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Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 27 octobre 2010

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 13

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition ouverte à la presse, de M. Bernard Spitz, président de la Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA), accompagné de M. Jean-François Lequoy, délégué général

L’audition débute à 16 h 45.

M. le président Henri Emmanuelli. Monsieur le président Bernard Spitz, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Vous assurez depuis deux ans la présidence de la Fédération française des sociétés d’assurances. La spéculation ne revêt sans doute pas les mêmes formes dans votre secteur que dans celui des banques, ne serait-ce que parce qu’il est soumis à une réglementation différente, mais nous avons tous en tête l’exemple d’AIG. Avez-vous le sentiment que certains ont pu franchir la ligne jaune ? Quels sont les dispositifs que vous souhaiteriez voir mis en place pour diminuer le risque systémique et sécuriser l’ensemble des opérations ?

(M. Bernard Spitz prête serment.)

M. Bernard Spitz, président de la Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA). En tant que président de la FFSA, je m’en tiendrai aux liens entre les activités spéculatives et le secteur des assurances, en tant que secteur financier spécifique, obéissant à un modèle économique et à une logique de gestion qui lui sont propres.

Si je devais définir la spéculation, je dirais qu’il s’agit d’opérations financières réalisées dans le but de maximiser un profit à court terme, sans considération des conséquences négatives susceptibles de peser sur le reste des acteurs économiques et de la société.

Les activités spéculatives, rendues possibles par l’absence ou par l’inefficacité de la régulation, procèdent d’une logique d’arbitrage, et visent à exploiter les opportunités immédiates de marché et à tirer parti de la volatilité, volatilité qu’elles peuvent d’ailleurs contribuer à créer. Elles reposent sur des techniques et des produits complexes, dont l’utilisation est facilitée par l’informatisation, par la possibilité d’intervenir massivement sur le marché et par l’existence de zones grises de la régulation.

Ces mécanismes sont totalement étrangers au métier d’assureur, qui repose sur la couverture d’engagements longs, sur la maîtrise du risque et, en France, sur un environnement réglementaire efficace. Le comportement des assureurs lors de la crise financière de 2007-2010 l’a démontré.

L’année 2008 a été marquée par des dépréciations très importantes des actifs financiers : les opérateurs court-termistes ont suivi un même mouvement en vendant leurs actifs, entretenant et aggravant le mouvement baissier. Au lieu de se désengager massivement, les assureurs français, pour leur part, ont conservé leurs portefeuilles d’actions, qui représentent environ 18 % de leurs actifs. De la même manière, ils ont continué à souscrire massivement aux émissions obligataires des entreprises et ont maintenu globalement stable la part d’obligations d’État non françaises. Loin de chercher à tirer parti de la situation, le monde de l’assurance a donc observé un comportement contracyclique et joué in fine un rôle de stabilisateur.

Le modèle économique assurantiel ignore la logique de maximisation à court terme, car les engagements auprès des assurés sont pris à long terme. La gestion des encours financiers, même si elle nécessite des arbitrages, est à horizon lointain : tout ce qui contribue à des activités spéculatives va à l’encontre de l’intérêt même des assureurs. Victimes des mouvements spéculatifs au travers de la baisse de leurs actifs, les assureurs ont, par ailleurs, en matière de marché obligataire, un intérêt évident à la stabilité du système. Enfin, la maîtrise du risque est au cœur même du métier d’assureur : un bon professionnel veillera à éviter tout placement aventureux.

La réglementation et la régulation du secteur sont cohérentes avec ce modèle économique. La régulation garantit aux assurés que la gestion des actifs respecte la logique de long terme : les stratégies d’allocation d’actifs des compagnies d’assurance sont strictement encadrées par le code des assurances, qui édicte toute une série de règles contraignantes en termes de diversification des placements et d’adéquation de ces placements en représentation des engagements pris par les assureurs. Ainsi, les articles R. 332-1 et suivants établissent le principe de congruence monétaire : un engagement en euros doit être représenté par des actifs en euros. L’article R. 332-2 énumère limitativement les actifs – actions, obligations – admis en représentation des engagements réglementés. L’article R 332-3 détermine des seuils maxima de détention par classe d’actifs, très bas pour les actifs risqués. L’exigence légale d’adéquation entre actifs et passifs oblige les compagnies d’assurance à procéder en permanence et de manière très précise à l’évaluation de leurs risques financiers. Enfin, l’utilisation de produits dérivés est très encadrée et limitée à la seule couverture des risques financiers.

M. le président Henri Emmanuelli. Y a-t-il une limite en pourcentage des actifs pour les produits dérivés ?

M. Jean-François Lequoy, directeur général de la FFSA. Les produits dérivés ne peuvent être détenus que dans l’optique de couverture d’un risque – hausse ou baisse des taux, défaut de crédit. Ils ne sont pas admis en représentation des engagements réglementés, ce qui en limite de facto l’utilisation.

M. Bernard Spitz. Issue au début de cette année de la fusion de la Commission bancaire et de l’Autorité de contrôle des assurances et des mutuelles (ACAM), l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP) exerce un contrôle sur pièces et sur place tout à fait efficace. Elle peut prendre des mesures de police administrative coercitives lorsque la solvabilité d’un assureur, ou l’intérêt des assurés, se trouve compromis. Durant la crise financière, l’ACAM a conduit des enquêtes ciblées ou générales sur les placements des assureurs et sur le comportement des assurés : cela a permis de constater la stabilité des portefeuilles et la confiance des assurés dans l’assurance-vie, un produit qu’ils jugent simple et accessible.

Aucune société d’assurance française n’a fait défaut lors de la crise financière car l’exposition aux produits risqués est demeurée très marginale. Vous avez évoqué le cas d’AIG, une compagnie américaine qui a voulu développer des activités purement bancaires et spéculatives à Londres, sur les mauvais marchés et au mauvais moment, prenant des risques considérables. De l’avis général des observateurs, l’existence d’AIG n’aurait pas été compromise si la société s’en était tenue à la stricte activité d’assurance. Et aux Pays-Bas, ce sont les filiales d’assurance des banques qui se sont trouvées en difficulté.

Certes, les assureurs ont été affectés par la crise, puisque certains de leurs actifs ont été touchés, mais ces difficultés n’ont pas remis en cause la solidité du secteur, ni même d’aucune société prise individuellement. Aucun euro public – c’est notre fierté – n’a été dépensé pour notre secteur.

Dépassant les leçons de la crise financière de 2008 et de l’épisode grec, on peut considérer que l’assurance n’est pas porteuse de risques financiers systémiques. Son modèle économique et ses méthodes de gestion financière la tiennent à l’écart de ceux-ci et même lui permettent d’exercer un rôle stabilisateur, à la fois dans la sphère financière et dans celle de l’économie réelle, en contribuant à lisser les fluctuations de marché.

Jean-François Lepetit, dans son rapport sur le risque systémique paru en avril, constate que « les assureurs conduisent à l’actif une stratégie d’investissement de long terme pouvant jouer un rôle contracyclique dans le secteur financier » et que « peu sensibles aux variations de court terme des marchés, [ils] jouent en principe un rôle d’absorbeur de chocs. ». Et de conclure : « Cela ne veut pas dire que les assureurs sont protégés des chocs, mais par construction leur business model ne les conduit pas à prendre des positions spéculatives risquées ».

En augmentant pendant la crise, contre toute attente, la part de leurs 1 600 milliards d’actifs investie dans les entreprises – celle-ci est passée de 51 % à 54 %, répartie entre un tiers d’actions et deux tiers d’obligations –, les assureurs ont joué un rôle d’amortisseur pour l’économie réelle. L’autre part des actifs est très majoritairement destinée à financer la dette de l’État, et a donc également un effet stabilisateur. En outre, le fait qu’il s’agisse d’une épargne nationale est perçu très positivement par les marchés.

Ce modèle, toutefois, est menacé. En premier lieu, la pression fiscale s’accentue, faisant porter au secteur un fardeau sans relation avec son poids économique, et bien supérieur à l’effort demandé aux banques, par exemple. Plus de 5 milliards sont prélevés sur les compagnies d’assurances, dont 1,7 milliard au titre de la taxe sur la réserve de capitalisation, laquelle revient à priver les assureurs d’une partie de leurs fonds propres. Cette décision les lèse gravement vis-à-vis de leurs concurrents européens, au moment même où la directive Solvency II vise à élever le niveau d’exigence en matière de fonds propres.

La deuxième menace vient précisément de Solvency II, mais aussi de l’adoption des normes comptables IFRS, qui risquent d’avoir des effets procycliques. La méthode de la juste valeur (fair value) est contraire à notre logique de long terme, puisque les actifs doivent être valorisés à leur valeur de marché à la date de clôture du bilan. Cette réforme aura pour conséquence d’introduire davantage de volatilité dans les résultats des assureurs. Qui sait si ceux-ci, pour compenser cette volatilité, ne s’exposeront pas à des risques de marché en prenant des produits de couverture ?

Chacun des acteurs du secteur financier a une spécificité. Les assurances visent à apporter une sécurité en prenant des engagements auprès des assurés selon une logique de long terme. Tout ce qui concourt à fragiliser ces engagements est contraire à la culture assurantielle et prohibé par le droit de l’assurance. Les assureurs ne sont donc pas responsables de la spéculation. Ils en sont les témoins, et souvent les victimes.

M. le président Henri Emmanuelli. Précisément, la discipline de fer à laquelle vous êtes astreint devrait vous permettre de promener un regard plus libre sur la spéculation.

M. Bernard Spitz. Les assureurs français ont été touchés par des produits toxiques parce que les réglementations étrangères n’étaient pas adaptées et parce que les agences de notation ont classé AAA des produits qui ne méritaient pas de l’être. Cela étant, leur degré d’exposition est peu élevé.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Le secteur des assurances n’a donc pris aucune part dans cette crise ; il en serait seulement la victime, dites-vous. Pensez-vous que les dispositifs récemment mis en place ou annoncés sont adéquats ? Pouvez-vous nous en dire davantage sur la directive Solvabilité II, qui a été conçue pour des systèmes bien moins contrôlés et bien moins sûrs que le système français ?

M. Bernard Spitz. La directive, qui devrait s’appliquer à partir de 2013, comporte un grand nombre de dispositions, dont certaines sont très positives. Mais elle comporte aussi des risques, à commencer par celui d’une asymétrie entre les intérêts des différents acteurs européens – ainsi, les fonds de pension anglais ont été exclus de son champ. Les assureurs français, du fait de l’histoire et de la structuration de l’épargne nationale, seront davantage touchés que d’autres par les exigences posées en matière de fonds propres, s’agissant des actions, jugées potentiellement plus volatiles que d’autres actifs. Ils devront réévaluer leur portefeuille d’actifs, ce qui ne leur permettra plus de jouer leur rôle naturel d’investisseurs à long terme dans l’économie.

M. le président Henri Emmanuelli. Mais ces dispositions n’auront pas pour effet de diminuer l’investissement global des assureurs ?

M. Bernard Spitz. Il nous faudra mobiliser davantage de fonds propres, ce qui coûte cher. De plus, les assureurs seront tentés, avec l’adoption des normes IFRS et de la méthode de la juste valeur, de se détourner des actions ou de les vendre, ce qui accentuera l’effet procyclique.

M. le président Henri Emmanuelli. Les contrats d’assurance-vie en unités de compte n’ont-ils pas subi d’importantes dépréciations pendant la crise ?

M. Jean-François Lequoy. Leur valeur dépend de l’évolution des marchés. Comme les unités de compte sont assez composites – actions, obligations, un peu de monétaire –, le recul moyen de leur valeur en 2008 n’a été que de 24 %, quand, dans le même temps, le CAC baissait de 42 %.

M. le président Henri Emmanuelli. Il s’agit d’une moyenne, certains de ces contrats ont perdu plus de 50 % !

M. Bernard Spitz. Leurs détenteurs – des investisseurs souvent avisés – avaient accepté en connaissance de cause des produits à risque, mais avec des rendements plus élevés. Cela étant, nous avons observé ces deux dernières années un phénomène de basculement massif vers les contrats en euros.

M. Louis Giscard d’Estaing. Les contrats en unités de compte avaient déjà connu une baisse de leur valeur dans les années 2000, lors de l’éclatement de la bulle Internet. Cela avait donné lieu aux premiers recours contre les compagnies d’assurance, engagés par des assurés estimant ne pas avoir eu tous les éléments d’information sur l’éventualité d’une baisse de la valeur du contrat par rapport à la valeur de souscription. J’avais d’ailleurs fait voter en 2005 un amendement au projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de l'assurance, ramenant de trente à huit ans le délai de recours contentieux en cas de défaut d'information. L’information délivrée aujourd’hui sur ces contrats est-elle meilleure ?

M. Bernard Spitz. Vous remarquerez que les personnes se sont manifestées après une période de baisse, et non de hausse !

M. le président Henri Emmanuelli. Pour en avoir reçu à ma permanence, je peux vous dire que, souvent, elles pensaient avoir affaire à un contrat verrouillé, sans risque. Leur compréhension du monde de la finance ne leur permet pas de saisir toutes les conséquences de la souscription d’un contrat en unités de compte, malgré les informations qui ont pu leur être données.

M. Bernard Spitz. De grands progrès ont été faits en matière de transparence et de conseils au consommateur. Cependant, il nous arrive aussi de rencontrer des assurés, avisés et très au fait des pratiques financières, qui prennent des positions risquées puis, lorsqu’ils perdent, prétendent avoir été abusés ou mal informés. Mais nous faisons la part entre ceux-là et des gens qui peuvent être de bonne foi.

M. Jean-François Lequoy. Beaucoup de dispositions ont été prises ces quinze dernières années pour améliorer l’information et le conseil. La qualité de la commercialisation a été démontrée lors de la dernière crise, puisque la baisse de la valeur des contrats en unités de compte n’a pas donné lieu à une critique globale, comme cela a pu être le cas dans d’autres pays.

Les contentieux introduits avant la loi de 2005 l’ont été par des assurés qui étaient en réalité bien informés, puisqu’ils avaient très bien su utiliser ces contrats, mais qui ont exploité une faille formelle : les conditions générales et la notice d’information étaient regroupées en un seul document, contrairement à une disposition du code des assurances. Ils ont obtenu de pouvoir renoncer au contrat, ce qui leur a permis de se voir restituer les primes versées.

M. Louis Giscard d’Estaing. Pensez-vous que la création de l’Autorité de contrôle prudentiel permettra de mieux connaître le contenu des OPCVM, présents dans les contrats d’assurance-vie, et de s’assurer de l’absence de tout produit toxique ? En d’autres termes, quid de la traçabilité ?

M. Jean-François Lequoy. La mécanique de titrisation, cautionnée par les agences de notation, a déresponsabilisé toute une chaîne d’acteurs. Les souscripteurs de contrats ne croyaient plus au risque, les produits étaient échangés sans qu’on sache ce qu’ils contenaient. En août 2007, on s’est aperçu que le marché était inondé par les actifs toxiques, sans savoir pour autant qui en détenait. La paralysie a alors gagné le marché du crédit. Parmi toutes les mesures prises depuis, les plus prometteuses sont celles qui relèvent de la supervision macroprudentielle, à l’échelle européenne et française.

M. le rapporteur. Pensez-vous que l’on puisse mieux contrôler la titrisation ?

M. le président Henri Emmanuelli. L’appréciation du risque est au fondement de votre profession. La titrisation, qui est un moyen de dissimuler le risque, ne devrait-elle pas être étrangère à votre secteur ?

M. Jean-François Lequoy. La mécanique de titrisation en tant que telle n’est pas condamnable. L’important est de savoir ce que contient un produit que l’on achète.

M. Bernard Spitz. Nous avons beaucoup insisté, avec les autres assureurs européens, sur l’idée que la supervision ne devait pas être assurée uniquement par les banquiers centraux, mais ouverte à des regards variés et diversifiés.

M. le rapporteur. Que pensez-vous des CDS ?

M. Bernard Spitz. Ce produit dérivé permet de couvrir un risque de crédit – un éventuel défaut de l’entreprise dans le cas d’une obligation d’entreprise, par exemple.

M. le président Henri Emmanuelli. Qui, dans la pratique, émet les CDS ?

M. Bernard Spitz. Il s’agit d’un contrat entre un acheteur et un vendeur, dans le cadre d’un marché de gré à gré – et s’il est question de mieux organiser ces pratiques, elles ne concernent guère notre secteur.

M. le président Henri Emmanuelli. Vos gestionnaires de portefeuilles pratiquent-ils, comme dans les banques, le high frequency trading, la négociation à la seconde ?

M. Bernard Spitz. Non, ce n’est pas notre métier.

M. Jean-François Lequoy. Les actifs que nous détenons ne sont que la représentation des engagements à long terme pris auprès de nos assurés. Notre principe directeur est de les conserver.

M. le président Henri Emmanuelli. Mais vous les faites travailler ! Vous n’êtes pas des compagnies philanthropiques.

M. Bernard Spitz. Ce n’est pas de l’angélisme que de dire que notre modèle économique a le mérite de nous mettre à l’abri de ce genre de tentation. Nos autorités, par ailleurs, verraient cela d’un mauvais œil.

M. le président Henri Emmanuelli. Je vous remercie.

L’audition s’achève à 17 h 30.