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Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 20 octobre 2010

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 12

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Bertrand Jacquillat, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, président directeur général et cofondateur d'Associés en Finance

L’audition commence à 16 h 30.

M. le président Henri Emmanuelli. Monsieur le professeur, je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de la commission d’enquête.

Nous observons aujourd'hui une financiarisation accrue de l’économie, en particulier un développement surprenant de la titrisation. Nous aimerions savoir ce que vous pensez de la spéculation financière et ce que vous préconiseriez pour la maîtriser, étant entendu que la commission d’enquête ne peut s’en tenir à un simple diagnostic.

Comme vous êtes professeur à Sciences Po, président directeur général d’Associés en Finance et spécialiste du high frequency trading ou HFT, nous souhaiterions connaître votre point de vue sur cette technique, qui nous intrigue, sur les produits dérivés en général et sur la façon dont on peut organiser leur supervision.

M. Bertrand Jacquillat prête serment.

M. Bertrand Jacquillat, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, président directeur général et cofondateur d’Associés en finance. Pour traiter du sujet qui vous occupe, il faut commencer par se demander ce qu’est un spéculateur.

La question de l’impact de la spéculation sur les économies, c’est-à-dire de ses effets éventuellement déstabilisants, n’est pas nouvelle. Ce vieux débat, qu’il est difficile de trancher, a notamment opposé, dans la littérature économique, Nicholas Kaldor qui en 1930, dans son article Speculation and Economic Stability, affirmait que la spéculation avait des effets déstabilisateurs et Milton Friedman qui, trente ans plus tard, dans un article intitulé In Defence of Stabilizing Speculation, prenait la position inverse.

Vous vous interrogez aussi, vous l’avez dit, sur la financiarisation de l’économie. Sur ce thème, je me souviens d’un article paru dans Le Monde en 1987 sous la plume d’un jeune journaliste qui s’est fait connaître par la suite, Éric Izraelewicz, et dont le titre était « L’industrie malade de la finance ». Reprocher à la finance de ne pas faire ce pour quoi elle est faite, c'est-à-dire la distribution de crédit aux entreprises, et de jouer au casino ne date pas d’hier. Là encore, il y avait eu un controverse dans les années vingt ou trente, opposant deux universitaires de Cambridge. L’une, Joan Robinson, amie de Keynes, était en Angleterre et écrivait : « When industry leads, finance follows. » – « l’industrie commande, la finance suit. » Elle considérait donc que la finance n’est destinée qu’à mettre de l’huile dans les rouages de l’économie. L’autre, outre-Atlantique – à Harvard –, Schumpeter, affirmait que les services rendus par les intermédiaires financiers sont essentiels pour provoquer, faciliter, accompagner les innovations technologiques et le développement économique.

Plus récemment, Jean-Marie Chevalier, un de mes collègues à Dauphine, spécialiste de l’énergie, a rédigé à la demande de Mme Lagarde un rapport examinant les effets déstabilisants de la spéculation sur le prix du pétrole. Il en a également cosigné un avec trois autres économistes du Conseil d’analyse économique, intitulé « Les effets d’un prix du pétrole élevé et volatil », qui vient d’être publié et qui, malgré la disposition d’esprit de ses auteurs, ne parvient pas à démontrer que les marchés à terme – financiers, donc – des produits pétroliers accroissent la volatilité des prix. Beaucoup d’études pousseraient à conclure que ce n’est pas le cas. Bref, le sujet est difficile et le débat n’est pas tranché.

Pour cerner le phénomène de la spéculation, on peut s’intéresser au fonctionnement et au rôle de certaines organisations ou mécanismes du système financier qu’on pense propices à la spéculation, ou qui permettent aux anticipations d’être formulées aisément. Spéculer est en effet un terme particulièrement ambigu – on parle par exemple de spéculations intellectuelles ; spéculer, c’est essayer d’anticiper l’avenir : un épargnant qui achète des actions ne le fait pas dans l’idée qu’elles vont baisser. Tout le monde est donc peu ou prou spéculateur, financièrement ou intellectuellement.

Trois cas ont été au cœur des discussions sur la régulation financière : les marchés à terme ; les ventes à découvert, qui ont été interdites au second semestre ou au dernier trimestre de l’année 2008, dans trente pays dont la France ; les hedge funds – que, même avant la crise, un ministre des finances allemand comparait à des criquets qui dévorent l’économie.

S’agissant des marchés à terme, je vous renvoie aux bons auteurs. Voici ce qu’écrivait Proudhon en 1847 dans son Manuel du spéculateur : « Pour interdire les marchés à terme, il faudrait arrêter les oscillations de l’offre et de la demande, c'est-à-dire garantir à la fois au commerce la production, la qualité, le placement et l’invariabilité du prix des choses ; annuler toutes les conditions aléatoires de la production, de la circulation et de la consommation des richesses ; en un mot, supprimer toutes les causes qui excitent l’esprit d’entreprise : chose impossible, contradictoire. L’abus est donc indissolublement lié au principe, à telle enseigne que, pour atteindre l’abus, par toutes voies de prévention, coercition, répression, interdiction, exception, on fait violence au principe ; pour se guérir de la maladie, on se tue. » J’ai choisi un auteur qui n’était pas de mon bord… Mais je ne suis pas aussi inquiet que vous, monsieur le président, sur les effets de la spéculation.

En ce qui concerne les ventes à découvert, je prendrai l’exemple de Michelin, qui a 150 millions de titres en circulation et qui vient de réaliser une augmentation de capital. À la suite de l’annonce de l’opération, le titre a chuté de près de 10 %. Après enquête, il est apparu que, aussitôt la nouvelle connue, 40 millions de titres avaient fait l’objet de ventes à découvert. Finalement, les vendeurs à découvert se sont brûlé les doigts puisque le cours est aujourd'hui légèrement supérieur à ce qu’il était avant l’annonce.

Les ventes à découvert ont été particulièrement vilipendées au moment de la crise grecque. Là non plus, rien de nouveau. Le comte Mollien, ministre des finances de Bonaparte, rapporte dans ses Mémoires d’un ministre du Trésor public les propos que tenait Bonaparte en 1799 : « Je me demande si l’homme qui offre de livrer dans un mois à 38 francs des rentes à 5 % qui se vendent aujourd’hui à 40, ne proclame pas et ne prépare pas le discrédit, s’il n’annonce pas que, personnellement, il n’a pas confiance dans le gouvernement et si le gouvernement ne doit pas regarder comme son ennemi celui qui se déclare tel lui-même. » Ces propos entrent en résonance avec ceux tenus en 2010 par certains chefs de gouvernement des pays de la zone euro à l’encontre des vendeurs à découvert de la dette souveraine des États.

Quant au président de la Security Exchange Commission, la SEC, voici comment il justifiait la décision d’interdire, de juillet à décembre 2008, les ventes à découvert de titres d’institutions financières américaines : « Ces restrictions ont été prises dans l’intérêt public et pour la protection des investisseurs, pour qu’ils puissent disposer de marchés d’actions équitables et ordonnés, et pour éviter de substantielles perturbations des marchés ». Mais au moment de la levée de l’interdiction, il déclarait : « Connaissant tout ce que nous connaissons maintenant, je pense que, tout bien pesé, la SEC n’aurait pas dû interdire les ventes à découvert. Les coûts des restrictions de celles-ci sur les valeurs financières semblent supérieurs à leurs avantages. »

Il y a donc toujours débat sur les ventes à découvert. Il y a eu des excès, souvent dus non à l’action des spéculateurs, qui jouent leur rôle, mais à l’opacité des bourses. Ainsi en 2009, lors de la tentative d’OPA de Porsche sur Volkswagen – qui aboutit aujourd’hui à la situation inverse –, Volkswagen est devenue, l’espace de quelques heures, la plus grosse capitalisation boursière mondiale. Le flottant sur le marché n’était que de 30 % du capital et on ignorait que Porsche avait acquis des options d’achat sur cette part ; si bien que, quand les vendeurs à découvert ont voulu acquérir les titres pour les livrer, les prix ont grimpé mécaniquement. La Bourse de Francfort a réglé le problème, mais celui-ci ne tenait pas tant à la spéculation qu’à l’absence, à l’époque, de règles de franchissement de seuil sur les marchés d’options. Depuis, elles ont été instaurées. Parmi les mesures qui pourraient être prises pour tenter d’immuniser l’économie contre les excès évidents de la spéculation, figurent toutes celles qui contribuent à l’information et à la transparence.

Autre exemple : à Tokyo, le 8 décembre 2005, le courtier Mizuho, par erreur, procède à la vente à découvert de 607 000 titres de la société JCom, récemment introduite en bourse avec un flottant de 14 500 titres. Il s’agit là encore d’un défaut de contrôle des bourses qui ne justifie pas d’interdire les ventes à découvert, dont toutes les études montrent qu’elles améliorent la liquidité, qu’elles permettent de détecter les sociétés voyous telles qu’Enron et de faire converger les prix des titres vers leur valeur fondamentale.

J’en arrive aux hedge funds.

Ce sont en quelque sorte des SICAV, avec beaucoup moins de contraintes – parce qu’ils ne s’adressent pas à l’épargne publique, le nombre d’investisseurs étant inférieur à 200. Ils peuvent vendre à découvert, intervenir sur les marchés d’options ou de futures... Steve Ross, professeur au MIT, emploie à propos de l’efficience des marchés une autre image que celle de la « main invisible » qui, selon Hayek, ferait converger les prix vers la valeur fondamentale : il compare les noise traders, qui par leur comportement polluent les prix, à des milliers de « brebis erratiques, peu informées, peu rationnelles » achetant et vendant un peu au hasard en Bourse ; ce qui fait la justesse des prix, ce n’est pas le fait que les brebis, sous l’effet d’une inspiration collective, restent dans le droit chemin – et se substituent à la machine à calculer géante de Hayek –, mais le fait que les loups sautent sur les brebis quand elles s’écartent trop du chemin. D’après les calculs de Steve Ross, le rapport entre les profits dégagés par tous les hedge funds qui investissent dans les marchés d’actions et la capitalisation boursière des sociétés cotées aux États-Unis n’est que de 1 %. Les hedge funds ont une utilité parce qu’ils sont les loups qui sautent sur les brebis ; ils sont les seuls à s’efforcer de détecter, dans la limite de leurs règles de fonctionnement, les écarts de prix par rapport à ce que seraient les valeurs fondamentales.

Venons-en maintenant à l’énorme déséquilibre que l’on constate entre les transactions sur les produits physiques et les transactions sur les produits financiers ayant pour sous-jacent ces produits physiques, le rapport allant de 1 à 40 ou 100, voire 1 000 dans certaines circonstances. On pense en particulier au rapport entre le volume du commerce mondial et celui des transactions sur les marchés des changes, ou encore au rapport entre le stock de dettes souveraines, quel que soit l’émetteur et quelles que soient les maturités, et les transactions sur le marché à terme d’instruments financiers.

C’est une réalité évidemment troublante. Mais il faut comprendre qu’il y a beaucoup de transactions d’arbitrage. On peut construire un bon du Trésor synthétique en achetant une option de vente sur Pernod-Ricard, en vendant une option d’achat sur Pernod-Ricard et en achetant des titres Pernod-Ricard, afin de constituer un portefeuille sans risque. Les arbitragistes vont ainsi construire des produits répliquant les bons du Trésor mais rapportant un taux légèrement supérieur à celui auquel ils se financent. Ces constructions financières sont extrêmement nombreuses et, même si elles peuvent paraître inutiles, conduisent à une situation d’équilibre entre les prix.

L’importance des transactions financières par rapport aux transactions physiques peut, par ailleurs, faire craindre un risque systémique. Cela nous amène à la question des systèmes de contrôle – lequel ne peut cependant pas porter sur les opérations de gré à gré. Malgré l’affaire Kerviel – il y en a eu d’autres –, on peut dire que les choses se passent plutôt bien. Les systèmes de contrôle au sein des intermédiaires financiers ont été considérablement renforcés depuis la crise et depuis cette affaire. Mais on ne peut jamais tout comprendre : comme me le disait un collègue de Los Angeles, on prend l’avion sans savoir exactement comment fonctionne son moteur, en faisant confiance aux fabricants et aux pilotes.

Enfin, il est désormais patent que le krach d’octobre 1987 – la plus forte baisse enregistrée dans l’histoire des bourses, aussi bien en Asie qu’aux États-Unis et en Europe, puisque la chute a été de plus de 20 % en une seule journée, sans raison apparente – était un dérèglement financier dû à des techniques de gestion de portefeuille parfaitement légales, qu’on appelait autrefois l’assurance de portefeuille ou la gestion garantie, laquelle rétroagit sur les prix. Certains modèles vont ainsi à l’encontre de l’idée selon laquelle on achète ce qui est bon marché et on vend ce qui est cher : ils tendent au contraire à renforcer les positions en actifs risqués au fur et à mesure que leurs prix montent et, lorsque ces prix baissent, à augmenter la part des bons du Trésor. Si, comme c’était le cas en 1987, ces techniques ne sont pas connues, les autres opérateurs pensent que le mouvement résulte d’informations qu’ils ignorent et, par imitation, l’amplifient. De la même façon, dans les banques, les modèles de prévention des risques, dits value at risk, sont procycliques : ils conduisent, quand le prix des actifs risqués monte, à s’endetter pour continuer à acheter ; mais quand le mouvement s’inverse, des problèmes de liquidités apparaissent.

En conclusion, je voudrais vous lire un extrait de L’Argent d’Émile Zola. Saccard a fait acheter à Hamelin des actions, ce dont la sœur du second, Caroline, se plaint. Saccard répond : « - Oui, la spéculation. Pourquoi ce mot vous fait-il peur ?... Mais la spéculation, c’est l’appât même de la vie, c’est l’éternel désir qui force à lutter et à vivre… » Et Zola poursuit : « Puis il osa tout de même, volontiers brutal devant les femmes : « Voyons, pensez-vous que, sans…comment dirai-je ? sans la luxure, on ferait beaucoup d’enfants ? Sur cent enfants qu’on manque de faire, il arrive qu’on en fabrique un à peine. C’est l’excès qui amène le nécessaire, n’est-ce pas ? […] Eh bien, sans la spéculation, on ne ferait pas d’affaires, ma chère amie ! ».

M. le président Henri Emmanuelli. Que pensez-vous du HFT ? D’après ce que nous avons compris, cette technique représenterait une partie non négligeable du profit des salles de marché, et elle serait en forte croissance. Or le 6 mai à Wall Street, l’erreur d’un courtier a entraîné une baisse de 10 % et il a fallu six mois pour comprendre ce qui s’était passé. La firme à l’origine de l’opération n’avait pas les moyens de contrôler ce qu’elle avait déclenché. Faut-il autoriser ou interdire ce système ?

M. Bertrand Jacquillat. Ce que l’on appelle l’algorithmic trading consiste à effectuer des transactions à partir de programmes informatiques qui, sur la base de modèles très complexes, détectent des anomalies de valorisation, lesquelles entraînent des ordres d’achat – d’une valeur sous-évaluée – et de vente – d’une valeur surévaluée. D’après ce que je lis dans la presse, cela représenterait au moins 50 % des transactions aux États-Unis, et sans doute de l’ordre de 30 % en Europe. Je ne vois pas pourquoi on interdirait une méthode de gestion qui, en elle-même, ne met pas en péril le système. Si ces opérations représentent un risque systémique, il faut bien entendu intervenir ; mais je ne vois pas d’obstacle à ce que certains, pour leurs opérations d’achat et de vente, préfèrent se fier à des programmes informatiques sophistiqués plutôt qu’aux études de Value Line.

Les choses se sont compliquées avec la directive européenne MIF, qui a son équivalent aux États-Unis. Les bourses traditionnelles ont ainsi perdu des parts de marché considérables au profit des nouveaux entrants – BATS, Chi-X, Turquoise… – sans parler du problème des dark pools. Ces plateformes alternatives sont ce que l’on appelle en économie des passagers clandestins : elles offrent à moindres frais des services équivalents à ceux des opérateurs historiques, sur les infrastructures desquels elles se greffent sans avoir à en supporter le coût. NYSE Euronext a riposté – cela a d’ailleurs fait scandale il y a quelques mois – en déplaçant ses systèmes informatiques à Londres, pour se rapprocher des opérateurs qui s’adonnent, plus qu’en France, au HFT et gagner ainsi quelques microsecondes, tout en permettant aux opérateurs d’avoir accès à ses ordinateurs. Plus que les dangers du HFT lui-même, les problèmes me paraissent être l’organisation du marché et celle de la concurrence – puisqu’on offre à des acteurs importants, qui sont toujours des institutionnels, la possibilité d’accéder aux informations avant les autres, à commencer par les personnes physiques.

En ce qui concerne le 6 mai, je n’ai pas encore compris ce qui s’est passé exactement. Je pense qu’il y a eu une conjonction de facteurs. Déjà, on a mis longtemps à comprendre que le krach de 1987 avait été provoqué par l’utilisation de techniques tout à fait nouvelles, affectant les cours d’une façon inexplicable aux yeux des autres opérateurs, lesquels ont réagi en adoptant des comportements moutonniers. L’accident du 6 mai n’a pas été extrêmement grave, mais il l’est néanmoins quant à ses conséquences. Comme à propos des problèmes de concurrence que j’évoquais à l’instant, les autorités de régulation craignent que les épargnants s’éloignent des bourses, pourtant faites pour les rapprocher de ceux qui ont des besoins de financement.

M. le président Henri Emmanuelli. Dans l’affaire du 6 mai, plusieurs milliards de dollars sont partis en fumée. Au bout de la chaîne, il y a bien quelqu’un qui a fait les frais de l’opération, même si des annulations sont intervenues pour limiter la casse. Peut-on laisser des machines faire courir un risque systémique de cette ampleur ?

M. Bertrand Jacquillat. On ne peut pas revenir sur l’utilisation de l’informatique, qui est un fait. Par ailleurs, l’accident du 6 mai ne relève pas à mes yeux du risque systémique. En revanche, j’insiste sur le risque grave de désaffection de l’épargnant de base, de plus en plus convaincu que les bourses et les marchés financiers sont désormais l’affaire des professionnels.

M. le président Henri Emmanuelli. Mme El Karoui nous a expliqué que les organismes chargés de la supervision étaient incapables de contrôler.

M. Bertrand Jacquillat. Tous les organismes de régulation américains ont failli. Ils ont été des acteurs importants de la crise.

M. le président Henri Emmanuelli. Et on ne s’est pas aperçu que les liquidités augmentaient de 15 % par an…

M. Bertrand Jacquillat. Je vous renvoie au comte Mollien. Qu’on le veuille ou non, il y a une sorte de confrontation entre les marchés d’un côté et les États de l’autre.

M. le président Henri Emmanuelli. Nous venons de vivre une crise grave qui aura des conséquences lourdes, y compris sur le plan social, et pendant longtemps. Le rôle des acteurs publics est d’essayer de faire en sorte que cela ne se reproduise pas… Que préconisez-vous ?

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Peut-on définir la « mauvaise » spéculation, la détecter sur les marchés, l’anticiper pour l’éviter ?

Pour vous, les régulateurs ont-ils accompli leur mission ? Les réformes annoncées leur apporteront-elles les moyens de mieux l’exercer ?

Que pensez-vous du passeport européen à destination des hedge funds ?

M. Bertrand Jacquillat. Les régulateurs n’ont pas fait leur travail. La crise vient des Etats-Unis, du marché immobilier et d’une organisation bancaire qui avait profondément changé de modèle : d’un système dans lequel la banque conservait dans ses livres le crédit consenti après une enquête approfondie sur la solvabilité de l’emprunteur, et veillait à son suivi, on avait basculé dans celui de la titrisation, où plus personne n’était responsable. Il a donc été décidé d’obliger les banques à garder dans leurs livres un certain pourcentage des crédits qu’elles accordent, de façon à les inciter à être plus vigilantes. Quand tous les intervenants touchaient leur commission avant de se débarrasser des titres, on croyait que le risque avait disparu ; mais il est revenu en boomerang sur les banques, que le rapatriement de leurs mauvaises créances a souvent menées au bord de la faillite.

La crise américaine a également révélé le comportement de Freddie Mac et Fannie Mae, qui concentraient 60 % des crédits immobiliers et les titrisaient sans faire le moins du monde attention à la qualité des emprunteurs – les fameux NINJA, no income, no job or asset – que l’on aidait même à tricher pour qu’ils obtiennent leurs crédits. Il y a là une faillite de la régulation, mais aussi du système d’incitation, dont tout le monde pâtit encore. L’origine, spécifiquement américaine, vient de l’idéologie dominante aussi bien chez les Républicains que chez les Démocrates, selon laquelle l’accès à la propriété est un droit pour tout Américain.

M. le président Henri Emmanuelli. Concrètement, cela signifie qu’il faut mettre des limites à la titrisation.

M. Bertrand Jacquillat. La titrisation est une bonne chose pourvu que le système contienne des incitations à ne pas faire n’importe quoi. On peut titriser toutes sortes de crédits, mais à condition que les organismes prêteurs en gardent une partie suffisante dans leurs livres pour que, en cas de défaut de l’emprunteur, ils en pâtissent.

M. le président Henri Emmanuelli. Et pourquoi seulement une partie ?

M. Bertrand Jacquillat. Parce que la titrisation a des mérites.

M. le président Henri Emmanuelli. On peut en tout cas s’interroger sur le pourcentage…

Traditionnellement, le rôle du banquier est de mesurer et prendre des risques ; il est rémunéré pour cela. À partir du moment où il est rémunéré sans garder la responsabilité du risque pris, le système ne peut que disjoncter. Que faut-il faire ?

M. Bertrand Jacquillat. La titrisation, dont je répète qu’elle a des mérites, ne doit pas faire disparaître les incitations. Je ne sais pas si le pourcentage à retenir est 5, 10, 15 ou 20 %, mais il faut faire en sorte que la banque ait intérêt à examiner les dossiers de crédit et à les suivre.

Mme Élisabeth Guigou. Nous avons tous le même souci : éviter que tout recommence comme avant. Nos démocraties n’y résisteraient pas. La dernière fois, les gouvernements avaient les moyens de payer. La prochaine fois, ils ne les auront plus. À voir monter les populismes, les nationalismes et les extrémismes en Europe, nous avons de quoi être très inquiets, d’autant plus que chaque fois que nous rencontrons des spécialistes, nous découvrons que, depuis le déclenchement de la crise en août 2007, il n’y a eu quasiment aucun progrès. Le texte européen sur les hedge funds revient à accorder une bénédiction aux paradis fiscaux, dont on nous avait dit, lors d’un G20, qu’ils avaient disparu. Bâle III a certes introduit certaines régulations, mais elles n’entreront en vigueur que dans quelques années. Et surtout, à quoi bon des règles nouvelles si l’opacité et la fragmentation demeurent ? Comment réintroduire de la transparence et assurer une certaine globalité du contrôle et de la régulation, afin d’assurer, sans empêcher des activités permettant de se couvrir contre les risques, une visibilité sur le risque pris ?

M. Bertrand Jacquillat. Il est nécessaire de renforcer les infrastructures de marché. Beaucoup de transactions, les opérations OTC – over the counter –, sont conclues de gré à gré. À propos des CDS, dont l’encours atteignait 60 000 milliards de dollars au moment de la faillite de Lehman Brothers, j’avais recommandé dans un article que ces transactions de gré à gré passent par les marchés organisés. Cela permettrait que des chambres de compensation centralisent les risques, ce qui accroîtrait la sécurité du système. Cela va prendre du temps, mais le processus est en marche.

M. le président Henri Emmanuelli. Pourquoi faut-il du temps ?

M. Bertrand Jacquillat. Parce qu’il y a un lobby bancaire puissant et que les banques y sont très hostiles, les opérations de gré à gré leur rapportant beaucoup plus ; et parce qu’il y a des conflits de nationalité : les Américains voudraient que la chambre de compensation mondiale soit aux Etats-Unis, en Europe les Anglais de la City s’opposent aux continentaux…

M. le président Henri Emmanuelli. Les difficultés sont donc politiques.

M. Bertrand Jacquillat. Elles sont aussi techniques car tout ne peut pas passer par les marchés organisés. Si une entreprise veut acheter une option sur le dollar, à une échéance très précise, correspondant à une transaction physique particulière, elle s’adresse à une banque parce qu’il lui faut du sur-mesure, ce que procure le gré à gré, à charge pour la banque de se couvrir sur les marchés organisés. Mais parmi les transactions de gré à gré, beaucoup ne sont pas du sur-mesure et pourraient passer par les marchés organisés ; dans ce cas, le frein est politique.

M. le président Henri Emmanuelli. Pourquoi tout ne passerait-il pas par un marché organisé ?

M. Bertrand Jacquillat. Pour qu’un marché organisé fonctionne, il faut qu’il soit liquide, ce qui suppose que les produits soient relativement standardisés.

M. le président Henri Emmanuelli. À l’époque où les produits étaient très standardisés, nous avions 6 % de croissance par an, alors que depuis l’avènement du sur-mesure, on patine à 1,5 % ou 2 %...

M. Bertrand Jacquillat. C’était à la fin des Trente glorieuses… Le monde a changé. Vous établissez une relation de cause à effet entre la prospérité de cette époque et la simplicité d’un système centralisé et très contrôlé, mais corrélation ne veut pas dire causalité.

M. le président Henri Emmanuelli. En tout cas, l’organisation n’a pas été un frein à la croissance.

Nous vous remercions de votre contribution à nos travaux.

L’audition s’achève à 17 h 25.