvée. Le problème, c’est quand une agence procède à un ajustement trop brutal de la note d’un État, en la dégradant d’un seul coup de plusieurs niveaux. Il faut le faire de manière prévisible et progressive, sous peine de provoquer des mouvements spéculatifs et de renforcer la situation dénoncée – ce qui est paradoxal.

M. le président Henri Emmanuelli. Lorsqu’une agence de notation baisse la note d’un État, elle sait parfaitement quel mécanisme elle enclenche. C’est une énorme responsabilité !

M. Philippe Mills. Qu’elle juge nécessaire de modifier cette note, cela se comprend : si elle ne le faisait pas, elle serait mal jugée par les investisseurs ; en revanche, il ne faut pas qu’elle le fasse de manière trop brutale. Je ne sais pas s’il existe une solution à ce dilemme. Le véritable problème, c’est que certaines agences se soient mises dans cette situation et n’aient pas anticipé l’évolution de la situation de certains pays.

M. le président Henri Emmanuelli. Peut-être y a-t-il une part de suivisme ?

M. Philippe Mills. Les agences n’utilisent pas toutes la même méthode, mais elles s’observent. Sur l’Espagne, par exemple, les évaluations divergent.

S’agissant des CDS, le problème, c’est que le marché existe déjà et que l’outil est utilisé partout.

M. le président Henri Emmanuelli. Que représente, globalement, le marché des CDS ?

M. Philippe Mills. Plusieurs centaines de milliards de dollars – nous vous communiquerons le chiffre exact.

Il paraît délicat d’interdire les CDS en tant que tels. D’abord, cela ne ferait que déplacer le problème. Ensuite, les CDS sont émis sur des plateformes financières centralisées, dans des pays qui, par définition, n’ont pas envie de les interdire.

M. Hervé Mariton. On pourrait envisager de les réguler !

M. Philippe Mills. C’est précisément ce que prévoit le projet de règlement européen. Il faut répertorier les CDS, pouvoir obtenir les éléments d’information nécessaires ainsi qu’une vision consolidée des mouvements, donner au régulateur la capacité d’exiger des informations complémentaires, et substituer l’autorité européenne de régulation à l’autorité nationale si celle-ci ne réagit pas assez vite. Si ces dispositions sont mises en œuvre, on aura déjà bien progressé !

Mme Françoise Branget. L’autorité européenne existe déjà ?

M. Philippe Mills. Oui : il s’agit de l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF).

M. le président Henri Emmanuelli. Est-elle opérationnelle ?

M. Philippe Mills. Non, elle est en cours de création. Mais on va dans la bonne direction.

M. le rapporteur. Les régulateurs ont-ils les moyens de faire face à la complexité de ces marchés et à la technologie utilisée par les acteurs financiers ?

M. Philippe Mills. Disons qu’ils sont plus habitués au marché des actions qu’à ce type de marché. Une phase d’apprentissage sera nécessaire. Toutefois, ce n’est pas très compliqué, et si une impulsion politique claire est donnée à l’échelle européenne, voire au-delà, le retard sera rapidement rattrapé.

M. Dominique Baert. Les agences de notation ont pour fonction d’assurer la notation la plus objective possible. Leur expertise relève d’une évaluation ex post, fondée sur l’analyse des fondamentaux économiques, qui comporte toutefois une dose de prospective, dans la mesure où il faut tenir compte des évolutions prévisibles. Or, l’action de certaines agences a eu des effets pro cycliques, ce qui suggère que leur analyse des fondamentaux était erronée. Pourtant, on n’a pas beaucoup entendu d’autocritique de leur part… Les liens financiers de certaines agences de notation avec certains groupes ont-ils pu jouer un rôle dans les mouvements spéculatifs ?

M. Philippe Mills. Ce qui s’est passé est plus simple.

La crise a débuté en 2007 sur d’autres marchés que celui de la dette souveraine. Les notations de certains produits dérivés avaient alors été jugées inadéquates – l’évaluation avait été particulièrement complexe en raison de l’absence d’éléments comparatifs dans l’espace et dans le temps. Une part importante des problèmes a découlé de la disparition de la liquidité des marchés, dans la mesure où leurs détenteurs ne pouvaient pas vendre ces produits, dont la valeur était devenue de facto quasi nulle. Les investisseurs ont reproché aux agences de notation de ne pas avoir été suffisamment réactives.

Pour noter les États, les agences tiennent compte de deux éléments : les fondamentaux économiques et la capacité de financement. Quand elles vantent les mérites de la France ou de l’Allemagne, elles mettent explicitement en avant ce dernier point, sur lequel joue le degré de liquidité du marché de la dette.

Lorsque des incertitudes concernant la politique budgétaire et les statistiques grecques sont apparues, les agences ont dû réviser leur note en pondérant les fondamentaux de l’économie grecque, qui n’avaient pas beaucoup évolué, et la capacité de financement effective du pays. Le problème n’est pas tant le résultat – inévitable – que la manière : la brutalité de la dégradation a accentué les mouvements en cours.

M. Dominique Baert. Vous avez évoqué tout à l’heure la possibilité que certains opérateurs aient pu profiter de l’occasion pour se livrer à des mouvements spéculatifs. Avez-vous identifié des lieux ou des opérateurs particulièrement actifs en la matière ?

M. Philippe Mills. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’y a pas de preuves de l’implication de tel ou tel acteur ou de tel ou tel lieu.

M. le président Henri Emmanuelli. Des noms circulent-ils ?

M. Philippe Mills. Il y a des rumeurs, mais ce n’est pas mon rôle d’y donner corps ! Il est difficile de dire si ces noms ont circulé parce qu’ils étaient effectivement à l’origine de mouvements spéculatifs ou s’ils ont fait l’objet d’une opération de déstabilisation.

M. Dominique Baert. Depuis une dizaine d’années, de nombreuses dettes souveraines sont détenues, directement ou indirectement, par des banques centrales, notamment d’Extrême-Orient. Cela vous paraît-il être un facteur de stabilisation des marchés ? Quel est le comportement des banques centrales par rapport à ces titres ?

M. Philippe Mills. Les banques centrales sont parmi les investisseurs les plus contrôlés. Elles doivent gérer leur portefeuille avec prudence, ce qui explique que nombre d’entre elles achètent surtout des titres AAA.

Depuis le début de la crise, en 2007, elles ont acquis moins de titres de crédit et plus de titres d’État – et, au sein de ces derniers, plus de titres AAA –, afin de renforcer la sécurité de leur portefeuille. Il existe en général au sein de chaque banque centrale des procédures d’agrément des émetteurs : une fois qu’elles ont choisi de détenir un titre, elles le gardent longtemps.

M. le président Henri Emmanuelli. Cela n’a-t-il pas un effet pro cyclique ?

M. Dominique Baert. Ont-elles toutes le même comportement ?

M. Philippe Mills. Non, certaines sont plus prudentes que d’autres. Toutes ne détiennent pas que des titres AAA. Les combinaisons risque-rendement varient. Par ailleurs, elles n’ont pas toutes la même taille, ni la même capacité à influer sur un marché.

M. le président Henri Emmanuelli. Globalement, elles agissent toutes dans le sens de la sécurité ?

M. Philippe Mills. Oui, mais sans choc, de manière lente et prévisible.

M. Dominique Baert. On sait le rôle joué par les banques centrales chinoise et japonaise dans le financement de la dette américaine. Qu’en est-il en Europe ?

M. Philippe Mills. Elles sont présentes depuis plusieurs années.

M. le président Henri Emmanuelli. Ont-elles accru cette présence ?

M. Philippe Mills. Comme les autres banques centrales, elles ont accru leur présence sur les titres d’État et sur les États notés AAA.

M. Dominique Baert. Ces dernières années, la part des non-résidents parmi les détenteurs de la dette française s’est accrue, ce qui ne laisse pas de nous préoccuper. Quelle est leur proportion actuellement ?

M. Philippe Mills. Selon la Banque de France, les non-résidents représentent 70 % des détenteurs de la dette française, mais cette statistique inclut les investisseurs membres de la zone euro. Or, ceux-ci ne connaissent pas de risque lié au change, la liberté de circulation de leurs capitaux n’est pas entravée, et leurs règles budgétaires financières et comptables sont proches des nôtres. Leur situation est donc comparable à celle des investisseurs français.

En réalité, la dette française est détenue pour un tiers par des Français, pour un tiers par des investisseurs de la zone euro, et pour un tiers par des investisseurs extérieurs à cette zone. On peut donc estimer qu’il s’agit, pour les deux tiers, d’un marché domestique.

Par ailleurs, plus une dette est considérée comme sûre et liquide, plus elle est détenue à l’extérieur de sa zone domestique. En Europe, c’est d’ailleurs la dette allemande qui arrive en première position dans ce domaine, suivie, dans l’ordre, par la France, les Pays-Bas, l’Italie et l’Espagne. Qu’une part importante de la dette soit détenue hors de la zone euro est un indice de la qualité de l’émetteur français.

M. le président Henri Emmanuelli. Cela n’a donc pas que des inconvénients ?

M. Philippe Mills. Non, mais cela crée aussi des devoirs.

M. le rapporteur. S’agissant des ventes à découvert à nu, la tentation est grande de les réglementer, voire de les interdire. Or, vous avez montré que cette technique était utile, et même indispensable, sur les marchés de la dette souveraine. Où est le juste milieu ?

M. Philippe Mills. Le point d’équilibre me semble avoir été atteint par le projet de règlement de la Commission européenne, qui vise à localiser et à encadrer les ventes à découvert, formule des exigences de transparence et d’information, mais prévoit, à l’article 15, une exemption pour les activités de teneur de marché.

M. le président Henri Emmanuelli. N’y a-t-il pas un risque de fragmentation ?

M. Philippe Mills. En l’occurrence, l’exemption est parfaitement justifiée et circonscrite. Le groupe des SVT est défini avec précision dans chacun des États membres – il existe d’ailleurs des recoupements.

M. le président Henri Emmanuelli. Que pensez-vous de la décision allemande d’interdire certaines ventes à découvert ?

M. Philippe Mills. Il s’agit d’une proposition, non d’une décision.

M. le président Henri Emmanuelli. Elle n’a pas été mise en œuvre ?

M. Philippe Mills. Pour qu’elle le soit, il faudrait l’accord explicite du Land de Hesse, où se trouvent les marchés. Cela me paraît difficile… Il s’agit d’une proposition, qui sera examinée dans le cadre de la proposition de règlement de la Commission européenne.

M. le président Henri Emmanuelli. Vous êtes un bon observateur de la vie financière, au-delà du marché de la dette souveraine. Avez-vous des choses à nous signaler, concernant certains produits ou certaines procédures ? Le trading haute fréquence se pratique-t-il sur les marchés de la dette souveraine ?

M. Philippe Mills. Je m’abstiendrai de répondre, faute d’information suffisante. Je dirai juste que le plus important, sur les marchés financiers, c’est la qualité de l’information. Or, il existe d’autres marchés où la circulation de l’information est incomplète – comme celui des matières premières. Des propositions ont été faites dans le cadre du G20 pour y remédier.

M. le rapporteur. Peut-on classer les marchés en fonction du niveau de spéculation ?

M. Philippe Mills. J’en suis incapable, faute d’avoir en tête les données nécessaires. En outre, il faudrait définir ce que l’on entend par « spéculation ». Un certain volume de spéculation est nécessaire.

M. le président Henri Emmanuelli. Certains investisseurs, qui ne recherchent que le profit à très court terme, peuvent déstabiliser les marchés !

M. Philippe Mills. Plus le marché est profond, plus il est liquide, et moindre est le risque.

M. le président Henri Emmanuelli. J’ai le souvenir d’avoir entendu, au cœur de la crise, des déclarations visant à expliquer que les dettes souveraines étaient un facteur de stabilisation. Partagez-vous ce point de vue ?

M. Philippe Mills. Ce qui est sûr, c’est que la dette souveraine est la matière première, le noyau du marché obligataire. C’est toujours par rapport à l’État que les autres émetteurs, publics ou privés, se positionnent. Il est donc nécessaire que le marché de la dette de l’État fonctionne correctement. C’est en ce sens qu’il joue un rôle pivot et c’est pourquoi il faut faire en sorte qu’il soit le mieux organisé, le mieux intermédié et le plus liquide possible.

M. le président Henri Emmanuelli. Comment fait-on s’il n’y a plus de déficit ?

M. Philippe Mills. Certains pays nordiques ont été pendant plusieurs années en situation d’excédent budgétaire. Ils ont réfléchi à la façon de modifier la structure de la dette, en abandonnant notamment certains types de maturité pour conserver de la liquidité sur les maturités restantes. Quand, il y a dix ans, les États-Unis étaient également en situation d’excédent budgétaire, le Trésor américain a abandonné la maturité à trente ans. Le Trésor néerlandais se pose actuellement la question.

M. le rapporteur. Pourriez-vous nous remettre une note décrivant la façon dont vous sélectionnez les spécialistes en valeur du Trésor ?

M. Philippe Mills. Ce sera fait.

M. le président Henri Emmanuelli. Ils sont tout de même nombreux !

M. Philippe Mills. Leur nombre a oscillé entre dix-sept et vingt et un.

M. le président Henri Emmanuelli. Qui sont-ils ?

M. Philippe Mills. Il s’agit uniquement de grandes banques internationales : quatre banques françaises, des banques européennes, des banques américaines, une banque japonaise… Cela permet d’atteindre des investisseurs divers.

M. le président Henri Emmanuelli. Chaque SVT touche-t-il un pourcentage fixe lors des adjudications ?

M. Philippe Mills. Non, ils ont juste l’obligation d’acquérir un montant minimal d’émissions. Pour le reste, cela dépend de la demande.

Chaque premier jeudi du mois, nous émettons des OAT, à dix ans et plus. La semaine qui précède, nous avons une réunion avec les représentants de chacun des SVT, qui nous demandent d’émettre tel montant sur tels titres. Nous en discutons en interne, et le lendemain, à onze heures, nous publions un communiqué annonçant que l’Agence France Trésor émettra trois à quatre titres pour une valeur comprise à l’intérieur d’une fourchette, l’ampleur de cette fourchette étant généralement comprise entre 1 et 1,5 milliard. Les SVT préparent l’adjudication en avertissant leurs clients. Nous suivons leurs démarches et nous faisons le point avec chaque SVT le matin même de l’adjudication.

M. le président Henri Emmanuelli. Il ne faut pas qu’il y ait de couac !

M. Philippe Mills. Une des règles auxquelles nous sommes soumis et que le Parlement contrôle, c’est que toute adjudication de l’État français doit être couverte. Cela a toujours été le cas. Depuis le début de la crise, la demande est en général deux fois supérieure à l’offre.

M. le président Henri Emmanuelli. Les SVT échangent-ils les titres entre eux ?

M. Philippe Mills. Ils peuvent le faire, de même qu’un investisseur peut répartir son offre entre plusieurs SVT. Mais il ne s’agit pas d’une enchère à prix unique. S’ils veulent être sûrs d’avoir un titre, il faut qu’ils surenchérissent. Ils placent donc leurs ordres à différents niveaux de prix.

M. le président Henri Emmanuelli. Concrètement, cela signifie qu’ils baissent les taux ?

M. Philippe Mills. En effet. Ils essaient de se situer juste au-dessus du prix plancher vers lequel nous portons le montant de l’adjudication.

M. le président Henri Emmanuelli. Ces dernières semaines, on a eu le sentiment qu’il y avait des liquidités « demandeuses ». Des offres intéressantes et plutôt surprenantes ont été faites aux collectivités territoriales. Comment l’expliquez-vous ?

M. Philippe Mills. Depuis quelques semaines, le contexte international est morose. Les perspectives de croissance et d’inflation sont faibles. Les rendements des actions sont jugés plutôt mauvais, notamment du fait des interrogations sur l’économie américaine, ce qui déporte l’épargne du marché des actions vers le marché des obligations et, pour encore plus de sécurité, vers les titres publics. Comme, pour les émetteurs, une petite différence de taux est intéressante, cela peut expliquer ce genre de démarches.

M. le président Henri Emmanuelli. Que pensez-vous de la forte pression exercée actuellement par les marchés sur la gouvernance démocratique ?

M. Philippe Mills. C’est une question complexe. Il faudrait savoir d’où vient la pression. L’important, c’est de conserver la crédibilité de la parole publique, de prouver que l’on fait ce que l’on dit et d’annoncer de bonnes nouvelles. De ce point de vue, ce qui s’est passé en Grèce est dévastateur.

En revanche, les États, dans leur ensemble, ont plutôt bien réagi lors de la crise des marchés financiers. Ils ont fait preuve d’une certaine prudence dans l’estimation des déficits. Du coup, les révisions se font plutôt à la baisse, ce qui est positif.

L’exigence de crédibilité de la parole publique me paraît normale. En retour, il importe d’utiliser à plein la puissance publique. La crise de la zone euro a mis en évidence les lacunes concernant la gouvernance de la zone.

M. le président Henri Emmanuelli. La crédibilité d’Eurostat en a pris un coup !

M. Philippe Mills. C’est pourquoi il est prévu de renforcer ses moyens. Eurostat n’avait pas de pouvoir d’enquête ; de ce fait, ses investigations étaient relativement limitées.

M. le président Henri Emmanuelli. J’ai rencontré récemment, dans un État membre, un sidérurgiste qui m’a expliqué qu’il payait l’électricité au noir. Eurostat n’est pas au courant ?

M. Philippe Mills. Ses moyens d’investigation se limitent à des rencontres avec les fonctionnaires de quelques ministères. Ses statistiques s’appuient sur les données des instituts nationaux.

Pour ce qui le concerne, le gouvernement grec a donné une plus grande indépendance à l’Institut de statistique, dont il a renouvelé les cadres, et a pris des mesures pour que les déclarations fiscales soient plus en accord avec la réalité du patrimoine et des revenus.

Le grand atout de la France, c’est la solidité de son administration fiscale et la fiabilité des statistiques qu’elle produit. D’ailleurs les investisseurs internationaux en sont convaincus.

M. le président Henri Emmanuelli. Sur les CDS, nous avez-vous tout dit ?

M. Philippe Mills. Oui.

M. le président Henri Emmanuelli. En nous faisant part de toutes vos appréciations ?

M. Philippe Mills. L’important, c’est de mettre en œuvre des propositions réalistes. Actuellement, il y a un engagement collectif au niveau européen, avec une impulsion franco-allemande et un projet équilibré de la Commission européenne.

M. le président Henri Emmanuelli. Certes, mais il y a eu un précédent, dont M. Jouyet ne nous a pas dit que du bien…

M. Philippe Mills. Il est certainement plus qualifié que moi pour en parler. Toutefois, le projet du commissaire Barnier me semble devoir être défendu, dans la mesure où, quoi qu’en disent certains États membres, il est équilibré.

M. le président Henri Emmanuelli. Monsieur le directeur général, je vous remercie.

La séance est levée à dix-huit heures.